Thématique : Henry Kissinger, avec Jérémie Gallon / n°255 / 24 juillet 2022

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HENRY KISSINGER L’EUROPÉEN

Introduction

Philippe Meyer :
Jérémie Gallon, vous êtes directeur de la branche européenne du cabinet de conseil géopolitique McLarty Associates, vous enseignez les relations internationales à Sciences Po et vous avez été conseiller auprès de l’Ambassadeur de l’Union européenne aux États-Unis de 2015 à 2017. Après votre premier livre qui était le Journal d’un jeune diplomate dans l’Amérique de Trump, paru en 2018, vous avez publié en 2021 Henry Kissinger. L’Européen chez Gallimard.
Dans ce livre, vous dressez le portrait d’un homme qui vous a marqué et qui, selon vous, devrait représenter une source d’inspiration majeure pour bâtir la diplomatie européenne de demain. Vous rappelez les origines européennes d’Henry Kissinger, né en 1923 à Fürth, à quelques kilomètres de Nuremberg, et vous insistez sur ce qui le rapproche du vieux continent. Il admirait le général de Gaulle et avait des convergences intellectuelles avec Raymond Aron qui s’est séparé de lui à propos du Sud Vietnam dont il n’a pas accepté l’abandon et du Chili, dont il a réprouvé le soutien au coup d’État. Son action diplomatique a toujours été teintée d'un réalisme européen dans un pays où nombre d’hommes politiques préféraient une approche idéaliste des relations internationales, fondée sur la croyance en la vocation messianique de leur pays.
Le rapport d’Henry Kissinger à l’Europe a aussi été nourri par l’histoire, et par ses travaux de doctorat sur le Congrès de Vienne, dans lesquels il a cherché à comprendre comment Metternich et le vicomte de Castlereagh ont bâti les fondations d’un équilibre durable en Europe après la défaite de Napoléon. Ces travaux, et la carrière universitaire qui a précédé la vie d’homme d’État de Kissinger lui ont conféré, selon vous, une densité intellectuelle et humaine qui manque aujourd’hui à la plupart des dirigeants mondiaux.
Cette densité lui a permis de voir loin et de ne pas céder au court-termisme de l’opinion, d’être l’architecte de la politique de Détente avec l’URSS là où nombre de ses compatriotes y voyaient une capitulation de l’Occident. Il a aussi participé au rapprochement des États-Unis avec la Chine et, encore aujourd’hui, prône un apaisement des relations entre Pékin et Washington.
Dans votre livre, Jérémie Gallon, vous vous faites le défenseur de celui que certains n’ont pas hésité à accuser de crimes contre l’humanité : entre les bombardements au Cambodge, la guerre du Vietnam et le soutien au coup d’État de Pinochet au Chili, vous considérez que le secrétaire d’État américain n’est pas indéfendable. Votre expérience de diplomate de l’Union Européenne à Washington vous a conduit à considérer que ce qui est impardonnable pour un diplomate est plutôt l’impuissance et la résignation à laisser sombrer dans le déclin la puissance qu’il sert.
 Vous qui vous faites l’apôtre d’une politique de puissance contre une diplomatie des bons sentiments et qui semblez admirer Henry Kissinger aussi bien pour son action diplomatique que pour sa capacité à penser les relations internationales, pourriez-vous, pour introduire notre conversation, revenir sur la notion de realpolitik, notion souvent mal comprise qui est associée à la personne d’Henry Kissinger ?

Kontildondit ?

Jérémie Gallon :
Je pense qu’il s’agit effectivement d’une notion à laquelle on associe des traits de caractère, sans pourtant la définir. On y adjoint par exemple volontiers le cynisme ou la brutalité, c’est à dire des éléments qu’on associe au premier homme d’Etat à avoir incarné la realpolitik, à savoir Bismarck.
Il s’agit d’un concept développé en Allemagne en 1853, sous la plume d’August Ludwig von Rochau, un activiste politique favorable à l’unité allemande. Dans la définition originelle, la realpolitik n’est pas teintée d’amoralité, elle n’est pas nécessairement cynique ou machiavélienne. Il s’agit d’une méthode d’action fondée sur une analyse réaliste et rationnelle des situations et des circonstances. Cela suppose de s’efforcer d’éviter toute forme d’auto-illusion et d’idéologie dans l’analyse. Il est d’ailleurs frappant de constater qu’Henry Kissinger lui-même se méfiait énormément de ce mot, qu’on lui a pourtant beaucoup associé. Il n’utilisait jamais ce terme pour parler de son action, et ceci pour deux raisons.
D’abord, il savait que dans le débat public américain à propos de la politique étrangère, le mot de realpolitik est utilisé pour caricaturer, et faire passer les gens pour des cyniques dépourvus de toute moralité. Ensuite, le mot, d’origine allemande, le ramenait à son identité européenne. C’était donc une manière pour une partie du paysage politique américain de le mettre à l’écart, de dire : « au fond, c’est homme n’est pas un vrai diplomate Américain, il ne s’inscrit pas dans la tradition faite d’idéalisme qui a nourri le wilsonisme et d’autres courants de pensée de la politique étrangère étasunienne ».
Pour ma part, je pense que la realpolitik kissingerienne s’accompagne d’une éthique de la responsabilité. Je pense que Kissinger a eu à faire, tout au long de sa carrière politique, des choix très difficiles. Il a pris des options qui sont parfois critiquables. Vous disiez dans votre introduction que je le défends, mais ce n’est pas tout à fait cela. Je fais avec le lecteur de mon livre un pacte : je présenterai tous les faits, mais je m’efforcerai de les recontextualiser historiquement, chaque lecteur sera ensuite libre de juger l’action de Kissinger.
Kissinger est né en Allemagne dans les années 1920, il a donc connu le nazisme étant enfant. Je crois que ce fut tout à fait déterminant. Car une fois arrivé au pouvoir, il n’a jamais perdu de vue un objectif fondamental : éviter que le monde ne retombe dans le chaos qu’il avait connu. Il arrive à la Maison Blanche en 1969, et veut donc éviter à tout prix un conflit nucléaire entre les USA et l’URSS. Pour atteindre cet objectif moral ultime, il lui a parfois fallu prendre des décisions extrêmement difficiles. Le jeu diplomatique consiste souvent à devoir choisir entre des options imparfaites, il a dû en prendre certaines, dont il savait qu’elles lui vaudraient l’incompréhension, voire la haine de ses contemporains. Mais ces choix discutables ont été faits car il était persuadé qu’ils lui permettraient d’atteindre ce but moral ultime.
C’est ce que je trouve touchant dans sa personne : il n’avait aucun doute sur le fait que certaines de ses décisions lui vaudraient la détestation des élites libérales intellectuelles de son époque, et que sa réputation en serait durablement ternie. Il le savait d’autant mieux qu’il y avait un précédent qu’il connaissait bien : Lord Castlereagh, (figure peu connue en France), qui dirigea la diplomatie britannique entre 1812 et 1822. A l’époque, c’est à dire au moment des guerres napoléoniennes et dans l’ère post-napoléonienne, il a bâti une diplomatie extrêmement réaliste, fondement de la puissance britannique au XIXème siècle. Je fais référence à lui car Castlereagh, tout comme Kissinger par la suite, était l’objet de la haine de ses contemporains. Lord Byron le traitait par exemple de « mécréant visqueux au sang froid ». Il a tellement subi la vindicte qu’il finit par se suicider en se tranchant la gorge … L’exemple de Castlereagh était très présent à l’esprit de Kissinger, il eut pourtant le courage de mener une diplomatie réaliste.

Lucile Schmid :
Votre livre rappelle les faits, mais il ne s’agit pas d’une biographie chronologique. Vous mettez des coups de projecteur sur des moment fondateurs des engagements et des choix de Kissinger, car vous voulez montrer que la spécificité de ce personnage est de faire des choix à partir d’une expérience personnelle sans doute plus difficile que celle qu’ont la plupart des autres diplomates, ou ceux qui participent à la vie politique. C’est pourquoi j’aimerais que vous reveniez sur la manière dont Kissinger va aller à Harvard, après avoir été administrateur en Allemagne, après la fin de la guerre, dans le cadre d’une politique d’occupation. Il administre une ville allemande pour le compte des Américains. En tant qu’Allemand, que peut-il bien éprouver à l’époque ? Comment associer chez Kissinger ces allers-retours entre la vie et la formation intellectuelle puis les engagements politiques ? Au fond, la realpolitik n’est-elle pas aussi la transposition de ce qu’il vit personnellement dans ses engagements politiques ?

Jérémie Gallon :
Si j’ai souhaité écrire ce livre, c’est en partie parce qu’Henry Kissinger contraste de façon saisissante avec notre époque, qui est une époque de « météores ». Aussi bien sur le plan politique que médiatique, on voit des gens émerger extrêmement vite, et parfois ne laisser aucune trace, car quand ils arrivent au pouvoir, ils manquent de cette double densité : densité humaine et densité intellectuelle. Ce qui me frappe chez Kissinger, c’est que quand il arrive à la Maison-Blanche en 1969, à 46 ans, c’est quelqu’un qui a cette double colonne vertébrale. L’une est intellectuelle, construite pendant vingt ans (notamment à Harvard), qui s’est nourri des grands textes, qui a noué des amitiés intellectuelles conséquentes … Nous avons mentionné Raymond Aron, mais il faut aussi évoquer Hans Morgenthau, Hannah Arendt, George Kennan, Reinhold Niebuhr … Des gens qui l’ont structuré intellectuellement. J’ai lu récemment le livre de Jacqueline de Romilly, La grandeur de l’homme au siècle de Périclès, où elle insiste sur l’importance des grands textes pour construire un homme. Je pense qu’il y a exactement cela chez Kissinger.
En parallèle, il a également cette colonne vertébrale humaine, le résultat de ce qu’il a enduré dans sa vie. D’abord la Shoah, qui lui prend treize membres de sa famille, et qui lui fait quitter l’Allemagne à quinze ans. Il arrive comme réfugié à New York, sous le nom de Heinz Kissinger, sans parler un mot d’anglais. Il va considérer que son intégration et sa dignité passeront par le travail, il va donc tout faire pour exceller à l’école. Par la suite, il y a effectivement cette étape très importante : il retourne en Allemagne en 1944, vêtu de l’uniforme de l’armée américaine, pour dénazifier des régions qu’il avait dû quitter dans la peur. Quand il arrive, il se rappelle ce qui lui avait dit le père de son meilleur ami au moment de son départ : « si un jour tu reviens sur ces terres, tout sera détruit ». Et effectivement, quand il revient, la synagogue de Fürth est détruite, mais aussi toutes les maisons de ses amis, tout ce qui a constitué son enfance … C’est un moment particulièrement structurant, pendant lequel je trouve qu’il fait preuve d’une grande dignité, car jamais il ne manifesta la moindre volonté de vengeance à l’encontre des Allemands, bien au contraire, il fait preuve d’un grand respect. Puis c’est Harvard, où il se construira intellectuellement. Sur le plan humain et personnel, même si cela peut paraître anecdotique, il connaît aussi des épreuves : il divorce, sa vie privée n’est pas simple … Son chemin à Harvard ne sera pas linéaire, car il est méprisé par l’élite wasp américaine. Lorsque Kennedy arrive au pouvoir, il y a un enthousiasme manifeste dans la jeune génération, dont les éléments les plus brillants veulent tous servir le nouveau président. Kissinger essaie d’entrer par tous les moyens, mais on lui ferme la porte. Quand Lyndon Johnson arrive, il parvient à obtenir un poste de consultant à la Maison-Blanche, mais c’est encore assez subalterne. Ironiquement, ce sera Richard Nixon, un homme avec lequel Kissinger n’a aucune affinité, qui lui donnera vraiment sa chance (Kissinger avait soutenu Rockefeller, le grand rival de Nixon au sein du parti Républicain).
Quand Kissinger arrive aux aux affaires, il a donc une densité humaine et intellectuelle certaine, et c’est à mon avis pourquoi il a laissé une trace. Avec le recul, cela paraît tout de même extraordinaire : il n’est resté que huit ans au pouvoir … Il a quitté le pouvoir neuf ans avant ma naissance, et pourtant j’ai eu envie d’écrire un livre sur lui. Aujourd’hui encore, il incarne pour beaucoup la figure du diplomate.

Philippe Meyer :
Qu’est-ce qui a provoqué le dédain dont il était l’objet ? Y avait-il un point saillant, comme son accent ? J’ai été frappé de cela. Kissinger est venu en France en 2018, reçu par M. Giscard au Sénat, où il a tenu un discours remarquable, mais il faut reconnaître qu’il est à peu près incompréhensible quand il parle … Il y a d’ailleurs une blague à ce sujet : Nixon va faire la connaissance de Golda Meir, il est accompagné de Kissinger, tandis que Golda Meir est accompagnée de son ministre des Affaires étrangères Abba Eban. Pour briser la glace, Nixon dit « nous avons tous les deux des ministres des Affaires étrangères juifs », et Golda Meir lui répond « oui, mais le mien parle anglais sans accent ! ».

Jérémie Gallon :
Le frère d’Henry Kissinger, Walter, décédé en mai 2021, n’avait pas d’accent. A la fin de sa vie, un journaliste lui a demandé : « comment se fait-il que vous n’ayez pas d’accent alors que celui de votre frère est si prononcé ? » Walter a répondu : « c’est parce que dans la famille, c’est moi qui écoute. »
A propos du dédain dont il faisait l’objet, j’ai une réponse nuancée. Je crois d’abord que les élites wasp américaines voyaient ce garçon juif d’origine allemande et venant de la classe moyenne (voire de la classe populaire) comme n’étant pas un des leurs. Il ne venait d’aucune de ces grandes familles patriciennes de la Nouvelle-Angleterre. En ce sens, il détonait franchement par rapport à quelqu’un comme McGeorge Bundy, doyen star d’Harvard, et conseiller à la sécurité de Kennedy.
Pour autant, j’émettrai tout de même une réserve. J’ai eu la chance d’aller chez Henry Kissinger dans sa maison du Connecticut au printemps 2022, nous avons déjeuné ensemble en tête-à-tête pendant trois heures, et il est revenu sur cette question. Il m’a dit : « dans le livre que vous me consacrez, vous dites que je suis une sorte de tragédie européenne, parce que j’ai dû quitter mon pays d’origine pour en servir un autre. Mais vous savez, en Europe, un garçon juif issu d’un milieu assez modeste comme moi n’aurait jamais eu les opportunités que j’ai eues aux Etats-Unis. Je suis éternellement reconnaissant à mon pays d’adoption de m’avoir donné cette possibilité ». Je crois qu’il y a là ce qui a fait la grande force des Etats-Unis au cours du XXème siècle : ce pays a eu la capacité de faire venir des gens du monde entier et leur a donné une chance d’arriver au sommet. Kissinger ne parlait pas un mot d’anglais en arrivant à New York, quelques décennies plus tard, il est établi comme le Secrétaire d’Etat le plus important du XXème siècle, quelqu’un qui fera et défera les régimes. Et Kissinger n’est pas le seul exemple de cela : Zbigniew Brzeziński, conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter, est un immigré polonais. Madeleine Albright était immigrée tchèque. Il y a une vraie génération d’immigrés européens qui ont pu arriver au sommet. Je pense que l’un des défis que les Etats-Unis doivent relever aujourd’hui, c’est de faire en sorte qu’un jeune arrivant du Guatemala, d’Erythrée ou de Syrie puisse en faire autant. C’était clairement impossible sous Trump, mais je crains que les Etats-Unis d’aujourd’hui ne le permettent pas davantage.

Philippe Meyer :
Je nuancerai peut-être ce propos ; Kissinger, Brzeziński ou Albright sont devenus ce qu’ils sont devenus après 1968. Parce qu’avant, l’antisémitisme était très fort : le baron Guy de Rothschild s’était fait refuser par une copropriété l’achat d’un appartement à New-York à la fin des années 1950 parce qu’il était juif. Il se peut que ceux qui ont réussi à franchir tous ces obstacles les aient un peu oubliés.

Marc-Olivier Padis :
J’aimerais revenir sur la notion de realpolitik, qui dans son acception européenne, n’a pas du tout la dimension messianique qu’y mettent les Américains. Ce messianisme peut aussi donner des catastrophes géopolitiques, car l’idéalisme wilsonien version George W. Bush a pu donner lieu à un interventionnisme aventureux, comme on a pu le voir en Irak ou en Afghanistan.
Dans la realpolitik, il y a évidemment l’idée qu’il faut prendre en compte la puissance et les rapports des forces en présence, mais cela ne conduit-il pas à focaliser l’attention sur les Etats, à un moment où les relations internationales sont aussi faites d’éléments transnationaux, de forces civiles, de problématiques technologiques ou environnementales … Toutes les problématiques ne sont pas réductibles à la seule puissance des Etats. Évidemment, nous parlons aujourd’hui dans un contexte de guerre européenne « à l’ancienne », avec des Etats contre d’autres, mais malgré tout, peut-on trouver chez Kissinger des éléments d’analyse qui laissent une place à ces éléments transversaux ?

Jérémie Gallon :
Je suis tout à fait d’accord avec vous, et je crois que la realpolitik telle qu’elle fut pratiquée par Kissinger ne serait plus pertinente dans le monde d’aujourd’hui. L’un des grands apports de la présidence Carter (souvent un peu méprisée sur le plan de la politique étrangère) fut de penser ces logiques transnationales, l’importance des acteurs non étatiques, ou la question du changement environnemental.
Par rapport à la Chine, il est frappant de constater que Kissinger avait nettement sous-estimé le facteur économique dans le rapprochement avec les USA. En 1972, le volume annuel des échanges entre les deux pays se montait à 2 milliards de dollars par an. Aujourd’hui, c’est le montant des échanges quotidiens. En sous-estimant cela, Kissinger n’a donc pas pensé ou prévu que la Chine pourrait devenir un compétiteur économique des Etats-Unis.
C’est pourquoi je pense que la realpolitik d’aujourd’hui devrait prendre en compte ces logiques et ces acteurs non nationaux. L’importance des entreprises, des ONG, des structures multilatérales, etc. Je ne pense pas que la realpolitik soit incompatible avec la prise en compte de tout cela, il s’agit simplement de faire évoluer le concept avec son temps. On peut partir de cette analyse rationnelle des puissances et des situations, mais rien n’empêche de l’appliquer à notre grille de lecture actuelle.

Richard Werly :
J’aimerais revenir au titre de votre livre : Henry Kissinger. L’Européen. Il se trouve que j’ai été dans ma carrière de journaliste correspondant en Asie du Sud-Est, et vous imaginez bien que le dossier du Cambodge n’est pas le plus brillant d’Henry Kissinger. Sur le plan humain, ce fut une tragédie, même si, la realpolitik doit peut-être également s’appliquer à ce cas précis.
J’ai trouvé votre livre passionnant, j’y ai appris beaucoup de choses, mais je trouve qu’il y a chez Kissinger une forme d’arrogance européenne. Il considère qu’il y a les Occidentaux (et avant tout les Etats-Unis) d’un côté, et de l’autre, tout le reste du monde, dont on se fiche un peu. « Le reste du monde suivra » semble être sa maxime. Les Etats-Unis domineront sur le plan financier, et l’Europe sur le plan moral et intellectuel. C’est un côté assez déplaisant du personnage.
Vous êtes admiratif de son bilan diplomatique, et il y a de quoi l’être. C’est un maître diplomate, certes, mais pas celui de la mondialisation, c’est un maître diplomate d’une domination occidentale.

Jérémie Gallon :
Je ne pense pas que son bilan diplomatique est une réussite totale. Des erreurs ont incontestablement été commises. A propos du génocide commis au Bangladesh par les Pakistanais par exemple, il applique une grille de lecture de la guerre froide à un conflit qui est complètement différent ; il est aussi dominé par une animosité personnelle à l’égard d’Indira Gandhi qui l’empêche de voir la situation. Sur le Cambodge, on peut aussi critiquer son action, mais c’est aussi vrai à propos de Chypre, du Chili, de l’Argentine, du Timor oriental, etc.
En revanche, je ne suis pas d’accord avec le reproche « d’arrogance occidentale ». En termes d’amitiés intellectuelles, je crois que les trois hommes qui ont le plus fasciné Henry Kissinger sont trois non-Occidentaux : Lee Kuan Yew, père fondateur de Singapour, Sadate, le grand leader égyptien en qui il trouva quasiment un frère, et Zhou Enlai, premier ministre de la République populaire de Chine entre 1949 et 1976. Est-ce qu’aujourd’hui sur la scène politique et diplomatique internationale, on pourrait dire de beaucoup de dirigeants occidentaux qu’ils sont proches de certains de leurs homologues non-occidentaux ? Je crains que non. Contrairement aux néo-conservateurs de George W. Bush, Kissinger n’était pas du tout dans une vision messianique d’exportation de la démocratie à l’occidentale. Au moment des funérailles de Lee Kuan Yew, Kissinger explique qu’il comprend très bien que le leader Singapour ait fait un choix différent du sien ; Kissinger, en tant que réfugié, a été éternellement reconnaissant de la sécurité que lui a apportée la démocratie américaine (il pouvait marcher dans la rue sans craindre d’être roué de coups, comme c’était le cas en Allemagne). Mais il comprenait que Lee Kuan Yew, ayant vécu une histoire très différente, ait choisi une autre voie que la démocratie occidentale.
Avec Sadate, la relation a d’abord commencé par de l’incompréhension. Mais petit à petit, il a compris l’Histoire égyptienne et dans quelle perspective s’inscrivait l’action de Sadate ; cela a rapproché les deux hommes, et les deux pays, au point que l’administration Carter pourra ensuite organiser Camp David en 1978.
Je suis d’accord pour dire que Kissinger n’avait pas anticipé la mondialisation, en revanche je serai plus réservé sur l’arrogance occidentale.

Richard Werly :
Pardonnez-moi, mais au moment où il se lie d’amitié avec ces trois responsables, ils sont tous les trois vassaux des Etats-Unis. On pourrait mettre Zhou Enlai à part, mais la Chine de l’époque est très différente du pays d’aujourd’hui, en situation d’infériorité. Il y a en réalité deux Lee Kuan Yew. Jusqu’aux années 1980, c’est un dirigeant qui regarde essentiellement du côté de l’Occident. C’est quand il comprend que la vague des valeurs asiatiques est en train d’arriver qu’il devient subitement le partisan d’une espèce de « pan-asiatisme ». Lee Kuan Yew n’est pas fait d’un bloc, c’est un grand opportuniste politique.

Jérémie Gallon :
Je vois Lee Kuan Yew un peu différemment. Il a effectivement beaucoup regardé vers les USA, mais il a su très bien positionner Singapour, et se placer lui-même en tant que pont entre les Etats-Unis et la Chine. Mais c’est quelqu’un qui est capable, lors d’un dîner à Harvard, à s’opposer complètement et frontalement à toutes les grandes figures d’Harvard sur leur vision de l’intervention au Vietnam.
Sadate, au moment où il se lie avec Kissinger, est plutôt inféodé à l’URSS. Il y a en Égypte des conseillers soviétiques arrivés du temps de Nasser. Et on ne saurait effectivement soupçonner Zhou Enlai d’avoir été vassal des Etats-Unis. Certes, la Chine était nettement inférieure par rapport aux USA, mais la volonté d’indépendance à l’égard de l’Occident était très forte.
Je suis entièrement d’accord cependant pour dire que Kissinger n’avait pas vu ou compris les logiques qui ont mené à la mondialisation actuelle (l’économie l’intéressait très peu).

Lucile Schmid :
Nous avons évoqué la politique de détente qu’Henry Kissinger est parvenu à installer, et qui lui fut d’ailleurs reprochée des deux côtés de l’échiquier politique, que ce soit par ceux qui défendaient les droits humains, ou au contraire par ceux qui souhaitaient une hégémonie américaine. Par ses origines européennes et son parcours personnel, il me semble que Kissinger aurait dû avoir une capacité à penser la mondialisation et ses différents aspects. Je suis frappé par le fait qu’il est l’artisan de la détente, qu’il fait bouger les positions par rapport à l’Egypte ou à la Chine. Il ne pense pas la mondialisation économique, et pourtant il ouvre, à la façon d’un pionnier, des discussions ; il fait bouger les camps en présence. Pourriez-vous préciser la forme qu’a prise cette détente, et en quoi consisterait une politique de détente aujourd’hui ? On sait que les Etats-Unis entendent changer d’axe, se détourner de l’Europe pour regarder vers l’Indo-Pacifique, mais on voit bien qu’ils sont rattrapés par les évènements. Il faut aujourd’hui penser à la fois la question européenne et la question asiatique, ce qu’a fait Henry Kissinger. Je pense que c’est l’une de ses plus grandes réussites.

Jérémie Gallon :
Je suis bien d’accord, l’une des grandes forces de Kissinger est d’être parvenu à mener des initiatives diplomatiques qui semblaient contradictoires, ou impossibles à lier. Il y eut le rapprochement avec la Chine, qui permit de placer un coin entre Pékin et Moscou, et en parallèle, cette politique de détente. Il tente d’apaiser la relation entre les deux blocs, malgré plusieurs terrains de conflit avec Moscou.
Pour moi, la politique de détente est l’un de ses chefs-d’œuvre, mais c’est aussi ce qui permet de voir la dimension d’homme d’Etat de Kissinger. Il faut rendre hommage à Gerald Ford (et à Nixon dans une certaine mesure), car ils ont été incroyablement critiqués par leurs contemporains sur la politique de détente. Et comme vous le disiez, à la fois de la gauche et de la droite. Le parti Démocrate trouvait que cette détente était trop dure à l’égard de Moscou. Quant à l’aile droite du parti Républicain, notamment les partisans de Reagan, elle considérait que c’était un aveu de faiblesse. Ils ont pourtant eu le courage de mener cette politique. Ce qui amena aux accords d’Helsinki en 1975, qui est à mon avis le « Congrès de Vienne » d’Henry Kissinger. Il était d’autant plus courageux de le faire que Ford et Kissinger savaient qu’ils en paieraient le prix sur le plan politique. C’est notamment à cause de cela que Ford perdit face à Jimmy Carter en 1976.
Il y a un véritable courage politique à mener cette politique de détente. Ils décident d’une diplomatie car ils pensent qu’elle est à long terme ce qu’il y a de meilleur pour les Etats-Unis, alors qu’ils savent que leurs contemporains ne la comprendront sans doute pas, et qu’ils la leur feront payer politiquement. Toute l’ironie de l’œuvre de Kissinger est qu’il reçoit le prix Nobel de la paix pour le Vietnam en 1973, alors que l’accord ne résout rien, et qu’il y aura deux ans après le désastreux retrait de Saïgon des Américains. En revanche Kissinger est très critiqué pour l’acte d’Helsinki, alors qu’à mon avis il porte en germe la victoire des Américains dans la guerre froide. Ce n’est pas lui qui en récoltera les fruits, mais Ronald Reagan, c’est à dire celui-là même qui a vilipendé l’acte d’Helsinki. Il y a là une leçon pour les hommes d’Etat et les diplomates.
Quelle leçon tirer de la politique de détente aujourd’hui, notamment à propos des relations entre les USA et la Chine ? Je crois qu’il y en a plus d’une. La détente n’était pas une politique naïve à l’égard de Moscou. Lorsqu’Obama conceptualise son pivot vers l’Asie, il est dans une logique où il sait très bien que la Chine peut être un rival systémique (sur le terrain des valeurs et de certains principes fondamentaux, il ne faudra pas hésiter à s’opposer), un compétiteur économique auquel il faudra s’opposer pied à pied (à l’OMC, où il faudra probablement durcir les règles du commerce international). Il faudra également des accords commerciaux pour canaliser l’influence chinoise. Je pense que ce fut l’erreur fondamentale de Trump que de se retirer de l’accord transpacifique, qui était probablement la plus belle initiative diplomatique de l’ère Obama, puisqu’elle contenait l’expansionnisme chinois tout en faisant de Pékin un partenaire (parce qu’il est des défis, comme le changement climatique, qui exigent de travailler ensemble). Je pense que cette approche était assez parallèle à celle de la détente : on peut dialoguer sur les sujets à propos desquels la collaboration est indispensable, tout en n’ayant aucune naïveté sur tout le reste.
Trump de son côté n’a tiré aucune leçon de la détente : il est entré dans une logique d’opposition rhétorique tout en abandonnant tous ses outils commerciaux. Aujourd’hui, Joe Biden essaie de revenir à une politique plus inspirée de la détente, il est conseillé par des gens qui connaissent très bien cette période, notamment ses conseillers sur l’Asie. Le problème est que Biden dispose aujourd’hui de moins d’outils que n’en avait Kissinger dans les années 1970. Obama pouvait encore bâtir un accord commercial transpacifique ; aujourd’hui le sujet commercial est tellement toxique dans le débat public, il génère tellement de ressentiment qu’on ne peut quasiment plus y toucher. Sans l’outil de la diplomatie commerciale, l’équation est particulièrement difficile à résoudre. C’est d’ailleurs en partie la raison pour laquelle Biden opte pour l’AUKUS, mais ce n’est qu’un pis-aller : quand on a perdu la diplomatie commerciale, on revient aux solutions du XIXème siècle : la diplomatie des canonnières.

Marc-Olivier Padis :
J’aimerais vous interroger sur une autre figure, une espèce de frère jumeau qu’on compare souvent à Kissinger : Zbigniew Brzeziński. Ils ont beaucoup de points communs, ils sont tous deux d’origine européenne, arrivés jeunes aux Etats-Unis, universitaires, tous les deux exerçant des responsabilités politiques … On a souvent tendance à les opposer. Moi-même, j’ai longtemps pensé de façon un peu scolaire, qu’ils étaient les représentants de deux écoles, mais je comprends que je me suis complètement trompé. Ce sont deux hommes nourris des classiques et de beaucoup de réflexions, mais ce ne sont pas des théoriciens, au sens où ils n’ont pas développé une idéologie ou une école de pensée.
Vous dites dans votre livre que le cours des relations internationales reste toujours historique, c’est à dire qu’il faut être sensible aux contradictions de l’Histoire. Les deux hommes sont peut-être davantage des historiens que des théoriciens des relations internationales. Les think tanks américains regorgent de ces théoriciens, et cela peut conduire à des catastrophes, comme avec les néo-conservateurs dont nous parlions plus haut.
Cette complémentarité (ou rivalité ?) entre Brzeziński et Kissinger correspond aussi à un moment où l’Europe est encore centrale dans la vision du monde qu’ont les Etats-Unis. Comment voyez-vous ce binôme, et que nous enseigne-t-il sur la réflexion internationaliste aux Etats-Unis ?

Jérémie Gallon :
Vous avez raison, la relation entre les deux hommes est fascinante. Elle est aussi très complexe, car il y a à la fois une dimension intellectuelle et une dimension personnelle. Sur le plan personnel, ce sont deux immigrés européens arrivés très jeunes aux Etats-Unis, et qui sont en concurrence pour un poste de professeur à Harvard. C’est Kissinger qui l’obtiendra, Brzeziński ira enseigner à Columbia. Je ne sais pas si cela sera une blessure forte qui le poursuivra toute sa vie mais en tous cas, mais il y a indubitablement une petite animosité personnelle.
Mais vous avez raison de souligner que les deux hommes ont mis l’Histoire au cœur de leur réflexion. Je suis d’ailleurs frappé que Brzeziński et Kissinger ont eu la même analyse sur l’Ukraine. Tous deux analysaient la situation du pays depuis une perspective historique de long terme, tous deux considèrent qu’historiquement, la Russie a toujours eu un Etat-tampon entre elle et l’Europe. En 2014, Kissinger écrivit un long article dans le Washington Post, dans lequel il appelait à une « finlandisation » de l’Ukraine. Je pense qu’il n’utiliserait plus ce terme aujourd’hui, mais pencherait davantage pour une solution de type autrichien, avec une Ukraine membre de l’UE mais pas de l’OTAN. Brzeziński partageait cette analyse.
On a souvent opposé les deux hommes à propos de leur analyse de la Russie, en disant que Brzeziński était très dur, là où Kissinger était favorable à la détente. Je pense que c’était bien plus nuancé que cela, et l’exemple ukrainien le montre.
A propos de l’Amérique tournée vers l’Europe, je suis d’accord avec vous : les deux hommes ont incarné un moment où une génération de dirigeants à Washington avaient un lien intime avec l’Europe : leurs familles étaient européennes, certains avaient grandi en Europe, il y avait un lien personnel, culturel et intellectuel. Aujourd’hui, je pense que nous sommes dans un moment différent à Washington. Joe Biden lui-même est peut-être l’exception qui confirme la règle, car il est le dernier de ces grands patriciens du Congrès à avoir ces liens européens forts, mais quand vous êtes aujourd’hui dans les couloirs de Washington, vous voyez une élite américaine qui est à l’image du pays : plus diverse. Davantage d’hispaniques, d’asiatiques, d’afro-américains, etc. En tant qu’Européens, il nous faut intégrer cela. Ce n’est pas que les Etats-Unis se « désintéressent » de nous : rationnellement, ils savent que l’Europe est très importante et demeure leur alliée principale, mais la dimension émotionnelle et culturelle se délite un peu. Républicains et Démocrates s’accordent sur un point : le vrai défi stratégique qui se pose aux Etats-Unis aujourd’hui, c’est la Chine. Ils doivent donc bâtir une diplomatie adaptée. Et Biden s’y emploie très méthodiquement.
L’Europe reste importante pour les Américains, mais ils veulent une Europe plus autonome et plus indépendante. Tout l’enjeu pour nous Européens consiste à trouver comment nous émanciper des Etats-Unis, comment devenir plus indépendants en matière de Défense et d’économie. Comment défendre une vision de l’Homme qui n’est pas toujours identique à celle des Américains.

Richard Werly :
Personnellement, je doute que les Etats-Unis souhaitent vraiment une Europe indépendante …
Votre livre est une analyse très intéressante de la diplomatie « à la Kissinger », mais il y a aussi le portrait de l’homme. J’avoue que cela m’a passionné. Pour caricaturer un peu, je dirais que Kissinger est « une grande cocotte » : il adore les mondanités, il adore être avec de belles et célèbres actrices, on a l’impression que par moments, la diplomatie devient un art. S’il était peintre, il ferait des tableaux, il se trouve qu’il est diplomate et qu’il se met en scène comme diplomate en chef, aussi pour obtenir ce qui semble lui plaire énormément : les honneurs et les jolies femmes.

Jérémie Gallon :
Vous avez raison de souligner que Washington ne serait sans doute pas ravi d’une Europe complètement indépendante. En revanche, je pense que nous sommes à un moment où les Etats-Unis se rendent compte qu’une Europe vassale, incapable d’intervenir sur le plan de la Défense est un réel problème pour eux. Cela peut-être une source d’instabilité, mais aussi une diversion qui les empêche de se concentrer sur leur objectif principal : la Chine.
J’en reviens à Kissinger. Il est vrai que sur le plan personnel, il a de quoi étonner aussi, c’est le sex-symbol le plus improbable du XXème siècle ! Ce professeur bedonnant, à l’accent à couper au couteau, qui sort avec toutes les actrices d’Hollywood, cela peut laisser un peu perplexe.
Kissinger était fasciné par Hollywood. Un soir, il va dîner dans un restaurant assez en vue de Washington avec Kirk Douglas. Douglas a pris une table au fond du restaurant pour ne pas être dérangé. Kissinger arrive en retard et lui dit : « mettons-nous en terrasse ». Tout le dîner sera un cauchemar pour Douglas, car tout le monde vient les saluer. Kissinger, lui, est aux anges. De la même manière, un jour qu’il déjeune à Paris avec une ravissante blonde, les paparazzi l’attendent à l’entrée du restaurant. Le maître d’hôtel vient informer Kissinger qu’il existe une sortie discrète. Kissinger refuse, il est au contraire très heureux de pavaner au bras de cette très belle femme.
Il aimait effectivement la lumière, mais j’y vois une espèce de revanche sociale. Au fond, il est resté ce réfugié mû par une profonde insécurité intérieure. C’est ce que je trouve assez touchant chez lui.

Richard Werly :
Ne pensez-vous pas que cela ait pu altérer son jugement ?

Jérémie Gallon :
Kissinger voulait projeter cette image, mais dans les faits, l’essentiel de son temps était consacré au travail. Il adorait être vu dans des dîners en compagnie de célébrités, mais les dîners en question étaient courts, et juste après avoir raccompagné les jolies actrices, il repartait aussitôt travailler. Kissinger était un véritable bourreau de travail.
C’et quelqu’un qui n’avait pas vraiment eu de jeunesse ; son premier mariage fut désastreux. Il reconnut un jour que ces années au pouvoir étaient sans doute les seules où il pouvait jouir du succès. Il en jouit donc comme il put, mais cela n’a pas empêché la conduite d’une politique étrangère remarquablement structurée. Sans compter que tout cet apparat est aussi utilisé comme un outil de communication de la part de la présidence Nixon. Car cette administration est perçue comme assez terne de la part des Américains, (notamment après les années Kennedy). On cherche donc désespérément du glamour parmi l’administration Nixon. Le président lui-même était plutôt asocial et détestait les dîners mondains, il est donc ravi dans un premier temps d’y envoyer Kissinger.

Philippe Meyer :
Je fais partie d’une génération pour laquelle l’image des Etats-Unis s’est en partie construite à partir du Vietnam et du Chili, deux sujets pour lesquels Raymond Aron, qui ne passe ni pour un utopiste, ni pour un idéaliste anti-américain, était en désaccord frontal avec Kissinger. Pour Aron, la realpolitik n’était pas nécessairement dépourvue de considérations morales, et il considérait que Kissinger s’en était totalement affranchi. Avez-vous eu l’occasion d’évoquer cela avec Kissinger ? Savez-vous ce qu’il a répondu, ou pensez-vous savoir ce qu’il aurait répondu ?

Jérémie Gallon :
Kissinger est toujours extrêmement reconnaissant à l’égard de Raymond Aron. On a tendance à l’oublier, mais quand ils se rencontrent pour la première fois, Aron est une figure intellectuelle très connue au plan international. Kissinger, alors très jeune professeur, reconnaît qu’Aron lui a donné sa chance. Il l’a pris sous sa protection. Les deux hommes se comprenaient, partageaient une amitié intellectuelle forte, une forme de structuration de la pensée et d’honnêteté intellectuelle.
Mais ils ont fait des choix différents. Aron demeurera toute sa vie un intellectuel. Il en gardera la liberté, et pourra ainsi porter des jugements moraux, dans ses livres ou ses éditoriaux du Figaro. Mais jamais il n’a été confronté à l’exercice du pouvoir. C’est là le Rubicon qu’a franchi Kissinger, et il ne faut pas sous-estimer ce fait. Kissinger a peut-être été ce qu’Aron aurait voulu être, et il se peut que cela ait influé sur leur relation.
Kissinger a dû prendre des décisions difficiles, choisir entre des options toutes imparfaites. Il sait que ses décisions lui vaudront l’incompréhension, voire la haine de ses contemporains, mais il les prend en poursuivant toujours son objectif ultime : éviter la confrontation entre les deux grands blocs. Aron est davantage dans une position de surplomb, d’où il peut analyser les situations d’un point de vue strictement intellectuel.
Enfin, sur le plan personnel, les deux hommes sont nés Européens, mais l’un des deux est devenu Américain. Leurs intérêts ont donc divergé. Au moment de la détente, Kissinger voit une politique qui va considérablement renforcer les intérêts américains, tandis qu’Aron craint une finlandisation de l’ensemble de l’Europe, et craint qu’on ne sacrifie l’Europe de l’Est. C’est aussi en tant qu’Européen qu’Aron s’oppose à la politique de détente de Kissinger. Mais malgré leurs oppositions, rappelons que les deux hommes garderont toujours un grand respect intellectuel mutuel.

Philippe Meyer :
Sur la politique de détente, leurs désaccords sont intellectuels. Sur la question de l’Amérique latine, et notamment du Chili, il ne s’agit pas que de cela, mais aussi de décisions qui ont eu un coût, économique mais surtout humain. Sur ce plan, j’avoue avoir du mal à comprendre la politique de Kissinger, je ne vois pas comment on pourrait la justifier. Quelle analyse peut sous-tendre des décisions aussi coûteuses humainement, et aussi catastrophiques d’un point de vue économique et social ? Ce n’est pas pour le juger, mais pour savoir comment lui-même considère cela …

Jérémie Gallon :
D’abord, je précise que je ne vais pas constamment me positionner en avocat d’Henry Kissinger. Mais je garde à l’esprit la phrase du pape Urbain VIII à propos de Richelieu : « si Dieu existe, il a du souci à se faire. Si Dieu n’existe pas, l’heureux homme ! » Je crois que cela s’applique très bien à Henry Kissinger.
Il est certain qu’un certain nombre de ses choix sont discutables, au Cambodge, mais aussi en Amérique latine. vous évoquiez le Chili, on peut aussi évoquer son amitié avec l’Argentine de Videla, très critiquable.
Mais je pense que d’abord, il ne s’agit pas d’une politique américaine entièrement kissingerienne. Dès l’administration Kennedy, puis avec Lyndon Johnson, il y a une volonté d’empêcher l’accession au pouvoir de Salvador Allende. Les Américains feront tout pour cela, par le biais de manipulations politiques au Chili de la CIA, etc. Lorsque qu’Allende arrive finalement au pouvoir, Kissinger aura cette phrase : « le Chili n’est plus simplement un poignard dirigé vers l’Antarctique, c’est aussi un poignard dirigé vers les Etats-Unis ». Les premiers mouvement diplomatiques d’Allende sont des signes vers le Cuba de Castro, et cela renforce cette vision chez les élites américaines. Je ne dis pas qu’elle est justifiée, mais elle est compréhensible. C’est sur cette base qu’il va bâtir sa politique anti-Allende au Chili, puis soutiendra le régime de Pinochet, qu’il estime plus compatible avec les intérêts américains. Je partage cependant votre analyse : du point de vue des droits humains, ce fut une tragédie absolue, et économiquement parlant un désastre complet, dont le Chili paie encore le prix aujourd’hui.
Chez Kissinger, il y a enfin quelque chose qui le rend encore plus difficile à défendre : son attitude sur le plan humain. Quand il quitte le pouvoir, il ne cache absolument pas son amitiés pour Videla, et lui rend visite plusieurs fois. Il ne consacre pas un mot dans ses mémoires (de plus de 1000 pages sur la période 1974-1976) au Timor oriental. Il ment sur le fait qu’il était au courant que Soeharto s’apprêtait à lancer une intervention au Timor oriental, puisque la veille de l’intervention, Soeharto avait prévenu Kissinger et le président Ford, cela a été révélé par des archives ; or Kissinger l’a nié pendant des années.

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