IRAN : LA RUE CONTRE LES MOLLAHS
Introduction
Philippe Meyer :
Nées de l’arrestation par la police des mœurs, puis de la mort en cellule de Mahsa Amini, une jeune femme kurde de vingt-deux ans, accusée de porter une coiffure inappropriée, les manifestations s’amplifient continûment depuis le 16 septembre. Le président Ebrahim Raissï, tient une ligne de confrontation avec une société iranienne de plus en plus en colère, tandis qu’un certain nombre de ressortissants occidentaux ont été arrêtés comme otages. La répression a fait au moins 326 morts, dont 43 enfants. D'après la justice iranienne, plus de 2000 personnes ont été inculpées pour leur participation au mouvement. Les ONG étrangères estiment que jusqu'à 15000 Iraniens ont été arrêtés. Les slogans des manifestants vont du rôle de la police des mœurs aux restrictions sociales en vigueur en passant par des revendications économiques et le manque de représentativité politique. On constate une forme de convergence des doléances des contestataires. Contrairement aux manifestations antérieures en Iran, celles-ci ne comportent aucun slogan religieux. Personne ne demande de réforme du système islamique. La devise des manifestants, « Femme, vie, liberté », dénonce la dictature en place dans le pays et demande un changement de régime. Dans un sondage de juin 2020 conduit par l'institut Gamaanet, cité en août 2020 par Iran International, une chaîne de télévision par satellite persanophone installée à Londres, 73 % des personnes interrogées se disaient opposées à l'obligation du port du hijab, et 26 % seulement indiquaient croire en l'imam Mahdi, dont le retour à la fin des temps est pourtant un élément central du chiisme contemporain. Parmi les 61 % de sondés issus d'une famille religieuse, 60 % déclaraient ne pas faire la prière. Alors que l'Iran est l'un des pays les mieux dotés du monde en richesses naturelles, plus de la moitié de sa population vit sous le seuil de pauvreté.
Après avoir longtemps mis en avant le principe « ni Est ni Ouest » pour affirmer son indépendance vis-à-vis tant de l'URSS que des Etats-Unis, l'Iran a clairement basculé du côté de la Russie. La coopération entre les deux pays s'est scellée en 2015, quand ils ont joint leurs efforts pour sauver de l'effondrement le régime de Bachar al-Assad en Syrie. La guerre d'Ukraine est en train de devenir un nouveau théâtre de collaboration entre les deux pays. En plus de fournir « des centaines », de drones à l’armée russe, selon le département de la défense américaine, Téhéran serait aussi prêt à livrer des missiles sol-sol après un accord conclu le 8 octobre avec Moscou, selon le Washington Post et l'agence Reuters. Pendant ce temps, l'Iran est en train d'atteindre le seuil nucléaire. Le 22 novembre, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a confirmé, que l’Iran avait commencé à produire de l’uranium enrichi à 60 % dans son usine de Fordo. Cette nouvelle entorse à ses engagements, décidée après une résolution critique adoptée le jeudi 17 novembre à l’AIEA, intervient alors que les négociations initiées en avril 2021 à Vienne pour ranimer l’accord international de 2015 sur le programme nucléaire iranien sont au point mort.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
Je commencerai par saluer le courage des femmes iraniennes, car elles ont payé le plus lourd tribut : 300 sont mortes parmi les 350 décès récents. Elles sont très exposées, ce sont elles qui ont commencé ce mouvement de contestation, après la mort profondément choquante de Mahsa Amini, qui était certes kurde, mais d’abord iranienne.
Il faut distinguer ce mouvement actuel des précédentes protestations en Iran. C’est un phénomène qui touche l’ensemble des populations du pays. Les Persans sont le cœur du pays, mais ils ne constituent pas une majorité puissante. Il y a aussi des Kurdes, des Arabes, des Baloutches, des Azéris, des Turkmènes … Certes, ils sont essentiellement en périphérie (à l’exception des Azéris, très nombreux à Téhéran), mais c’est l’ensemble de ces populations qui soutient le mouvement. C’est un phénomène extrêmement important, qu’on ne voyait pas du tout à ce degré dans les protestations antérieures. Auparavant, les manifestations avaient été déclenchées par l’augmentation du prix de l’essence. Ou bien la protestation d’un milieu étudiant et intellectuel contre la réélection d’Ahmadinejad. Ici, c’est totalement différent, et cela traduit la détestation profonde du peuple iranien pour le pouvoir en place. Qui soutient encore ce régime ? Seulement les quelques personnes à qui il profite encore. Les gardiens de la révolution, évidemment, qui ne sont pas une armée nationale, mais bien une armée au service du régime islamique. Les Pasdaran se sont considérablement enrichis, la corruption est très élevée, on a fait main basse sur les richesses de l‘Etat. Quand j’étais en Iran, une blague circulait : « savez-vous pourquoi les mollahs ont de si grandes poches ? C’est parce qu’ils ont beaucoup de choses à y mettre ».
Le mouvement a effectivement commencé dans la zone kurde de l’Iran, avant de se propager à Téhéran et dans tout le pays. J’ai personnellement été surprise que même à Mechhed, la deuxième grande ville, la ville religieuse, la ville du pèlerinage, il y a des mouvements de protestation, avec des femmes qui jettent leur voile et crient des slogans.
« Femme, vie, liberté » était le slogan des combattantes kurdes contre l’Etat islamique. C’est précisément celui qu’on repris ces courageuses protestataires.
Michel Eltchaninoff :
Le régime est désormais honni, et on n’appelle plus à le réformer. C’est une étape vraiment nouvelle dans la longue série des manifestations qui ont lieu en Iran depuis des décennies. Il s’agit de quelque chose de véritablement inédit : la fin du postulat théologico-politique du régime. C’était la clef de voûte du système, la Velayat-e faqih (ولایت فقیه), ou « gouvernement du docte ». Il s’agit du système de droit établi après la révolution de 1979. C’est la guidance du juriste religieux, qui était auparavant réservé à des cas bien particuliers dans la théologie chiite. C’était pour la mise sous tutelle d’un mineur irresponsable, par exemple. C’est cela que l’ayatollah Khomeini a décidé d’étendre à la société iranienne tout entière.
Quand j’étais allé en Iran, on disait que Khomeini avait sorti un livre à ce sujet en 1977 ou 1978, que très peu avaient lu, et que personne n’avait compris. Or ce système est devenu le cœur du régime.
Et c’est lui qui oblige toutes les femmes iraniennes à se voiler. Cela fait très longtemps que ce dogme a été remis en cause, même par les grands ayatollahs. Quand l’ayatollah Khamenei s’est rendu à Qom (autre ville sainte du chiisme) en 2010, huit grands ayatollahs avaient refusé de le recevoir. En réalité, cela fait donc des années que même au sein de l’appareil clérical chiite, l’idée du théologico-politique est battue en brèche. Il y a quelques jours, la maison-musée de l’ayatollah Khomeini à Qom a même été incendiée.
Khamenei, le guide actuel, a aujourd’hui 83 ans. On sait que les grands ayatollahs vivent très longtemps, mais il est évident que le dogme, lui, est en train de mourir.
Lionel Zinsou :
Si le régime iranien suscite un tel rejet, c’est aussi parce qu’il est un immense gaspillage. Quiconque va en Iran réalise que le pays est une grande puissance, à tous les égards. Non seulement les ressources naturelles, mais aussi et surtout les ressources humaines. Il est impressionnant de voir que malgré un tel régime, il y a un milieu intellectuel et scientifique iranien. Et agissez féminisé, qui plus est. Je m’y suis rendu pour des motifs économiques et financiers, et mes interlocutrices étaient des femmes, elles dirigent des entreprises. C’est quelque chose qui n’est pas si fréquent dans le monde musulman.
Avec l’armement que l’Iran fournit à la Russie, on voit bien un retournement étonnant : les grandes puissances ont besoin des pays émergents : la Russie de drones et de missiles sol-sol iraniens, et l’Ukraine de matériel turc. Sans le régime des mollahs, l’Iran serait d’ailleurs à la limite entre « émergent » et « déjà émergé ». C’est donc un gâchis extraordinaire, dont l’impact social est assez singulier. Tant que le pouvoir politique laissait un certain degré de liberté, il était toléré. Le niveau de la consommation d’héroïne dans le pays reflète par exemple une société fortement déstabilisée. Quand vous étiez reçu chez les gens, les femmes ôtaient aussitôt le hijab et on se servait des verres, malgré la totale prohibition sur l’alcool. Il y avait des accommodements. Les gens soulignaient les quelques espaces de démocratie qui pouvaient émerger ça et là, comme dans certaines élections locales (plus difficiles à contrôler).
Pendant 43 ans, la gouvernance économique a été folle : les entreprises appartiennent très souvent aux fondations pieuses. C’est ce qui explique pourquoi elles sont souvent gérées d’une façon peu efficace, et aussi qu’elles nourrissent la corruption directe de l’élite au pouvoir, des mollahs en particulier. La profondeur de la corruption est abyssale, et c’est un fait connu de tous. Après 43 ans d’un système pareil, l’économie est véritablement ruinée, et un pays qui devrait se classer pas très loin des pays du Golfe en termes de revenus par tête est à un niveau beaucoup plus bas.
Pourtant, il conserve ses capacités militaires et diplomatiques. En Afrique, c’est très perceptible. Les fake news russes dominent depuis trois ou quatre ans, mais avant cela, l’entreprise de sape anti-occidentale avait été commencée par l’Iran, mais aussi par la Turquie (proche de l’Iran sur bien des points géopolitiques, notamment à propos du bourbier syrien). Le terrain a été préparé ces dix dernières années, financé par l’Iran. Téhéran a beaucoup investi notamment dans le financement du Hezbollah libanais, très efficace relais des mollahs vers l’Afrique. Malgré la pauvreté et l’échec économique, ce serait une grosse erreur que de sous-estimer l’Iran en terme d’influence.
Richard Werly :
Je crois qu’on assiste à une triple mutation, dont on ne connaît pas encore l’issue.
La première est celle d’une société, et elle apparaît très clairement. Les petites libertés ou les « aménagements » qu’a rappelés Lionel ne suffisent plus, les femmes iraniennes entendent désormais être respectées. Je crois que cette mutation sociale sera extrêmement difficile à endiguer pour le régime.
La seconde mutation est politique. Sommes-nous en train de passer d’un système théocratique à une espèce de junte militaire qui ne dit pas son nom ? Les Pasdaran, ou gardiens de la révolution, sont la garde prétorienne des ayatollahs, très bien dotés en argent et en matériel. Vont-ils s’affranchir de l’autorité religieuse et prendre le pouvoir ? Ce serait alors un régime militaire et dictatorial, avec une vitrine religieuse. Cela pourrait ressembler au Myanmar, où les généraux au pouvoir sont très dévots et se font sans cesse photographier dans les pagodes, mais où les moines n’ont aucune type de pouvoir.
La troisième mutation est celle de la situation sur le terrain. Va-t-on passer de l’actuelle contestation sociale, qui se répand et se poursuit sans faiblir, à une guerre civile ? Ce n’est malheureusement pas à exclure. J’en ai récemment parlé avec des Iraniens, qui sont véritablement très préoccupés de cette possibilité. Il y aurait deux raisons à une guerre civile. D’abord, la population est soulevée contre le régime, on peut donc craindre qu’un durcissement du régime n’entraîne davantage de violences. Ensuite, il y a le risque de confrontation entre les gardiens de la révolution et l’armée du pays. L’armée, qui défend les frontières extérieures a elle aussi des moyens militaires. Jusqu’à présent, elle s’est tenue à l’écart, elle pourrait finir par devoir prendre parti.
Si le régime bascule du côté de la dictature militaire, quid des pays voisins ? Quelle sera leur réaction si ce ne sont plus des religieux mais des généraux au pouvoir ? On peut imaginer qu’un pays comme Israël y voie le signal d’une intervention nécessaire. On serait alors dans un engrenage qui dépasserait les frontières de l‘Iran.
Béatrice Giblin :
L’attitude de l’armée iranienne est en effet à surveiller de près. Pour le moment elle ne bouge pas. Si la répression se durcit encore, que se passera-t-il au niveau de la base de l’armée ? Que fera le simple soldat à qui on ordonne de tirer dans la foule ? Sera-t-il tolérable de tuer des cousines, des soeurs, des mères ? Suivra-t-il ou non ? Si le Shah est tombé en 1979, c’est parce que l’armée a refusé de continuer à réprimer. Il s’agit donc d’une question importante. Mais au delà de cela, il y a aussi une rivalité de pouvoir entre l’armée nationale et les Pasdaran.
Autre élément important : la course au nucléaire. On a cru cet été être presque arrivé à un accord, or les Iraniens changent la donne et font tout capoter dès que la possibilité est près d’aboutir. En réalité, ils ne veulent pas d’un accord. On pense qu’ils sont tout près désormais d’accéder à des capacités nucléaires militaires. Or c’est quelque chose qu’Israël ne laissera pas passer.
A propos de l’influence de l’Iran, Lionel a mentionné le Hezbollah, il faudrait aussi parler du rôle que joue Téhéran au Yémen. L’Iran a également soutenu le Hamas en Jordanie, et a des accointances en Amérique du Sud. Mais tout cela coûte très cher. Or avec une population éduquée (comme c’est le cas en Iran), il y a une prise de conscience des inégalités et des impasses dans lesquelles le pays s’est engagé. Le peuple iranien est un grand peuple, et il n’est pas religieux. Dans les grandes villes, j’étais frappée de voir les mosquées fermées le vendredi. L’Iran est la grande puissance à venir de la région.
Michel Eltchaninoff :
Il y a un dicton en Iran : « avant la révolution islamique, on priait à la maison et on buvait dans la rue ; depuis, c’est le contraire ». Cependant, même si l’athéisme progresse dans les grandes villes, je pense que l’ensemble du pays demeure assez religieux.
A part l’instauration d’une dictature militaire, je vois trois autres risques de dérapage. Le nucléaire d’abord, avec les risques de guerre préventive avec Israël. Sans compter que si l’Iran devient une puissance nucléaire, ses soutiens aux divers groupes que vous avez mentionnés passeront peut-être eux aussi à un autre niveau.
Deuxième risque : l’ethnicisation du conflit. La jeune Mahsa Amini était kurde. On sait que l’Iran a déjà bombardé le Kurdistan irakien. Il y aurait peut-être une tentation de transformer ce conflit pro-démocratique en guerre civile ethnique.
Enfin, le lien avec la Russie. Depuis plusieurs années, la Russie « s’iranise » en quelque sorte. La religion est fortement mise en avant, on pénalise le blasphème, on réprime le peuple quand il proteste, etc. Les convergences sont là, et sont assez inquiétantes. Avec en toile de fond, le possible rêve géopolitique d’une puissance eurasienne Chine-Russie-Iran. Sans doute un fantasme, mais tout de même inquiétant.
Lionel Zinsou :
Si Israël garde le silence, je suis en revanche frappé par les déclarations américaines, très explicites : « nous sommes dans une période de négociations (en réalité suspendues depuis le mois d’août). Dès que nous aurons épuisé les moyens diplomatiques, nous passerons à d’autres moyens ». On est donc en réalité à quelques mois d’une intervention, et qui ne serait pas seulement israélienne, puisqu’il semble que l’Iran est très proche de pouvoir réaliser des armes nucléaires.
Évidemment, du point de vue du droit international, il s’agirait d’une agression contre l’Iran (même si l’Iran bafoue le droit international depuis des décennies). Ce qui va se passer dans cette région s’annonce redoutablement compliqué.
Jusqu’ici, j’entendais en Iran la possibilité d’un scénario à la chinoise, avec un régime qui reste certes totalitaire, mais des mesures d’ouverture de marché à la Deng Xiaoping. Ce qui aurait fait de l‘Iran une puissance économique tout à fait significative. Longtemps, l’Iran a eu un PIB comparable à celui de la Turquie, mais elle aurait pu aller bien au-delà. J’ai l’impression qu’avec le nouveau président, ce scénario a totalement disparu. On se dirige plutôt vers un scénario soviétique : à force de mensonges et d’inefficacité, le régime va perdre toute adhésion, et finira par s’effondrer sur lui-même.
Richard Werly :
A propos du calendrier, il y a une autre coïncidence. Au moment de cette révolte iranienne, il y a la coupe du monde de football, qui donne au Qatar et au monde sunnite un vernis soudain de modernité. Longtemps, on l’a dépeint comme arriéré. Le rigorisme saoudien notamment, pouvait paraître perdant dans la comparaison avec une certaine modernité chiite. Or d’un seul coup, la coupe du monde projette l’image d’une puissance qatarie qui est presque imparable pour les mollahs iraniens. Ils tiennent en otage une population, tandis que leurs rivaux sunnites, qu’ils passent leur temps à diaboliser, parviennent bon an mal an à s’intégrer dans ce monde capitaliste et libéral. Cet enjeu là aussi est très difficile à gérer pour les mollahs.
Lionel Zinsou :
D’autant plus qu’ils partagent la même ressource, à savoir le gaz du Golfe persique. Il produit énormément de richesses (et au passage de modernité technologique) sur une rive, tandis qu’en face on a un appauvrissement extraordinaire.
FRANCOPHONIE : QU’EN RESTE-T-IL ?
Introduction
Philippe Meyer :
Le 18ème sommet de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) s’est tenu le week-end dernier à Djerba, en Tunisie. Chaque année, le 20 mars est célébré comme la Journée internationale de la Francophonie et le sommet de la Francophonie réunit ses membres tous les deux ans. Après deux reports, le premier en 2020 du fait de la pandémie de Covid-19, le second en 2021 en raison de la crise politique que le président tunisien Kaïs Saïed a provoquée en s’octroyant l’essentiel des pouvoirs exécutifs, la tenue à Djerba du sommet de la Francophonie est une victoire diplomatique pour le chef de l’Etat tunisien. Ce sommet a célébré - avec donc deux ans de retard - les 50 ans d’une organisation de 88 membres dont la Tunisie fut l’un des pays fondateurs sous son président Habib Bourguiba, aux côtés du Sénégalais Léopold Sedar Senghor, du Nigérien Hamani Diori et du Cambodgien Norodom Sihanouk.
Le français est la cinquième langue la plus parlée au monde avec 321 millions de locuteurs, appelés à devenir 750 millions en 2050, grâce à la croissance démographique de l'Afrique. Quelque 36% de francophones vivent en Europe et plus de 54% en Afrique. Avec 21 membres à sa création en 1970, l'OIF compte aujourd’hui 54 pays membres de plein droit, sept membres associés et 27 observateurs. À l’origine, la Francophonie était tournée vers la culture et la diffusion de la langue française. Mais depuis quelques années, elle se voit aussi comme un espace économique.
Depuis le dernier sommet en 2018 à Erevan, en Arménie, le monde francophone n’a pas été épargné : le Liban est en plein naufrage économique, Haïti a vu son président Jovenel Moïse assassiné à son domicile en 2021, le Tchad a lui aussi perdu son chef de l’Etat, Idriss Déby, tué au combat la même année avant que son fils ne lui succède. Le Mali, la Guinée et le Burkina Faso sont désormais dirigés par des militaires arrivés au pouvoir après un coup d’Etat. Ils n’ont en conséquence pas été invités au sommet. Du fait du différend entre la République Démocratique du Congo et le Rwanda, le président de la RDC, Felix Tshisekedi, a préféré rester dans son pays et son Premier ministre a refusé de poser sur la photo de famille à côté du président rwandais Paul Kagame. Autre sujet de préoccupation : l’Ukraine.
La secrétaire générale de l’Organisation Internationale de la Francophonie, de nationalité rwandaise Louise Mushikiwabo a été élue pour un deuxième mandat. Le prochain grand rendez-vous de la famille francophone en France aura lieu en 2024 dans la toute nouvelle Cité internationale de la langue française, à Villers-Cotterêts, lieu symbolique où François Ier signa en 1539 la célèbre ordonnance qui imposait pour la première fois le français dans les actes officiels plutôt que le latin.
Kontildondit ?
Richard Werly :
A lire cette introduction, on pourrait facilement croire à une sorte de malédiction lancée sur la francophonie. Les morts de plusieurs dirigeants francophones, parfois violentes, semblent aller dans ce sens. La défense de la langue française est toujours importante pour les pays qui l’ont en partage, mais on a vu trois choses avec ce sommet, qui n’a en réalité duré qu’une demi-journée.
D’une part, la pratique du français est en recul, c’est une constatation qu’a faite Emmanuel Macron lui-même. Le fait de le reconnaître officiellement est très important. D’autre part, la francophonie devait être une vitrine, une sorte de « club » auquel il est agréable d’appartenir. Un club dont on célèbre les victoires et les résultats. Quels sont les résultats de la francophonie aujourd’hui ? Le bilan est particulièrement fade. Enfin, il y a le patrimoine commun, voire le sentiment d’un destin commun entre locuteurs de langue française. Là aussi, j’ai l’impression que tout cela est en train de s’évaporer ; le président tunisien n’utilise d’ailleurs pas la langue française au quotidien. La secrétaire générale de l’OIF, Mme Mushikiwabo est sans doute très compétente, mais elle est totalement absente de la scène publique. Or quand vous représentez une langue , si vous ne la parlez pas en public, si vous ne l’incarnez pas, c’est que votre organisation est moribonde. L’OIF a un siège très agréable dans un beau quartier de Paris, mais on peut craindre que si elle disparaissait, il y aurait bien peu de monde aujourd’hui pour la pleurer.
Lionel Zinsou :
Je n’ai absolument pas l’impression d’une malédiction francophone quand j’observe ce sommet de Djerba. D’abord, il est vrai qu’il y avait beaucoup de chefs d’Etat épuisés, qui sont en effet restés une demi-journée. Ceci étant dit, ce n’était pas le cas de tous. Le président de la confédération helvétique est par exemple resté 48 heures, jusqu’à la séance de clôture, et il a été rapporteur d’une des commissions les plus importantes.
Le deuxième jour était consacré à des sujets économiques, avec des rencontres de chefs d’entreprise. C’est là que Justin Trudeau a rencontré pour la première fois (depuis sa réélection d’octobre dernier) le Premier ministre du Québec François Legault. Certes, ils ont beaucoup de mal à dialoguer, car M. Legault est très nationaliste, mais enfin la presse canadienne titrait « heureusement qu’il y a Djerba », pour permettre cette rencontre.
Il y a des sujets intéressants de la francophonie. Pour le Québec, il s’agit par exemple défendre un français qui régresse. Quand Emmanuel Macron déclare que le français est en recul, c’est en réalité davantage un problème pour des pays comme la Suisse (où la Suisse romande a des difficultés économiques) ou pour la Wallonie en Belgique. Il y a aussi beaucoup de sujets de défense de la langue française dans des pays d’Afrique, notamment au Maghreb, où il y a une autre langue grande langue internationale : l’arabe. Même s’il y a une déception de l’arabisation de l‘enseignement, ce n’est pas le français qui revient en force, mais l’anglais. Je suis par exemple frappé qu’au Bénin, pays francophone, alors que nous n’avons pas un enseignement des langues particulièrement vivant, les jeunes parlent tous anglais. Ils se forment seuls, sur internet. Il est bon de réfléchir à ces problématiques. Quand tous les GAFAM sont anglophones, et que tous les gens présents sur les réseaux sociaux participent de cette culture commune, on apprend l’anglais par osmose. Pourquoi les Suisses, les Canadiens, les Belges n’ont-ils pas les mêmes instruments ? C’est préoccupant.
Il en va de même dans le milieu scientifique, où il est obligatoire de publier en anglais si l’on veut être reconnu. En économie, vous n’aurez pas de prix Nobel si vous êtes cité dans des revues francophones, c’est tout simplement impossible. Il y a là aussi un combat à mener pour le prestige et le développement de la recherche dans les pays francophones.
Enfin, une précision sur le nom : il s’agit de l’Organisation Internationale de la Francophonie, pas de la francophilie. Quand nous, les Béninois, allons à Djerba, nous sommes ravis d’y voir des Haïtiens, des Belges, des Canadiens … Le fait qu’une espèce de sentiment anti-français soit prégnant dans les articles de la presse française (sur le thème « L’OIF est un élément du déclin de l’influence française ») nous est complètement égal. Les pays francophones sont nombreux, et ce sommet a aussi rassemblé des locuteurs français venus de pays non francophones. Il s’agissait donc d’une réunion d’amis, mais aussi de pays qui ont besoin de travailler ensemble ; sur le plan culturel et éducatif, il y a énormément à faire. Ceux là sont parfois francophiles, mais pas tous.
Michel Eltchaninoff :
A propos de la fragilisation de la pratique du français dans le monde, il y a une question un peu ancienne, mais qui a resurgi récemment à propos de l’Afrique : la francophonie est-elle un résidu ou même un alibi du colonialisme ? Si elle est revenue, c’est d’abord parce que des études nouvelles ont été menées, et pas seulement aux Etats-Unis : les études post-coloniales, la théorie critique de la race, qui interrogent la pensée coloniale, le racisme et le paternalisme dans des phénomènes qui nous paraissent anodins. Ce n’est pas à négliger, c’est un phénomène très présent parmi les jeunes chercheurs et les étudiants. Par ailleurs, on sait que certains pays d’Afrique rejettent la France, bien souvent pour lui préférer la Russie.
Sur cette question, il y a trois mauvais signaux pour la francophonie. D’abord, l’origine du mot lui-même. Il vient d’Onésime Reclus (frère d’Elisée Reclus), zouave d’Algérie, qui était contre la théorie de la race, mais considérait que la langue pourrait être le facteur qui assurerait la domination française en Afrique. Il a d’ailleurs écrit un livre, Lâchons l’Asie, prenons l’Afrique. Pour lui, et contrairement à son frère anarchiste, il considérait que la langue pourrait être le ciment des colonies françaises. L’origine du terme est donc très marquée par le colonialisme.
Deuxième souci, le prochain sommet de 2024. Villers-Cotterêts est un haut lieu de la francophonie … en France. On est donc en droit de se demander pourquoi la francophonie, décrite par Emmanuel Macron comme « quelque chose qui échappe à la France » se réunira précisément là.
Enfin, depuis quelques mois, on sait que des personnes, par exemple des Marocains parfaitement francophones et francophiles, ont des difficultés pour venir en France, parce qu’il leur manque un certificat d’hébergement, alors qu’ils viennent depuis des années, pour revoir l’endroit où ils ont fait leurs études, ou rendre visite à leurs petit-enfants. Il y a donc une certaine contradiction entre l’affirmation d’une grande ouverture sur la francophonie, et une politique d’immigration de plus en plus restrictive.
Béatrice Giblin :
La francophonie est évidement liée à la colonisation. Si l’on parle français dans certains pays d’Afrique de l’Ouest, c’est bien parce que la France les a à un moment colonisés. Mais pourquoi certains d’entre eux ont-ils gardé le français comme langue officielle ? Parce que la diversité linguistique y est parfois très grande, et il n’y en a pas forcément une langue qui s’impose d’elle-même. D’une certaine façon, le français a permis de faire nation dans une certain nombre d’Etats. Mais il y a des grandes différences dans les représentations. Par exemple, l’Algérie ne fait pas partie de l‘OIF, alors que c’est un pays où une grande partie de la population parle le français, regarde les chaînes de télévision françaises, où les étudiants vont faire leurs études en France ou au Québec, etc. Les raisons pour lesquelles on ne veut pas entrer dans la francophonie sont donc éminemment politiques : ce serait perçu comme une nouvelle dépendance à l’égard d’un pays qu’on rejette.
Pour les pays du Maghreb se pose cependant une question de fond : leur diaspora se trouve majoritairement en France. La descendance de cette diaspora est française, et n’ira certainement pas s’installer au Maghreb. Les liens continueront d’être importants entre la France et ces pays, ne serait-ce qu’à cause de la proximité géographique. Le discours à propos du déclin est très ancien, j’ai l’impression de l’avoir toujours entendu. Qu’il y ait de plus en plus de gens qui parlent français est souvent un simple effet de la démographie. D’autre part, cela ne veut pas dire qu’ils le parlent comme nous le faisons ici. On sait que les langues sont vivantes, et qu’elles changent avec locuteurs. Il n’y a en réalité pas une langue française mais plusieurs, sans même parler du créole. Je crois qu’il faut désormais penser la langue comme un vecteur de partenariat, et non comme l’élément d’un système de domination.
Quels moyens voulons-nous donner à la recherche, à l’accueil, à l’éducation et à la formation en français ? On sait que la bataille de l’anglais est gagnée. Aujourd’hui, la plupart des Chinois ou des Arabes s’expriment en Anglais. Pour autant, faut-il considérer la francophonie comme une idée obsolète, juste bonne à être mise au rebut ? Je n’en suis pas sûre.
Richard Werly :
Je me réjouis que cette émission nous ait fait découvrir le parfait candidat au poste de nouveau secrétaire général de l’OIF, en la personne de Lionel Zinsou. Que nos auditeurs s’unissent et le mettent à la tête de cette organisation, car elle en a grand besoin.
Par ailleurs, Béatrice a raison dans son analyse à propos de la langue française, mais elle n’a pas parlé de l’Organisation Internationale de la Francophonie. Or je persiste à penser que le sommet de Djerba a montré des problèmes. Problèmes de casting et problèmes de moyens. Comment va-t-on financer les priorités que vous avez détaillées dans vos exposés ? L’espace francophone est bien vivant et plein d’énergie, et le combat pour la défense et la pratique de la langue française doit continuer. En revanche, le combat pour l’OIF, non merci.
Lionel Zinsou :
C’est amusant car il y a quelques années, on avait déjà annoncé dans les journaux ma candidature à ce poste, à ma plus grande surprise. Et voici qu’on remet ça aujourd’hui … Mais je dois vous détromper : j’ai passé l’âge. Plus sérieusement, je trouve important que l’opinion française puisse de temps en temps décaler un peu son regard, et cesser d’être en permanence franco-centrée. Vu du reste du monde, ce qui est important, c’est la vivacité de la culture en langue française, aussi bien canadienne qu’argentine. Ce qui est un émerveillement dans une réunion de l’OIF, c’est de converser avec les Haïtiens, qui parlent la langue de 1804. Quand vous lisez la presse haïtienne, c’est une pureté de langue formidable. Et ce, sans aucune hostilité aux autres langues. La cohabitation avec le créole est partout dans les instituts français, il y a toujours eu un accueil à la possibilité de faire des choses dans les langues vernaculaires. Dans les pays non francophones, toutes les alliances françaises sont pleines. Le plus grand pays francophone ne sera d’ailleurs pas la RDC et ses 100 millions d’habitants, mais bien le Nigéria de dans dix ans, dont c’est la seconde langue. Il y a une vraie effervescence créative. Pour autant, a-t-on fait suffisamment d’efforts pour faire des séries télévisées, des formations d’excellence ? Avons-nous les infrastructures économiques et culturelles nécessaires pour gagner du terrain par rapport à d’autres langues, qui occupent le terrain économique et scientifique ? A l’évidence, il y a une sérieuse faiblesse de ce côté.