APRÈS LA GRÈVE
Introduction
Philippe Meyer :
1,28 million de personnes ont défilé, le 7 mars, selon le ministère de l’intérieur, un record dans les décomptes officiels pour des manifestations ayant une dimension sociale, tandis que la CGT a avancé le chiffre de 3,5 millions. Jamais depuis trente ans les syndicats de salariés n'ont été aussi unis pour combattre un projet de loi du gouvernement. « Les organisations ont redoré leur image en ayant su capter la colère des Français, analyse Frédéric Dabi de l'lfop. Ils échappent à la défiance touchant les partis politiques qui ont offert un piètre spectacle à l'Assemblée nationale lors des débats sur le projet de loi des retraites ». Ayant le vent en poupe toutes les centrales ont enregistré, depuis janvier, une hausse importante des adhésions. La CFDT a ainsi délivré 13.000 nouvelles cartes, une augmentation de 40 % par rapport à l'an dernier, sur la même période, tandis qu’à la CGT en a enregistré 12.500. Si l’opposition à la réforme des retraites reste stable et dominante (à 72%), elle est devenue également majoritaire chez les sympathisants LR (53% approuvent la mobilisation, +4 points en un mois) et même au cœur de l’électorat macroniste, celui des 55-64 ans. A cette désaffection dans les rangs des siens, le président devra ajouter un ressentiment contre sa personne que les sondages enregistrent sans désemparer. Avec lui, le gouvernement est confronté à une rare unité syndicale et à des centrales qui ont réussi à ne pas se mettre à dos l'opinion publique avec des actions coup de poing tout en espérant mettre suffisamment la pression sur le gouvernement pour l’amener à bouger. Dans les cortèges, les débordements des blackblocks ont été contenus ...
Dans les jours et les semaines qui viennent, l’intersyndicale veut durcir le mouvement contre le projet de réforme, sans perdre le soutien des Français. A l’issue de leur sixième journée nationale d’action contre la réforme des retraites, les syndicats ont demandé à être reçus « en urgence » par Emmanuel Macron, afin qu’il « retire » son projet, actuellement débattu au Sénat. Réponse de l'Élysée : « la porte de l'exécutif est toujours restée ouverte » mais, à Rungis, le 21 février, puis, quatre jours après, au Salon de l’agriculture, le Président de la République a indiqué qu’il ne cédera pas s’agissant du report à 64 ans de l’âge légal de départ à la retraite voté par le Sénat le 9 mars. D'après l'Ifop, seulement 34 % des Français pensent que sous l'effet du mouvement social la réforme sera retirée. « Il y a une mémoire de l'opinion publique qui a intégré que le gouvernement ne recule plus face à la rue », rappelle Frédéric Dabi. Au-delà des retraites, sociologues et philosophes relèvent que le problème de fond est moins le projet de réforme que l’évolution du rapport au travail lui-même et la quête de sens qui l’accompagne, comme en témoigne notamment les pénuries de main-d’œuvre qui sévissent actuellement dans le privé comme dans les administrations.
Kontildondit ?
Nicole Gnesotto :
Il y a quelque chose d’ubuesque dans la situation française. Après la grève, nous avons désormais une grande confusion, avec un décalage qui ne cesse de croître dans l’opinion, entre la rue et les élites, avec les syndicats d’un côté et le gouvernement de l‘autre.
L’opinion publique est contre le projet de réforme (72% dans les sondages, un chiffre qui se maintient, et 52% chez LR). La rue reste très mobilisée, avec plus d’un million de manifestants depuis la fin janvier. Les syndicats sont très unis, pour la première fois depuis douze ans. Du côté des élites, les ex-responsables politiques ou économiques conseillent à Emmanuel Macron de retirer son projet, qu’il s’agisse de Dominique de Villepin, de François Hollande, d’Alain Minc ou Jacques Attali. Quant à la communication gouvernementale, elle est si catastrophique qu’on en vient à leur souhaiter qu’ils la confient au cabinet McKinsey ! L’incertitude est très grande sur le vote LR à l’Assemblée, pour ma part je pense que certains députés pourraient très bien voter en fonction de leur position sur les présidentielles 2027 et non en fonction des retraites. Bref, on a une très forte majorité dans le pays contre cette réforme, et un président de la République très déterminé mais très seul, qui ne reçoit pas les syndicats, et qui pratique plus que jamais l’autoritarisme et la verticalité du pouvoir dont il nous avait promis qu’ils appartenaient au passé.
L’incertitude sociale est à son comble, et elle sidère nos voisins européens. Que se passe-t-il en France derrière la grève ? Un slogan m’a beaucoup marquée : « La retraite on s’en fout, on ne veut pas travailler du tout » Évidemment, cela peut faire sourire, mais cela fait aussi réfléchir. Derrière cette colère, je crois qu’il y a deux choses.
Premièrement, non pas un refus du travail, comme on peut l’entendre ça et là, mais plutôt un désenchantement sur la valeur travail. Aujourd’hui, on répugne à faire du travail le centre de son accomplissement personnel. Selon un récent sondage de l’Institut Montaigne, 80% des sondés sont satisfaits de leur travail, et 82% le sont de leur temps de travail (en moyenne à 38,5 heures hebdomadaires). Ce n’est donc pas le travail en tant que tel qui est remis en cause, mais le travail en tant qu’acteur de la promotion sociale, et par rapport à d’autres réalisations qui jusque là passaient après : la famille, les relations amicales, etc. Ce qui fait la une de la presse, « la grande démission », « l’absentéisme », tout cela n’est que la partie émergée d’un iceberg qui nécessite une réflexion profonde, à un niveau fondamental. Au passage, notons que ce serait un sujet absolument parfait pour le Conseil National de la Refondation : réfléchir à la place qu’occupe aujourd’hui le travail dans la société française.
Deuxièmement, il y a une colère qui n’est pas dirigée contre les inégalités sociales, mais contre l’enrichissement des uns et la stagnation des autres. On sait que les bénéfices des multinationales du CAC 40 ont atteint 120 milliards d’euros en 2021. Cet enrichissement spectaculaire d’une toute petite poignée de gens est vécu comme une injustice, à un moment où le gouvernement se refuse toujours à taxer les riches, l’héritage, etc.
François Bujon de l’Estang :
Nous assistons à l’un des grands psychodrames sociaux dont la France est coutumière. Cette fois-ci il est cristallisé sur le problème des retraites. Soulignons que ce dernier est récurrent, on avait déjà tenté de les réformer en 2010, puis pendant le premier mandat de M. Macron il y avait eu une tentative avortée. Gageons qu’on en entendra encore parler à l’avenir.
Je serai un peu plus circonspect que Nicole sur la grande alliance générale de tout le pays contre ce projet de réforme, car je crois qu’il y a des nuances et des difficultés dans chacune des catégories sociales sondées. Il y a par exemple des quantités de gens qui comprennent la logique de repousser l’âge de départ à la retraite, notamment à cause de la question démographique, mais aussi parce que nos partenaires européens l’ont tous fait.
Il est vrai que ce sont en réalité deux logiques qui se font face, deux légitimités, et qu’elles sont toutes deux inflexibles. D’un côté les syndicats qui refusent par principe de repousser l’âge de la retraite, et ont un fort soutien de l’opinion publique. De l’autre, le gouvernement, qui fait des comparaisons internationales, qui avait d’abord pensé remettre à plat tout le système avant de reculer. Il revient cette fois-ci avec une approche qui n’est plus que paramétrique. Et puis la conviction profonde du président de la République que le pouvoir syndical n’est que l’expression du corporatisme et du conservatisme social. C’est pourquoi il décide que c’est à la représentation nationale de trancher. On a donc deux trains lancés l’un vers l’autre sur la même voie. Normalement, le texte devrait être voté la semaine prochaine, après examen en commission mixe paritaire par les deux assemblées. Le danger social est grand dans ce choc de deux logiques dont aucune ne fait place au compromis.
Le spectacle de ces dernières semaines est en vérité très préoccupant pour l’avenir de notre démocratie, car aucun des acteurs ne s’y est montré à son avantage. A commencer par le président de la République, qui a fui le débat, et semble avoir pris pour devise : « de minimis non curat praetor » (« le chef ne s’occupe pas des détails »). En outre tout le monde sait qu’à ses yeux, le texte actuellement examiné au Parlement n’est qu’un pis-aller, qui ne vaut pas la mouture précédente. De son côté, le gouvernement n’a pas davantage brillé, Nicole a rappelé combien sa communication est désastreuse et ni la Première ministre ni le ministre du travail n’ont été à la hauteur. L’approche tactique est d’ailleurs très curieuse puisqu’avant même de commencer les négociations, le gouvernement a fait une concession en passant l’âge de départ de 65 à 64 ans, ce qui aurait pu servir de compromis plus tard. L’Assemblée nationale ne s’en sort guère mieux : le débat y a été caricatural, et franchement stérile : politique d’obstruction avec des milliers d’amendements, et un style débraillé dont il faut reconnaître qu’il n’est pas celui qui sied le mieux à la démocratie parlementaire. Le Sénat est un peu « lourdingue », mais il faut reconnaître qu’il est dans son rôle. Quant aux syndicats, ils sont droit dans leur bottes, unis pour « mettre l’économie française à genoux ». Rien de tout cela ne donne le spectacle d’une démocratie en pleine maturité.
Béatrice Giblin :
Vous avez souligné l’unité syndicale que l’on n’avait pas vue depuis François Fillon. Pour ma part, je ne la perçois pas aussi solide qu’on nous la présente, et je crains pour elle des lendemains qui déchantent. Il y a effectivement beaucoup d’adhésions, on les dit requinqués. Mais j’ai repensé à ce qui s’était passé pour le PS en 2007. Lui aussi avait connu une vague d’adhésions phénoménale, pour en faire un très grand parti de près de 250.000 adhérents. Et puis tout cela s’était effondré dans l’année qui a suivi. Attendons donc de voir.
La mobilisation syndicale tiendra-t-elle dans le temps ? Cette question renvoie elle aussi à une réflexion plus générale sur le travail. Si les Français étaient jusque là peu syndiqués, c’est parce qu’ils avaient le sentiment que les syndicats ne les défendaient pas bien, ou ne répondaient pas à leur vraies préoccupations. Au fond, ils estimaient que se syndiquer ne servait à rien. Le syndicalisme n’était fort que dans certains secteurs bien identifiés (transports, énergie, santé et enseignement), mais dans le privé il était bien plus faible (même s’il était à la tâche et obtenait des résultats branche par branche). Je ne suis pas sûre que ce moment de cristallisation actuel soit une réel renouveau pour les syndicats s’ils ne prennent pas réellement en charge la question du travail. Le sondage cité par Nicole est très révélateur : une forte majorité de gens sont satisfaits de leur travail, or le bruit constant donne l’impression qu’on n’a qu’une seule envie, celle de s’arrêter de travailler dès que possible. Comme s’il n’était plus audible aujourd’hui de dire qu’on est heureux en travaillant (à moins d’avoir une profession intellectuelle comme les nôtres, qui permet de travailler très longtemps). C’est à cette contradiction qu’il faut réfléchir.
Ce problème de l’inégalité du travail s’est encore accentué depuis l’essor du télétravail. Car il est bien plus compliqué de « mettre l’économie française à genoux » que cela ne l’était en 1995. Les gens sont restés chez eux et ont travaillé à distance sans que cela ne provoque le coup d’arrêt promis. J’ai été frappée que la RATP ne provoque pas ce coup d’arrêt. En 1995, toutes les stations de métro étaient fermées, cela n’a pas été le cas cette fois-ci, preuve que certains éléments ont radicalement changé. Le fait qu’on ait intégré que cette réforme sera de toutes façons appliquée ne tient pas seulement à une certaine résignation ; il s’agit aussi d’accepter que cela doit se passer ainsi, même si on se refuse à le reconnaître et à le dire.
En revanche, je ne comprends pas cette inflexibilité des deux camps. Elle empêche toute négociation, la seule issue est un affrontement qui ne fera que des perdants.
Akram Belkaïd :
Le rapport au travail a évolué en profondeur, et il manque en effet une réflexion qui en tienne compte. Le travail lui-même a changé : il est de plus en plus numérisé, et les progrès de l’intelligence artificielle ne feront qu’accélérer cette métamorphose. Et puis il y a les conséquences des expériences vécues, et notamment le confinement, qui a montré à beaucoup de gens que passer au bureau huit heures par jour ou davantage n’était peut-être pas un choix de vie très attirant. On sait que les jeunes générations sont moins intéressés par des contrats à durée indéterminée, essaient de négocier des avantages dès leur embauche, concernant surtout leur part de temps libre. C’est une tendance qui n’est pas près de disparaître, et qui doit être prise en considération.
L’autre point qui m’interpelle depuis des années est la colère. Je me souviens d’un rapport du médiateur de la République à ce sujet. Je pense que cette colère est sous-estimée. On l’évoque souvent au passage, dans des éditoriaux, ou en période de campagne électorale. Mais la société française fonctionne dans un paradoxe : le niveau de vie moyen du pays est assez élevé, le niveau d’épargne est très élevé, les services publics fonctionnent encore malgré les difficultés, mais l’expérience quotidienne démontre que cette colère subsiste, et peut s’exprimer lors de rendez-vous électoraux ou de grandes échéances nationales. En 1995, les Français ont été dans la rue, ou ont parfois fait grève par procuration, un concept inauguré à l’époque. Pour un observateur étranger comme moi, il y a une relation de causalité entre ce qui s’est passé en 1995 (c’est à dire les espoirs déçus, puisque la réforme est finalement passée) et le « coup de grisou » sept ans plus tard, avec la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour des présidentielles de 2002. Ce qui est en train de se passer aujourd’hui m’inquiète beaucoup pour cette raison. L’échéance de 2027 , c’est demain, et beaucoup de gens dans les cortèges sont ulcérés. Notamment tous ceux qui ont adopté une position républicaine, et ont voté pour Emmanuel Macron pour faire barrage à l’extrême-droite, sans soutenir ses idées ou son positionnement politique. Ceux-là se rendent compte que la promesse du président d’entendre leur voix était creuse, et ils réfléchiront désormais à deux fois avant de glisser leur bulletin dans l’urne.
LA POLITIQUE FRANÇAISE AU MAGHREB ET LA SITUATION DE LA TUNISIE
Introduction
Philippe Meyer :
Dans un Maghreb gangrené par les crises internes (effondrement économique de la Tunisie, déchirement de la Libye...), un conflit régional (l’Algérie et le Maroc ont rompu leurs relations diplomatiques en 2021) et des tentations étrangères (de la Russie et de la Chine), une des terres de prédilection de la France s'est transformée en zone de crispations pour Paris. Entre un pari algérien tourmenté et la préservation d’une relation avec le Maroc jadis privilégiée, mais aujourd’hui rétrogradée, l’approche présidentielle du Maghreb suit une ligne de crête assumée entre les deux frères ennemis du Maghreb, dont l’antagonisme s’est exacerbé depuis deux ans avec le retour du contentieux autour du Sahara occidental. Un jeu d’équilibre qui place la diplomatie française sous tension.
Depuis deux ans, avec le Maroc, les crispations sont allées crescendo : refus français de qualifier de « base sérieuse et crédible » à une future solution politique le plan d’autonomie marocain de 2007 pour le Sahara occidental ; affaire du logiciel espion Pegasus ; Qatargate devenu au Parlement européen Marocgate ; soupçons de complaisance avec le Maroc pesant sur un présentateur de BFMTV et enfin, condamnation des violations des droits de l'homme au Maroc par le Parlement européen le 19 janvier. Les responsables politiques et les médias marocains s’insurgent contre ce vote. L’ambassadeur marocain à Paris a été rappelé par Rabat.
Avec Alger, depuis plusieurs années, Emmanuel Macron s'est montré déterminé à réchauffer les relations. Plusieurs rapprochements ont été ébauchés dans le contexte de la crise sécuritaire du Sahel ou bien de la crise énergétique provoquée par la guerre d’Ukraine tout en entretenant des relations empreintes de méfiance. Des liens qui demeurent fragile, comme le montre l'affaire de la militante franco-algérienne Amira Bouraoui, rapatriée récemment en France alors qu'elle était en situation irrégulière en Tunisie. Alger a fustigé une « exfiltration illégale » et rappelé son ambassadeur. Une énième crise, qui intervient au moment où la relation se réchauffait entre Paris et Alger, après le voyage du président français en août dernier chez son homologue algérien. Une visite d'État en France du président algérien, était prévue en mai prochain.
En Tunisie, alors que le pays traverse une grave crise économique marquée par des pénuries récurrentes de produits de base, sur fond de tensions politiques le président Kaïs Saïed, - qui concentre tous les pouvoirs après avoir suspendu en juillet 2021 le Parlement et limogé le gouvernement - s’est référé le 21 février dernier aux Subsahariens présents en Tunisie en évoquant des « hordes de migrants clandestins », source à ses yeux « de violence, de crimes et d’actes inacceptables ». La Tunisie compte entre 30.000 et 50.000 migrants subsahariens, selon les ONG locales.
Kontildondit ?
Akram Belkaïd :
Si l’on examine le Maghreb central, il y a une évolution comparable des trois pays dont vous venez de parler. Pour des raisons diverses, ils ont tous trois pris des chemins inverses par rapport à ce que promettaient les révoltes populaires de 2011. Nous sommes dans un moment de retour en force de l’autoritarisme, du refus de la moindre transition politique ou de la moindre ouverture démocratique, le tout au nom de la stabilité.
Ce sont des pays dont les régimes et les sociétés sont en mutation. Et du côté français, on a parfois du mal à prendre la mesure des transformations en cours. A propos du Maroc par exemple, on n’a pas réellement mesuré l’impact des accords d’Abraham sur le makhzen, l’appareil administratif du Palais (c’est à dire le vrai pouvoir marocain). Le Maroc peut désormais compter sur Israël en tant qu’allié, et la paix conclue avec l’Etat hébreu donne à Rabat des portes d’entrée aux Etats-Unis plus importantes que par le passé. Cela place la diplomatie marocaine dans une situation de force (pense-t-elle) pour exiger un alignement de ses principaux partenaires européens sur la question du Sahara Occidental. La France continue de se montrer prudente sur cette question, même si par le passé, elle a toujours œuvré à conforter le Maroc dans ses positions, ou du moins à veiller à ce qu’il ne soit pas isolé face à la communauté internationale (aux Nations-Unies par exemple). Le message des Marocains est aujourd’hui le suivant : « C’en est assez du statu quo. Nous voulons que la France prenne clairement position. Soutient-elle oui ou non nos revendications de souveraineté territoriale sur le Sahara Occidental ? »
L’Algérie sort elle aussi d’une période de contestation démocratique assez puissante, mais elle est aujourd’hui dans une certaine forme de restauration, et l’équipe au pouvoir a du mal à prendre ses marques. D’où l’excès d’autoritarisme. Pendant les présidences de Bouteflika entre 1999 et 2019, il y avait une gestion des oppositions, une certaine marge de manœuvre existait pour elles. Aujourd’hui, le contexte a changé, l’autoritarisme est clairement affiché. Lorsque l’on est opposant, on est fatalement considéré comme agent de l‘étranger, et il ne saurait être question d’accepter que des opposants algériens puissent s’exprimer depuis d’autres pays, même partenaires, comme la France. C’est l’une des revendications algériennes : on demande à la France d’interdire ces expressions, ce que Paris refuse. Cela crée des problèmes récurrents entre les deux pays : l’ambassadeur algérien a été rappelé trois fois en deux ans. Le régime algérien est d’une grande nervosité, rappelons que son président a été élu avec un très faible taux de participation, et qu’il est visiblement en train de préparer un second mandat.
Ne nous laissons cependant pas abuser par ce genre de péripéties diplomatiques, et gardons en tête que très souvent, il y a une grande stabilité derrière les gesticulations de façade. Les relations entre les services de sécurité (qui ont toujours été excellentes) ont-elles réellement été touchées ? C’est là qu’est la vraie question.
Quant à la Tunisie, la situation économique est intenable et le pays vit une grave crise politique. La transition a été très mal gérée, la classe politique tunisienne dans sa totalité a donné une piètre image de la démocratie, au point qu’elle a dégoûté les Tunisiens de la politique. Les joutes au Parlement ont été scandaleuses et navrantes, et cela a conduit à la venue de cet acteur totalement inconnu : ce président sorti de nulle part, qui a réussi à capitaliser sur une sympathie acquise sur les réseaux sociaux et les télévisions. Aujourd’hui, on voit qu’il s’agit de quelqu’un qui ne supporte pas la moindre contradiction, et qui est en train d’engager son pays dans une pente très dangereuse, qu’illustrent ses propos parfaitement inacceptables sur les Subsahariens. Le racisme à leur encontre s’est immédiatement répandu. Les sociétés du Maghreb (qui sont assez similaires dans les trois pays) sont confrontées à la présence d’étrangers, qui ont constaté que la Méditerranée était de plus en plus difficilement franchissable, et qui s’installent sur place. Les mêmes problèmes se posent aux trois gouvernements, mais il est vrai que c’est plus criant en Tunisie à cause des difficultés économiques.
Béatrice Giblin :
L’hostilité profonde entre l’Algérie et le Maroc est le point le plus délicat pour la France, et nous place sur une ligne de crête. La frontière est fermée, une équipe de football marocaine n’a pas pu se rendre à Constantine pour disputer un match, bref les relations sont déplorables. A propos du Sahara Occidental (un problème dont la majorité des Français ignore à peu près tout), le Maroc y a déjà pris pied, et en réalité une grande partie du territoire est déjà sous contrôle marocain. C’est un point de crispation avec l’Algérie, qui héberge encore le Front Polisario. Je vois mal comment Rabat et Alger pourraient avoir de bonnes relations dans ces conditions.
La France a sur son sol de nombreux Marocain(e)s, et Algérien(ne)s. Les deux Etats ont pendant longtemps tout fait pour que leurs émigrés ne prennent pas la nationalité française. Mais avec le temps, ces populations ont acquis la nationalité française, même s’ils retournent facilement dans leur pays d’origine. Quand ils y vont, le contraste avec ce qu’ils vivent en France est grand, n’arrange pas non plus beaucoup les affaires.
Emmanuel Macron s’est dit : « je suis jeune, je n’ai rien à voir avec la colonisation, faisons le travail de mémoire et avançons avec l’Algérie ». La France a longtemps cultivé une relation privilégiée avec le Maroc (en particulier à l’époque de Jacques Chirac), autour du roi. Il semblerait que ceci ne fonctionne plus, à un moment où le Maroc s’estime en position d’imposer son point de vue. La France ne peut évidemment pas le faire, compte tenu de ses relations avec l’Algérie. La situation est donc inextricable.
Quant à la Tunisie, ce qui s’y passe est effectivement extrêmement inquiétant. Il est tout à fait frappant que les déclarations répugnantes du président Saïed (qui compare les migrants subsahariens à des « hyènes ») viennent d’un juriste constitutionnaliste, un professeur de droit réputé. Et si elles choquent une élite tunisienne, en revanche elles rencontrent pas tant d’opposition que cela au sein de la population. Le parti nationaliste qui s’est créé très récemment a gagné de nombreux suiveurs sur les réseaux sociaux et diffuse cette pensée. La Tunisie a certes aboli l’esclavage deux ans avant la France, mais l’adhésion de la population à cette abolition n’était sans doute pas majoritaire. N’oublions jamais que le Noir reste l’esclave, y compris dans les représentations actuelles d’une très grande partie de la population. La situation est vraiment grave.
François Bujon de l’Estang :
La position de la France est en effet très délicate, mais elle l’est de façon chronique. La dimension post-coloniale est évidemment très importante dans ces trois Etats du Maghreb, et puis il y a la géopolitique. Comme le disait Napoléon, « les Etats ont la politique de leur géographie ». Pour nous ce sont des pays voisins, et même si nos relations peuvent être difficiles, elles n’en restent pas moins très étroites. Et bien évidemment il y a également une dimension de politique intérieure étant donnée l’importance des communautés originaires du Maghreb dans notre pays. Elles comprennent de nombreux binationaux, qui restent très influencés par ce qui se passe dans leur pays d’origine.
Pour le moment, la France est obnubilée par la questions des retraites, mais il y aura d’autres grandes questions, et la prochaine qui sera débattue au Parlement concernera l’immigration. Quand ce débat aura lieu, on reparlera du très épineux problème des visas avec les pays du Maghreb, et celui des laissez-passer consulaires, dont la délivrance est indispensable pour toutes les personnes ayant une obligation de quitter le territoire français.
Cette dimension de politique intérieure est très difficile, mais même sans elle, le seul problème des relations diplomatiques est déjà redoutable. Notamment à cause de la brouille entre le Maroc et l’Algérie, dont le sujet échappe non seulement à la plupart des Français, mais aussi au reste du monde. De plus, au regard de tous les enjeux du Sahel, le problème du Sahara Occidental paraît assez dérisoire. Mais la brouille est là, et elle empêche tout progrès dans les relations diplomatiques. Au début de son premier mandat, Emmanuel Macron avait établi une priorité : rétablir avec l’Algérie une relation durable et normalisée, sans les sautes d’humeur qui viennent périodiquement la ponctuer. Le président français s’est attaqué à cette tâche par le biais mémoriel ; ce n’était pas le plus simple. Pour ma part, je ne suis pas sûr que ce soit l’approche la plus prometteuse, en tous cas elle aura nécessairement de nombreuses péripéties.
Les trois pays ont un problème comparable : l’absence de démocratie et les tentations autoritaires. Comme le disait Akram, c’est au nom de la stabilité qu’on justifie une politique immobiliste. L’échec du Hirak en Algérie, les tentatives très difficiles d’Emmanuel Macron de renouer un dialogue avec un président algérien mal élu, tout cela provoque une grande incertitude. Quant au Maroc, les accords d’Abraham ont en effet radicalement changé sa politique étrangère, et lui ont donné l’impression qu’il avait une créance à faire valoir au reste du monde : qu’on reconnaisse le « fait accompli » au Sahara Occidental. Mais c’est un raisonnement douteux, car si M. Trump avait effectivement donné au Maroc tout son appui, Joe Biden a par la suite fait machine arrière, si bien qu’aujourd’hui, les Etats-Unis ne reconnaissent pas davantage l’annexion du Sahara Occidental que la France. Le seul pays européen à avoir changé sa position est l’Espagne, et ce choix a été dicté par le profit à court terme et des avantages à tirer en matière d’immigration.
Nicole Gnesotto :
Les temps sont difficiles pour l’influence de la France au Sud. Cela va mal en Afrique subsaharienne, et ce n’est guère plus brillant au Maghreb. Emmanuel Macron avait tenté de faire reposer la relation avec ces pays sur trois piliers.
Il y avait d’abord l’équilibre entre l’Algérie, le Maroc et les communautés algériennes et marocaines en France. Or un fait nouveau est apparu : la montée en puissance du Maroc, qui a déséquilibré cette équation à trois inconnues. Peut-être que la diplomatie française n’en a pas suffisamment pris la mesure. En effet, la question du Sahara Occidental n’intervenait plus du tout dans nos relations avec le Maghreb, et voilà qu’elle est subitement devenue prioritaire. Nous sommes menacés des deux côtés : par les Algériens si nous reconnaissons les revendications marocaines, et par le Maroc si nous ne les reconnaissons pas. L’équilibre est devenu intenable.
Ensuite, il s’agissait de se débarrasser de l’héritage de la colonisation. Quand il s’était rendu en Algérie en 2017, le président français y avait tenu ce discours qui fit couler beaucoup d’encre : la colonisation était un crime contre l’humanité. Depuis, il a profondément changé. Certes, on a confié à Benjamin Stora une commission « mémoire et vérité », mais encore récemment, le président français déclarait : « je n’ai pas à demander pardon pour ce passé qui ne passe pas ». Le changement est donc très net. Il s’agit pour Emmanuel Macron de faire table rase et de recommencer la relation à zéro, sur des bases de Realpolitik, en laissant aux intellectuels le soin de déblayer le terrain historique. Là non plus, cela n’a pas fonctionné.
Le troisième pilier a consisté à privilégier la relation « d’homme à homme » avec des responsables locaux. Mais il s’agit aujourd’hui de gouvernements autoritaires au mieux, dictatoriaux au pire (comme c’est le cas en Tunisie). Par conséquent l’influence française se coupe de plus en plus des sociétés du Maghreb, et le président français des valeurs que notre pays est censé défendre. En Algérie, l’opposition du Hirak (même si elle semble en sommeil) ne peut pas voir d’un très bon œil les bonnes relations entre la France et le gouvernement d’Abdelmajid Tebboune. En Tunisie, même si la France a protesté quand le président Saïed a dissous le Conseil de la magistrature ou après ses déclarations sur les migrants subsahariens, on voit bien que l’on reste en porte-à-faux. Il y a une nécessité à repenser ces trois piliers.
La Tunisie est une tragédie absolue, et d’autant plus malheureuse qu’elle était évitable. Parce que c’est un tout petit pays, à qui l’Union européenne aurait facilement pu venir en aide. L’UE a fait beaucoup, les aides se sont comptées en milliards d’euros, mais le Covid a stoppé net les négociations visant à un accès de la Tunisie au marché européen. On a donné beaucoup d’argent, on a protesté, mais à aucun moment il n‘a été question de la part de la technocratie bruxelloise de faire de la Tunisie un objectif politique de l’UE. Et c’était une erreur, nous n’avons n’a pas pris la mesure de l’enjeu politique qui s’y jouait.
Akram Belkaïd :
C’est vrai, mais encore aurait-il fallu que la classe politique tunisienne soit elle-même à la hauteur de ces enjeux. Je suis pour ma part assez sévère à son égard, mais au risque de jouer le gauchiste de service, je le serai tout autant à l’encontre de la bourgeoisie tunisienne. Elle s’est accomodée pendant des années du régime de Ben Ali, puis a été très soulagée de le voir partir en 2011. Après son départ, elle n’a pas compris l’importance d’investir dans son pays. Et pire, il y a eu des régressions, avec des usines fermées ou délocalisées.
Nous parlions des subsahariens. Le révoltant discours de Saïed a effectivement révélé l’impensé raciste des sociétés maghrébines (qui est un vrai tabou). Il y a entre 20.000 et 30.000 immigrés subsahariens en Tunisie. Officiellement, ceux qui sont en situation régulière ne sont pas concernés par la vague d’arrestations actuelle, mais comme en France, la plupart travaille dans des conditions difficiles car leurs employeurs ne les régularisent pas.
Les élites tunisiennes n’ont pas pris la mesure de la chance historique qui se présentait à leur pays, et de l’occasion de le transformer en profondeur.