TURQUIE : TROISIÈME MANDAT POUR ERDOGAN
Introduction
Philippe Meyer :
Le 28 mai, Recep Tayyip Erdogan, 69 ans, a été déclaré vainqueur du second tour de l'élection présidentielle turque, réunissant 52,16 % des suffrages, contre 47,84 % pour son adversaire, Kemal Kiliçdaroglu. Pendant la campagne, la télévision publique TRT a accordé « soixante fois plus de temps d’antenne » au président sortant qu’à son rival, a observé l’organisation Reporters sans frontières. Perçue comme faible, sans accès aux ressources, l’alliance de six partis d’opposition n’est pas parvenue à convaincre l’électorat qu’elle pouvait mieux faire.
De Joe Biden à Vladimir Poutine, en passant par Emmanuel Macron ou Volodymyr Zelensky, chefs d’Etat et de gouvernement se sont succédé pour saluer la victoire du dirigeant turc, au pouvoir depuis vingt ans. Le chef de file de l’opposition avait pourtant les discrètes faveurs des dirigeants occidentaux, dont les relations avec Erdogan se sont fortement détériorées au fil de ses mandats successifs, surtout depuis le coup d’Etat manqué de 2016. Ces félicitations ont été assorties d'une invitation à entrer dans une relation constructive avec l'Union européenne, du moins plus apaisée qu'elle ne l'a été au cours des dix dernières années avec un président turc exploitant chacune des failles du bloc, de la migration à la relation avec la Russie. Depuis un an, Ankara bloque l'entrée de la Suède dans l'Alliance atlantique, prétendant que Stockholm héberge des « terroristes » kurdes sur son territoire. Cette question sera abordée notamment lors du sommet de l'Otan, les 11 et 12 juillet à Vilnius, en Lituanie.
Au Moyen-Orient, ces derniers mois, Recep Tayyip Erdogan a tenté de se rapprocher de son voisin, le président syrien Bachar al-Assad. Malgré une médiation russe ses tentatives n'ont pas abouti. Le président syrien a exigé en préalable à toute rencontre avec son homologue le retrait des forces turques stationnées dans le nord de la Syrie sous contrôle rebelle et la fin du soutien d'Ankara aux groupes rebelles opposés à Damas. La Turquie, accueille sur son sol 3,4 millions de réfugiés syriens ayant fui la guerre. Le chiffre réel est sans doute supérieur. Il a fait l'objet d'une surenchère électoraliste de la part de l'opposition qui parle de 10, voire de 13 millions de migrants en Turquie. La campagne électorale a été marquée par une poussée de xénophobie.
La réélection du président turc s’inscrit dans un contexte économique très dégradé : en deux ans, la livre turque a perdu 80% de sa valeur et l'inflation s'établit à 105%. En plus de l’inflation, le tremblement de terre du 6 février qui a dévasté des zones entières du sud-est de la Turquie, faisant au moins 50.000 morts, a laissé le pays exsangue. Le président Erdogan a promis de reconstruire au plus vite 650.000 logements dans les provinces affectées. Il a jusqu’en 2028 pour édifier une « IIe République », qu’il souhaite plus religieuse, plus autocratique, plus nationaliste, davantage tournée vers le Golfe, la Russie et la Chine que la première, fondée il y a cent ans, le 29 octobre 1923, par Mustapha Kemal Atatürk, sur les décombres de l’empire ottoman.
Kontildondit ?
Akram Belkaïd :
En Octobre prochain, Erdogan va donc pouvoir réaliser son rêve : être président au moment où l’on célébrera le centenaire de la République turque. Ce sera pour lui une manière d’entrer dans l’Histoire, et de se glisser dans les habits d’Atatürk. C’était l’un des objectifs de sa réélection.
Rappelons que malgré quelques incidents ici et là, quelques irrégularités, sa victoire s’est faite par les urnes. Ceux qui lui prédisaient une défaite en raison de la mauvaise situation économique se sont donc trompés. La colère contre les entrepreneurs proches de l’AKP, qui n’avaient pas respecté les normes antisismiques des bâtiments, ne s’est donc pas traduite dans les urnes. Certes, c’est la première fois que le président turc est obligé d’aller au second tour, mais il n’en reste pas moins qu’il a le soutien d’une majorité des Turcs. C’est une donnée que les analystes occidentaux ont trop eu tendance à négliger. Quand on présente ces pays « illibéraux » ou ces « non-démocraties » parmi lesquels on inclut la Turquie, on oublie ce socle d’adhésion populaire. Or Erdogan a su mobiliser ses électeurs sur plusieurs thèmes. L’un d’entre eux est la mauvaise relation entre la Turquie et une partie des pays occidentaux. Notamment au sein de l‘OTAN, mais aussi avec l’UE. Rappelons qu’au moment où Erdogan est arrivé au pouvoir en 2002, il se présentait comme pro-européen ; il entendait intégrer l’Europe et avait d’ailleurs entamé des négociations. On mesure le chemin parcouru depuis.
Autre raison pour laquelle il a été réélu : il est perçu en Turquie comme un facteur de stabilité. De nombreux Turcs estiment que la Turquie est un carrefour de multiples crises : l’Ukraine, la situation en Syrie qui n’en finit pas … Il y a l’idée qu’un changement de gouvernance pourrait entraîner une phase d’incertitude, et on n’ose pas prendre ce risque. Ce n’est pas tant la démocratie qui pose problème, elle est perçue comme un idéal à atteindre, c’est plutôt la phase de transition démocratique qui fait peur. Il y avait en outre la conviction que s’il avait été battu, Erdogan n’aurait pas accepté sa défaite de bonne grâce, et qu’une période de troubles aurait inévitablement suivi.
Michel Eltchaninoff :
Que se passera-t-il pendant ces cinq prochaines années de mandat présidentiel d’Erdogan ? Évidemment, on ne le sait pas, mais il y a deux grandes hypothèses. Soit une longue et pénible fin de règne, après ces élections qui ont tout de même été difficiles, soit un nouvel élan, un « erdoganisme » revigoré et plus agressif, une sorte de renouveau idéologique. Entre ces deux options, plusieurs éléments plaident en faveur de la première. Le président a 69 ans, il a eu des malaises pendant la campagne électorale, sa victoire n’est pas éclatante, une usure du pouvoir se fait sentir. Comme l’expliquait Akram, une majorité a voté pour lui, mais en tant que père fantasmé, qui protège autant qu’il effraie. Des votes par fidélité à une époque, celles des années 2000, qui vit l’émergence d’une classe moyenne en Turquie.
L’avenir s’annonce compliqué pour le président turc. Certes, l’opposition n’a pas été cohérente, mais une partie du pays, surtout sa jeunesse, aurait voulu tourner la page. Le plus grand problème consistera à extirper le pays de cette crise économique majeure, mais il sera également très compliqué de laisser la Turquie à cette place de pivot eurasien, entre l’OTAN, l’Europe, la Russie et la Chine.
La seconde hypothèse est peut-être moins probable, mais elle n’est pas à écarter pour autant. Sa victoire prouve que l’homme et le parti ont des ressources insoupçonnées. Et il y a cette date fatidique du 29 octobre 2023, du centenaire de la République turque. On sait que les préparatifs de cette célébration ont commencé depuis 2011, et cette date pourrait être un tremplin. Les projets pharaoniques ne pourront pas être tous réalisés, mais peut-être Erdogan compte-t-il à cette occasion proclamer cette « IIème République ». Ce mélange de conservatisme musulman et de nationalisme, cet « islamo-kemalisme », concept un peu étrange puisqu’Erdogan s’est construit contre le kemalisme, en luttant contre le républicanisme et la laïcité. Mais dans la forme, on y est, avec la promotion du parti-Etat. Il y a cependant le risque d’une dérive nationaliste, car cette élection a été remportée avec le soutiens des ultra-nationalistes d’extrême-droite, de plus en plus nombreux. Les difficultés de ce troisième mandat seront nombreuses, on peut craindre qu’Erdgan n’ait la tentation de se relancer idéologiquement grâce au nationalisme d’extrême-droite. Cela aurait évidemment des conséquences graves sur les réfugiés syriens et sur les minorités ethniques et religieuses.
Nicole Gnesotto :
Que peut-il se passer maintenant ? Pour répondre à cette question, il faut déjà faire un double constat. D’une part, la Turquie est divisée comme jamais, entre les ruraux et les urbains (rappelons que ni Ankara ni Istanbul n’ont voté Erdogan), appauvrie comme jamais, et donc la seule option en politique intérieure semble en effet être la radicalisation nationaliste. L’idée qu’on pourrait revenir à une libéralisation et à un régime plus modéré est totalement illusoire. Les classes moyennes sont trop appauvries, c’est un raidissement autoritaire qui se dessine.
D’autre part, c’est l’activisme géopolitique qui a réussi à M. Erdogan, il va donc continuer dans cette voie. Le nationalisme et l’islamisme redonnent au peuple sa fierté, et replacent le pays au centre du jeu international, tant à propos de l’Ukraine que du Moyen-Orient.
Comment vont réagir l’UE et l’OTAN ? Du côté de l‘OTAN, c’est un peu plus facile à prévoir. Évidemment, la Turquie est un partenaire très difficile, mais ce n’est pas nouveau. Rappelons qu’en 2003, les Turcs avaient refusé le survol de leur territoire aux avions américains attaquant l’Irak. Aujourd’hui, il y a deux point de contentieux avec les Américains. D’abord, la Turquie a acheté des batteries de missiles anti-aériens aux Russes (ce qui est tout de même stupéfiant dans le cadre d’une alliance militaire). Ensuite, ils refusent l’adhésion pleine et entière de la Suède à l’organisation atlantique. Sauf que les Américains ont trois bases en Turquie (dont l’une contient des dépôts nucléaires) et 5.000 soldats sur place. Ils ont donc de quoi peser considérablement sur la politique étrangère turque, et sont sans doute bien contents que les Turcs participent à une future médiation à propos de l‘Ukraine.
Pour ce qui est de l’Europe, c’est plus complexe. Il semble que l’UE soit tétanisée face à la Turquie, ne sache pas quoi faire, ni même ce qu’elle veut faire. Elle est en réalité bien contente qu’Erdogan ait gagné les élections, car si ça avait été l’opposition, il eut peut-être fallu reprendre les négociations à propos d’une entrée éventuelle de la Turquie dans l’Union, ce dont personne en Europe ne veut plus aujourd’hui.
La Turquie a une carte à jouer contre l’UE : les réfugiés syriens. Suite au traité de 2016, la Turquie garde les réfugiés, contre de l’argent européen. A chaque problème avec l’Europe, Erdogan menace d’ouvrir la frontière pour laisser passer les réfugiés syriens en Europe. Les Allemands, qui ont déjà une forte immigration turque, sont particulièrement inquiets.
L’Europe est quasiment à la merci de la Turquie. Il n’y a visiblement aucune stratégie, aucune alternative. Le vide de pensée est absolu. Le seul espoir est que cette fameuse coopération politique européenne, ce forum à 47 qui a déjà permis une rencontre entre Arméniens et Azéris, puisse permettre quelque chose, peut-être une meilleure relation avec la Grèce ?
Richard Werly :
Erdogan réélu n’était pas au sommet de la communauté politique européenne qui vient de se tenir le 1er juin à Chișinău en Moldavie. Ce n’est pas à proprement parler vexatoire, mais c’est tout de même révélateur.
Les élections grecques et turques ont été entrelacées, hasard historique extraordinaire. 1er tour des présidentielles et des législatives en Turquie, premier tour en Grèce, puis second tout turc enfin second tour grec le 25 juin prochain. Il y aura donc très bientôt un moment de vérité : est-ce qu’Erdogan va essayer d’une manière ou d’une autre de faire jouer son influence lors de l’élection grecque ?
A propos de la posture d’Erdogan, le second tour était certes inattendu, mais en réalité il ne fait que renforcer le président turc. Car désormais il peut dire que l’opposition a pu s’exprimer. Son apparence démocratique est consolidée. On a peu parlé de l’opposition et de son candidat, M. Kılıçdaroğlu. Le résultat d’Erdogan est largement lié à la personnalité de son opposant. Ce dernier avait réussi une prouesse : unifier l’opposition derrière lui, mais il n’a jamais été considéré comme un candidat d’avenir. Il a été perçu comme le candidat anti-Erdogan, mais cela n’allait pas au-delà. Si demain, l’opposition turque parvient à faire émerger un leader crédible, la posture d’Erdogan sera bien plus inconfortable.
Un mot enfin sur l’Ukraine, où Erdogan maîtrise indéniablement son jeu. Il contrôle le Bosphore et par là, tous les débouchés commerciaux de l‘Ukraine. Il est ensuite maître du jeu diplomatique, car quelle que soit l’initiative de paix qui émergera, la Turquie y aura incontestablement une part importante. Enfin, s’agissant de l’OTAN, même si les Etats-Unis gardent un levier solide en Turquie, rappelons tout de même que si le sentiment nationaliste turc continue de croître, il risque d’y avoir une collision avec les Etats-Unis à un moment donné. Mais on n’en est pas encore là.
Akram Belkaïd :
Il faut souligner que l’anti-américanisme est extrêmement répandu en Turquie, on le retrouve dans toute la société, quelle que soit la couleur politique. Y compris dans les grandes villes, où une grande partie de la jeunesse est très opposée aux Etats-Unis. Dans les années 2000, un roman mettant en scène un affrontement militaire entre les USA et la Turquie avait été un best-seller.
Le nationalisme est sans doute le plus petit dénominateur commun au sein de la société turque. Même le candidat d’opposition l’utilise. L’Europe et les Etats-Unis n’ont pas encore accepté de reconnaître le nouveau statut de la Turquie, celui d’une puissance en quête d’affirmation ou de reconnaissance. Quand on décrypte les discours politiques et les analyses, on décèle souvent un sous-texte : « mais de quoi se mêle la Turquie ? ». La Turquie est bel et bien une puissance qui compte, et il serait temps de l’admettre. Elle est présente en Syrie, en Libye, de plus en plus en Afrique par le soft power (avec des instituts culturels au Cameroun par exemple). La Turquie n’est définitivement plus cet homme malade qu’on se plaisait à railler au XIXème siècle.
Michel Eltchaninoff :
Pour se rassurer après sa victoire, on a tendance à louer le pragmatisme d’Erdogan, cette capacité à négocier dans l’intérêt de la Turquie, que ce soit avec l’OTAN, avec l’UE, mais aussi avec la Russie. Je sais que comparaison n’est pas raison mais personnellement, cette récente élection turque me rappelle celle de 2018 en Russie, quand Vladimir Poutine a été élu pour son quatrième mandat. L’élection avait été un peu morne, on était loin du nationalisme exacerbé de 2014 (année d’annexion de la Crimée), et Poutine s’était fait réélire sur l’idée d’une Russie « pour les gens », avec un programme social très développé. Après l’élection de 2018, tous les commentateurs se demandaient donc comment Poutine comptait se relancer. Et on a vu l’invasion de l‘Ukraine en 2022. Évidemment, Erdogan ne va sans doute pas lancer une guerre, mais si la comparaison est intéressante, c’est parce qu’il s’agit de deux sociétés autoritaires où l’on encourage un discours de revanche contre l’Occident, et un conservatisme des valeurs. Dans les deux cas, on a un dirigeant qui commence un nouveau mandat dans une position apparemment un peu fragile. On est effectivement en droit de craindre une radicalisation nationaliste.
Nicole Gnesotto :
La comparaison avec la Russie de 2018 est en effet très pertinente, et il y a une similitude supplémentaire : la Turquie veut être reconnue comme une grande puissance régionale. C’est ce qu’avait fait Poutine en envoyant une aviation ultra-moderne en Irak puis en Syrie. Les Occidentaux ont alors pris acte que la Russie était une puissance incontournable au Moyen-Orient. Je pense qu’une tentation belliciste chez Erdogan n’est pas à exclure. Peut-être contre les Kurdes en Irak ou en Syrie. Cela irait contre les intérêts américains. Quant aux relations avec la Grèce, je crains qu’elles ne soient pas en voie d’amélioration prochaine. Rappelons qu’il y a eu un très grave incident entre les deux pays en 2020 à propos d’exploitation gazière en zone marine.
J’ai l’impression qu’en Occident, la Turquie joue un peu le rôle du « Sud global » à elle seule. C’est à dire d’un pays qui est à la fois allié et indépendant. Le nouveau « non-alignement » de la modernité mondialisée. L’Union européenne aurait tout intérêt à concevoir une union bilatérale avec la Turquie, différente de l’élargissement.
L’ONU ET LA POLLUTION PAR LE PLASTIQUE
Introduction
Philippe Meyer :
Sept ans après la COP21, un millier de délégués de 175 pays et plus de 1 500 scientifiques et représentants de la société civile et de l’industrie se sont réunis du 29 mai au 2 juin à l’Unesco, à Paris, avec pour mission de « mettre fin à la pollution plastique » à travers l’élaboration d’un traité international juridiquement contraignant d’ici à 2024. En 2019, le monde a produit 460 millions de tonnes de matières plastiques. Le double de sa production de 2000. Ce chiffre pourrait tripler d'ici à 2060 en l'absence de nouvelle politique, selon l'Organisation de coopération et de développement économique. Si les pays participant aux discussions à Paris s'accordent sur la nécessité d'une réponse globale, ils sont divisés sur les mesures à entreprendre. Une « coalition pour la haute ambition », portée par le Rwanda et la Norvège et composée d'une cinquantaine de pays dont ceux de l'Union européenne, mais aussi le Canada ou le Japon, demande une réduction de la production globale du plastique. D'autres pays comme l'Arabie saoudite ou les Etats-Unis entendent défendre leur secteur pétrochimique et mettent donc l'accent sur la collecte des déchets et le recyclage.
Dans un rapport publié le 16 mai en amont de la conférence de Paris, le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) estime que la principale solution est d’appliquer la règle des « 4 R » (réduire, réutiliser, réparer et recycler), dans cet ordre. Ainsi, la pollution plastique pourrait être réduite de 80 % à l’horizon 2040 : très persistants dans l'environnement, les polymères se dégradent en micro et nanoparticules qui polluent l'air, le sol et l'eau jusqu'au sommet de l'Everest et ils intègrent la chaîne alimentaire. Le plastique pose aussi problème pour son rôle dans le réchauffement climatique. Il représentait 1,8 milliard de tonnes de gaz à effet de serre en 2019, 3,4% des émissions mondiales. L'idée consiste à passer d'une économie et d'un mode de production linéaire (extraire, transformer puis jeter) à une économie circulaire, où rien ne se perd ou presque. In fine, la transition vers une économie circulaire pourrait permettre au monde d'économiser 1,27 trillions de dollars, estime le PNUE. Et 3,25 trillions de dollars supplémentaires pourraient l'être grâce à l'élimination d'externalités négatives dues à la pollution plastique telles que les coûts liés aux problèmes de santé, de climat, de pollution de l'air, de dégradation des écosystèmes marins, etc. Enfin, cette transition pourrait permettre de créer 700.000 emplois dans le monde, principalement dans les pays en voie de développement.
Kontildondit ?
Richard Werly :
Je n’étais pas familier de ce sujet, et quand je me suis plongé dans la documentation pour préparer l’émission, j’ai été très frappé du côté apocalyptique de la situation. Quel que soit l’angle par lequel on envisage le problème, on s’aperçoit que le plastique est absolument partout : dans l’air, dans l’eau, dans la nourriture, c’est tout à fait diabolique. Même si on arrivait à éviter le triplement de la production de plastiques d’ici 2060, ce qui n’est pas sûr, on voit mal comment on pourra régler le problème déjà posé aujourd’hui. Et je ne parle même pas de ces îles de plastique dans le Pacifique, dont nous avons tous vu des images. J’étais récemment dans les Balkans et on voit ces sacs en plastique accrochés aux barbelés un peu partout, une image glaçante qui donne une idée du phénomène … Ce cataclysme sera d’autant plus difficile à éviter que le plastique est tout de même un produit extrêmement facile et pratique au quotidien. Je reconnais que personnellement, il m’arrive de regretter les sacs en plastique quand je fais mes courses par exemple. Alors que faire ?
Dans la conférence internationale de l’Unesco qui s’est terminée le 2 juin, trois choses m’ont frappé.
D’abord, la présence des industriels n’a pas été mise en avant, ce sont les Etats qui se sont réunis pour réguler. C’est évidemment crucial, mais on attend tout de même une conférence contraignante à laquelle adhèreraient les industriels. Citons les trois plus grands fabriquant de plastique, dans l’ordre. Le premier (de très loin) est Exxonmobil (USA), puis BASF (Allemagne), et ENI (Italie). Comment amener de tels industriels autour de la table, et les contraindre à des actions significatives ?
Ensuite, il s’agit d’un débat « Nord-Sud ». Dans les pays émergents et en voie de développement, le plastique est très utilisé et c’est compréhensible, car il est pratique et peu coûteux. Mais même dans les représentations, il est encore perçu comme un signe de progrès, et non comme un danger. Il n’a absolument pas la même tonalité dévastatrice que dans les pays du Nord. Comment combler ce fossé de représentation ?
Enfin, si des négociations sur la limitation du plastique sont indispensables, il faut aussi prendre en compte un autre problème : tout ce qui nous entoure est en plastique, par quoi va-t-on remplacer tout cela ? Il y a là une question de prix. Il se trouve que cette conférence s’est tenue au moment où est sorti le rapport de l’économiste Jean Pisany-Ferry sur le coût de la transition écologique, or ce coût est absolument faramineux. La transition écologique va coûter très cher, tant en termes de budget pour les Etats que d’emplois. Certes, des emplois seront créés à terme, mais il y aura une première phase où d’autres seront détruits, et massivement. Je dois reconnaître que travailler sur cette question des plastiques m’a sapé le moral, tant l’ampleur du problème est gigantesque …
Nicole Gnesotto :
C’est indubitablement un cataclysme à venir, mais j’aimerais tout de même signaler une bonne nouvelle parmi toutes ces catastrophes environnementales à venir : le renouveau du multilatéralisme. Tant en termes de méthode qu’au point de vue qualitatif. Après les échecs du multilatéralisme traditionnel (ONU, FMI, Banque mondiale …), on a une créativité nouvelle au sein des Nations-unies, pour gérer des problèmes globaux de façon inclusive, avec non seulement les Etats, mais tous les autres acteurs : sociétés civiles, ONG et industriels. On a pris conscience qu’il faut un engagement collectif de l’humanité sur ce qu’on appelle les enjeux globaux, et c’est une excellente nouvelle.
Le 6 mars dernier, on a signé un traité international de protection de la haute mer. Il n’y avait rien sur les eaux internationales, et à présent on a un traité contraignant. Quelques mois plus tôt, il y a eu la conférence des Nations unies sur les océans, qui sera bientôt suivie d’une autre à Nice. Et puis il y a les COP. Cela signifie que les Etats sont conscients qu’ils ne pourront pas régler seuls des défis pareils, qui sont globaux. Il y a des acteurs privés, et notamment des industriels. Évidemment, ils ne sont pas à la table des négociations, mais ils sont derrière. Comme une force négative certes, qui empêche d’aller trop loin dans les régulations, car les intérêts économiques sont gigantesques. Je rappelle que la COP21 a préconisé des mesures de réduction des émissions de gaz à effet de serre telles que tous les armateurs se sont unis pour que rien ne soit fait en ce qui concerne les océans. Cette pression des industriels existe, c’est une difficulté supplémentaire, mais je trouve plutôt positif qu’ils soient au moins partie prenante. Car rien de significatif ne sera accompli si on ne met pas ensemble tous les acteurs.
Quant à la méthode, il y a là aussi de la nouveauté. Sur les plastiques, il y avait déjà eu une conférence l’année dernière en Uruguay, dans laquelle tous les participants (ONG et industriels inclus) ont donné leurs idées. Ceci a abouti à un document, une liste de 37 pages. Lors de la deuxième conférence qui vient de s’achever, il s’agissait de voir, à partir de cette liste, quel genre de stratégie pourrait créer du consensus. Et si j’ai bien compris, c’est plutôt vers l’interdiction des plastiques à usage unique que l’on se dirige (une idée que l’UE a défendu très tôt).
Si cette méthode porte ses fruits, la prochaine conférence sur le plastique pourrait aboutir à un traité contraignant. Même si ce n’est que sur un point, il me semble qu’il y a là un progrès indéniable.
Akram Belkaïd :
On dit souvent que nous vivons dans l’âge du pétrole, et n’oublions pas que qui dit pétrole dit plastique. C’est l’une des données fondamentales du problème. Depuis une dizaine d’années l’industrie pétrolière est confrontée à des chocs venant des marchés. Ces derniers s’interrogent sur la capacité à trouver de nouveaux gisements et à se développer au moment où il y a une mobilisation mondiale pour promouvoir une transition énergétique. Ces compagnies pétrolières font donc face à un problème existentiel. Elles ont trouvé un moyen de diversifier leurs revenus, en ne se limitant plus aux hydrocarbures, et en développant un secteur pétrochimique. L’un des grands symboles de tout cela, c’est l’Aramco, la compagnie pétrolière saoudienne, véritable Etat dans l’Etat. Ce n’est pas un hasard si l’Arabie saoudite fait partie de ces pays qui freinent des quatre fers pour empêcher un accord sur la réduction des plastiques. Il y a donc un énorme enjeu économique qu’il faut rappeler.
Si le plastique est un tel cas d’école, c’est aussi à propos de la manière dont se mettent en place des solutions. Le problème est aussi colossal que complexe, et on ne le résoudra pas par des solutions simplistes. Interdire le plastique ? Personne ne l’imagine sérieusement. Les industriels préconisent le recyclage et, si interdiction il y a, elle ne concernera en effet que le plastique à usage unique. Or cette question du recyclage est à examiner attentivement (pas seulement à propos du plastique, d’ailleurs). Le recyclage est une espèce de solution miracle qu’on s’empresse toujours de mettre en avant. On oublie de signaler qu’il y a en réalité très peu de recyclage, que cela coûte très cher, et que paradoxalement, cela pollue (il faut beaucoup d’énergie, et parfois beaucoup d’eau). Jusqu’à présent, le recyclage n’est pas une solution satisfaisante. Quand les industriels mettent en avant le recyclage, c’est une manière de culpabiliser les utilisateurs que nous sommes. On nous enjoint de faire des efforts, de consommer moins et mieux, alors qu’en réalité, la plus grosse partie du problème se joue ailleurs. Ce n’est pas parce que vous ne ferez plus vos courses avec un sac en plastique que le problème sera réglé, le plastique est présent partout dans l’industrie, et dans des quantités autrement plus énormes. Le vrai problème, c’est l’utilisation par l’industrie, pas par les particuliers. Le consommateur peut faire tous les efforts du monde pour trier et recycler, mais rappelons-nous que ce n’est pas là que le problème se joue, et que de toutes façons en France, une grande partie de nos déchets « à recycler » vont au même endroit que les autres, c’est à dire droit dans l’incinérateur. Si l’ont veut faire une vraie différence, il faut avoir le courage politique d’interroger la question du recyclage.
Michel Eltchaninoff :
Il y a effectivement derrière le plastique des enjeux économiques et politiques gigantesques, et ce n’est pas au consommateur de tout faire. Mais avant tout, je crois qu’il y a une question de perception, de représentations. Comment imaginer un monde sans plastique, alors que nous vivons dans un monde en plastique ? Quand j’étais enfant, alors que mes aînés jouaient au Mécano ou aux soldats de plomb, je jouais aux Playmobil ou aux Lego … J’ai toujours baigné dans le plastique. Il est l’esthétique, l’ambiance, voire l’atmosphère de ces soixante dernières années. Aujourd’hui, il nous apparaît comme « diabolique », « monstrueux », « cataclysmique », mais il y a encore quelques décennies, il était proprement merveilleux. Je me souviens d’un texte de Roland Barthes de 1957, où il explique que le plastique est davantage qu’une substance car il contient l’idée même de sa transformation. Avec la même matière, on peut faire à la fois un seau ou un bijou. L’idée de la métamorphose perpétuelle. Barthes emploie le mot de « miracle » à propos du plastique. C’est une matière fluide, colorée, légère, polyvalente, omniprésente, et au fond, joyeuse. En somme, jusqu’aux années 1970, le plastique, c’était le bonheur.
Et aujourd’hui, voilà qu’il nous faut lire ces rapports, et comprendre que ce bonheur, cette légèreté créent une situation monstrueuse. Ne serait-ce que dans nos représentations, il sera effroyablement difficile de revenir en arrière, tant pour les industriels que pour les consommateurs.
D’abord parce qu’on aurait l’impression d’aller contre le progrès. C’est l’idée qu’il faut passer d’une économie linéaire à une économie de cycle. Tout l’Occident a vécu dans cette idée d’une ligne, d’une flèche du temps qui ne cesse de progresser, et voilà qu’on nous explique qu’il faut passer à autre chose. Le cycle donne une impression de retour en arrière, et ce n’est pas évident pour tout le monde.
Ensuite, la fabrication du plastique correspond à ce qu’on appelle une « mentalité vierge ». C’est l’idée de créer du neuf, du nouveau. Et là encore on va nous demander de passer à une mentalité du déchet. C’est la question du recyclage (qui pose par ailleurs les autres problèmes économiques qu’Akram a évoqués). Il va falloir utiliser du déchet, c’est à dire accepter que les articles que nous achetons soient moins beaux, moins vierges. Il va nous falloir changer toute notre esthétique de consommateur. Ce n’est pas évident, et cela ne va pas se faire du jour au lendemain.
Dernier obstacle de représentation : passer du jetable au réutilisable. Depuis des décennies, le mot d’ordre idéologique de l’époque est de « s’alléger ». Désormais il va falloir s’alourdir, se balader avec notre gourde, nos couverts (voire notre vaisselle), des lunettes en métal, des choses plus lourdes (car le plastique allège tous les produits qu’il intègre, les voitures, les vélos …). Tout va devenir plus lourd.
Sortir du plastique exigera que l’on change nos représentations. Une vie plus lourde, sans progrès, faite de récupération. Ce n’est pas forcément désespérant, mais gageons que ce ne sera pas facile pour tout le monde.
Nicole Gnesotto :
A propos de ce difficile « retour en arrière », le plastique est emblématique, mais la question se pose pour tout le reste : papier, eau, voitures à essence … Il ne s’agit pas seulement d’une révolution des mentalités, mais de plusieurs révolutions concomitantes. Comment attendre d’une société développée qu’elle accomplisse tout cela en à peine une décennie ? Je doute fort qu’on y parvienne, ou alors cela se fera à marche forcée. Je vois mal comment accomplir des changements aussi profonds et aussi nombreux de notre plein gré, sans y être forcés.
Akram Belkaïd :
C’est exactement le cas du Rwanda. Ce pays fait partie des chefs de file prônant l’interdiction, et dans le pays, l’utilisation du plastique est interdite, sous peine de fortes amendes. Kigali est une ville qui peut s’enorgueillir de ne pas avoir de plastique, mais à quel prix ? On connaît la nature du régime rwandais, est-ce là le modèle d’obligation « venue d’en haut » que nous souhaitons ?
Richard Werly :
Nicole se réjouissait que ce type de conférence annonce un renouveau, ou au moins est la preuve que le multilatéralisme fonctionne encore. Personnellement, je ne suis pas convaincu que ces traités changent véritablement la donne. Pour moi, la seule approche qui a ses chances est celle que Michel a esquissé : faire de l’abandon du plastique un modèle désirable, qui nous paraisse beau, agréable et utile. Si ce qu’on nous propose à la place du plastique nous paraît rugueux, lourd et laid, je doute que l’on parvienne à quoi que ce soit, en tous cas pas librement. C’est un enjeu de soft power mondial : il faut que les meilleurs esprits créatifs, les designers arrivent à nous faire aimer l’alternative au plastique. On ne laissera pas tomber le plastique pour le laisser tomber, on l’abandonnera pour quelque chose qui nous plaira davantage. Reste à inventer ce que ce sera.