LA RUSSIE APRÈS LA MARCHE DE WAGNER
Introduction
Philippe Meyer :
La prise de la grande base arrière russe de l'opération militaire en Ukraine, à Rostov-sur-le-Don, par les 5.000 mercenaires du groupe paramilitaire privé Wagner d’Evgueni Prigojine, a été réalisée sans le moindre coup de feu. Le lancement d’un raid armé vers Moscou ne s'est arrêté qu'à 200 kilomètres de la capitale et n'a été entravé par aucune force militaire substantielle. Juste avant de se lancer dans sa marche forcée Prigojine a brisé le tabou du mensonge, révélant que les généraux russes (et donc Poutine) avaient menti sur la guerre, sur les pertes humaines, les territoires reconquis par les Ukrainiens et même sur les buts de guerre, qu’il a déclarés « infondés ».
Construisant son empire médiatique et industriel à visage couvert, niant le moindre lien avec la milice Wagner spécialisée dans la guerre hybride, déployée là où la Russie défend ses intérêts sans vouloir apparaître - Ukraine, Syrie, Libye, République centrafricaine, Mali - Progojine n’a reconnu en être le créateur qu’en septembre 2022. Après l’avoir utilisé, puis l'avoir laissé recruter des prisonniers de droit commun ayant commis des crimes de sang, sans la moindre base légale, l'armée russe a interdit ces pratiques pour les reprendre à son compte. Une compétition avec Wagner s'est ensuite engagée, alors même que les deux forces faisaient face à la contre-offensive ukrainienne. Tandis que Prigojine insultait le commandement militaire russe pour son incompétence et appelait à sa démission, ses troupes ont été privées de vivres et de munitions. L’armée russe a demandé à intégrer la milice. L’incursion des groupes armés en provenance d’Ukraine dans la région de Belgorod, l’attaque de drones à Moscou puis l’avancée de Wagner vers la capitale ont posé la question de la capacité de l’Etat russe à défendre son territoire. Cependant, l’élite politique a fait corps : toute la journée du samedi, députés, gouverneurs ou élus locaux ont diffusé des messages de soutien au président.
Lundi, sans le nommer, Vladimir Poutine a qualifié Evgueni Prigojine de « traître » − une désignation qui vaut en théorie condamnation à mort. Au lieu de cela, dans la soirée le chef du Kremlin a offert à Prigojine des garanties de sécurité. Il a réaffirmé que ces combattants - ayant joué un rôle essentiel dans la guerre en Ukraine - ne feraient l'objet d'aucune poursuite. Ils pourront, au choix, signer un contrat avec le ministère de la Défense pour intégrer l'armée régulière russe, rentrer chez eux, ou rejoindre la Biélorussie, où doit s'exiler Prigojine. Lundi, l’homme d’affaires a réaffirmé que le but de sa « marche » n’était pas « la prise du pouvoir », mais seulement « d’empêcher le démantèlement » de Wagner. Certes, il « regrette » la mort de militaires russes. Mais M. Prigojine continue de se présenter en chef du groupe et assure qu’Alexandre Loukachenko, le président de la Biélorussie, lui aurait proposé une solution permettant « la poursuite du travail dans un cadre légal ». Lundi, le ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a assuré que la société allait « poursuivre » son travail en Afrique et ailleurs.
Kontildondit ?
Nicole Gnesotto :
Ce qui s’est passé en Russie la semaine dernière défie l’entendement, en tous cas le mien. Notre grammaire occidentale stratégique ne parvient pas à intégrer des pratiques qui relèvent à la fois de la mafia, de la dictature, des services secrets, sans compter les folies personnelles des uns et des autres. Je m’avoue donc incapable de prédire ce qui va se passer entre la milice Wagner et l’Etat russe, ou entre Prigojine et Poutine. Ce qui est sûr, c’est que ce qui s’est passé dans la journée du samedi 24 juin était certes stupéfiant, mais aussi un peu dérisoire : on a un mutin qui fond vers la capitale, provoque un vent de panique et puis décide de faire demi-tour, presque comme une pirouette.
Si l’on veut commencer à y voir quelque chose, il faut déjà distinguer le certain de l’incertain. Parmi les choses certaines, il y a d’abord un sérieux problème au sein de l‘armée russe. On le savait déjà concernant la gouvernance : problèmes d’état-major, de chaîne de commandement, etc. On savait aussi l’état d’impréparation des soldats. Ce qu’on a vu le 24 juin, c’est que l’état-major de la guerre ukrainienne, basé à Roskov, était soit impuissant, soit invisible, soit complice, mais dans tous les cas totalement inopérant. L’armée est donc devenue un sérieux problème pour l’Etat russe, puisqu’elle n’est pas victorieuse à l’extérieur, et qu’elle est inutile à l’intérieur.
Deuxième certitude : Prigojine a quitté le théâtre des opérations ukrainiennes. On le dit réfugié en Biélorussie, avec une partie de ses troupes, mais assez faible : un millier d’homme sur 25.000. Pour le moment, son statut ressemble à celui d’un exilé politique. Et cela, c’est tout de même une bonne nouvelle pour les Ukrainiens. Rappelons que les groupes Wagner ne sont entrés en guerre qu’après six mois de conflit, pour soutenir l’armée russe. Si les troupes de Wagner cessent d’opérer en Ukraine, ce ne peut être qu’un soulagement côté ukrainien.
Et puis il y a les incertitudes. Première d’entre elles : est-ce que Poutine est vraiment affaibli ? Les commentaires qui l’affirment sont presque unanimes. On le décrit humilié, ne contrôlant rien, avec une population qui ne le soutient pas vraiment, etc. Je n’en suis pas si sûre. Je pense que la position inverse est tout à fait défendable : en 24 heures, il a résolu un problème, exilé Prigojine et rétabli l’ordre. Je pense que si quelque chose sort affaibli de cette journée, c’est plutôt l’idée d’une possible résistance militaire à Vladimir Poutine.
Deuxième incertitude : qu’en est-il la contre-offensive ukrainienne ? Elle était annoncée depuis plusieurs mois et commençait tout juste quand Prigojine a entamé sa marche, mais jusqu’à présent elle n’a pas montré de résultat spectaculaire. L’heure semble être à l’enlisement, des deux côtés. Combien de temps tiendra cette contre-offensive, et de quel niveau d’aide occidentale aura-t-elle besoin pour ne pas être un échec ? L’affaire Prigojine ne doit pas détourner notre attention de ce problème essentiel.
Troisième incertitude : l’heure de la négociation. Je suis convaincue que le président Biden voudra être tranquille en janvier prochain pour sa campagne électorale, il va donc falloir que l’administration américaine trouve une espèce de succès d’ici là. Et pour avoir un début de négociation, il faudrait que les Ukrainiens soient vainqueurs, mais pas trop, pour ne pas que la Russie soit dépecée, et que Poutine soit affaibli, mais pas trop, pour qu’il reste l’interlocuteur. Or pour le moment, on est dans une situation inverse : pas de victoire ukrainienne, et à mon avis pas de réel affaiblissement de Poutine.
Lucile Schmid :
Nicole a commencé par rappeler la sidération qui s’est emparée du monde en voyant que Prigojine se lançait avec 5.000 hommes dans une sorte de putsch, arrivant à environ 200 km de Moscou, sans rencontrer de résistance de la part de la population, et ne s’arrêtant qu’à cause de la perspective d’une frappe aérienne. Nous avions considéré que Poutine était tout-puissant, et voilà que le couteau s’enfonce dans du beurre, en cela je ne suis pas de l’avis de Nicole : une faiblesse du président russe a été montrée de façon indéniable.
Dès lors, on ne peut que s’interroger sur ce qu’est le pouvoir en Russie, et sur le personnage de Prigojine. Une espèce de mafieux, qui commence dans la petite délinquance, fait pratiquement huit ans de prison, devient par la suite le roi du hot-dog, crée un restaurant prestigieux à Saint-Pétersbourg où se pressent les diplomates, devient très riche grâce à Vladimir Poutine, et qui rencontre un jour ce militaire néo-nazi, Dmitri Outkine, qu’on appelle « Wagner ». A partir de là, il crée une armée de mercenaires opérant aux quatre coins du monde : Syrie, Centrafrique, Mali … Il possède par ailleurs une mine d’or au Soudan, bref Prigojine est quelqu’un qui place la question de l’enrichissement et de la proximité avec le pouvoir russe au cœur de sa trajectoire.
Au fond, Prigojine a construit un mercenariat d’Etat. En 2016, il avait déjà perturbé l’élection présidentielle américaine en créant une usine à trolls. Sa façon de faire de l’argent passe toujours par une déstabilisation des Etats. Mais ce samedi 24 juin, il a déstabilisé l’Etat russe. A-t-il encore un avenir possible après cela ? Certainement pas en Russie, mais il était si imbriqué avec Vladimir Poutine que cela nous en apprend beaucoup sur le président russe. Au fond, les deux hommes se nourrissaient l’un de l’autre, on sait que Prigojine a joué un rôle capital dans la guerre en Ukraine, notamment à Bakhmout. Poutine était dans sa tour d’ivoire quant Prigojine était sur le terrain. Il allait dans les prisons pour convaincre les prisonniers de s’engager. Cette affaire nous éclaire donc sur la nature du pouvoir russe, ainsi que sur les risques qui existent pour nous face à ces Etats dictatoriaux dans lesquels l’imbrication entre affairisme, délinquance, et appareil militaire d’Etat est très grande.
Que signifiera le retrait de Prigojine pour la guerre en Ukraine ? Il est trop tôt pour le dire, mais on voit que la contre-offensive ukrainienne peine, que l’armée russe a su s’adapter. Comment Prigojine pourra-t-il continuer à agir sur les théâtres d’opérations de Wagner ? Et comment l’armée russe va-t-elle se réorganiser sur le théâtre ukrainien ?
Lionel Zinsou :
Ces évènements ne sont au fond pas si surprenants que cela, dans la mesure où ils nous rappellent un certain nombre de précédents similaires. Ils ont certes créé une immense surprise, mais il y a quelques lois de l’Histoire qu’il est toujours bon de rappeler. D’abord, un régime politique est quelque chose qui peut s’effondrer très vite. Ensuite, les armées, qu’on nous décrit comme « la deuxième, troisième ou quatrième au monde » ne sont généralement pas du tout ce qu’on nous en dit, et c’est à l’épreuve du feu que l’on s’en aperçoit. Il y a des précédents, et pas qu’en Russie, il est très possible que les grandes armées occidentales ne soient pas les parfaites machines de combat qu’on nous décrit. Quant à l’opinion publique, c’est un peu ambigu, car à Rostov ou à Voronej, les gens ont applaudi Wagner quand ils sont arrivés, mais aussi quand ils sont repartis …
Les régimes politiques s’effondrent très vite. En 1989, l’Union soviétique n’a pas tenu longtemps après que l’armée rouge s’est retirée d’Afghanistan. En Grèce, la dictature des colonels s’est effondrée après seulement quelques heures de soulèvements d’étudiants à Athènes. On s’attend à une dégradation lente, alors que ce genre de phénomène peut aller très vite. On se demandait si Poutine était encore à Moscou, mais le seul fait de mettre des sacs de sable sur les routes pour retarder la progression de Wagner est tout de même significatif d’un pouvoir qui aurait pu s‘effondrer. Attendons-nous à d’autres rebondissements, et gardons en tête que les régimes les plus totalitaires et les plus durs peuvent disparaître en à peine 24 heures.
Cette affaire nous en apprend effectivement beaucoup sur l’armée russe, mais n’oublions pas qu’il y avait eu beaucoup de signes. Des combattants ukrainiens avaient agi à Belgorod, en plein territoire russe, et sans réponse ; c’était déjà très surprenant. Le fait de dépendre d’un certain nombre de fournitures essentielles, comme les drones ou les missiles iraniens, a aussi de quoi surprendre de la part d’une puissance industrielle et technologique comme la Russie. D’autant que c’était l’un des grands thèmes de Poutine : « nous avons désormais une supériorité militaire », avec les missiles hypersoniques, etc. Et dans la réalité on s’aperçoit que les troupes manquent de munitions sur le front, et quand il y en a, elles viennent souvent de pays qui sont des puissances inférieures à la Russie … Les signes avant-coureurs étaient là, même s’ils dont pâle figure face à la prise du quartier général de guerre.
Mais le cas russe est-il unique ? Récemment, l’OTAN a quitté l’Afghanistan d’une façon qui a sidéré le monde, en ayant été défaite par les talibans, répétant ainsi la déconfiture de l’Armée rouge de 1989. Dans la corne de l’Afrique, Colin Powell dirigeait l’opération visant à chasser les shebabs de Somalie, mais en réalité, ce qui a réussi à créer un début d’ordre en Somalie, c’est une combinaison entre les troupes de l’Ethiopie et du Kenya, absolument pas l’armée américaine. Soyons donc prudents : il n’y a pas que l’armée russe qui présente des faiblesses. Même l’opération Barkhane n’a pas remporté une victoire très nette au Mali. En réalité, il n’est pas certain que les armées des grandes puissances soient adaptées aux conditions des théâtres d’opérations d’aujourd’hui. Le combat de haute intensité poserait de réels problèmes à toutes les armées, le seul approvisionnement en munitions est très difficile. Au moment où nous faisons des lois de programmation militaire, nous serions bien avisés de réfléchir à ce point : nos armées ne sont peut-être pas mieux adaptées que l’armée russe aux opérations qu’elles auront à mener.
Wagner, c’est au fond l’alliance du grand banditisme et d’un appareil militaire classique. Et cela n’a rien de nouveau. Il n’est par exemple pas complètement exclu que la mafia ait activement pris part à la libération de la Sicile pendant la seconde guerre mondiale. Mais avec Wagner, on était à un tout autre niveau : on a libéré des assassins, pour leur faire des contrats, et les faire combattre avec l’armée régulière. Cela veut tout de même dire que la mobilisation a été un échec terrible, et que les familles civiles russes ne sont pas du tout prêtes à aller se battre en Ukraine.
On entend souvent que les sanctions économiques ont eu peu d’effet, mais il est tout de même probable qu’elles aient provoqué un rejet de l’opinion publique envers « l’opération spéciale ». Le pouvoir russe est en train de mesurer qu’il n’a pas le soutien de l’opinion publique. Les commentaires acides et moqueurs de Prigojine ont été entendus par tout le monde. La guerre est donc intenable pour le pouvoir russe. Elle crée des dangers qui pourraient le faire tomber, comme nous venons de le voir il y a quelques jours. Pour se maintenir, il est dans l’intérêt du pouvoir de faire des compromis. Poutine en a manifestement fait un en 24 heures. Je pense que c’est une bonne nouvelle pour le peuple ukrainien.
Nicole Gnesotto :
Si Poutine avait un comportement rationnel, cela se saurait. Et il n’aurait d’ailleurs pas attaqué l’Ukraine. Votre analyse est logique : la situation devenant intenable, il a tout intérêt à négocier pour s’en sortir. Mais ce serait agir de façon rationnelle, et ce n’est pas ce à quoi il nous a habitués.
Vous nous dites que les régimes totalitaires peuvent s’effondrer très vite, et c’est absolument vrai. Mais alors les Européens, qui sont en première ligne, devraient se poser une question : quel est leur intérêt ? Est-ce d’avoir un Etat russe failli, ou un Etat russe dur ? Ce débat existe un peu dans la presse, on peut lire ça et là que certains intellectuels (principalement à l’Est) veulent le démembrement de la Russie actuelle. Et ils n’ignorent pas les risques de chaos politique, de guerre civile ou le flot potentiel de réfugiés.
En Europe occidentale en revanche, mais aussi en Pologne ou dans les pays baltes, il y a tout de même le sentiment qu’un chaos russe est une boîte de Pandore aux accents nucléaires, qui ne serait bon pour personne. Je rappelle qu’en 1990, quand l’URSS s’est effondrée, on avait craint une dissémination des savants nucléaires, des cerveaux. Une mission dirigée par un sénateur américain (démocrate), en coopération avec le ministère de la Défense russe visait à mettre en sécurité le potentiel nucléaire de l’ex-URSS. Les USA avaient d’ailleurs payé les salaires des scientifiques, pour s’assurer qu’ils ne soient pas tentés de vendre leurs services au plus offrant. Aujourd’hui, il y a un vrai risque de chaos en Russie. Une guerre civile entraînerait un flot massifs de réfugiés, et une fuite du savoir-faire nucléaire. L’un comme l’autre nous seraient très préjudiciables. C’est un débat qui me paraît fondamental pour les Européens ou plus généralement les Occidentaux, et je n’ai pas l’impression qu’il existe réellement.
Enfin, si toutes les armées ont des faiblesses, j’ai cru comprendre que selon votre analyse, la guerre en Ukraine pourrait être le modèle des conflits futurs, auxquels nos armées ne seraient pas adaptées. Personnellement, je ne crois pas du tout que le conflit ukrainien soit le modèle des guerres à venir, il n’y a personne d’autre que la Russie contre qui ce type d’affrontement est envisageable, mêlant les tranchées de la première guerre mondiale, les bombardements de la seconde et les technologies du XXième siècle. La France vient de réussir un essai de planeur hypersonique, nous sommes loin d’être à la traîne.
Lucile Schmid :
Nous discutons ici de la nature du pouvoir russe. Lionel nous dit que les pouvoirs à la fois mafieux et dictatoriaux n’ont rien de très nouveau, qu’il s’agit même d’une constante de l‘Histoire. C’est vrai, mais n’oublions tout de même pas que la Russie est en Europe, qu’elle est dotée de la puissance nucléaire, et que par ailleurs Vladimir Poutine en tant que personnalité n’a pas beaucoup d’équivalents historiques : ex-services secrets, paranoïaque, etc. Il y a une réelle particularité de la menace russe sur l’Union européenne.
Poutine a construit son pouvoir sur la terreur, mais aussi sur le goût de l‘argent. C’est d’ailleurs pourquoi il y a tant d’oligarques autour de lui. La question de l‘argent et du rôle des services secrets est essentielle à la stabilité du pouvoir russe. Nous nous demandons si le président russe sort affaibli ou renforcé de cette affaire, mais nous avons en réalité peu d‘éléments pour répondre. On ne sait par exemple pas s’il est aussi soutenu par les affairistes ou par les services secrets qu’il l’était par le passé. On parvient mal à lire l’opinion publique, mais il est vrai que la mobilisation est mal passée. Tout ce qui assurait une certaine qualité de vie à Vladimir Poutine a donc été remis en cause. A partir du moment où Prigojine - qui est un traître - est exonéré des conséquences de la traîtrise (alors qu’elles se sont toujours abattues impitoyablement sur tous les autres), il me semble qu’il y a des éléments de déstabilisation profonde. Dans les semaines à venir, ce sont ces éléments là qu’il faudra surveiller de près : les affairistes, l’opinion, l’armée et les services secrets.
MAYOTTE
Introduction
Philippe Meyer :
À Mayotte, 101ème département français, marqué par de récurrents épisodes de violences et de tensions sociales, l'opération Wuambushu (« reprise en main ») a été lancée le 24 avril. Il s’agit selon le ministre de l’Intérieur et des outre-mer de lutter contre la délinquance et l’insécurité, en détruisant certains bidonvilles et en expulsant des étrangers en situation irrégulière, principalement des Comoriens. Les autorités ont l'intention d'expulser entre 10.000 et 20.000 sans-papiers : Mayotte compte 310.000 habitants, dont on estime que la moitié sont étrangers. L’opération s’est rapidement heurtée à deux obstacles majeurs : le refus des Comores voisines d'accueillir leurs ressortissants expulsés, et les multiples recours judiciaires déposés par des familles de clandestins. Dès le deuxième jour, l'opération était suspendue par le tribunal judiciaire qui considérait la démolition des bidonvilles « illégale », avant que le tribunal administratif de Mayotte ne tranche finalement en faveur de l'État. Plus de 400 policiers et gendarmes supplémentaires sont sur l'île, portant à 1.800 les effectifs des forces de l'ordre présents sur place.
Malgré la multiplication des « plans » pour Mayotte, les services publics dans l’île sont en déshérence : pas assez d’écoles pour scolariser tous les enfants (6.000 à 7.000 enfants sont déscolarisés) ; peu d’accès à la santé, et un manque flagrant de personnels soignants ; l’accès à l’eau potable est une problématique majeure marquée par des coupures d’eau quatre fois par semaine. La situation de mal-logement est massive : 57 % des ménages vivent en surpeuplement, 40 % des logements sont en tôle, 30 % des logements ne sont pas raccordés à l’eau, 10 % n’ont pas l’électricité. « Musulmane à 95 % », Mayotte a voté à 59,10 % pour Marine Le Pen au second tour de la présidentielle de 2022.
Les 24 et 25 juin, deux mois après le début de l’opération, le ministre de l’Intérieur a effectué un déplacement pour défendre un premier bilan de l’opération soutenue localement, mais dénoncée par plusieurs associations, dont la Cimade et Médecins du monde, comme « tout sécuritaire ». Gérald Darmanin a précisé que l'intervention sera prolongée de « plus d'un mois » puis qu'un « deuxième type d'opération » débuterait en septembre, ciblant, par des procédures judiciaires, l'agriculture et la pêche illégales, ainsi que les marchands de sommeil. Il a affirmé qu'en deux mois, « les violences contre les personnes ont été réduites de 22 % » et les cambriolages, vols et atteintes aux biens, « de 28 % », revendiquant aussi avoir « divisé par trois le flux entrant de clandestins ». Le dernier objectif de « Wuambushu », la lutte contre la criminalité, pose des problèmes de surpopulation carcérale : dans l'unique prison de l'île le taux d'occupation est passé à 230 %. La construction d’une nouvelle prison et d’un nouveau centre de rétention est envisagée, mais aucun terrain n’a encore été identifié pour les bâtir. Le ministre a promis de « revenir en septembre prochain ».
Kontildondit ?
Lionel Zinsou :
Le ministre de l’Intérieur est à Mayotte, et les élus locaux (qui sont macronistes ou LR) lui disent : « on espère que la prochaine fois que vous viendrez, vous aurez pris un grade supplémentaire ». Les évènements qui se déroulent sur l’île ont donc une dimension nationale. Pourtant Mayotte ne peut pas être, pour la France « hexagonale », la métaphore des problèmes liés à l’immigration, ni des solutions qu’on se propose de leur apporter. C’est un cas totalement particulier.
Évidemment, comme il y a très peu d’information dans l’opinion publique française sur ce qu’est la réalité de Mayotte, on peut avoir l’impression que M. Darmanin va pouvoir résoudre les problèmes grâce à des moyens de gendarmerie ou des moyens sociaux, en expulsant des milliers « d’étrangers ». J’emploie des guillemets car un Comorien est-il vraiment un étranger à Mayotte ? Ce serait un peu comme si on considérait les « continentaux » comme des étrangers en Corse … On se propose donc de rôder certaines méthodes à Mayotte, comme raser les bidonvilles. On pourrait essayer à Nanterre, mais je doute que les résultats soient très positifs … Même si je reconnais que le grand bidonville de Nanterre de mon adolescence a aujourd’hui disparu (mais pas de la même façon).
Philippe Meyer :
Pour ceux de nos auditeurs qui ne l’auraient pas connu, cela vaut la peine d’en chercher des images sur Internet, on a peine à imaginer la taille (absolument gigantesque) du bidonville de Nanterre, et les conditions de vie déplorables de ceux qui y habitaient (pour la plupart d’origine nord-africaine ou subsaharienne). Tout cela était hier pour beaucoup d’entre nous, et mérite d’être regardé, à la fois pour se souvenir de la façon dont ces gens ont été traités, et pour mesurer le chemin parcouru.
Lionel Zinsou :
Mayotte ne peut donc pas être une métaphore de la situation de l’immigration. Ces comparaisons ne servent à rien, même si la situation à Mayotte a lieu concomitamment au débat sur le traitement de l’immigration. A Mayotte, on expulse de force des milliers de gens, mais on les expulse à 70 kilomètres …
Et puis, il y a une situation historique inouïe à Mayotte, qui n’a absolument aucun rapport avec le territoire hexagonal. L’Assemblée générale des Nations-Unies considère que Mayotte devrait faire partie des Comores, pays indépendant depuis 1964. Le problème est que le Conseil de sécurité n’a pas validé cette résolution à cause d’un autre principe de droit international, celui de l’auto-déterminations des peuples. De façon constante, les référendums ont montré que les Mahorais ne voulaient pas faire partie de l’union des Comores. D’abord parce qu’ils étaient associés à la France 50 ans avant la colonisation des autres îles, mais surtout Mayotte est un carrefour d’influences unique. Il y a des influences indiennes, une présence arabe, bantoue, swahilie. L’islam est devenu religion d’Etat dans les pays d’Afrique de l’Est, c’est donc une grande influence, même si elle est relativement récente. Il y a également une influence profonde (et hostile) d’Oman, mais aussi de Zanzibar. Mayotte est donc revendiquée par les Malgaches, par la péninsule arabe, et par les pays d’Afrique de l’Est. Et le mélange de traditions, de langues et de culture y est tout à fait unique.
De plus, il y a une longue histoire de bataille entre les îles, cela dure littéralement depuis des millénaires. Les transferts de population d’aujourd’hui n’ont donc absolument rien de nouveau.
Et puis il y a de grandes différences de niveau de vie. Mayotte, le plus pauvre des départements français, est cependant dix fois plus riche les Comores, en termes de revenus par tête. Les Comores sont en rébellion contre la France, car ils estiment que Mayotte est un territoire comorien, mais la population comorienne en France est presque aussi nombreuse que la population comorienne aux Comores. Ainsi, Marseille est la plus grande ville comorienne, devant Moroni. La France est donc regardée comme une autre terre de légitimité pour les Comoriens, et en termes d’aide publique au développement, elle tient debout l’économie comorienne. Les retours d’épargne des Comoriens de France (qui ne sont pas qu’à Marseille, ils peuvent aussi bien se trouver à la Réunion) sont cruciaux pour l’économie du pays. Les Comores sont donc à couteaux tirés avec la République française, tout en dépendant intégralement de la France (ou des Comoriens de la diaspora française).
La situation de Mayotte est très envenimée, même si elle reste de petite échelle (100.000 personnes créent un problème de délinquance majeur). Elle est donc assez facile à résoudre avec les moyens français. Ces populations vivent assez largement du RSA et des transferts de la métropole. En mettant davantage de moyens, on peut assainir Mayotte, comme on l’a fait dans d’autres départements d’Outre-mer. Mais il y a un travail de fond à mener, il ne faudrait pas qu’il cesse dès que les caméras seront parties. Cependant quoi qu’on fasse, Mayotte sera toujours à 70 km d’un des pays les plus pauvres de la planète. On a des populations identiques sur le plan culturel, mais dont le niveau de richesse varie de 1 à 10, la situation restera donc explosive.
Nicole Gnesotto :
Lionel a raison : Mayotte ne peut pas être une métaphore de la situation en France. En revanche, c’est sans doute une métaphore de la relation entre l’Europe et l’Afrique. Il y a un tel différentiel de développement économique et de richesses que l’un est inévitablement attiré par l’autre. Et puis il y a la même alternative quant à la politique à suivre : sécuritaire ou humanitaire ? La situation à Mayotte est réellement tragique mais il faut la regarde en face, car il me semble qu’il y a des enseignements à en tirer pour l’avenir de la question migratoire vers l’Europe.
Et puis, les dilemmes auxquels la France est confrontée face à l’immigration clandestine à Mayotte sont les mêmes que pour le reste du territoire. A savoir : est-ce qu’on expulse ou est-ce qu’on intègre ? Est-ce la loi ou la morale qui doit servir de référence ? Trouve-t-on des solutions au niveau local, ou faut-il élargir au niveau régional ? Ces trois dilemmes attendent toutes les politiques françaises de gestion de l‘immigration.
Vous avez eu raison de rappeler l’Histoire très particulière de Mayotte, pleine de rancunes et d’inimitiés ancestrales, mais face à ces dilemmes, que faire ?
Expulser ou intégrer ? Intégrer est tout de même très difficile, même si Mayotte est « un îlot de pauvreté dans un océan de misère ». Certes, Mayotte est bien plus riche que les reste des Comores, mais c’est malgré tout un territoire très pauvre : 28% de chômeurs, 70% de la population sous le seuil de pauvreté, 33% d’illettrés … Intégrer 50% de clandestins dans une économie déjà à la dérive semble impossible. Mais expulser l’est tout autant. Le gouvernement des Comores joue là-dessus, même si un accord a récemment été trouvé. La sécurité médicale de la France a un pouvoir d’attraction très fort : 69% des femmes qui accouchent à Mayotte ne sont pas mahoraises. On pourrait dire : « essayons de relocaliser ces étrangers en métropole, puisque c’est un département français ». Sauf qu’il reste malgré tout très difficile de faire accepter l’arrivée d’une population de « réfugiés ». On est donc face à une aporie, puisque les deux choix de l’alternative sont impossibles. Face à cela, on trouve des pis-aller au jour le jour.
Doit-on être guidés par la loi ou par la morale ? Je suis évidemment choquée et attristée de voir ces gens expulsés de l’endroit où ils habitaient depuis des décennies avec leurs familles, mais je reconnais que la situation est inextricable : ils sont là clandestinement, et occupent des terrains qui ne leur appartiennent pas, on ne peut donc pas non plus ne rien faire.
Solution locale ou régionale ? Ce dilemme là semble plus facile. Comme le disait Lionel, la France a des moyens, il suffirait de les augmenter pour que cela aille mieux. Mais ce ne serait que temporaire, un soulagement plutôt qu’une solution. On sent bien qu’il faut trouver quelque chose au niveau régional, entre Madagascar et les Comores. Il y aurait lieu d’avoir un grand forum, similaire à ce qui existe dans les Caraïbes, pour essayer de mieux répartir le développement économique, et réfléchir à la question des réfugiés.
Lucile Schmid :
Rappelons que Mayotte n’est un département français que depuis une date assez récente : 2011. C’était une décision de Nicolas Sarkozy, et elle était d’ailleurs peut-être liée à l’élection présidentielle de 2012. Quoi qu’il en soit, cette décision pèse beaucoup dans les dilemmes que vous venez de rappeler.
La population de Mayotte est en effet très différente de celle de l’hexagone : 50% a moins de 17 ans, et 5.000 à 6.000 jeunes sont déscolarisés. C’est cela qui crée les phénomènes de violence en bande : de plus en plus jeune, on caillasse, on casse, on attaque les bus scolaires, au point beaucoup d’écoles mahoraises sont aujourd’hui entourées de barbelés, comme d’autres services publics. La délinquance est devenue un problème quotidien pour une grande partie de la population.
Cela provoque un soutien électoral massif à Marine Le Pen, et c’est paradoxal, puisque Comoriens et Mahorais sont au fond la même population, et qu’il y a très souvent des liens familiaux entre les deux. Cela explique aussi en partie les flux migratoires, même si le différence de niveau de vie est la raison principale. D’une certaine façon, on a l’impression que les Mahorais se mettent à se détester en eux-mêmes, en détestant les Comoriens. C’est un problème quasiment insoluble, d’autant que le gouvernement des Comores ne reconnaît pas Mayotte comme faisant partie de la France. A partir de cette situation géopolitique inextricable, l’opération de M. Darmanin se veut efficace, mais elle est en réalité assez largement électoraliste. Elle a été massivement soutenue par les élus mahorais, mais tout aussi massivement dénoncée par les associations humanitaires. Les Mahorais reprochent aux « hexagonaux » de méconnaître la situation de Mayotte, voire de refuser de la regarder. Pour eux, la situation est intenable : les bidonvilles, la Santé et l’éducation qui se dégradent … Est-ce que mettre plus d’argent résoudra ces problèmes ? Personnellement je ne le crois pas.
Il faut bien avoir conscience que nous sommes en train de fabriquer des monstres à Mayotte. Il y a une question de responsabilité de la nation française dans son ensemble. Des enfants déscolarisés de plus en plus tôt sont livrés à eux-mêmes et tombent dans la délinquance et la violence. On ne peut pas se contenter d’un plan purement sécuritaire, et on ne peut pas non plus se contenter de n’écouter que les élus mahorais, qui prennent des positions de plus en plus droitières en disant : « vous n’habitez pas Mayotte, donc vous ne pouvez pas comprendre ce qui s’y passe ». On a affaire à un département français, ce sont les lois de la République qui doivent s’appliquer. Or elles ne sont pas seulement sécuritaires .
Lionel Zinsou :
La situation à Mayotte n’est pas davantage une métaphore des relations entre l’Afrique et l’Europe qu’elle ne l’est de la politique de la France face à l’immigration. Encore une fois, il n’y a que 70 kilomètres qui séparent des populations identiques. Quand vous avez des flux qui passent par la Libye ou la Tunisie et arrivent à Lampedusa, cela n’a absolument rien à voir. Les populations ne parlent pas la même langue, n’ont pas la même culture, etc.
D’autre part, la Tunisie, l’Algérie et le Maroc font partie des dix pays les plus riches d’Afrique, tandis que les Comores et Madagascar font partie des plus pauvres. L’écart entre être Tunisien et être Français n’a rien à voir avec celui qui sépare un Comorien d’un Français. C’est une situation extrême. Et pour couronner le tout, elle s’aggravera encore à cause du changement climatique. Les fleuves asséchés, des problèmes d’accès à l’eau potable, tout cela sera terrible, et commun à Mayotte et aux Comores. Il faut un plan de développement, et heureusement, il n’est pas hors de portée financièrement, car encore une fois, il ne s’agit que de 300.000 personnes.
Autre différence avec la France hexagonale : il y a environ 40% « d’étrangers » à Mayotte, ce n’est absolument pas le cas à l’échelle du pays, on n’a pas que je sache 30 millions d’étrangers en France.
Enfin, le soutien à Mme Le Pen est très inquiétant. La population de Mayotte est en grande majorité constituée de musulmans de sang mêlé, donc a priori pas exactement la tasse de thé du Rassemblement National … Cela prouve que quand vous avez des flambées de violence, des situations complètement anomiques, il y a un vote RN élevé, même quand la population qui vote ainsi est précisément celle que déteste le noyau dur des militants RN.
Si l’on regarde ce qui se produit ces jours-ci en Seine-Saint-Denis, on peut se poser des questions : verrons-nous un jour ce département voter à 60% pour le Rassemblement National ? Là, il y a une métaphore à laquelle nous devrions réfléchir.