Thématique : les Etats baltes, avec Yves Plasseraud / n°305 / 9 juillet 2023.

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LES ÉTATS BALTES

Introduction

Philippe Meyer :
Yves Plasseraud, vous êtes juriste et présidez depuis 1996 le Groupement pour le droit des minorités, ONG qui bénéficie d’un statut consultatif auprès des Nations unies, de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe. Vous êtes un spécialiste des pays baltes et avez récemment publié deux ouvrages sur cette région du monde, qui regroupe l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie. Dans Les pays baltiques - Le pluriculturalisme en héritage, paru en 2020, vous montrez comment l’histoire de ces pays est marquée par la menace constante de puissances impériales comme l’Allemagne ou la Russie, ainsi que par la diversité de leurs peuples et de leurs cultures. Vous avez également consacré, en 2022, un ouvrage aux peuples Germano-Baltes, nés au XIIIème siècle des migrations de colons allemands à Riga, l’actuelle capitale de la Lettonie.
Les pays baltes regroupent aujourd’hui plus de 6 millions d’habitants et représentent un PIB d’approximativement 120 Mds€. Bordés par la mer Baltique à l'ouest, ils s’étendent sur 175 000 km2 et partagent leurs frontières avec la Russie, la Biélorussie et la Pologne. A mi-chemin entre la Russie et l’Europe de l’Ouest, ils constituent une interface stratégique entre l’Orient et l’Occident, au cœur des enjeux géopolitiques et militaires contemporains.
L’héritage soviétique pèse lourd dans ces anciennes Républiques socialistes soviétiques, territoire convoité par la Russie depuis Pierre le Grand pour son ouverture sur la mer Baltique. Avant l’invasion de l’Ukraine, la Fédération de Russie était l’un des principaux partenaires commerciaux de la région. Elle lui fournissait également l’essentiel de son approvisionnement en gaz naturel, à hauteur de 42% en Lituanie, de 93% en Estonie et 100% en Lettonie. Les russophones constituent une importante minorité au sein des Pays baltes et représentent jusqu’à 30% de la population en Lettonie. La mémoire de l’annexion russe, enfin, reste problématique, comme l’illustre la récente loi sur la destruction des monuments soviétiques promulguée par l’Estonie en début d’année.
Pour se prémunir des menaces russes, les pays baltes ont choisi l’ancrage à l’Ouest. Ils ont adhéré à l’Union européenne en 2004, marquant la réussite de la transition démocratique et économique accomplie depuis 1991. La même année, les États baltes rejoignent l’OTAN. L’Alliance implante dès 2008 son centre de cyberdéfense à Tallin, à la suite de la cyberattaque de l’Estonie dirigée par le Kremlin une année auparavant. A la suite du sommet de 2016, à Varsovie, des troupes permanentes sont déployées par l’OTAN dans les Pays baltes dès 2017, ainsi que des forces navales et aériennes en mer Baltique. L’invasion de l’Ukraine par la Russie projette les Pays baltes au cœur des enjeux de défense du monde occidental. Ces États, qui ont mis en garde l’UE contre la menace russe dès 2004, s’inquiètent d’être les prochaines cibles de Vladimir Poutine. Le corridor de Suwalki, qui permet aux Russes de desservir leur enclave européenne de Kaliningrad par la Biélorussie et comporte depuis 2016 des batteries de missile à capacité nucléaire, est au centre des tensions. Une crise avait même éclaté en juin 2022, à la suite de la décision de la Lituanie de restreindre le transit de marchandises par voie ferrée vers l’enclave russe, en accord avec les sanctions européennes. Dans ce contexte explosif, le prochain sommet de l’OTAN se tiendra en juillet à Vilnius, capitale de la Lituanie. Il y sera notamment question de la mise en place de nouveaux plans de défense pour la région baltique, mais aussi de l’adhésion de la Suède, candidate fortement soutenue par les Etats baltes.

Kontildondit ?

Michel Eltchaninoff :
J’ai d’abord envie de vous interroger à propos des minorités russophones. Etant donnée leur importance, c’est une question essentielle (surtout pour l’Estonie et la Lettonie), qui concerne à la fois la politique intérieure mais aussi l’extérieure. Qu’en est-il de l’intégration de ces minorités ? Car certains de ces habitants russophones ne sont pas citoyens de ces pays. Peut-on imaginer que Vladimir Poutine espère déstabiliser les Etats baltes grâce à eux ? On sait que le président russe a plusieurs éléments à sa disposition pour cela, qu’il s’agisse de la fraternité orthodoxe, de l’eurasisme, mais qu’il compte généralement beaucoup sur la russophonie.

Yves Plasseraud :
Un mot de la Lituanie d’abord ; elle n’est guère concernée parce qu’elle n’a que 6% ou 7% de russophones, que ceux-ci sont bien intégrés, et que ce sont en grande partie des vieux croyants. Les vieux croyants sont des schismatiques qui se sont réfugiés à la périphérie de l’empire russe au XVIIème siècle. On les trouvait du delta du Danube jusqu’à la frontière estono-russe, prêts à s’échapper s’ils étaient maltraités par les autorités à la solde de l’Eglise orthodoxe de Moscou. Donc les russophones de Lituanie aujourd’hui ne sont guère susceptibles d’être manipulés par la Russie.
Pour les deux Etats du Nord, il n’en va pas de même, mais les situations sont un peu analogues dans les deux pays. Il y a une concentration de russophones autour des grandes villes (notamment les capitales) et dans l’est : dans le comté de Viru-Est en Estonie (dont 90% de la population est russophone), et dans la province de Latgale en Lettonie (à 80% russophone ou biélorussophone).
Ces populations sont variées, une partie (notamment la jeunesse) est assez bien intégrée voire assimilée, et plutôt fidèle à l’Etat estonien ou letton. En revanche, parmi les plus âgés, ceux qui ont connu l’époque soviétique, il existe un noyau de résistance anti-balte, qui regarde la télévision russe, lit les journaux russes et est très sensible à la propagande de Moscou. Ils en veulent à l’Etat (estonien ou letton) de façon virulente et atavique. Ils ont des représentants, voire des partis (il y en a un en Estonie, dont le dirigeant est actuellement en prison), qui représentent officiellement cette tendance pro-Moscou. Ils sont minoritaires, mais ils existent et font de gros efforts d’influence.
Les tentatives de déstabilisation existent donc bel et bien, et depuis plus de trente ans. Elles portent essentiellement sur les régions orientales, prennent des formes diverses mais se servent toujours des mêmes médias, et dans une certaine mesure des orthodoxes. Il existe aussi toute une série de médias moins visibles, et pourtant bien actifs. Et puis il y a des artefacts, comme un pseudo-sécéssionisme letton que la Russie agite périodiquement, autour d’une république socialiste soviétique de Lettonie (qui exista très brièvement autour de la seconde guerre mondiale), et à la quelle seraient tentés de se rallier un certain nombre de non-lettons russophones, d’après Moscou.

Nicolas Baverez :
Cette question des minorités nous renvoie à l’Histoire de ces pays, qui est tragique et généralement assez mal connue. Pourriez-vous nous dire un mot de la seconde guerre mondiale, de la soviétisation, et du poids des totalitarismes du XXème siècle sur ces pays, avec la Shoah, les déportations, les exécutions de masse … Cette méconnaissance explique en partie la distance que l’on a avec les Etats baltes, ainsi que la difficulté à bien comprendre leur extrême sensibilité vis-à-vis de la Russie.

Yves Plasseraud :
Vous avez raison. Je remonterai même un peu plus loin. Ces pays, ou plus exactement ces provinces à l’époque, ont été intégrés au sein de l‘empire russe entre 1720 et 1795 (lors du dernier partage de la Pologne). Ils y sont restés jusqu’à leur indépendance, à l’issue de la première guerre mondiale. Pendant l’entre-deux guerre, cette indépendance a existé, certes toujours menacée par l’Allemagne et l’Union soviétique, mais elle a permis de sortir du marasme économique. Le régime était autoritaire (à partir de 1926 en Lituanie et de 1934-1935 dans les deux autres pays), mais il n’y a rien eu de terrifiant : pas de persécutions raciales par exemple. Ensuite, il y eut un première occupation soviétique, en 1940, qui dura un an et fut épouvantable, après quoi ce fut l’opération Barbarossa de 1941, avec l’arrivée très rapide des troupes nazies. C’est un territoire très facile à envahir, car c’est tout plat, il n’y a pas de défenses naturelles. Les persécutions racistes ont entraîné la quasi-disparition des populations juives de la région (très importantes en Lettonie), avec l’assistance de certains habitants, comme partout …
Une partie des jeunes s’était engagée plus ou moins volontairement dans des légions anti-soviétiques, c’est à dire dans la Waffen-SS. Puis l’Allemagne perd la guerre, et c’est une nouvelle occupation soviétique en 1944, assortie d’une répression extrême des populations. Officiellement à cause de leur alliance avec l’Allemagne, officieusement pour le simple fait de protester contre l’éradication de leur culture. C’est une période très sombre, qui dure jusqu’en 1953, avec des déportations de centaines de milliers de gens et des meurtres très nombreux. A la mort de Staline, puis avec le rapport Khrouchtchev, cela commence à aller mieux, mais cela reste très problématique, car ces pays font partie de l’URSS, ils s’y trouvent très mal, et en plus Moscou infiltre de très nombreux russophones un peu partout, ce qui met en danger l’existence même des nations baltiques, puisqu’en 1989, il n’y avait plus que 51% des habitants de la Lettonie qui n’étaient que Lettons. Cette menace sur l’identité suscite évidemment une forte angoisse, mais aussi un fort nationalisme. Les premières années d’indépendance l’ont prouvé, puisque ce sont des partis nationalistes très à droite qui occupaient le devant de la scène. Cela s’est tassé par la suite, pour ressembler d’avantage à l’ordre du reste de l’Occident, mais ce dernier est en train de changer très vite …

François Bujon de l’Estang :
L’Histoire récente de ces pays est tragique, et il suffit d’ailleurs de visiter l’un des musées d’Histoire locaux pour mesurer à quel point. Ces pays ont joué un rôle majeur dans l’émiettement de l’Union soviétique. Tout le monde se souvient de la chaîne humaine formée juste avant les proclamations d’indépendance. Cette grande souffrance et ce rôle important dans le délitement soviétique seront à n’en pas douter un cas d’étude pour les historiens de l’avenir. En devenant indépendants, ils ont eu un double défi : d’abord construire des Etats modernes dans un territoire qui n’avait pas de tradition nationale nette et ancienne, et puis sortir du communisme et du joug soviétique. Pendant cette période de transition, c’est un travail de qualité qui a été accompli, qu’on juge aujourd’hui comme une success story. A votre avis, restera-t-il un modèle balte dans l’Histoire, qui sera à la fois un modèle d’affirmation nationale, de sortie du communisme, et de décolonisation de l’empire soviétique ?

Philippe Meyer :
Peut-être qu’un rappel à propos de la chaîne humaine serait utile, je suis plus sceptique que François quant au fait que « tout le monde se souvient » …

Yves Plasseraud :
Volontiers. Cela s’est produit pendant ce qu’on a appelé « la révolution chantante », une période de lutte civile (mais violente) contre l’Union soviétique. Pour convaincre l’Occident de la force du sentiment national et indépendantiste, ces trois Etats ont procédé à des référendums, officieux mais convaincants, et pour être spectaculaires, ont organisé une chaîne humaine, avec des gens se donnant la main, de Tallinn à Vilnius, en passant par Riga. Nous y étions avec ma femme, et avons parcouru cette chaîne en voiture, c’était extrêmement impressionnant et à ma connaissance tout à fait unique.
Revenons-en à votre question : la transition démocratique des pays baltes est-elle un modèle, et comment expliquer une telle réussite ?
Pendant la période qui va de la pérestroïka (1986) à l’indépendance (début des années 1990), j’ai suivi de près un certain nombre d’Etats : les trois Etats du Caucase, la Biélorussie, et les Etats baltes. Et effectivement, parmi tous ces Etats, on peut effectivement dire que ceux qui ont réussi à construire une société paisible, démocratique (où l’on aurait envie de vivre en somme) sont plutôt les trois baltes. Pourquoi cela ? Pour moi, c’est sans doute lié à l’héritage de la tradition germano-balte, ou polonaise en Lituanie. Il y avait une culture « occidentale » prégnante, et sur la quelle les nouveaux dirigeants ont pu se reposer. La tradition d’avant-guerre avait organisé des sociétés bien structurées.
Par ailleurs, au sein de l’Union soviétique, les républiques baltiques ont continué à exister, elles ont conservé des administrations, et presque tous les attributs d’une souveraineté. Par conséquent, au moment de l‘indépendance, il y avait des gens formés.
Enfin, il y avait des diasporas de qualité et très dévouées, notamment en Allemagne, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, qui ont rapidement apporté une aide financière et technique.

Michel Eltchaninoff :
Pour en revenir à l’actualité, j’aimerais que vous nous parliez de l’enclavement des ces trois républiques baltes, avec la Russie d’un côté, à l’Ouest le corridor de Suwalki et l’enclave (russe) de Kaliningrad, et puis le Bélarus. C’est sur ce dernier pays que j’aimerais vous interroger, puisque le Bélarus est l’un des alliés les plus actifs de Moscou. Des armes russes y sont installées, et même bientôt des armes nucléaires. Les trois républiques baltes sont donc cernées par la menace russe et biélorusse. Comment réagissent-elles à cette menace qui s’intensifie de semaine en semaine ?

Yves Plasseraud :
D’abord en adhérant en 2004 à l’Union européenne et à l’OTAN. Depuis l’invasion de la Crimée et l’agression contre la Géorgie en 2008, elles ont considérablement renforcé leurs capacités de défense, sont membres de plusieurs alliances militaires (incluant a Pologne). Mais elles comptent principalement sur les Etats-Unis, le parapluie nucléaire américain, et l’article 5 de l’OTAN, qui stipule qu’en cas d’agression d’un des membres, tous les autres se considèrent attaqués eux aussi. Elles croient à tout cela.
Quant à l’agression russe de l’Ukraine, elle n’est pas perçue comme ici. Ici, ce fut la stupéfaction en février 2022, alors que les Etats baltes se sentaient déjà agressés depuis 2016. Cela a produit un sursaut de patriotisme important. Ces pays étaient en train de s’installer dans une consumérisation, et cela les a secoués. Depuis, les trois nations sont galvanisées, au point qu’on a parlé - à mon avis à juste titre - d’un « réarmement moral ».

Nicolas Baverez :
A propos de cette question de l’encerclement, l’entrée de la Finlande dans l’OTAN donne une profondeur stratégique pour la défense de la Baltique, mais aussi pour celle des pays baltes.

Yves Plasseraud :
Absolument. C’est tout à fait essentiel, surtout pour l’Estonie. Voir la Finlande rejoindre l’OTAN est tout à fait compréhensible, et peut-être bientôt la Suède, si Erdogan cesse de faire obstacle. Dans une certaine mesure, c’est désormais la Russie qui se trouve « assiégée ». C’est un jeu de « je te tiens, tu me tiens » très complexe, et multiforme puisque les affrontements sont hybrides, ils ont lieu sur tous les terrains possible. Cela demande d’excellentes cellules de réflexion, et les Etats baltes en sont pourvus. Il y a des gens tout à fait remarquables travaillant sur ces questions.

François Bujon de l’Estang :
Cela nous renvoie à ce modèle balte. La Russie continue de considérer ces pays comme des fragments perdus de l‘Union soviétique, et on sait qu’elle n’a jamais renoncé à un quelconque territoire ayant jadis fait partie du « monde russe », quand bien même celui-ci serait européen. C’est un point que les Baltes rappellent régulièrement aux Occidentaux. Les Russes considèrent que l’indépendance des pays baltes est un phénomène provisoire, et qu’on reviendra dessus tôt ou tard. Pensez-vous que cette espèce de malédiction est appelée à durer, malgré le renforcement des Etats baltes ?

Yves Plasseraud :
C’est la question stratégique majeure, mais sa réponse dépendra de la guerre en Ukraine. Si la russie la perd, il est possible que cela change. Il faut faire confiance à l’opposition russe, qui existe, même si elle est éclatée. Le pire n’est pas sûr, mais il est certain que le passé n’est pas encourageant.

Michel Eltchaninoff :
J’ai lu cette interview du ministre lituanien des Affaires étrangères Gabrielus Landsbergis, le petit-fils du père de l’indépendance lituanienne, Vytautas Landsbergis. Interview exceptionnellement aiguë, précise, et vigoureuse dans le ton. Cela fait longtemps que je n’en avais pas lue une pareille venant d’un responsable politique de premier plan. Je me pose donc la question du rapport des Etats européens avec les pays baltes. Je me souviens de cette terrible phrase de Jean-Luc Mélenchon il y a une vingtaine d’années : « qui connaît des Lituaniens ? », avec cette espèce de complexe des « grands » pays par rapport aux « petits » qui n’auraient pas de rôle à jouer dans le concert des nations.
Comment la voix des ces pays baltes, qui est experte et aiguisée, peut-elle être mieux entendue à l’Ouest, et par exemple en France ?

Yves Plasseraud :
Cela fait longtemps, à peu près depuis les début des années 2000, que les intellectuels des pays baltiques ont dénoncé la menace soviétique à l’Occident d’une façon très vigoureuse, et sous toutes ses formes : Nord Stream, fake news, corridor de Suwalki, etc. On les a pris pour des rigolos, on a balayé tout cela d’un revers de la main, en le mettant sur le compte des traumatismes soviétiques, sur le mode « ça leur passera ».
Et puis il y a eu 2008, 2014, 2016 … et j’en passe. Finalement, en février 2022, on a fini par se dire « et s’ils avaient raison ? » comme une sorte de rédemption. Et depuis, une génération nouvelle est arrivée au pouvoir à Riga et à Tallinn, plus crédible aux yeux des Occidentaux, et extrêmement bien informée. A présent, on les écoute et on les voit. Je connais un certain nombre de responsables là-bas, et tous me confirment que le changement de posture est très frappant. Ils étaient auparavant invisibles pendant les réunions internationales, désormais les gens vont vers eux. C’est heureux, car c’est eux qui avaient raison.

Nicolas Baverez :
Leur crédit augmente en effet spectaculairement, notamment au sein de l‘UE. On l’a vu en matière économique, puisque ce sont des pays très bien gérés et que les résultats sont là. Aujourd’hui, on assiste à un basculement géopolitique de l‘UE vers l’Est mais aussi vers la Baltique, renforcé par le retour annoncé des USA sur le continent européen.

Yves Plasseraud :
C’est vrai, mais il faut remettre ce phénomène en perspective. Une grande partie des anciens pays membres de l’URSS ne sont pas aussi lucides en matière de relations avec la Russie. Si vous regardez la Hongrie ou la Bulgarie, et dans une certaine mesure la Slovaquie ou la Slovénie, ce n’est pas si net. Les quatre Etats les plus clairs quant à la menace russe sont la Pologne et les trois Etats baltiques. Il y a un problème du côté de la Pologne, car elle remet actuellement en cause la démocratie libérale, et cela mine sa crédibilité. Il ne reste donc plus que les trois pays baltiques en tant qu’observateurs objectifs et crédibles. C’est vrai qu’au sein de l‘UE, cela commence à « prendre », c’est ce que j’ai par exemple ressenti quand j’ai accompagné Emmanuel Macron dans son voyage en Lituanie, et que j’ai assisté à son dialogue avec le président Nausėda. Je constate également qu’Ingrida Šimonytė, la Première ministre lituanienne, est désormais très écoutée.

Michel Eltchaninoff :
L’évolution politique de certains pays baltes interroge. Vous parliez d’un sursaut patriotique, y a-t-il un risque de « polonisation », ou « d’orbánisation » de la classe politique ? Peut-on raisonnablement craindre l’avènement d’un populisme hostile à la démocratie libérale ?

Yves Plasseraud :
Rien n’est à exclure, mais cela me paraît tout de même peu probable. En Lituanie, il n’y en a tout simplement pas, en dépit de la proximité avec la Pologne. En Estonie en Lettonie en revanche, il existe des partis nationalistes d’extrême-droite, chauvins et xénophobes, qui atteignent jusqu’à 16% des voix aux élections parlementaires. En Estonie, ils sont même arrivés à devenir membres d’une coalition gouvernementale, mais ils n’ont eu aucune incidence véritable sur la politique. Tout se passe comme si ces Etats étaient « vaccinés » contre l’extrême-droite populiste du type de celles que nous connaissons dans le reste de l’Europe.

François Bujon de l’Estang :
Mis à part la menace russe, qui est légitimement la priorité de ces trois pays, ils ont tout de même quelques autres problèmes préoccupants. Ils sont en panne démographique, et subissent une émigration d’une partie de leurs élites. Ils produisent de nombreux ingénieurs et autres métiers qualifiés, et il y a des diasporas prêtes à les accueillir un peu partout. Comment font-ils face à ces problèmes ?

Yves Plasseraud :
Ce sont en effet des problèmes graves. La Lituanie a par exemple perdu plus d’un quart de ses habitants (passant de 4 à 2,8 millions). Il faut également signaler qu’il est arrivé beaucoup d’Ukrainiens et de Russes, ce qui n’était pas le scénario rêvé pour renforcer la composante autochtone.
Que peuvent-ils faire ? Essayer de faire revenir certains émigrés, d’abord, par exemple du Royaume-Uni ou d’Irlande, car la situation économique est plutôt bonne, je veux dire qu’il y a des perspectives d’emploi. Ceci étant dit, les salaires sont tout de même très bas comparés à ceux des pays occidentaux. Par conséquent, les gens pour qui ces pays sont les plus attractifs viennent précisément de Russie ou du Bélarus.
Il y a un risque réel de disparition physique si les courbes continuent comme aujourd’hui. Il y a des politiques natalistes, de rapatriement, d’encouragement aux emplois … Les mesures sont prises, mais pour le moment, les résultats sont assez modestes.

Michel Eltchaninoff :
Comment qualifieriez-vous la diplomatie des ces pays baltes ? Rappelons qu’ils ne tiennent pas seulement tête à la Russie mais aussi à la Chine : récemment la Lituanie a ouvert une représentation de Taïwan, ce que les Chinois ont considéré come une provocation majeure, et la réponse ne s’est pas fait attendre. Pékin, sous des prétextes techniques, a en réalité mis en place des mesures de rétorsion commerciale à l’égard de la Lituanie, qui a dû en appeler à ses partenaires européens et à l’OMC. La Lituanie a donc en quelque sorte alerté sur la question de la Chine, elle a tenu tête à Pékin et contraint les autres pays européens à être solidaires avec elle. Bref, c’est une façon de faire de la diplomatie particulièrement intéressante.

Yves Plasseraud :
Dans ce cas, il faut distinguer les trois Etats baltes. La Lituanie a une politique extérieure bien plus dynamique que les deux autres. On peut y sentir des relents de grande puissance. Le Grand duché de Lituanie, qui atteignait 600.000 km2 au XIVème siècle, a laissé des traces. Les Lituaniens se sentent responsables de leurs voisins : Biélorusses, Ukrainiens, et même Géorgiens. Ils sont également les promoteurs d’une politique morale. Ils ont été au premier plan dans la défense des Tibétains, des Ouïghours, ils ont accueilli le Dalaï-lama, etc. A l’heure actuelle, et surtout depuis l’arrivée de Gabrielus Landsbergis aux Affaires étrangères, il y a une posture un peu à part, qui mêle grandeur et éthique. Tandis que l’Estonie et la Lettonie ont des postures plus localistes et plus prudentes.

François Bujon de l’Estang :
Je suis allé en Estonie à plusieurs reprises, et je me souviens avoir été surpris de la prospérité du pays. Puis j’ai découvert que le Gosplan soviétique avait spécialisé l’Estonie dans tout ce qui touchait à l’informatique. Qui sait par exemple que Skype est une invention estonienne ? Est-il possible que dans des secteurs d’excellence technique comme ceux-là, ces pays continuent d’affirmer une forte personnalité, voire un leadership ?

Yves Plasseraud :
N’oublions pas que pendant la période soviétique, l’Estonie n’était pas un grand vide. Par exemple, l’agriculture collectivisée estonienne faisait des merveilles à la fin de la période soviétique. Il y avait également un niveau très reconnu en mathématiques en Estonie et en Lettonie. Il y a donc des racines à l’excellence dont vous parlez.
Les qualités sont là, on peut donc imaginer que le pays continue d’exceller, mais à condition que les cerveaux ne partent pas à l’étranger … Les pays baltes sont très équipés pour entrer dans l’avenir. Il y a un centre d’informatique d’excellence à Riga, qui réunit des locaux et des européens pour surveiller les influences russes. Les équipements sont là, mais les problèmes aussi : guerre en Ukraine, démographie, émigration …

Michel Eltchaninoff :
Ces pays sont restés païens très longtemps, que peut-on percevoir dans les sociétés du poids de ce paganisme (même si elles ont fini par être christianisées) ?

Yves Plasseraud :
Il vient de paraître un livre remarquable à propos de cette la conversion des Etats baltiques au christianisme (Les derniers païens : les Baltes face aux Chrétiens : XIIIème - XVIIIème siècle, de Sylvain Gouguenheim, ed. Passés composés, 2022), et il est passionnant. La conversion de la Lituanie au christianisme date du XIVème siècle. Dans les autres pays, c’est plutôt début XIIIème. Mais je parle là des conversions officielles, en réalité le processus s’est étendu sur plusieurs siècles, et les traces du paganisme initial sont restées fortes. Elles ont influencé les mentalités, et une certaine esthétique un peu romantique et magique en Lituanie. Moins en Lettonie, où l’influence luthérienne s’est davantage fait sentir. Mais encore aujourd’hui, il existe dans les trois Etats des adeptes des religions traditionnelles, ils sont même représentés au Parlement en Lituanie. Ils jouent un rôle modeste, mais bien réel, et bénéficient d’une certaine crédibilité. C’est quelque chose qui rapproche ces trois pays entre eux, et les rapproche du Bélarus. Humainement, les Lituaniens sont très proches des Biélorusses. Pour eux, c’est en fait le même pays.

Michel Eltchaninoff :
La langue est pourtant très différente.

Yves Plasseraud :
Les Lituaniens parlent une langue du groupe balte, tandis que les Biélorusses parlent une langue slave, en effet. Mais le territoire de l’actuel Bélarus était autrefois païen, il y a donc une grande proximité culturelle, et une grande empathie entre les deux populations.

Philippe Meyer :
Quelles sont les principales différences entre les trois Etats baltes ?

Yves Plasseraud :
L’Estonie et la Lettonie portent toutes les deux une forte influence luthérienne et germanique. Leurs populations ont donc des proximités en matière de tempérament, de réserve, d’organisation, etc. Les Lettons sont aussi parents des Lituaniens, mais avec des héritages différents. Influence allemande d’un côté, et polonaise de l’autre, car n’oublions pas que la Lituanie est très largement sous la tutelle culturelle de la Pologne depuis le XVIème siècle. Les Lituaniens sont donc généralement un peu plus romantiques, exaltés et libertaires que les Lettons, très méthodiques et un peu plus sceptiques. Cela se reflète dans leur comportement de piéton dans la rue, mais aussi dans leur politique internationale, vis-à-vis du Bélarus par exemple : les Lituaniens ouvrent grand leur porte à l’opposition biélorusse, tandis que les Lettons sont plus réservés.

Nicolas Baverez :
En termes de pourcentage de PIB, l’Estonie est l’un des pays les plus engagés dans le soutien à l’Ukraine, y compris militaire.

Yves Plasseraud :
C’est vrai. Ils font partie des plus conscients de la menace. Il y a eu un antisoviétisme (mâtinée de russophobie) très tôt en Estonie. Bien davantage qu’en Lettonie et en Lituanie. En Lettonie il y a par exemple beaucoup de couples mixtes, on est habitués depuis longtemps à la cohabitation. Les Russes de Lituanie sont davantage des Lituaniens, ils sont ressentis comme des frères. Les trois Etats ont des postures très différentes à cet égard.

Nicolas Baverez :
Pensez-vous que l’enclave de Kaliningrad puisse être le théâtre d’un incident majeur ?

Yves Plasseraud :
Je n’en ai pas l’impression. Je crois que tout le monde fait ce qu’il faut pour que ça n’arrive pas, mais surtout, personne n’aurait rien à y gagner. Les Russes n’arrivent à rien en Ukraine, leur armée a montré des faiblesses, les Baltes font très attention à éviter toute provocation. En tous cas, la population de Kaliningrad est très divisée concernant la posture à adopter.

François Bujon de l’Estang :
L’Histoire diplomatique n’est généralement pas tendre à l’égard des enclaves ou des corridors … Cela se termine presque toujours mal.

Yves Plasseraud :
Vous avez raison, mais pour le moment, c’est dans l’intérêt de tout le monde qu’il n’y ait pas d’incident. Peut-être qu’après la guerre en Ukraine, il y aura une grande remise à plat. Mais pour le moment nous n’en sommes pas là.

Michel Eltchaninoff :
L’Ukraine essaye de se « décoloniser », non seulement de l’Union soviétique, mais aussi par rapport à la Russie. Ce mouvement avait commencé avant la guerre et s’est évidemment accéléré depuis. A Odessa par exemple, on décide de « dé-russiser » les noms de rue, d’abattre la statue de Catherine II, etc. Je crois savoir que ce mouvement existe aussi dans les pays baltes, mais à quel degré ?

Yves Plasseraud :
C’est certes une réalité en Ukraine, mais n’oublions pas que des mouvements de ce type ont lieu dans de tout autres pays. Aux Etats-Unis par exemple, on veut ôter des statues de Christophe Colomb … Dans les Etats baltiques, ce mouvement de désoviétisation (pas de dérussification) est plus fort en Estonie et en Lettonie qu’en Lituanie. Encore une fois, cela s’explique au le fait qu’en Lituanie, la lutte contre le totalitarisme l’emporte sur la russophobie. Il y a par exemple quelque chose d’assez amusant en Lituanie : on a rassemblé les statues soviétiques au sein d’un parc, une sorte de Disneyland. Mais il ne s’agit pas de ridiculiser, c’est un endroit qui se visite, avec des panneaux explicatifs. En Estonie, cela s’est fait sur un mode un peu plus dur. Il y avait eu cette affaire du « soldat de bronze », transporté du centre de Tallinn vers un cimetière périphérique, au grand dam des russophones locaux. Cela avait même provoqué des émeutes.

Michel Eltchaninoff :
Il n’y a donc pas de « dé-russisation » dans les pays baltes ? On n’enlève pas les places Pouchkine ou les rues Lermontov, par exemple ?

Yves Plasseraud :
C’est plus nuancé que cela, mais aussi plus compliqué. Il est de toutes façons difficile de dé-russiser quand un quart de la population est russophone … Il y a une tendance à la suppression de certains symboles (les partis de droite y sont favorables), mais c’est plus soviétique que russe. Même s’il y aura toujours des gens pour confondre les deux (un peu comme avec « nazis » et « allemands »).

Philippe Meyer :
Vous avez sans doute donné à nos auditeurs l’envie d’en savoir davantage à propos des ces trois pays. Peut-être avez-vous des recommandations littéraires ou cinématographiques ? Une « porte d’entrée » pour connaître ou comprendre un peu mieux les pays baltes ?

Yves Plasseraud :
Les ambassades des trois pays ont des sites internet très intéressants et très instructifs. Et puis il y a désormais une importante documentation, qu’elle soit romanesque, sociologique ou de reportages. Quand j’avais écrit mon premier petit livre sur les pays baltes en 1989, dans le cadre du groupement pour les droits des minorités, personne ne savait ce que c’était. A l’époque, il n’était plus paru d’ouvrage à ce sujet depuis 1938. Et de fil en aiguille, on m’a demandé d’autres choses … Mais il existe désormais quantité d’excellents livres, par exemple « En escarpins dans les neiges de Sibérie » (éd. des Syrtes, 2022) de Sandra Kalniete est un témoignage tout à fait extraordinaire. Et puis il y a un cinéma très intéressant dans les pays baltes, sans parler du théâtre et de la musique. L’activité culturelle et intellectuelle est très intense, voire incroyable pour la taille des pays. Vilnius est une ville foisonnante de créativité, par exemple.

François Bujon de l’Estang :
Petit souvenir diplomatique en forme de vignette. Vous avez mentionné que les Russes avaient un « point faible » pour Riga et pour la Lettonie. Et il est vrai que toute une partie de l’intelligentsia soviétique allait y passer ses vacances. Je me souviens que dans ma jeunesse, lorsque nous préparions les grandes rencontres franco-soviétiques au Quai d’Orsay, nous attendions toujours avec impatience de voir quel programme les soviétiques allaient nous proposer, nous faisions même des paris. Et il y avait immanquablement un jour d’excursion à Riga. Et bien entendu, nous refusions toujours, étant donné que la France n’a jamais reconnu l’annexion soviétique des pays baltes. Mais quand on va dans ces endroits aujourd’hui, il reste des traces considérables de ces villégiatures soviétiques. Comment expliquer cet engouement ? Date-t-il de Pierre le Grand ?

Yves Plasseraud :
En tous cas, il était toujours très vif jusqu’en février 2022. De nombreuses de villas de la « riviera » lettone, dans la ville balnéaire de Jurmala, étaient occupées par des Russes. Ils ont toujours été séduits par le côté occidental de Riga, par le climat très agréable en été. La mer y est très peu profonde, donc elle est chaude et on peut s’y baigner très agréablement. Même pendant la période soviétique, il y avait déjà de nombreux restaurants, cafés … Rien à voir avec l’atmosphère compassée et ennuyeuse des villes soviétiques habituelles. Et aujourd’hui, il y a chez les Russes qui ne peuvent plus y venir une nostalgie de Riga. Mais l’ouverture sur l’Ouest était très appréciée, les Russes appelaient d’ailleurs Riga « notre Occident ».

Michel Eltchaninoff :
Il y a encore aujourd’hui des Russes qui viennent à Riga, mais c’est l’opposition à Poutine. Je pense à des médias comme le journal Meduza ou la chaîne d’opposition Dojd. Et puis des écrivains comme Dmitri Gloukhovski. Il y a donc à Riga une forte communauté russe d’opposition, artisitique et médiatique, tout comme il y a une forte communauté russe d’opposition politique à Vilnius.

Yves Plasseraud :
C’est vrai, et ils y sont tout à fait bien accueillis. Tout le monde à Riga peut encore s’exprimer en russe librement, c’est impressionnant. L’an dernier, j’y étais pour la remise d’un prix journalistique, qui avait lieu à la bibliothèque nationale de Lettonie. Tous ces médias dont vous parlez étaient là. Ils peuvent y travailler librement. Cela ressemble un peu à ce qu’on appelait avant-guerre les « Russia watchers » : des Américains, des Britanniques et des Suédois qui étaient installés à Riga pour observer l’Union soviétique. Aujourd’hui c’est un peu la même chose, sauf qu’ils ne font pas qu’observer, ils influencent également.

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