L’AGRESSION CONTRE LE HAUT-KARABAKH
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
L'Azerbaïdjan a lancé le 19 septembre une opération militaire qualifiée par elle « d'antiterroriste » dans le Haut-Karabakh, territoire à majorité arménienne où la souveraineté de l’Azerbaïdjan est aujourd’hui reconnue et où les quelques 120.000 Arméniens qui y vivent jouissent d’une forme d’autonomie. Depuis la dislocation de l’Union soviétique, fin 1991, le Haut-Karabakh est un point de tension quasi constant Deux guerres meurtrières y ont déjà eu lieu, la première en 1988-1994 et la seconde en 2020, à l’issue de laquelle la Russie a déployé des forces chargées de garantir la libre circulation dans le corridor de Latchine, seul axe routier reliant le Haut-Karabakh à l'Arménie. Après une courte période d'accalmie, les tensions ont repris, Bakou menant une guerre d'usure à force de coupures de gaz, d'électricité, de tirs sur les paysans et de kidnappings. Fin 2022, les Azéris ont bloqué la circulation dans le corridor de Latchine. Ce blocus, renforcé en juillet, isole la population arménienne de l’enclave. Il a provoqué ces dernières semaines un début de famine. La Croix-Rouge n’est parvenue que le 18 septembre à faire passer une cargaison de vingt tonnes de farines et de produits médicaux. Les 2.000 soldats russes déployés dans l’enclave après le cessez-le-feu de 2020 et censés assurer la sécurité des Arméniens n’ont pas cherché à empêcher le blocus.
Aucun pays ne reconnaît les autorités séparatistes arméniennes du Haut-Karabakh, pas même Erevan, qui les soutient. La première réaction publique du premier ministre arménien, Nikol Pachinian, a été d'écarter fermement l'option d'une intervention militaire de la République d'Arménie. Il a réaffirmé l'absence de soldats de son pays dans le Haut-Karabakh. Ces déclarations ont provoqué la colère de milliers d'Arméniens, qui sont venus manifester mardi devant le siège du gouvernement, à Erevan, pour affirmer leur solidarité avec les Arméniens du Haut-Karabakh et réclamer la démission de M. Pachinian.
Mercredi, après 24 heures sous les frappes, les autorités arméniennes du Haut-Karabakh ont annoncé leur intention de déposer les armes, selon les conditions imposées par l’Azerbaïdjan pour toute négociation de cessez-le-feu. Le ministère azerbaïdjanais de la Défense a confirmé le désarmement des forces du Karabakh ainsi que l'ouverture de négociations en Azerbaïdjan. Les discussions porteront sur la réintégration de la région à population arménienne à l'Azerbaïdjan. L’opération militaire azerbaïdjanaise a fait au moins 200 morts et 400 blessés, d’après le dernier bilan des séparatistes arméniens, alors que 7.000 habitants auraient été évacués.
Kontildondit ?
Jean-Louis Bourlanges :
Dans cette affaire, je crois qu’il ne fait pas se focaliser sur la seule région du Haut-Karabakh, c’est du destin du peuple arménien dans son ensemble qu’il s’agit, répartis entre l’Etat d’Arménie, et ce que les Arméniens du Haut-Karabakh appellent la « République d’Artsakh », qui n’était en réalité reconnue par personne, pas même par l’Arménie. Il n’empêche que cette région abritait des populations arméniennes, entourées par l’Azerbaïdjan, et dans une situation de très grande précarité.
Rappelons aussi que la situation est très bizarre, car depuis la défaite de 2020, les Arméniens sont coupés du Haut-Karabakh, et en même temps, n’oublions pas que l’Azerbaïdjan est lui-même un territoire coupé en deux, par le Sud de l’Arménie. Tout cela est dû à Staline, qui avait créé en son temps cette mosaïque extrêmement complexe entre Arméniens et Azéris, destinée à rendre inévitable une présence russe permanente.
En tant que président de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, je me suis rendu en Arménie. Pas au Haut-Karabakh, puisque c’est totalement fermé depuis décembre 2020. La décision de couper les communications entre cette région et le reste du monde est couverte par la Russie, et l’isolation est désormais totale. Depuis juin dernier, plus un convoi alimentaire ne peut passer, il y avait quelques rares fournitures médicales, mais en règle générale, les populations arméniennes étaient soumises à une mort lente, il s’agissait de les affamer. Un génocide au ralenti, en quelque sorte. Ou un nettoyage ethnique : dès que le président azéri Aliyev décidera de rouvrir le couloir de Latchine, tous les Arméniens survivants s’enfuiront …
Il faut garder à l’esprit la situation géopolitique de l’Arménie. C’est un pays qui n’a aucun ami proche. Son protecteur naturel, la Russie, est très hostile au Premier ministre arménien Nikol Pachinian, l’un de ces leaders post-soviétiques qui ont choisi la démocratie, la lutte contre la corruption et la fin de la vassalité envers la Russie. Donc, aucun soutien de Moscou, qui fait figure de « marâtre de Cendrillon », à la fois protecteur et ennemi. Et puis il y a la Turquie. M. Erdogan a récemment rappelé sa doctrine à l’ONU, la même que celle des Chinois à l’égard de Taïwan : « une nation, deux Etats ». Il considère donc que l’Azerbaïdjan et la Turquie sont une seule et même nation, et il y a la volonté de créer une continuité territoriale entre les deux parties de l’Azerbaïdjan.
Les Occidentaux sont pour la plupart du côté de l’Azerbaïdjan. Un certain nombre de pays lui vendent des armes. L’ambition de la diplomatie américaine est par exemple de séparer au maximum l’Azerbaïdjan de la Russie. Et puis Washington « gobe » cette espèce de fable de l’Azerbaïdjan : « je vous aide avec mes hydrocarbures à surmonter la pénurie créée par la guerre d’Ukraine ». Je l’appelle une fable car en réalité l’Azerbaïdjan est la plaque tournante du recyclage des hydrocarbures russes à destination de l’Occident. Ils présentent donc comme une vertu ce qui est en réalité une contribution à l’échec de l’embargo sur les hydrocarbures russes … Autre acteur géopolitique majeur : Israël, qui arme l’Azerbaïdjan (en drones, notamment).
Pachinian est un leader occidental, qui incarne le post-soviétisme tel que nous le souhaitons en Occident. Il est pourtant contré par l’ensemble de l’Occident, et soutenu par une seule puissance : l’Iran. Téhéran veut absolument empêcher la réunification territoriale de l’Azerbaïdjan, qui créerait une continuité allant de la Turquie à la Mer Caspienne.
C’est une situation géopolitique impossible. La supériorité azerbaïdjanaise est incontestable. Rappelons que quand l’Arménie avait gagné la guerre de 1994, elle disposait d’une armée encore très solide, de l’ère soviétique. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Les Turcs ont enseigné aux Azerbaïdjanais des techniques de l’OTAN. S’agissant du Haut-Karabakh, Ilham Aliyev avait toutes les cartes en main. Il a lancé une offensive, qu’il a gagnée. Il a été assez habile pour ne pas faire trop de morts (même s’il y en malheureusement a eu plusieurs centaines), il n’a jamais donné l’impression qu’il y avait des massacres, par exemple. Aujourd’hui les Arméniens du Haut-Karabakh ne peuvent pas résister, le cessez-le-feu qu’ils ont signé est aux conditions fixées par les Azéris. Il semble que depuis jeudi, de très grandes violences civiles ont commencé.
Le Conseil de sécurité de l’ONU a été saisi. En réalité, l’alternative est malheureusement très simple : soit une situation génocidaire si des massacres commencent, soit un nettoyage ethnique si on permet aux Arméniens du Haut-Karabakh de fuir.
Nicolas Baverez :
Quelles sont les conséquences de cette crise pour l’Arménie ? Pour le Caucase ? Et au-delà ? C’est l’achèvement du retournement du rapport de forces entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. L’Arménie avait gagné la guerre de 1988-1994. Ensuite, l’Azerbaïdjan a méthodiquement préparé sa revanche. Sur le plan militaire, sur le plan économique avec la montée des hydrocarbures, sur le plan du soft power, avec l’accueil d’un grand prix de Formule 1, la participation au tournoi de football de l’Euro en 2021 …
L’opération militaire est conduite avec une efficacité redoutable, en à peine 24 heures, avec « seulement » quelques centaines de morts (mais les Arméniens n’avaient aucune capacité de résistance à cause du blocus), et à un moment particulièrement opportun. L’Arménie n’est soutenue par personne : l’Europe achète son gaz à l’Azerbaïdjan, et les USA et Israël soutiennent Bakou contre l’Iran.
Et maintenant ? S’agissant du Haut-Karabakh, l’immense majorité des 120 000 Arméniens va partir, car l’alternative est une mort presque certaine. S’agissant de l‘Etat d’Arménie, la question qui se pose est : « est-ce qu’Ilham Aliyev va en rester là ? » Le rapport de force est tellement favorable aux Azéris qu’il est permis d’en douter … Au delà, c’est le triomphe de la Turquie, non seulement militaire mais diplomatique, puisqu’Erdogan a habilement proposé une conférence avec l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Turquie et la Russie. Et puis un recul spectaculaire de la Russie et de l’Occident dans la zone.
Il y a plusieurs leçons à tirer de cette guerre. La première est que nous sommes désormais dans un monde où la violence est complètement libérée, et où la seule chose qui compte est le rapport de forces. Ensuite, il y a des puissances moyennes mais décomplexées, qui se construisent des zones d’influence et ont des ambitions impériales. Je pense évidemment à la Turquie. Il y a également un recul de la Russie et des Etats-Unis, et une impuissance totale de l’ONU et des groupes internationaux type G7, G20 …
S’agissant des guerres modernes, les Azéris ont fait une démonstration implacable de l’importance des drones et des défenses sol-air. Deux domaines dans lesquels l’Europe (et notamment la France) est très en retard. Cela pose la question de la Turquie et de son agressivité, notamment en Méditerranée orientale. La Turquie est membre de l’OTAN, et soutenue par les Etats-Unis en raison de sa fonction stratégique au Moyen-Orient (face à l’Iran notamment).
Cette crise du Haut-Karabakh, qui peut nous paraître très lointaine, doit en réalité nous intéresser au plus haut point. Nous devrions essayer d’en tirer des leçons militaires et diplomatiques. Comment l’Europe peut-elle agir dans une crise de ce type ? Et a fortiori si Donald Trump redevient président des USA …
Michel Eltchaninoff :
Les conséquences de cette victoire-éclair vont effectivement être considérables, et dramatiques, voire tragiques. Vous avez souligné le risque d’épuration ethnique. Nous ne sommes plus en 1999, il est très douteux que l’OTAN essaye de l’arrêter, comme elle l’avait fait au Kosovo. Il y a le risque d’une poursuite des hostilités de l’Azerbaïdjan en position de force. Enfin, il y a le risque de déstabilisation de la situation intérieure en Arménie.
Pour une grande partie de l’opinion arménienne, Nikol Pachinian restera pour toujours le dirigeant qui a abandonné le Haut-Karabakh, donc un traître. Le mandat actuel du Premier ministre va jusqu’en 2026, je me demande comment il pourra rester au pouvoir.
Jean-Louis Bourlanges :
Il vient tout de même de remporter les élection municipales à Erevan dimanche dernier, il n’est donc pas disqualifié.
Michel Eltchaninoff :
Il est cependant menacé. Une partie de la société arménienne va lui reprocher de ne pas avoir envoyé de troupes au Haut-Karabakh.
Enfin, rappelons que les réfugiés du Haut-Karabakh ne sont pas bien traités en Arménie, c’est désormais très bien documenté par des militants des droits humains. Ils ont des problèmes de logement, on leur refuse l’accès à des bibliothèques ou à l’université … Donc un afflux de réfugiés est un autre risque de déstabilisation.
Je m’interroge sur l’attitude de la Russie. Cet évènement s’est produit dans le contexte de la guerre en Ukraine, boîte de Pandore qui laissé libre cours aux élans de violence. A priori, il s’agit d’un échec pour la Russie, qui avait 2000 soldats au Haut-Karabakh et était garante de la paix. Et puis, si le Haut-Karabakh revient dans le giron de l’Azerbaïdjan, à quoi servirait les troupes russes ?
Et pourtant, on ressent une certaine joie mauvaise de la Russie, de sentiment de revanche, qui s’exprime parfaitement depuis plusieurs semaines. Dès avant l’invasion du Haut-Karabakh, Vladimir Poutine déclarait que la situation était désormais une affaire intérieure azerbaïdjanaise. Le 12 septembre, une semaine avant l’invasion, au forum oriental, Poutine répondait à une question sur l’Arménie. Il a déclaré en substance : « nous avons essayé d’aider l’Arménie depuis 1994. On aurait d’ailleurs pu l’aider davantage, mais elle nous a tourné le dos et est allée voir les Européens, les Américains, et voilà le résultat ». Autrement dit, le discours de Poutine était une forme de blanc-seing apposé à l’intervention azerbaïdjanaise : quand des anciens satellites de la Russie lui tournent le dos et commencent des manœuvres conjointes avec les Américains, quand la femme de Nikol Pachinian va apporter de l’aide aux Ukrainiens, voilà ce qui arrive. J’ai suivi attentivement les médias russes ces derniers jours, et on voit que c’est le narratif officiel.
La Russie espère évidemment des troubles en Arménie, et même le remplacement de Pachinian par un dirigeant pro-russe. Même si le rôle de faiseuse de paix de la Russie est mis à mal, elle aimerait tout de même garder une présence militaire dans la région. Plusieurs jours avant l’invasion, Poutine disait « pour prévenir tout risque d’épuration ethnique, il faudra évidemment que nos 2000 soldats restent sur place ». Il semble donc presque certain qu’il y a une forme de complicité russe dans ce qui vient de se passer au Haut-Karabakh. On ne le saura vraiment que plus tard, si tant est qu’on le sache un jour, mais on sent une volonté d’adresser un message politique aux Etats d’Asie centrale et du Caucase : « Choisir d’autres alliés que nous a des conséquences ».
Lionel Zinsou :
La Russie vient d’ailleurs de déclarer qu’elle était confiante dans le fait de « rétablir la paix en quelques heures », et donc de se pérenniser dans la région …
Je suis frappé par les conséquences pour l’Europe sur le plan moral, malgré toutes les communautés arméniennes européennes et leur influence (notamment en France), malgré une grande sensibilité des opinions sur ce sujet, et avec la dimension religieuse (car le conflit est territorial, culturel, linguistique, et religieux).
Au fond, l’Europe a mis beaucoup de temps à reconnaître le caractère génocidaire des évènements de 1915 en Turquie. Reconnaissons que c’était tout de même un problème pour les fameuses « valeurs de l’Union Européenne », l’un des arguments majeurs de son positionnement international.
Et la situation actuelle a incontestablement un caractère génocidaire, elle aussi. Car un génocide, ce n’est pas seulement un massacre, c’est aussi créer les conditions dans lesquelles des massacres peuvent advenir. Dans les deux conflits récents du Haut-Karabakh, les proportions de morts sont très élevées. Chaque épisode a fait plus de 10 000 morts, pour moins de 120 000 habitants d’origine arménienne. Ce sont des proportions très élevées. Le blocus total dont nous avons parlé est un signe très important de situation génocidaire. Est-ce que l’Union Européenne va mettre un siècle à le reconnaître ? Le geste d’avoir saisi le Conseil de sécurité va dans le bon sens, mais espérons qu’on ne s’arrêtera pas là. Il y a là un vrai sujet de droit qui, quelle que soit la légitimité des revendications territoriales dans le conflit, va poser problème si l’Europe ne fait rien.
Et puis, il y a cette faille que Nicolas a évoquée : il n’y a pas de système de protection possible dans le système multilatéral. On se dit qu’il y a l’ONU, et donc qu’il pourrait y avoir des Casques bleus. Or, les troupes de maintien de paix sur place sont russes, et on craint effectivement qu’elles n’œuvrent plutôt au maintien de la guerre … L’ONU est aujourd’hui inefficace à un point qui est frappant. On le savait à propos du Congo, ou du Mali où le bilan des Casques bleus est navrant. Ici, on ne parle même pas de solution multilatérale. Cette crise pose des problèmes moraux, mais si l’UE met des décennies à reconnaître une situation pourtant patente, et si le système multilatéral est absolument oublié, l’Europe aura beaucoup de mal à faire croire au monde entier qu’elle est le défenseur de valeurs morales, qui justifient une grande partie de sa diplomatie.
Jean-Louis Bourlanges :
L’indifférence de l’ONU est choquante et tragique, mais elle n’a rien de particulièrement surprenant dans la mesure où ni les Etats-Unis ni la Russie ne se soucient du problème.
A propos de l’Europe, je suis tout aussi atterré que Lionel. Certes, on n’a pas de moyens militaires pour agir, mais il y a une absence de cohésion, et même d’intérêt, bref une désinvolture à l’égard de cette tragédie qui est vraiment coupable. Les puissances du Sud (Italie, Espagne par exemple) restent obsédées par le maintien de bonnes relations avec la Turquie. Les Etats-Unis aussi, et il y a le facteur ukrainien dans l’équation. Les Turcs tiennent les détroits, et c’est un élément essentiel dans la pression exercée en Mer Noire. Mais au delà de cette contradiction, il y a une indifférence profonde. Il faut reconnaître que les Français sont les seuls à se préoccuper de ce problème. C’est nous qui avons fait les efforts nécessaires en décembre dernier pour qu’ait lieu la mission d’observation de l‘UE. J’ai eu l’occasion de patrouiller avec eux, et le véhicule au drapeau étoilé était salué partout, tout comme celui de l’ambassadeur de France. Il y a une très grande attente d’Europe sur place. Et nous sommes les seuls à y répondre tant bien que mal. Au Conseil de sécurité, c’est nous qui avons exigé que cette affaire soit examinée. Les Européens ne sont pas à la hauteur de cette crise et de cet enjeu. La situation politique est très défavorable, mais cela ne justifie pas un tel manquement moral.
Michel a très bien décrit l’attitude russe, mais personnellement, je pense que cela va au-delà de la « joie mauvaise ». Il s’agit véritablement d’une stratégie de Poutine, et elle est très habile. Car on peut reprocher deux choses à Nikol Pachinian. D’abord, d’avoir déclaré qu’il n’interviendrait pas au Haut-Karabakh. Mais il eût été criminel de sa part d’engager des troupes dans une nouvelle épreuve de force contre l’Arménie dans des conditions aussi totalement défavorables. Pourtant, le simple fait de l’avoir dit a en quelque sorte donné un feu vert à Aliyev. Il serait intervenu même sans cela, mais c’était tout de même regrettable. Par ailleurs, Pachinian a très bien compris qu’il n’avait rien à espérer des Russes. Par conséquent il s’est tourné vers l’Occident, ce qui a empiré les relations avec la Russie. Le fait d’être soutenu par l‘Iran est un repoussoir absolu pour les Etats-Unis. Il s’est donc retrouvé en rase campagne, sans espoir de soutien de qui que ce soit.
Quel avenir pour l’Arménie ? Il y a de grands risques de déstabilisation interne. Par un afflux de réfugiés, d’abord. Par des manœuvres russes ensuite. Il y a déjà des manifestations, orchestrées par l’ancien pouvoir arménien (pro-russe). Cependant, mon impression après avoir été sur place est que les Arméniens n’ont pas envie de revoir l’ancien système, corrompu et anti-démocratique. De ce point de vue, les récentes élections municipales à Erevan sont riches d’enseignement : le parti de Pachinian y est arrivé largement en tête, défiant toutes les prédictions. Mais il y aura à terme une déstabilisation. Ce qui pourrait d’ailleurs permettre à l’Europe de vraiment faire quelque chose. Pour aider à la réinsertion des réfugiés du Haut-Karabakh, il pourrait y avoir un programme européen.
Reste le problème géopolitique pour Pachinian. Erdogan a clairement marqué que tout ceci n’est qu’une étape. Il veut continuer à favoriser les desseins de l’Azerbaïdjan sur le territoire de l’Arménie. Mais les Iraniens ne tolèreront pas une continuité territoriale au profit des Turcs. En revanche, ils ne sont pas opposés à une présence russe à la frontière sud de l’Arménie (car les Turcs appartiennent à l’OTAN, donc ils préfèrent les Russes). On voit qu’une sorte d’accord est possible entre les Turcs et les Russes, avec une passivité iranienne, pour faire une pression très forte sur l’Arménie et remettre en cause sa souveraineté sur le sud du territoire. Si on en arrive là, les Occidentaux ne devraient pas pouvoir laisser faire, mais d’ici là, Pachinian est dans une situation effroyablement difficile. La situation actuelle n’est qu’un troisième acte, et pas la fin de la pièce.
LA FRANCE A-T-ELLE PERDU PIED EN AFRIQUE ?
Introduction
Philippe Meyer :
Les présidents de l'ex-pré-carré français en Afrique sont renversés les uns après les autres : le malien Ibrahim Boubacar Keita en août 2020, le guinéen Alpha Condé en septembre 2021, le burkinabé Roch Kaboré en janvier 2022, le nigérien Mohamed Bazoum au mois de juillet et fin août, le gabonais Ali Bongo. Dans la foulée de ces coups d’état, la France a dû évacuer ses militaires du Mali (août 2022), puis de Centrafrique (décembre 2022), du Burkina Faso (février 2023) et peut-être bientôt du Niger où elle déploie encore 1.500 militaires. Au Niger, le président français a choisi la fermeté : refus de reconnaître les autorités putschistes, exigence d'un retour au pouvoir du président Bazoum et rejet des injonctions de la junte, qui exige le départ de l'ambassadeur à Niamey et réclame le retrait des militaires français. Un mois après le coup d'État au Niger, la position de la France reste assez isolée. Joe Biden, qui veut sauver sa base militaire au Niger, ne voit pas d'inconvénients à dialoguer avec la junte. Les Allemands se désolidarisent de la position française au Niger, de même que les Italiens en Libye, tandis que les Espagnols reconnaissent le Sahara occidental pour se rapprocher du Maroc. Les pays d'Afrique de l'Ouest renâclent à intervenir militairement.
La France est devenue indésirable dans ce qu’elle considérait jadis comme son « pré carré », décriée comme prédatrice économique par toute une génération et comme porteuse de valeurs honnies par des groupes islamistes orthodoxes et radicaux. Marquée du sceau colonial, la France vit d’autant plus mal son éviction de la région, qu’elle a le sentiment de s’être acquittée, à la demande des autorités locales, d’une tâche que les armées africaines ne parvenaient pas à remplir seules : la lutte antiterroriste contre le djihad.
Le lent déclin de la présence française sur le continent se constate aussi sur le plan économique. La France n'est plus le premier fournisseur ni le premier investisseur du continent. Si, en valeur, les exportations françaises vers l'Afrique ont fortement augmenté, leur poids relatif a été toutefois divisé par deux, passant de 12 % de part de marché à 5 % entre 2000 et 2021. Pour Antoine Glaser, journaliste spécialiste de l’Afrique, et auteur de l’ouvrage « Le piège africain de Macron » « la France n’a pas vu l’Afrique se mondialiser, ni su solder sa présence post-coloniale, terreau du sentiment anti-français. Depuis la fin de l’opération Barkhane, le leadership français en Afrique est terminé. » Cependant, la ministre des Affaires étrangères, Catherine Colonna, souligne que l’Afrique n’est pas que le Sahel. Elle assure que nos relations se développent avec des États dans lesquels nous étions moins présents, comme le Kenya, l’Afrique du Sud ou l’Éthiopie.
Kontildondit ?
Lionel Zinsou :
Je crains de prendre le contrepied de certains éléments de votre introduction. Je pense qu’il y a une certaine complaisance dans les médias français pour se flageller à propos de ce qui se passe en Afrique. Vous avez commencé par parler de « pré carré africain », mais soyons clairs : aujourd’hui les intérêts de la France en Afrique ne sont ni au Mali, ni au Niger, ni en Guinée. De façon tout à fait logique, ils sont au Nigéria, en Egypte, en Afrique du Sud, au Mozambique … Le « pré carré » est vraiment un arrêt sur image. Je rappelle que les cinq pays affectés par des coups d’état (Gabon, Guinée, Mali, Burkina Faso et Niger) représentent à eux cinq deux mois du PIB du seul Nigéria. Quand on parle d’une possible intervention militaire de l’organisation régionale, la CEDEAO, à dominante nigériane, il faut garder en tête les poids relatifs des uns et des autres. En termes d’intérêts économiques, ces pays ne sont des priorités pour aucun pays du monde. La France n’a donc pas de « pré carré », ni « d’intérêts impériaux ». Et elle n’est pas rejetée non plus. On ne chasse pas les soldats français, c’est simplement qu’ils avaient été appelés par des gouvernements qui se trouvent avoir été remplacés. Il n’y avait jamais eu de base militaire française au Mali, jusqu’à ce que le Conseil de sécurité de l’ONU n’en demande, pour lutter contre les djihadistes. Et tout cela a été installé dans le cadre d’accords précis avec le gouvernement de l’époque. À entendre certains commentateurs, on a l’impression qu’on est en train d’expulser une présence française qui était là depuis toujours, or ce n’est pas le cas. Ce n’est évidemment pas le cas non plus au Burkina, en Guinée ni au Niger.
Au Niger, les djihadistes sont à 50 kilomètres de la capitale, parce qu’elle est très près de la frontière du Mali, et que ce dernier a perdu le contrôle des deux tiers de son territoire. C’est pour cela qu’on a demandé, (encore une fois dans le cadre d’accords très précis), de faire venir des avions de chasse, des drones, et 1500 soldats. Mais Niamey n’a jamais été une base militaire française dont nous nous trouverions tout d’un coup expulsés. Un nouveau gouvernement met fin à un accord pris par le gouvernement précédent, et par conséquent la France quitte le pays. Mais elle n’y était que parce qu’elle avait été expressément demandée, elle n’est pas le gendarme qui s’installe où elle veut.
Le seul pays en coup d’état où il y avait une base française (même si elle est petite), c’est le Gabon. Il se trouve que dès le lendemain du putsch, les insurgés ont demandé la confirmation et la continuation de la présence française, qui sert à la formation d’à peu près toutes les troupes de l’Afrique centrale francophone.
Il n’y a donc pas une France « jetée à la porte » ; elle avait été appelée, et aujourd’hui elle s’en va. Il n’y a pas non plus de rejet français qui serait majoritaire dans les opinions. Prêtez aux pays d’Afrique les mêmes raisonnements que vous imagineriez pour des pays européens. Il n’y pas de « défaite de la démocratie » avec une partie de l’opinion publique qui y serait opposée. Au contraire, il y a une volonté de contrôle des populations, et une volonté d’alternance. Quand des gens se réjouissent que des militaires interrompent un régime, c’est parce qu’ils pensent qu’on leur a volé la démocratie, et non parce qu’ils lui sont hostiles. S’il existe un rejet français, c’est dans une minorité de la jeunesse (peut-être 20% des opinions). Mais il n’y en a aucun signe : ni sur les entreprises, ni sur la présence de citoyens français, ni sur des touristes. Cela n’a rien de majoritaire, c’est simplement l’un des courants d’opinion, dans un spectre plus large.
C’est une espèce d’obsession de la France que de chercher des preuves de son déclin. Il n’y a pas de déclin, il n’y a d’ailleurs pas non plus de grands enjeux économiques dans ces pays.
Nicolas Baverez :
Il y a pourtant quelques ruptures qui me paraissent significatives. A propos de la succession des coups d’état, il est vrai qu’ils n’obéissent pas tous à la même logique. Dans le cas du Gabon par exemple, il y avait clairement une élection qui avait été volée. Mais je pense que nous n’avons pas encore vu la fin de cette succession de coups d’état, qui rendront de toutes façons très difficile le développement économique ou la stabilisation de ces pays.
Et puis il y a la rupture de Barkhane. Contrairement à ce qui a été dit par le président de la République lors de la conférence des ambassadeurs, il s’agit d’une défaite stratégique majeure, avec l’installation d’une base djihadiste majeure au Sahel.
Il ne faut pas être dans le déni quant à un ressentiment envers la France. Il est vrai que cela ne concerne pas l’ensemble des populations, mais il n’en reste pas moins que cela existe, et que ce ressentiment est instrumentalisé par des activistes (notamment sur les réseaux sociaux). Et surtout, il est utilisé par d’autres puissances, dont évidemment la Russie avec Wagner.
La France avait un rôle un démultiplicateur d’influence en Afrique, pour les votes à l’ONU par exemple. Les Etats-Unis ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, il sont furieux de ce qui s’est passé au Niger, et du fait que la France n’a été capable ni d’anticiper, ni de maîtriser le coup d’état.
La situation actuelle résulte d’une suite d’erreurs. Il y a eu le désastre de la Libye, celui de Barkhane, il y a la catastrophe du « en même temps », car le slogan « ni paternalisme ni faiblesse » ne fait pas une politique. A propos de la sécurité, nous avons été incapables de répondre correctement à la menace djihadiste. Quant à la nouvelle Afrique, on investit au Rwanda (et reconnaissons qu’il est pour le moins paradoxal de confier la francophonie à une femme venue d’un pays anglophone), mais pour le moment, on est bien obligé de reconnaître que la politique fondée sur la repentance mémorielle ne fait qu’alimenter le ressentiment anti-français.
L’Europe ne peut pas se permettre de perdre le continent africain, il faut une politique africaine. Il est également fondamental que la France soit présente, mais il faut absolument repenser profondément la manière de l’être. Clairement, les bases militaires permanentes ne sont plus soutenables, et pourtant, la sécurité reste la condition de tout le reste, et pour l’instant elle n’est pas assurée. Par ailleurs, au lieu de donner des leçons de démocratie, il vaudrait mieux être plus pragmatique et concret, avec des politiques d’infrastructures sanitaires et alimentaires. Reconnaissons que pour le moment, ce pivot vers les puissances émergentes est en apesanteur.
Michel Eltchaninoff :
Ce que je trouve fascinant dans cette série de coups d’état dans le Sahel et dans les anciennes colonies françaises, c’est qu’ils ont lieu plus de 60 ans après les décolonisations ; il y a comme une sorte d’effet retard. C’est un paradoxe, puisqu’en France, on perçoit un sentiment anti-Français (même s’il ne concerne qu’une partie de la population), alors même que la France n’a jamais été aussi peu présente dans ces endroits.
Cela me rappelle une formule qu’avait eu le dissident polonais Adam Michnik. On lui demandait ce qu’il y avait de pire dans le communisme, et il avait répondu : « ce qui arrive après ». Je ne pense pas qu’on puisse dire la même chose à propos du colonialisme, mais tout de même, cet effet retard est troublant. Comme le font beaucoup de chercheurs, on pourrait l’expliquer en disant que c’est à cause de pratiques post-coloniales. Le colonialisme n’aurait en réalité jamais réellement pris fin : Françafrique, bases militaires, soutien à des chefs d’état peu recommandables, maintien du Franc CFA dans 14 pays alors que la France elle-même a abandonné le Franc depuis longtemps, etc.
Mais pour moi, cette explication « post coloniale » ne suffit pas à expliquer ce paradoxe. On peut faire une comparaison avec ce phénomène récent que l’on vit un peu partout dans le monde : le rapport au racisme, désigné sous le terme un peu flou de « wokisme ». Cette idée que l’on peut être une personne qui se considère comme profondément anti-raciste, profondément démocrate, qui ne regarde pas la couleur, et qui est pourtant porteuse de préjugés raciaux, profondément ancrés culturellement, jusqu’à un niveau inconscient. Il s’agirait donc de « s’éveiller » (le sens du mot « woke »). Il en va un peu de même ici.
La France se croient débarrassée de toute volonté de domination, Emmanuel Macron expliquait dans son discours de Ouagadougou qu’il n’y a plus de politique africaine de la France. Pourtant, lors de son discours aux ambassadeurs, quand il explique que sans l’intervention française, le Mali, le Burkina Faso et le Niger n’existeraient plus aujourd’hui, on comprend que cela puisse profondément froisser une partie de l’opinion africaine.
Jean-Louis Bourlanges :
Je commencerai par rendre hommage au talent audacieux de Philippe Meyer, qui réunit à la même table le champion du monde de l’optimisme historique qu’est Lionel, et Nicolas, le champion du monde du déclinisme pessimiste. Il est difficile pour Michel et moi de tracer une voie moyenne entre tant d’oppositions, mais en tant que centriste j’y suis bien obligé ...
Blague à part, je très sensible à ce que dit Lionel sur le masochisme hypertrophié de la France. Rappelons déjà la loi de Tocqueville, qui en substance dit que les chocs révolutionnaires se produisent quand les choses s’améliorent, et non pas quand elles sont au plus mal. Car c’est à mesure que les abus disparaissent que ceux qui restent sont de moins en moins supportables. Ainsi, on a répété je ne sais combien de fois que la Françafrique, c’était fini, que nous ne nous mêlions plus de rien, tout comme Pachinian qui a déclaré qu’il ne ferait rien pour protéger le Haut-Karabakh. Résultat : les gens se disent qu’on est faibles, nous sommes donc très logiquement utilisés comme défouloir.
Je suis frappé par la diversité de ces coups d’état. Les situations ne sont jamais comparables. En Guinée, il faut reconnaître que le gouvenrment d’Alpha Condé état tout à fait déraisonnable. Au Niger, il s’agit d’un conflit interne entre l’ancien président Issoufou et le président Bazoum, issu d’une ethnie minoritaire, et devant l’essentiel de son élection à son prédécesseur. Le général Tiani était un homme d’Issoufou placé auprès de Bazoum, et il y avait de nombreuses querelles sur la gestion des pétroles du nord du Niger. Dans une querelle de cet ordre, la seule façon de s’en tirer à bon compte est de clamer : « encore la faute des Français ! Vive les Russes ! » alors que ni Russes ni Français n’ont rien à voir dans l’affaire …
La cas du Gabon est fascinant. Les résultats de l’élection arrivent, et tout le monde dit : « l’opposition a gagné avec deux tiers des voix ». Or on annonce que c’est M. Bongo qui a gagné, et il ne prend même pas la peine de manipuler les résultats, il s’octroie purement et simplement les résultats de son adversaire. A ce moment-là, coup d’état. On s’attend à ce que les putschistes dénoncent un truquage des élections, mais ce n’est pas le cas, ils disent qu’Ali Bongo a été très bien élu, mais qu’il est fatigué et qu’il fallait le remplacer. Évidemment, reconnaître la victoire de son adversaire électoral aurait obligé les putschistes à lui céder la place … C’est le seul cas connu de coup d’état fait par le vainqueur des élections, c’est à dire le clan Bongo.
Enfin, je suis frappé quand je prepense à Léopold Sédar Senghor ou Félix Houphouët-Boigny qui en leur temps disaient : « nous voulons des troupes françaises ». Pourquoi disaient-ils cela ? Parce qu’ils estimaient que la culture démocratique très récente était trop fragile, et que s’il y avait des militaires locaux trop puissants, il y aurait des risques de coups d’état. La France était alors perçue comme une puissance protectrice et pas trop menaçante.
Que peut-on faire ? Là, je diffère de Lionel et la situation me paraît assez préoccupante. Car je constate que toutes les formules démocratiques qui ont été tentées sont systématiquement remises en cause par les pouvoirs militaires, et cela me paraît augurer de temps difficiles pour l’Afrique.
Lionel Zinsou :
Nicolas a dit qu’il était « essentiel pour l’Europe de ne pas perdre l’Afrique ». Mais c’est fait depuis des décennies. Certes, le premier investisseur est l’Union Européenne (donc 27 Etats, et la France n’est que l’un d’entre eux). Mais le principal partenaire, c’est la Chine. Se demander comment « ne pas perdre l’Afrique » est vain : cette partie est jouée depuis longtemps. Il ne faut pas pécher par orgueil quand on analyse la situation de la France en Afrique. Si je n’étais que Français et pas Béninois, mon inquiétude serait le développement d’une immense indifférence. Parce que par ailleurs, les francophones sont très minoritaires en Afrique. Et il n’y a pas de rejet français chez les lusophones, les anglophones ou les arabophones, il y a une indifférence envers la France.
Enfin, d’où viennent les fake news sur le rejet français ou les exploits de Wagner ? De la diaspora en France. Il y a un lien direct entre le développement des discriminations envers les Africains en France et le « rejet de la France » sur les réseaux sociaux africains. Faisons attention : il ne s’agit pas seulement d’une question internationale, mais aussi d’une question intérieure.
Nicolas Baverez :
Mais pour l’Europe, l’Afrique reste un enjeu majeur, du point de vue démographique, du point de vue de l’immigration, du point de vue du développement économique, et du point de vue stratégique. Il va de soi que si un vaste espace islamiste se crée en Afrique du Nord, cela nous intéresse directement. C’est en cela que je disais qu’on ne peut se permettre de « perdre l’Afrique ».
Lionel Zinsou :
J’entends bien. Mais je le répète : c’est fait depuis longtemps.