" Mémoire est un substantif que nous avons tendance à beaucoup utiliser. Un rapide coup d’œil sur la toile et voici qu’apparaissent en nombre des fondations pour la mémoire de telle ou telle guerre ou de tel événement, des associations intitulées chemins de mémoire, anneaux de la mémoire, ou des cimetières rebaptisés jardins de mémoire, et je compte pour rien les lieux de mémoire et le devoir de mémoire. Et plus nous parlons de mémoire, moins nous sommes instruits de notre passé. Dans l’enseignement secondaire, l’Histoire n’est plus que l’ombre d’une matière. A Sciences-po, où elle était le pivot de la formation aux affaires publiques, elle a désormais la place que Nicolas Sarkozy accordait à « La Princesse de Clèves : celle d’un ornement superflu. A l’ENA, elle est considérée comme une perte de temps. Il nous serait pourtant bien utile que les princes qui nous gouvernent et les seigneurs qui nous administrent connussent l’Histoire, ne serait-ce que pour éviter d’en répéter les erreurs, les fautes et quelquefois pire, et aussi parce quiconque prétend nous gouverner doit considérer que nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes et que nous charrions dans nos comportements les souvenirs et les traces de ce qui s’est passé quelquefois longtemps avant nous. A vrai dire, ce n’est pas le révolutionnaire qui devrait chanter comme dans L’Internationale « du passé, faisons table rase ». Ce slogan convient bien mieux au technocrate contemporain, qui considère que rien de ce qui a été fait avant lui ne mérite d’être retenu et que la société est une page vierge qui n’attend que la marque de son génie. La réduction de l’Histoire à la portion congrue est une condition de l’établissement de ce pouvoir technocratique. En même temps que l’Histoire était poussée de côté, sauf à l’occasion de quelques grandes commémorations spectaculaires mais sans suite ni conséquences au cours desquelles elle se réduit à un prétexte à quelques gesticulations festives, la nostalgie devenait l’une des figures de la mauvaise pensée. Je hasarderais pourtant que celui qui n’éprouverait pas le regret des années enfuies, des êtres aimés disparus et des moments de bonheur évanouis ne serait rien d’autre qu’un monstre. Car la nostalgie n’est rien d’autre que cela, Elle n’est pas la réaction qui est la volonté pathétique ou pathologique de faire revenir le passé. « Boire sans soif et faire l'amour en tout temps, madame, il n'y a que ça qui nous distingue des autres bêtes », déclare Figaro. Il devrait ajouter à ces deux appétits la faculté de rire, celle de tuer sans nécessité et de faire souffrir par plaisir ou par idéologie et celle d’éprouver de la tristesse en pensant à ce qui est loin comme à ce qui n’est plus. Je risquerai l’hypothèse que la nostalgie connaît aujourd’hui la même réprobation sociale que la libido à l’époque de la reine Victoria. Elle travaille, soucie, occupe et préoccupe chacun et chacune, mais nul ne doit se risquer à laisser apparaître publiquement ce souci, à peine d’encourir l’un de ces infâmants qualificatifs qui vont de conservateur à réactionnaire en passant par passéiste et autre rétrograde. L’impératif de modernité fut longtemps une ambition joyeuse. Il s’agissait pour une génération de trouver comment traduire à sa manière et avec ses moyens ce que les générations qui l’avaient précédée avaient exprimé à leur façon. Comment faire comme les anciens différemment ? si je peux énoncer ce paradoxe. Il ne s’agissait pas d’ignorer ce qui avait existé avant soi, mais de s’y confronter, de l’affronter, de le dépasser. A la place de cette ambition tonique, on nous propose une injonction de marchands relayés par des surveillants de collège : c’est le triomphe du capitalisme que Sylvain Tesson définit avec esprit comme « la réduction de l'intervalle entre le moment où l'on achète un objet et celui où on le remplace . » "