"Il n’y a pas si longtemps un jeune agrégé de philosophie entré premier à l’Ecole Normale Supérieure et devenu membre du cabinet du ministre des Finances qui aurait souhaité passer son permis de conduire n’aurait eu qu’à donner un coup de fil pour que le ministère des Transports lui organise un examen sur mesure avec résultat favorable garanti. La progression de l’âge démocratique et sans doute aussi sa propre conscience n’ont pas permis à Gaspard Koenig, qui réunit toutes les qualités que je viens d’énumérer, d’échapper à la destinée commune. Tant pis pour lui et tant mieux pour nous car des dix années au cours desquelles le normalien agrégé conseiller ministériel a essayé d’obtenir le précieux papier rose, il a tiré un conte philosophique, un récit spirituel et un document instructif. Son livre s’intitule « Leçons de conduite » (Grasset) 15% d’échecs au bac, 50% au permis de conduite. Nous savons à quel point l’examen qui autorise à prendre le volant est devenu de plus en plus cher, de plus en plus long, de plus en plus compliqué, sans que cette complication n’améliore l’apprentissage de la conduite. Gaspard Koenig détaille avec une verve caustique et vengeresse le fonctionnement des auto-écoles, le passage des examens de code et de conduite, la mentalité des moniteurs, le comportement des IPCR (inspecteurs permis de conduire et sécurité routière) chargés de faire passer les épreuves et l’arrogance des hauts fonctionnaires occupés à réformer le permis. S’il ne dresse pas de la plupart de ces personnages un portrait flatteur, il ne méconnaît pas pour autant ses propres incapacités quasi névrotiques qu’il décrit avec la même ironie. Sa plume est proche parente de celle du Jerome K. Jerome de « Trois hommes dans un bateau ». On n’est pas agrégé impunément et Gaspard Koenig, pour se consoler de ses échecs, se plonge dans l’histoire du permis de conduire et ressuscite, pour notre plus vif agrément, l’ouvrage qui sous le titre « L’Art de bien conduire » fit autorité dans les années 30. Son auteur, Louis Baudry de Saunier, mélange avec tant d’à-propos la connaissance des lois et celle de l’âme humaine, le code de la route et l’art de vivre en société que c’est à bon droit que Gaspard Koenig voit en lui « un digne héritier de Kant, privilégiant la subjectivité universalisable du jugement sur l’objectivité trompeuse de la règle ». Tous ceux qui réfléchissent à la sécurité routière devraient méditer Louis Baudry de Saunier. Mais notre malheureux candidat au permis ne se contente pas d’une plongée dans le temps. Il se livre avec sagacité à une comparaison dans l’espace et met en parallèle l’examen français et son équivalent britannique, puisque, au sortir du cabinet ministériel et nommé à la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement, c’est dans les auto-écoles de Grande Bretagne qu’il va poursuivre son chemin de croix. Notre agrégé y rencontrera un philosophe véritable en la personne d’un moniteur d’auto-école bangladais, trésor humain de sagesse observatrice et de consolation inépuisable, personnage de roman, modèle de civilité et d’empathie malicieuse. Au bout de dix ans, Gaspard Koenig aura-t-il obtenu le sésame qui pourrait vous faire aujourd’hui risquer de le croiser au volant ? Vous donner la réponse serait d’un mauvais camarade en vous privant de la découvrir vous-même. Aussi me contenterai-je de lui emprunter une conclusion : « Si Job avait vécu aujourd’hui, Dieu l’aurait sans doute envoyé dans une auto-école »."