UN INCONGRU MÉCONNU

Rubrique proposée par Philippe Meyer.

UN INCONGRU MÉCONNU

Philippe Meyer

"N’ébruitons pas inutilement une nouvelle qui peut faire tant de peine » écrivait Alexandre Vialatte à l’annonce de la mort de Chaval, il y a 50 ans. Peut-être avait-il tort. A passer sous silence la disparition d’un artiste aussi rare, on court le risque de laisser bien du monde dans l’ignorance de son apparition. Sans compter que la postérité n’y trouvera pas son compte sans faire un gros effort de mémoire, ce qui est beaucoup lui demander. C’est pourquoi je me propose de prêter main forte à Fama, fille de Jupiter et déesse de la renommée, pour (r)aviver le souvenir de ce dessinateur humoriste, champion français du « nonsense ». A ceux qui trouveraient abusif l’emploi de ce terme anglais, je demanderais par quel mot de notre langue ils désigneraient ce mélange d’absurde, d’excentrique, d’enjouement et d’espièglerie. Lewis Caroll et Chesterton auraient-ils pu naître de notre côté de la Manche ? Ou Oscar Wilde, qui déplorait que le travail soit la plaie des classes qui boivent ? Mais l’heure n’est pas aux généralités sur l’humour mais aux particularités de celui de Chaval. Ne dissimulons pas qu’à 20 ans, pour entrer dans la carrière de dessinateur de presse Chaval emprunta la plus mauvaise porte en donnant à un journal vichyssois et même pro allemand de Bordeaux des caricatures antisémites. Si l’expression ne paraissait pas étrange, j’ajouterais antisémite et de très mauvais goût, comme dans ce dessin qui montre deux juifs portant l’étoile jaune que l’un montre à l’autre en disant « on m’a fait un prix ». Ce que l’on cache, on ne l’efface pas, on l’enkyste. Chaval fut jugé et relaxé à la Libération et collabora plus tard au Nouvel Observateur, au Figaro littéraire ou à Télérama. C’est lui qui mit le pied à l’étrier du jeune Jean-Jacques Sempé débarquant à Paris. L’un des dessins qui le fit connaître montre un pachyderme assis devant un grand piano de concert. La légende précise qu’il s’agit d’un « éléphant interprétant le nocturne en si bémol mineur de Chopin ». A force d’incongruité, Chaval parvint à supporter la vie assez longtemps. Pas suffisamment longtemps, toutefois, pour ne pas réussir sa quatrième tentative de suicide. Lorsqu’il ne consacrait pas son temps à élaborer des méthodes plus ou moins efficaces pour quitter cette vallée de larmes avant le terme fixé par la nature, Chaval se rendait au cinéma, art dont il était féru et auquel il s’adonna lui-même. Son film « Les Oiseaux sont des cons » fut, dans les années soixante, inscrit au programme de la télévision unique et publique, puis déprogrammé car jugé trop plein de gros mots par le directeur général, monsieur Contamine. Chaval déclara « je regrette la décision de monsieur Oiseautamine ». Lorsqu’il ne dessinait pas, ne filmait pas et ne se suicidait pas, Chaval écrivait des aphorismes « Qui vole un bœuf est vachement musclé. « Je plains les lapins cardiaques ». Il édicta un catalogue d’interdictions : défense de chanter sous ses fenêtres après 20h, de lui proposer d’acheter des savonnettes pour les aveugles, de lui parler espagnol et de lui téléphoner pendant qu’il lisait. Il imagina une absurde biographie de Molière et mit au point d’invraisemblables conseils pour se livrer aux joies de la photographie. Tout cela se trouve chez différents éditeurs et pourraient bien constituer d’appréciables cadeaux pour toutes les circonstances. Mon texte préféré de Chaval est sa récriture de « Madame Bovary » en 39 lignes de 44 signes. Il commence ainsi : « Madame Bovary n’avait jamais eu de bonheur avec ses chèvres. Elle les perdait les unes après les autres. »"