"Plusieurs compagnies aériennes, pour vanter l’agrément d’un voyage à leur bord, mettent en avant dans leur publicité la création récente dans leurs avions d’une « no child zone », d’un espace sans enfant. Des rangées de sièges garanties à l’abri des cavalcades des marmots, de leurs braillements, de leurs disputes tonitruantes, de leurs réclamations nasillardes, de leurs revendications glapissantes, de leurs refus d’obéissance criards, de leurs bouderies sonores, de leurs jeux vidéo tapageurs, de leurs inépuisables capacités à se conduire comme s’il n’y avait qu’eux au monde et comme s’ils en étaient le nombril. Il faut reconnaître, avec Alphonse Allais, qu’« il y a des moments où l’absence d’ogres se fait cruellement sentir. » Il faut constater avec nombre de pédagogues, de psychologues et d’éducateurs que, dans le but égoïste d’avoir la paix, trop de parents ont fabriqué des petits despotes insatiables et il faut s’étonner avec La Bruyère qu’il y ait tant « d'étranges pères, dont toute la vie ne semble occupée qu'à préparer à leurs enfants des raisons de se consoler de leur mort. » Ayant eu, ces jours derniers, à voyager pendant six heures dans un train bondé d’enfants le jour du départ en vacances, je dois confesser que j’aurais, fût-ce au prix d’un supplément substantiel, fortement apprécié de pouvoir m’assurer cette tranquillité qui permet des moments de plongée en apnée dans un livre, entrecoupés de ces périodes de glissades dans l’une de ces rêveries que favorise le fait de n’être nulle part. Au lieu de quoi j’ai dû m’accommoder des incessantes poursuites auxquelles se livrait un trio de sauvageons couinant, tapant des pieds, se cognant aux sièges et aux parois, trébuchant sur un bagage mal rangé, prenant leurs parents à témoins de leur vitalité ou venant se plaindre à eux les uns des autres. Aucun froncement de sourcils à destination de leurs géniteurs indolents, aucun regard noir lancé dans leur direction n’ayant pu les inciter à borner la pétulance de leur progéniture dans les limites de la civilité, je leur en adressais la demande. Pour toute réponse, j’obtins un coup d’œil torve suivi d’une invitation aux enfants à un peu de calme « pour ne pas gêner le monsieur », invitation proférée sur un ton sous-entendant que « le monsieur » était un enquiquineur patenté et suivie, à mon intention d’un « quand même, il faut bien qu’ils s’amusent ; c’est long comme voyage »… Le lecteur aura compris que je gagnais un quart d’heure de calme relatif et que Sisyphe n’aurait pas été mon cousin si j’avais du renouveler ma demande aux parents de ces monstricules. Je décidais donc d’entreprendre une campagne en faveur des « no child zone » dans tous les moyens de transport terrestres, aériens, maritimes et même hippomobiles et je me promis de la commencer dans « Le Nouvel Esprit public » dès le prochain enregistrement. Arrivé à destination, dans le calme d’une maison isolée à l’écart de cet ennemi naturel de l’homme qu’est le voisin, ma résolution commença à être rongée par le doute. Accepter de réserver des zones sans enfants pour préserver la tranquillité de ceux qui aiment en jouir, ne serait-ce pas renoncer à l’idée, au fondement même de l’éducation ? Admettre de les bannir de l’espace commun au motif que leurs parents ne savent pas leur apprendre que la vie sociale est faite de limitations librement consenties, de reconnaissance de l’autre, de savoir-vivre et que ce savoir-vivre est au fondement de ce qu’on appellerait dans le langage de l’époque un comportement gagnant-gagnant, ne serait-ce pas organiser une espèce d’apartheid ? Et, finalement, oublier ce que Bernanos a superbement résumé en écrivant « ce n’est pas la règle qui nous garde, c’est nous qui gardons la règle »."