"Contre Rousseau et ses épigones, Baudelaire, conteste dans « Le Peintre de la vie moderne » ce qu’il appelle « la fausse conception du 18ème siècle relative à la morale ». « La nature fut prise en ce temps-là comme base, source et type de tout bien et de tout beau possibles. La négation du péché originel ne fut pas pour peu de choses dans l’aveuglement général de cette époque. Si toutefois nous consentons à en référer simplement au fait visible, à l’expérience de tous les âges et à la Gazette des Tribunaux nous verrons que la nature n’enseigne rien, ou presque rien, c’est à dire qu’elle contraint l’homme à dormir, à boire, à manger à se garantir tant bien que mal contre les hostilités de l’atmosphère. C’est elle qui pousse l’homme à tuer son semblable, à le manger, à le séquestrer, à le torturer, car, sitôt que nous sortons de l’ordre des nécessités et des besoins pour entrer dans celui du luxe et des plaisirs, nous voyons que la nature ne peut conseiller que le crime. C’est cette infaillible nature qui a créé l’homicide et l’anthropophagie et mille autres abominations que la pudeur et la délicatesse nous empêchent de nommer. C’est la philosophie –je parle de la bonne -, c’est la religion qui nous ordonnent de nourrir des parents pauvres et infirmes. La nature –qui n’est pas autre chose que la voix de notre intérêt - nous commande de les assommer. » A la lecture des Gazettes des Tribunaux d’aujourd’hui, il semble que la nature n’ait guère de raison de se plaindre qu’on lui désobéisse, tandis que la philosophie -celle que Baudelaire appelait la bonne- doit affronter de plus en plus de rebelles à ses prescriptions... Les signalements de cas de maltraitance perpétrée dans des EHPAD - là où l’on nourrit « parents pauvres et infirmes » -, sont en augmentation continue. A la brutalité, s’ajoutent l’infantilisation, les humiliations, la malnutrition. On en trouve un tableau détaillé et glaçant dans « Suzanne » , le livre que Frédéric Pommier consacre à sa grand-mère, nonagénaire prise au piège d’une vieillesse qui la prive de son autonomie et la réduit à n’être qu’un numéro de chambre dont les soignants sont invités à réduire le coût. Car c’est sur cette exploitation des vieillards et des personnes vulnérables qu’infirmiers et aides-soignants en grève le mois dernier ont voulu attirer notre attention et susciter notre prise de conscience. Si certains de leurs collègues peuvent se laisser aller à leurs pires penchants, c’est que les impératifs exagérés de rentabilité qui règlent le fonctionnement des établissements qui les emploient contribuent puissamment à dissoudre toute notion de respect, à ne plus laisser voir dans chaque vieillard qu’un corps en déroute et à les réduire tous à cet affreux dénominateur commun. « Le crime dont l’animal humain a puisé le goût dans le ventre de sa mère est originellement naturel. La vertu, au contraire, est artificielle, surnaturelle, puisqu’il a fallu dans tous les temps et chez toutes les nations des dieux et des prophètes pour l’enseigner à l’humanité animalisée et que l’homme seul eut été impuissant à la découvrir. Le mal se fait sans effort, naturellement, par fatalité ; le bien est toujours le produit d’un art. »"