L’AMI ZANTROPE

Rubrique proposée par Philippe Meyer.

L’AMI ZANTROPE

Philippe Meyer

" On s’habitue à tout, même à l’affection. On en a l’objet sous les yeux mais on cesse de le voir. Et puis un jour, une certaine lumière tombe sur un visage familier et vient nous rappeler toutes les raisons que nous avons de l’aimer. Elle nous fait réaliser à quel point notre vie est liée à ce visage et donne un regain de vigueur à nos sentiments pour lui. Cela est vrai des êtres de chair, cela peut l’être de ceux que le roman ou le théâtre nous ont donné pour compagnons. Parmi ceux-là, de tous les personnages à qui la scène a donné la vie, celui d’Alceste est l’une de nos plus anciennes connaissances, l’une de nos plus solides références. Nous pensons avoir percé son caractère à jour depuis notre première rencontre et nous l’avons rangé dans notre magasin des archétypes. Nous entretenons avec lui des relations régulières et même nous rendons à ce vieil oncle à la mode des programmes scolaires une visite de politesse chaque fois qu’un théâtre héberge « Le Misanthrope ». Puisque on a pu en voir la captation dans les salles de cinéma de France et de Navarre, puisque le revoilà à la Comédie française, nous lui avons amené un nouvel arrière-neveu, car nous sommes soucieux de rendre aux générations suivantes ce que nous avons reçu de celles qui nous ont précédé. Or, Philinte vient à peine d’apostropher Alceste que nous savons que c’est bien à tort que nous avions cru avoir fait le tour de cette pièce. L’usage est de marquer fortement, dès cette fameuse première scène, le contraste entre les deux caractères, celui qui veut qu’on soit traitable et celui qui entend ne lâcher aucun mot qui ne parte du cœur. La mise en scène de Clément Hervieu-Léger, sans masquer cette dissonance, donne aussi à voir la complicité et l’affection qui l’a transcendée jusqu’ici. Alceste et Philinte rient de bon cœur ensemble autant qu’ils se querellent. Toute la mise en scène, jusqu’à un dernier tableau muet d’une éloquence émouvante, est un festival d'intelligence des situations, des gens, des nuances et des ambivalences de la plupart des protagonistes. Ce renouvellement n’a recours à aucun artifice. Dans le décor vertical que signe Eric Ruf et qui donne à la scène du théâtre une ampleur cinématographique, ce renouvellement ne procède que du texte, d’un texte dont il extrait toutes les possibilités. Le combat de chacun contre lui-même se lit dans le jeu aux multiples facettes de l’Alceste de Loïc Corbery, de la spirituelle Célimène, plus enfantine encore qu’inconstante, de Georgia Scalliet, du Philinte plus flegmatique que cynique campé par Eric Genovese. Je pourrai, peut-être je devrai, citer chacun des interprètes, mais je sais que ces énumérations peuvent lasser. Mieux vaut souligner à quel point ces acteurs jouent ensemble, à un degré physiquement perceptible, chacun tirant des autres un peu de la justesse de son interprétation. Mieux vaut inviter à savourer cette façon de calmer le jeu d’une pièce que l’on représente trop souvent au grand galop et que Clément Hervieu-Léger fait marcher à l’amble, donnant toute sa richesse à un Misanthrope mémorable, frappé, comme nous tous, mais davantage que nous tous, d’une indigestion d’autrui aussi bien que du dégoût de lui-même. "