" Étudiant, je logeais dans un immeuble du quartier Montparnasse dont un appartement du quatrième étage était occupé par une vieille dame. C’était une veuve menue, souriante, active, connaissant son quartier jusque dans ses recoins, car elle y avait grandi, économe parce qu’il ne faut pas jeter l’argent par les fenêtres et qu’on doit savoir le prix des choses et la valeur des gens. Au demeurant, elle était peu argentée, (car, à l’époque, Paris n’était pas réservée aux bourgeois anciens ou nouveaux). Elle avait de la conversation, mais aussi de la civilité, qui lui évitait de se montrer indiscrète ou importune. Lorsque on l’aidait à monter ses courses dans cet immeuble sans ascenseur, elle remerciait tantôt d’un verre de vin cuit, tantôt d’un pot de crème de sa fabrication, extrait du garde-manger qui pendait à sa fenêtre de novembre à mars, puisqu’elle n’avait pas de réfrigérateur. Elle ne fermait pas sa porte à clef lorsqu’elle partait faire ses courses ou rendre visite aux copines de de son ancien atelier, celui d’un sous-traitant de la marque automobile Panhard, du côté de la porte de Rungis, dans le sud du 13ème. Il n’y avait qu’à presser une poignée pour rentrer chez elle. Un jour, parce que ses copines avaient fini par la convaincre que ce n’était pas raisonnable de laisser n’importe qui pénétrer dans son appartement, elle s’était résolue, non sans m’avoir confié qu’elle en était chagrinée, à donner un tour de clef quand elle quittait ses pénates. Quelques temps après qu’elle avait pris cette résolution, comme je passais sur son palier, je vis qu’elle avait punaisé un papier sur sa porte. Il y était écrit, à l’usage de je ne sais quel visiteur ou artisan « La clef est sous le P... » Le souvenir de cette vieille dame a ressurgi samedi après-midi, tandis que je regardais le film de jacques Tati, « Mon Oncle », dont Carlotta, société spécialisée dans la réédition du patrimoine cinématographique, propose le DVD superbement restauré. Je me souvenais de ce film pour l’impertinence si imaginative de sa mise en boîte de la modernité qui n’a pas pris une ride. J’avais oublié à quel point Tati la faisait contraster non pas avec le passé, totalement absent de ce film, mais avec la sociabilité. En opposant la modestie du vélo solex de M. Hulot aux grosses voitures tape-à-l’œil de son beau-frère, l’habileté à repousser le travail du balayeur municipal à l’organisation rationnelle de l’usine de M. Arpel, la vie buissonnière à la vie mondaine, la lenteur à l’agitation, le carpe diem aux plans d’avenir, la gentillesse au souci de soi, la naïveté confiante de ma vieille dame à la méfiance de tous envers tous. Le soir même, boulevard de La Chapelle, devant le théâtre des Bouffes du nord, au milieu d’une masse d’automobilistes agglutinés et éructant du klaxon, j’ai vu pendant 10 minutes une ambulance, sirène hennissante et gyrophare toupinant, essayer vainement de les persuader de la laisser passer. "