" Si vous êtes de ceux qui vont profiter d’une quinzaine de vacances, cela devrait vous donner le temps de plonger dans le coffret d’une dizaine de CD dans lesquels la maison Frémeaux et la Scam reprennent les entretiens légendaires et introuvables de Paul Léautaud avec Robert Mallet. Ces enregistrements constituent un incomparable spectacle sonor : le genre si français de la conversation y est à son apogée, tantôt léger, tantôt âpre, toujours effervescent. Les passages sur l’enfance sont les moins méconnus : abandonné par sa gourgandine de mère, supporté plutôt qu’élevé par son père, un Lovelace de gouttière, le sauvageon de la rue des Martyrs, puis de Courbevoie grandit dans un malheur que, devenu adulte, il nie avec la rudesse d’un archet écorchant la corde haute d’un violoncelle. Quand son père entrera en agonie, il se tiendra au pied de son lit jour et nuit. Par compassion ? Mû par un dernier espoir d’entrer en contact avec celui dont il n’a jamais obtenu la moindre marque d’intérêt (ne parlons pas d’affection) ? Certainement pas, grince Léautaud. Par curiosité, pour savoir comment ça se passe, mourir. Ne comptez pas sur lui pour fabriquer des sentiments : c’est une attitude qu’il a bannie pour lui-même et qu’il traque impitoyablement dans les œuvres des autres, au théâtre comme dans la littérature. Cela ne fait pas de ses critiques des jugements infaillibles ou indiscutables et on demandera à ce misanthropissime que l’on se fasse un peu grâce sur ses arrêts et, par exemple, que l’on n’envoie pas Corneille au cabinet, ni Victor Hugo, ni Racine, ni Gide, ni Valéry. Cependant, ses injustices ne sont pas mesquines. Elles donnent presque toujours à penser. Elles ne procèdent ni de la jalousie, ni de la détestation des personnes, ni d’une volonté de se mettre en scène. Elles découlent d’une certaine idée de la littérature et cette idée est celle d’un homme que la littérature a sauvé. Une enfance comme la sienne conduit au bagne, à la folie, au suicide, à la cloche. Découverts sans le secours de personne, pas même de l’école, les livres lui ont offert l’échappée belle que rien ne laissait entrevoir. S’il ne les juge pas dignes de ce qu’il leur doit, Léautaud les envoie au panier, aggravant ses jugements par des saccades de rire sardonique ponctuées de coup de canne. On pourra trouver étrange que je place ces entretiens rugueux sous le signe de la chaleur humaine. Je ne m’en dédis pas. Le besoin de sincérité de Léautaud ne peut pas irriter, même lorsqu’il l’égare. Il nous place au cœur de l’humaine condition. Il est nourri d’une fréquentation trop fervente de la poésie, du roman, du théâtre pour ne pas nous rappeler que ce qu’il faut espérera des livres, c’est qu’ils ne nous laissent pas intacts."