"Je n’ai pas toujours été journaliste : j’ai même longtemps exercé une profession honorable que ma famille pouvait mentionner sans en rougir. Un accident de ministre m’en rendit l’exercice difficile. C’est à ce moment-là que L’Express que dirigeait Jean-François Revel, me proposa d’écrire des compte-rendu critiques de livres de sciences humaines et d’histoire. Je n’avais aucune idée de ce en quoi consistait la vie d’un journal. J’étais un lecteur plein d’appétit de quotidiens, d’hebdomadaires et de mensuels, mais je n’avais pas la plus vague notion de la manière dont se fabriquait un journal, et je me demandais si je pourrais y trouver ma place. Je résolus d’aller chercher conseil auprès d’un certain nombre de personnes qui me semblaient sages, bienveillantes et informées de première main, au premier rang desquelles Hubert Beuve Méry, que d’autres activités m’avaient fait rencontrer. Le fondateur du Monde ne dirigeait plus ce quotidien depuis plusieurs années, mais il y avait conservé un bureau modeste et il invitait libéralement à déjeuner dans une brasserie assez bien tenue du 9ème arrondissement où on lui assurait une table tranquille. Il connaissait mes activités antérieures, je lui expliquais la proposition qui m’était faite et lui demandais ce qu’il pensait de l’idée de quitter la recherche pour passer au journalisme. Hubert Beuve-Méry avait une voix sourde et assez faible. « Vous devriez essayer, me murmura-t-il, ça peut être amusant ». Je compris que c’était à moi de donner un contenu plus précis à ce mot d’amusant, et j’interrogeais mon illustre ancien sur quelques ponts-aux-ânes du journalisme. Je souhaitais notamment qu’il m’éclairât sur ce qu’il convenait d’entendre par « objectivité » et impartialité ». Dans le ton de sa réponse, il entrait de la compréhension et de la lassitude : on avait dû lui poser cette question plus souvent qu’à son tour. Hubert Beuve-Méry me répondit que, sans aucun doute, l’impartialité était un devoir et l’objectivité un but, de quelque manière qu’on définisse l’une et l’autre de ces exigences. Puis il ajouta : « mais commencez par essayer d’atteindre à une subjectivité désintéressée ». Et il eut un sourire malicieux. Je ne compris pas cette malice. Puis j’acceptais l’offre de L’Express et je commençais à essayer d’atteindre à, une « subjectivité désintéressée ». J’essaie toujours, mais, maintenant, je comprends pourquoi cette malice dans le regard du vieux Beuve."