"Pendant près de 15 ans, Leonard Bernstein, le compositeur de West Side Story, présenta sur une chaîne de télévision commerciale américaine, C.B.S, des concerts pour les enfants et les adolescents. Sa fougue, son plaisir de transmettre, son habileté à piquer la curiosité de son public et ce qu’il y avait d’enfantin dans son caractère firent merveille. Sur les mauvaises images d’archives en noir et blanc, les yeux des enfants s’émerveillent d’aborder un nouveau monde que beaucoup pensaient hors de portée. Quoi de plus réjouissant, de plus fortifiant même, que de voir son horizon reculer, de découvrir en soi des ressources insoupçonnées ? Quoi de plus remarquable et de plus tonique que de voir un homme mettre autant de lui-même et de ses talents dans l’accomplissement de son métier ? Le plaisir des enfants rassemblés dans la salle du New York Philharmonic, la toile nous l’offre. Ce n’est rien d’autre qu’une courte vidéo de 3 minutes 46 secondes, mais elle ruisselle d’une bonne humeur et d’une joie de vivre que je ne me lasse pas de partager. Au Musikverein de Vienne, sous la baguette de Leonard Bernstein, le Wiener Philharmoniker vient d’interpréter une symphonie de Haydn, celle, en sol majeur, qui porte le N° 88. Le chef a salué, il a fait se lever les musiciens pour qu’ils prennent leur part du contentement de la salle. Il a serré la main du premier violon et il a invité les instrumentistes qui se sont distingués à sortir du rang. Puis, sans se livrer au cérémonial habituel qui veut que celui qui dirigea le concert sorte, revienne saluer, refasse se lever et s’incliner sa phalange et, après avoir éventuellement répété cette formalité, reprenne la baguette pour diriger un bis, Bernstein se retourne, capte l’attention de l’orchestre et redonne le départ du quatrième et dernier mouvement, allegro con spirito, de la symphonie qu’il vient d’interpréter. Rien qui sorte de l’ordinaire, mis à part l’absence du rituel des saluts à répétition. Rien sauf ceci : Leonard Bernstein met ses bras et sa baguette le long de son corps, les garde immobiles et dirige avec les yeux. Avec les yeux et avec des mouvements de sourcils pour donner le départ aux violons, avec des battements de paupière pour faire entrer la flûte, avec un hochement de tête pour appeler les bassons à rejoindre la danse, avec une mimique de tout le visage pour indiquer l’expression qu’il souhaite entendre, avec un hochement de menton pour assurer le tempo, avec dans les yeux une malice enfantine pour dire sa satisfaction de ce qu’il entend. Bernstein danse au rythme de la symphonie. Il sourit d’aise et même rit dans sa barbe, quand il ne se penche pas avec affection sur les violoncellistes ou n’encourage pas les cors ou le timbalier. On dirait l’un de ces dialogues muets que peuvent avoir des amoureux. Le public viennois, qui n’est pas le plus relâché au monde et qui confond parfois habitudes et traditions, met un moment à se faire à cette direction inhabituelle, puis le sourire le gagne. Que serait-ce qu’il avait pu voir les mimiques du chef. Nous avons la chance de pouvoir en jouir et, pour savourer ce moment de pur plaisir, il vous suffit de taper sur un moteur de recherches « Bernstein dirige sans un geste ». Il me semble que, en quelques minutes, on comprend ce qu’est un chef d’orchestre et même ce qu’est un chef : quelqu’un dont l’autorité ne vient ni de sa baguette, ni de son titre, ni des galons invisibles qu’il a sur la manche, mais de la confiance qu’il accorde et qu’il confère, de l’attention qu’il porte à ceux qu’il dirige, du plaisir qu’il cherche à partager et qui se lit, une fois le mouvement achevé, sur le visage des musiciens et, je gage, sur le vôtre."