MICHEL BARNIER : LA STRATÉGIE DE LA TIÉDEUR
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Lors de son discours de politique générale sans vote de confiance, le Premier ministre a promis une « double exigence » : la réduction de la dette publique et celle de la dette écologique. Michel Barnier s’est engagé à une méthode faite d’écoute, de respect, et de dialogue et il a dégagé cinq chantiers prioritaires : le pouvoir d'achat, les services publics, la sécurité, l’immigration, et la fraternité. Confirmant son intention de briser le tabou macroniste de la hausse des impôts : le chef de gouvernement a appelé les « grandes et très grandes entreprises qui réalisent des profits importants » et « les Français les plus fortunés » à « un effort ciblé, limité dans le temps », sans livrer davantage de détails. Parmi ses autres annonces, figurent la revalorisation de 2 % du smic dès le 1er novembre en anticipation de la date du 1er janvier, la correction des « limites » de la réforme des retraites, une réflexion et une action « sans idéologie sur le scrutin proportionnel », la « limitation des possibilités de réduction de peine », et la maitrise de manière « plus satisfaisante » de la politique migratoire, la reprise « immédiate » des travaux de planification écologique, suspendus depuis la dissolution, sans évoquer toutefois de nouvelles mesures ni de nouveaux moyens. Peu de repères temporels ont été donnés. En 2025 : le retour du déficit public à 5 % (puis à 3% en 2029), la lutte pour la santé mentale, le report des élections en Nouvelle-Calédonie, un comité interministériel des Outre-mer, le développement des soins palliatifs …
Le Premier ministre a assuré qu’il avait ses « propres lignes rouges », à savoir : « Aucune tolérance » à l’égard du racisme et de l’antisémitisme, des violences faites aux femmes, du communautarisme, « aucun accommodement » sur la défense de la laïcité, et encore « aucune remise en cause des libertés conquises au fil des ans », dont la loi Veil sur l’IVG, la loi sur le mariage pour tous et les dispositions législatives sur la PMA.
Michel Barnier a pris ses oppositions à contrepied, adoptant le ton et les manières d’un super papy, pas davantage dupe des feintes colères surjouées sur les bancs LFIstes que des rodomontades des élus du RN, sans se priver du plaisir de quelques taquineries à l’égard de ses prédécesseurs et soutiens malgré eux.
Parmi les réactions des présidents de groupe à l’Assemblée nationale, Marine Le Pen, pour le Rassemblement national, a dit « entendre des constats, mais bien peu de solutions » ; Gabriel Attal pour Ensemble pour la République, a prévenu que son groupe « veillera sur les acquis de ces sept dernières années », quant à Mathilde Panot, pour La France Insoumise, elle a affirmé que le Premier ministre n'a « aucune légitimité démocratique pour gouverner ».
Kontildondit ?
Nicolas Baverez :
Michel Barnier hérite d’une situation quasiment insoluble. Il a placé son discours sous le signe du général de Gaulle, qui avait dit à un chargé de mission aux Etats-Unis en 1942 : « je vous demande de faire beaucoup avec peu, en partant de presque rien ». Mais si on veut citer le général de Gaulle, je pense que la situation ressemble davantage à celle de 1958, où il avait dit que le choix était « entre le miracle et la faillite ». Et la situation est effectivement celle d’une faillite : le déficit est cette année de 6,2% du PIB et se dirige tranquillement vers les 7%, la dette sera autour de 115% et se dirige vers 130%, elle est devenue insoutenable. L’économie est totalement à l’arrêt, le pays se paupérise à grande vitesse, la colère sociale monte, le président est délégitimé, et l’Assemblée ingouvernable. Enfin, sur le plan diplomatique, la France s’est faite sortir d’Afrique, la Nouvelle-Calédonie est à feu et à sang (c’est donc une potentielle sortie du Pacifique), bref la France est désormais marginalisée, dans une UE qui se fait sans elle. Dans ces conditions, on comprend que le Premier ministre n‘ait pas demandé la confiance …
Dans une situation pareille, le choix est très clair : soit « vérité et rupture », soit « compromis et continuité ». Et Michel Barnier a choisi de faire du « en même temps ». La rupture a été faite dans le ton et dans la forme : son discours a été très neutre, d’une sobriété confinant à l’ennui, aucun clivage assumé, aucune transgression, cela tranchait nettement avec les équipes précédentes. Sur le fond en revanche, il y a une certaine continuité, et pas d’opération vérité. Il est étonnant de voir que les vrais chiffres de la situation budgétaire et sur les 60 milliards d’économie n’ont été dévoilés que le lendemain du discours de politique générale. En réalité, le point décrit le plus précisément concernait la hausse d’impôts (qui sera d’ailleurs supérieure à ce qui a été annoncé), et on n’a toujours pas de vraie ligne politique. Car si on examine les cinq chantiers, on constate une grande hétérogénéité … Sans compter que la fraternité est une valeur, elle ne se décrète pas, on ne saurait en faire une politique. Et surtout, tout ceci est surplombé par la situation financière catastrophique.
Michel Barnier s’est efforcé de donner quelque chose à chacun des groupes de l’Assemblée, mais rien de tout cela ne dessine une politique pour le pays. On peut craindre qu’il ne s’agisse d’une occasion ratée, parce qu’en réalité, il n’y a pas d’alternative à Michel Barnier, au point personne n’a intérêt à ce qu’il tombe trop vite. C’était précisément sa seule chance de faire un changement significatif : il fallait ne tenir compte de personne, seulement de l’intérêt supérieur de la France. Ce n’est pas le choix qu’il a fait. Je ne pense pas que sa survie à court terme soit menacée, mais je ne vois pas comment il pourrait résoudre quoi que ce soit. Le France emprunte aujourd’hui plus cher que l’Espagne et que la Grèce, et la stratégie Barnier n’est pour le moment qu’un choc fiscal, comme ceux de 1995 ou 2012. Ils ne s’étaient traduits que par davantage de déficit et de dette, et moins de croissance et d’investissements.
Lucile Schmid :
Il y a quand même eu quelques surprises depuis la nomination de Michel Barnier. Par exemple, on nous avait beaucoup dit que c’était un Premier ministre nommé « sous la surveillance » du RN. Aujourd’hui, nous constatons qu’il est en réalité sous la surveillance du groupe macroniste, qui n’a cessé de de lui répéter qu’il devait assumer l’héritage d’Emmanuel Macron. Il y a une discussion sur cette question de l‘héritage, car la situation financière est dramatique, et pourtant le camp présidentiel s’accroche à l’idée que la politique de l’offre en vigueur depuis 2017, et qui a conduit à des suppressions substantielles de recettes fiscales, est un succès éclatant. Aujourd’hui les macronistes s’insurgent contre l’idée d’une augmentation d’impôts, Gérald Darmanin multiplie par exemple les rodomontades en clamant qu’il ne votera pas ce budget. Car c’est bien là la vraie étape qui nous attend après cette déclaration de politique générale : le vote du budget.
On a donc vu un galop d’essai, au cours duquel M. Barnier l’a emporté sur la forme, avec un calme auquel nous n’étions plus habitués. Dans une Assemblée nationale perpétuellement au bord de la crise de nerfs, on s’est tout à coup souvenu que l’expérience, le fait d’être un vieux routier, étaient un réel atout. On n’a en revanche absolument pas été rassurés sur le contenu. Nous venons de vivre une séquence politique très confuse, au cours de laquelle les enjeux économiques et financiers ont finalement été peu présents. On sait que le programme économique du NFP était assez délirant, bien que soutenu par plusieurs économistes, on sait que celui du RN était tout aussi délirant, et que même si aucun économiste de l’a soutenu, il a tout de même remporté l’adhésion de 11 millions de Français. Nous sommes aujourd’hui dans une situation politique si grave que le discours politique doit être nourri de réalité. Et là-dessus, le discours de Michel Barnier ne m’a pas rassuré. Il s’en est tenu à des généralités, on a compris qu’il fallait augmenter les recettes publiques d’un tiers et réduire les dépenses de deux tiers, sans qu’on sache ce que contiennent ces tiers … Michel Barnier a soigneusement évité de le préciser. Je ne suis pas non plus rassurée par la séquence politique qui a précédé ce discours : le Premier ministre qui reprend son ministre de l’économie, ou Bruno Retailleau qui en rajoute dans le lepénisme (sans se faire reprendre, lui). On ne sent aucune articulation entre le symbolique et la réalité. Rassurer les marchés financiers n’est pas seulement une question de chiffres, c’est aussi un exercice de leadership et de cap. Autrement dit, une question politique.
François Bujon de l’Estang :
Je n’envie pas Michel Barnier, et ne crois pas que tant de gens seraient prêts à prendre sa place. Nous avons débattu la semaine dernière de la redoutable équation budgétaire à laquelle la France est confrontée, si compliquée qu’elle appellerait une thérapie de choc, et non du bricolage. A fortiori si ce bricolage est fiscal. Or c’est manifestement à cela que se résoud le Premier ministre. C’est compréhensible, puisque l’Assemblée qu’il doit convaincre est un véritable champ de mines. Il a donc fait « un peu de tout ». Sans opter pour la thérapie de choc, il donne tout de même la priorité absolue à la dette et à la réduction de la dépense publique. Il se préoccupe cependant aussi des recettes, et a donc brisé le grand tabou macroniste de l’augmentation des impôts. C’est tout de même extraordinaire que ce soit toujours la droite qui augmente l’impôt en France, alors qu’il s’agit d’une « recette » normalement dévolue à la gauche. Encore une fois, dans cette séquence de bricolage, on a recours à l’expédient fiscal.
Le débat autour du budget, qui commence la semaine prochaine, va monopoliser l‘attention quelques temps. C’est le point sur lequel le Premier ministre a insisté, et pour le reste, la feuille de route est on ne peut plus floue. Il l’a bien plus esquissée que détaillée, en mentionnant des têtes de chapitre, en expliquant qu’on verrait plus tard … Le court terme avant tout.
Michel Barnier a montré son style, et défini une méthode : le dialogue, la modération. Quant au style, il est austère, il rappelle à certains égards celui de Raymond Barre (apôtre de la rigueur) : le sérieux, le solide, le sang-froid, la sobriété, la prudence …
Marc-Olivier Padis :
Une remarque sur la forme de ce discours de politique générale : je trouve regrettable que le bureau de l’Assemblée nationale soit incapable de trouver un accord pour éviter les chahuts au moment du discours. C’est certes quelque chose de rituel, mais quand on sait qu’on dispose d’un temps de parole pour répondre au Premier ministre, on ferait mieux de l’utiliser, plutôt que de lancer des invectives …
Une remarque sur la méthode, ensuite. Nicolas a déploré l’absence de ligne directrice, mais au-delà du flou et du slalom, je pense que les députés sont réellement déboussolés. Il y a un problème sur l’ensemble de la séquence : on n’a à mon avis pas procédé dans le bon ordre. On a fait le casting avant le projet, et c’est absurde dans une situation où l’Assemblée est ingouvernable. Quand on veut faire une coalition, on négocie d’abord une plateforme de gouvernement, et ensuite on constitue l’équipe. Et quand on choisit un Premier ministre, on s’assure qu’il a le profil pour piloter le projet de la plateforme. Ici, tout le monde procède comme dans la configuration classique de la Vème République, c’est-à-dire avec l’idée qu’il y a une ligne politique préalable, clairement définie et issue des élections, qui permet au président de nommer un Premier ministre qui va la mettre en œuvre. Or ce n’est absolument plus le cas.
On se retrouve dans dans une situation absurde, où tout le monde attend des arbitrages qui sortent de Matignon, pour les soutenir ou non, au cas par cas. Le camp macroniste nous fait découvrir que la stabilité fiscale était le véritable héritage de Macron (j’en suis étonné, pour ma part, j’avais vu des choses plus intéressantes en 2017). Il y a quelque chose qui n’est toujours pas mis en place, nous ne sommes qu’au début d’un processus d’apprentissage de la nouvelle culture parlementaire. Je ne suis donc pas sûr que le nouveau Premier ministre puisse tenir longtemps.
Sur les annonces, je ne suis pas choqué à ce stade par la répartition « 1/3 d’effort fiscal, 2/3 d’effort sur la dépense ». L’effort sur la dépense signifie que tous les Français vont être confrontés à une réduction de l‘action publique, et dans ces conditions, rien d’étonnant à montrer que cette solidarité sera aussi demandée aux plus riches. Dire que le chantier de la proportionnelle sera ouvert me paraît également bienvenu ; maintenir la planification écologique aussi ; dire qu’on va rediscuter la loi sur la fin de vie était aussi très attendu ; sur la Nouvelle-Calédonie, le Premier ministre a également fait des annonces importantes et nécessaires (notamment le fait que ce serait lui qui allait reprendre le dossier) ; le report de l’indexation des retraites à 6 mois montre aussi la nécessité d’un effort partagé, tout à fait bienvenu à ce stade.
Lucile Schmid :
À propos de l’expression de « dette écologique » employée par Michel Barnier, il y a une sorte de faux-semblant. C’est une expression, qu’il s’agirait d’emplir d’un contenu. Employer cette expression est peut-être une façon d’envisager l’avenir, car pour le moment, il faut bien avouer qu’on a du mal à se projeter, on peine à voir au-delà d’un an, alors même que la question de l’urgence écologique et de la situation mondiale exigent une vision à plus long terme. Le problème de la « dette écologique » est qu’elle implique un mur d’investissements, autrement dit de dépenses. Au fond, c’est une dette qu’il ne s’agit pas de résorber, mais d’assumer. J’observe que sur ces questions écologiques, la question de trouver les bons termes demeure. Michel Barnier a annoncé qu’on allait reprendre la planification écologique, mais je rappelle qu’elle existe depuis déjà deux ans, et que pour le moment elle n’a rien produit d’autre que des courbes et des graphiques …
Avec Michel Barnier, on ne peut que se projeter à l’échelon européen. Parce qu’il a été un excellent négociateur du Brexit, et parce que la façon dont la France va négocier avec la nouvelle Commission sera essentielle du point de vue de sa crédibilité financière et budgétaire. Car cette question ne concerne pas que le chaudron de notre Assemblée nationale, mais aussi les marchés financiers, et l’Europe. Là-dessus le Premier ministre m’a un peu rassurée, il me donne une autre perspective que l’horizon très rétréci, rabougri, de notre vie politique nationale. À l’échelle européenne, il faut réorganiser l’influence française (en veille depuis la dissolution). M. Barnier va devoir travailler avec Emmanuel Macron pour y parvenir. Lorsque Lionel Jospin et Jacques Chirac cohabitaient, ils n’étaient jamais parvenus à trouver le bon équilibre de leur couple politique, pour définir qui s’occupait de l‘Europe et de l’international. Ici, et même s’il ne s’agit pas d’une cohabitation, il va falloir que MM. Barnier et Macron trouvent cet équilibre, qui n’a encore jamais existé.
Nicolas Baverez :
D’un point de vue économique, la dette, ce n’est jamais que de l’impôt différé. Tous ceux qui ont participé à l’accumulation d’une dette de 1000 milliards depuis 2017 sont donc mal placés pour expliquer que l’augmentation des impôts est une ligne rouge.
La dissolution a accentué une torsion entre la représentation politique et la situation sociologique du pays dans des proportions encore jamais vues. Il y a désormais un écart gigantesque entre les problèmes réels et le débat tronqué et accéléré qui a eu lieu pendant cette séquence politique. C’est encore une occasion ratée. Michel Barnier s’est adressé à une Assemblée éclatée et ingouvernable, cela donne un discours éclaté, une absence de ligne, et un horizon de très court terme, puisque tous les partis n’attendent qu’une dissolution en juin 2025. Je pense que M. Barnier aurait dû passer par-dessus ces clivages pour s’adresser directement aux Français, pour expliquer la situation réelle du pays, sa gravité, et pourquoi il allait falloir prendre des mesures qui n’ont rien à voir avec la démagogie déployée jusque là. Rappelons que la campagne macroniste, c’était 1% du PIB de dépenses publiques supplémentaires, le RN, 3%, et le NFP, 6%. Avec les chiffres que l’on connaît aujourd’hui, on voit bien que c’était tout à fait intenable, tous ces programmes étaient complètement hors de la réalité. La seule manière d’en sortir, c’est de se tourner vers le citoyen et de lui dire la réalité de la situation. Certes, cela suppose une configuration gouvernementale de salut national, et nous ne sommes pas du tout dans une pareille démarche.
Philippe Meyer :
Pour répondre à la déploration de Marc-Olivier quant au chahut à l’Assemblée, c’est essentiellement parce que le jour où il a fallu composer le bureau de l’Assemblée nationale, une majorité de députés macroniste était allé aux champignons …
François Bujon de l’Estang :
Une remarque d’ancien combattant de la première cohabitation de 1986-88 : le mot de cohabitation est soit évité, soit utilisé avec des bémols … On parle de « rupture en douceur » par exemple … En réalité, il va y avoir des sujets à propos desquels la cohabitation (car c’est bien de cela qu’il s’agit) entre le président et le Premier ministre sera très difficile. Et notamment l’Europe. Car c’est là que M. Barnier a acquis une incontestable crédibilité. Lors des négociations du Brexit, il a remarquablement tenu uni le front des vingt-sept pays. Sa fameuse méthode de l’écoute, du respect et du dialogue a porté ses fruits. Elle suis sera fort utile dans une Assemblée ultra-polarisée, mais avec l’Elysée, il en ira autrement. M. Barnier bénéficie à Bruxelles d’une crédibilité que le président Macron a perdue.
À QUOI PEUT ENCORE SERVIR L’ONU ?
Introduction
Philippe Meyer :
Alors que le « machin » comme le qualifiait le général de Gaulle, réunissait pour son Assemblée la quasi-totalité des pays du globe (193 États), beaucoup s’interrogent sur son utilité. L’impuissance du Secrétaire général de l’ONU à faire entendre sa voix, tant dans le conflit russo-ukrainien qu’à Gaza, est là pour témoigner d’une érosion. La crise du multilatéralisme n’est pas nouvelle. Elle s’est installée progressivement et a connu un palier supplémentaire avec le Président Trump, très hostile à l’ONU, qui avait retiré son pays de l'accord sur le climat de Paris et de l'accord sur le nucléaire iranien. Une crédibilité minée également par plusieurs pays qui ont pris la tête d'une confrontation ouverte avec l'Occident, visant à redistribuer la puissance au détriment des États-Unis et de l'Europe : la Chine, la Russie, l'Iran et la Corée du Nord, désireux de « corriger l'histoire », manifestent leur mépris de la charte des Nations unies, des références universelles, des systèmes basés sur les droits de l'homme et la démocratie.
Lors de l’Assemblée générale, de nombreux orateurs ont fait part de leur colère face à la flambée de violences au Moyen-Orient, que l’ONU, percluse de divisions sur le conflit israélo-palestinien comme sur la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine, semble être incapable de juguler. Le roi Abdallah II de Jordanie a pointé « la crise de légitimité » des Nations unies dénonçant implicitement le « deux poids, deux mesures » critiqué par tant de pays du Sud, qui réclament que Gaza bénéficie, de la part des Occidentaux, du même soutien que l’Ukraine depuis l’invasion russe. Les différentes agences de l'ONU ne se portent guère mieux. La principale organisation d'aide aux Palestiniens, l'UNRWA, est dans le collimateur d'Israël depuis que plusieurs de ses employés ont été accusés d'implication dans les pogroms perpétrés le 7 octobre par le Hamas. La Cour internationale de justice et la Cour pénale internationale sont elles aussi considérées comme partiales par les Américains et les Israéliens pour leurs actions menées contre Israël, à la suite des atrocités perpétrées ces derniers mois par des militaires contre des civils à Gaza. Lors de son discours en septembre devant l’Assemblée générale des Nations unies, Benyamin Netanyahou a qualifié l’organisation de « farce méprisante. » Mercredi, le secrétaire général des Nations unies, António Guterres a été déclaré persona non grata en Israël.
Au Liban, la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul), basée depuis 1978 dans le sud du pays, chargée de surveiller l'application de la résolution 1701 adoptée à l’unanimité par le Conseil de sécurité après la guerre de juillet 2006 entre Israël et le Hezbollah, est également impuissante. La résolution stipule que seuls l'armée libanaise et les Casques bleus doivent être déployés dans le sud du Liban. Elle n’a jamais été appliquée, le Sud-Liban demeurant le fief du Hezbollah.
Kontildondit ?
François Bujon de l’Estang :
La question « à quoi sert l’ONU ? » n’a rien de vraiment nouveau, puisqu’elle s’est posée dès la conférence de San Francisco, en 1945, à la création de l’organisation. Celle-ci a succédé à la Société des Nations, dont tout le monde se demandait déjà à quoi elle servait … Peu après la création de l’ONU, les épreuves de forces géopolitiques énormes ont commencé, surtout la guerre froide, pour laquelle l’ONU n’a pu jouer aucun rôle.
Si l’organisation s’est heurtée dès le début à de graves difficultés, c’est parce qu’elle n’est que l’assemblage des puissances qui la composent, elle n’a pas d’existence propre. Elle ne fait donc que refléter les ententes et les conflits du moment, elle ne les surplombe pas. Pendant toute la guerre froide, le veto soviétique a paralysé le Conseil de sécurité, et il a fallu inventer un système pour le contourner. Ce fut la résolution Acheson (ou résolution 377) « union pour le maintien de la paix », du 3 novembre 1950, permettant, en cas de blocage du Conseil, de transférer un problème à l’Assemblée générale, où le veto ne s’exerce pas, et où des décisions peuvent être prises à la majorité. C’est ce qui a permis l’intervention en Corée : on a aujourd’hui largement oublié que cette guerre, entre 1950 et 1953, a été menée sous le drapeau de l’ONU. Mais c’était un cas unique, dans aucune des autres grandes crises internationales de la guerre froide, l’ONU n’a joué un rôle, elle a soigneusement été tenue à l’écart.
La résolution Acheson a cependant été utilisée pour les crises de Suez et de Budapest en 1956, pour le Liban en 1958, pour le Congo en 1960, pour l’Afghanistan en 1980, et pour l’Ukraine en 2022. L’ONU n’est donc pas restée sans rien faire. D’abord, elle a joué un rôle dans beaucoup de conflits « secondaires », c’est-à-dire échappant à la confrontation américano-soviétique : au Congo, au Timor Oriental, à Chypre, etc. Pour résumer, disons que l’ONU a joué un rôle majeur dans des conflits mineurs, mais un rôle mineur dans les conflits majeurs. C’est un paradoxe regrettable, mais facilement compréhensible, puisque c’est l’attitude des grandes puissances qui conditionne son action. C’était le veto soviétique pendant la guerre froide, c’est aujourd’hui le veto américain sur tout ce qui concerne la sécurité d’Israël. Cela oblige à ne rien faire, ou à se tourner vers l’Assemblée générale.
Ce vieux procès vient d’être réalimenté par l’actualité. La guerre russo-ukrainienne est une guerre entre deux Etats membres (et on avait beaucoup glosé sur le fait que l’Ukraine et la Biélorussie avaient réussi à obtenir un siège à l’époque où elles étaient soviétiques, on disait que ce n’était en réalité que trois sièges pour Moscou), à laquelle l’ONU ne peut rien puisque la Russie ne veut pas entendre parler de l‘organisation. Et dans le conflit au Moyen-Orient, chaque fois que l’ONU est mentionné, c’est avec une connotation négative, à propos d’un détail ou d’un épisode précis. Par exemple des fonctionnaires de l’UNRWA qui ont été vus du mauvais côté lors des attaques terroristes du 7 octobre 2023. Les Nations-unies se sont donc largement décrédibilisées aux yeux des Israéliens et auront du mal à jouer un rôle dans ce conflit. Autre exemple : les avis de la Cour internationale de justice et de la Cour pénale internationale, à propos des territoires occupés. Il suffisait de voir l’Assemblée lors du récent discours de M. Netanyahou : la plupart des sièges étaient vides, en signe de protestation. L’ONU jouera cependant sans doute un rôle dans la sortie diplomatique du conflit, qui arrivera un jour ou l’autre. Ainsi, à propos du Sud Liban, il y a la résolution 1701, adoptée il y a dix-huit ans, qui n’a jamais été appliquée (le Hezbollah s’y refuse) ; elle aurait permis de créer une zone tampon démilitarisée.
Mais indépendamment des conflits actuels, tout l’éco-système des Nations-Unies, celui des institutions spécialisées, des accords de Bretton Woods, bref toute l’ossature de l’ordre international établi depuis 1945, fait aujourd’hui l’objet d’une vive contestation, de la part des Etats du « Sud global », mais surtout de la Chine, qui propose un ordre alternatif : elle a créé sa propre banque de développement, les BRICS, le groupe de Shanghai, etc. Il y a une contestation du système onusien, assimilé à la domination occidentale.
Lucile Schmid :
C’est dans ces moment de crise, où nous aurions grand besoin de multilatéralisme, que la question de l’ONU se pose avec une acuité particulière. J’aimerais revenir sur un exemple précis, pour montrer en quoi l’attitude des Etats membres est cruciale dans l’architecture même du projet de Nations unies. L’exemple est celui des négociations climatiques, il se trouve que je le connais plutôt bien.
Quand on parle de l’accord de Paris de 2015, personne ne pense qu’il s’agit d’un accord onusien. Tout le monde croit qu’il s’agit d’une réussite de la diplomatie française, on cite les noms de François Hollande, de Laurent Fabius, le Laurence Tubiana, etc. Or les COP sont un programme de l’ONU, et elles ont fonctionné à partir du sommet de Rio de 1992, dans une suite cyclothymique d’échecs et de réussites. Si l’accord de Paris de 2015 est une réussite, c’est aussi parce que Copenhague en 2009 avait été un échec cuisant, et que les Etats ont réalisé que ce serait dans ce cadre des COP qu’il allait falloir organiser un succès. Et dans ce cadre onusien, la diplomatie française, ultra-professionnelle, très cultivée, a pu briller, en mettant en place une méthode inédite : demander à chaque Etat membre d’élaborer des contributions particulières, donc organiser une architecture où chacun se sent co-responsable. Par ailleurs, s’il y avait une urgence ressentie, personne n’aurait dit à l’époque que le système des COP était « une farce sinistre » (même si certains le pensaient). En tous cas, il y avait eu une espèce d’alchimie entre les Etats, les ONG et la société civile. Aujourd’hui, à la veille d’une nouvelle COP en Azerbaïdjan, la question rituelle « à quoi ça sert ? » revient.
Les raisons des blocages de l’ONU, que François a expliquées, viennent des attitudes des Etats. L’exemple des COP nous montre que pour arriver à des résultats, il faut réussir à impliquer les sociétés civiles.
Marc-Olivier Padis :
On voit bien qu’il y aurait une discussion à tenir sur le système onusien élargi : les agences, le GIEC, etc. On voit avec ces exemples que le système international n’est pas complètement dysfonctionnel, en tous cas ce n’est pas aussi décourageant que quand on se focalise sur l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité.
Le rôle des Etats dans les relations internationales est évidemment prépondérant, et l’ONU, c’est « l’endroit où ça se passe », donc l’endroit où s’expriment les rapports de force. Aujourd’hui, nous sommes entre la réaffirmation de la prépondérance des Etats et le constat des limites du multilatéralisme.
Au tournant des années 2000, on avait l’impression d’un recul du multilatéralisme (et donc des organisations comme l’ONU). On attribuait ce recul à l’émergence de nouvelles forces non-étatiques sur la scène internationale. Par exemple, la mondialisation économique mettait en évidence la puissance des marchés et des entreprises privées. Dans les années 2010, les printemps arabes avaient rappelé le rôle des sociétés civiles (qui avaient déjà provoqué la fin du bloc soviétique). Les crises humanitaires au sein d’Etats faillis (comme à Haïti) montraient également les limites de l’action des Etats. La crise financière de 2008, puis la crise du Covid nous ont montré que des forces déterminant le destin de nos sociétés échappaient assez largement au contrôle de nos Etats.
Depuis 2022, on a vu de retour de la guerre conventionnelle entre deux Etats souverains, la Russie et l’Ukraine. On est donc revenu à une logique des Etats, et on a vu l’affirmation de puissances révisionnistes de l’ordre international, comme la Chine et la Russie. Ainsi, Moscou entend réaffirmer sa puissance dans un espace qu’elle considère que l’Histoire a fait sien. Et la Chine, puissance économique incontournable, fait de même à Taïwan. Quand au Moyen-Orient, on voit que la question des Etats-nations, des frontières, et des attributs militaires de la puissance, sont plus présents que jamais.
On a donc eu l’impression d’un retour implacable des puissances étatiques, mais ce retour des Etats, au lieu de réhabiliter l’ONU comme lieu de l’expression de ces intérêts multiples, n’a conduit qu’à un blocage complet, et à l’affirmation frontale du refus de prendre en compte les maigres avancées du droit international et du multilatéralisme.
En réalité, la logique à laquelle nous sommes revenus n’est pas strictement celle des Etats. Les acteurs non-étatiques restent importants. D’abord, il n’y a pas de réelle convergence d’intérêts des pays du Sud global. Les puissances révisionnistes (surtout la Chine) ne font pas envie à ces pays. Ensuite, les enjeux transnationaux sont toujours là : le changement climatique, les crises sanitaires, la révolution technologique … Et les acteurs transnationaux non-étatiques n’ont pas disparu non plus : il suffit de voir l’influence de quelqu’un comme Elon Musk pour s’en apercevoir. De même pour les mouvements de la société civile : « Femme Vie Liberté » en Iran, ou les manifestations anti-Netanyahou en Israël. Enfin, des phénomènes infra-étatiques, comme le fanatisme religieux qui divise les sociétés, ou les mouvements migratoires, nous montrent que de multiples phénomènes échappent aux Etats.
Comme l’écrivait déjà Pierre Hassner en 2014, on ne peut traiter ce sujet qu’en observant « la diversification des acteurs, le brouillage des messages, la dialectique des forces contraires et la faiblesse des médiations ». Médiations parmi lesquelles on pouvait compter l’ONU.
Nicolas Baverez :
Quand on a créé l‘ONU en 1945, il s’agissait d’empêcher le retour de la catastrophe matérielle et humaine de la grande déflation des années 1930 et de la deuxième guerre mondiale, avec la Shoah comme point culminant, c’est-à-dire la mise de l’appareil industriel au service de l’extermination humaine. Il y avait quatre objectifs : la sécurité collective, l’organisation du recours à la force en cas d’agression, la promotion des droits humains, et la création d’un forum de discussion des problèmes planétaires. Aujourd’hui, force est de constater qu’aucun des ces objectifs n’a été réalisé.
En lieu de sécurité collective, on a le grand retour de la guerre, et la supériorité de la force sur le droit. Nous avons parlé de l’Ukraine et du Moyen-Orient, on aurait pu également mentionner l’annexion de la Mer de Chine du sud par la Chine, contre les décisions de la Cour internationale de justice, ou le Haut-Karabakh et la réalisation d’un nettoyage ethnique aussi brutal qu’efficace par l’Azerbaïdjan.
Quant au recours à la force en cas d’agression, on constate l’inverse : non seulement l’ONU ne sanctionne pas les agresseurs, mais les protège. Ainsi, la Russie, puissance nucléaire et membre du Conseil de sécurité, se sert de ces deux atouts comme d’un parapluie pour continuer son agression d’un pays voisin et indépendant.
Même l’Occident a renoncé aux droits humains. Les Etats-Unis de Donald Trump se sont mis à défendre une ligue d’autocrates. Certes, les droits de l’Homme ne sauraient constituer le contenu d’un diplomatie, mais de là à les abandonner complètement … Cela aussi a contribué à délégitimer l’ONU.
Pour ce qui est du forum de négociations, il est vrai qu’il y eu deux accords importants ces dernières années : l’accord de Paris sur le climat de 2015, et le traité sur la biodiversité en haute mer de 2023. Mais c’est tout. Tout le reste est démantelé, de Bretton Woods aux grands traités de désarmement.
L’ONU était le reflet de l’ordre international de 1945. Après la chute du bloc soviétique, on s’est refusé à repenser cet ordre. Il a donc progressivement et naturellement disparu peu à peu ; aujourd’hui les Etats-Unis n’ont ni les moyens ni la volonté d’assurer tout le système, devenu réellement multipolaire, réellement hétérogène, et réellement violent. La mondialisation est terminée, la violence prolifère partout, et en toute impunité. On n’a jamais eu autant de conflits depuis 1945.
La situation est-elle pour autant désespérée ? Non. L’interdépendance entre les économies et les sociétés demeure, il y a une certaine résilience du commerce et des liens entre les sociétés. Il y une forme de limitation de la guerre qui subsiste, par exemple en Ukraine la grammaire de la dissuasion entre Russie et OTAN continue de jouer un rôle. Des efforts sont faits pour prévenir la guerre totale au Moyen-Orient, et il reste une forme de coopération sur les problèmes planétaires, notamment écologiques. Le chaos et les affrontements idéologiques sont bel et bien là, mais une reconstruction du système international est imaginable, autour d’équilibres entre les géants du XXIème siècle. Pour cela, l’ONU peut rester un forum utile.
François Bujon de l’Estang :
Nous avons listé les défauts de l’ONU, et la cause est entendue : l’organisation est inefficace et elle ne remplit pas ses objectifs. Soit. Mais essayons d’imaginer ce que serait le monde sans l’ONU. Je pense que tout le monde sera d’accord pour dire qu’il serait un endroit autrement plus dangereux. Le verre est sans doute plus qu’à moitié vide, mais il n’est pas tout à fait vide pour autant …
Le semblant d’ordre international sous l’égide duquel nous vivons depuis bientôt 80 ans est bien celui des Nations-Unies. Le FMI, la Banque mondiale, sont des organisations que l’on peut critiquer, mais dont le rôle est incontestable, et loin d’être anodin. Il y a évidemment les questions écologiques, mais aussi la non-prolifération des armes nucléaires, sujet sur lequel j’ai longtemps travaillé. L’AIEA (Agence Internationale de l’Energie Atomique) de Vienne est l’institution qui permet toutes les vérifications des pays ayant signé le traité de non-prolifération, et toutes les garanties de l’utilisation pacifique de la fission nucléaire. L’ONU fournit toujours des structures et des instruments de diplomaties très importants.