Gilets jaunes : vers une sortie de crise ?
Introduction
Hier, samedi 12 janvier, 84.000 manifestants ont participé à l’acte IX des Gilets Jaunes. Cela aura été l’occasion de constater que, depuis le 19 novembre, le théâtre des opérations de ce mouvement ne cesse de se démultiplier et de se déplacer. Certaines villes comme Bordeaux et Toulouse sont des foyers importants et constants de manifestations : au moins 5.000 participants aux défilés organisés hier dans ces deux villes. A peine moins qu’à Paris où les manifestants étaient 8.000 (dont 74 ont été placés en garde à vue). A l’appel de certains figures « historiques » du mouvement, 6.000 personnes se sont rassemblées à Bourges, ce qui place de cette ville juste après la capitale pour le nombre de manifestants. A Bourges et ailleurs, des leaders émergent ou ont émergé ces dernières semaines. Certains d’entre eux faisaient partie des huit porte-parole désignés par les militants fin novembre. D’autres annoncent des initiatives en rapport avec les élections européennes à venir, voire la création d’un mouvement politique. On voit apparaître ici et là les prémices d’une organisation et certains groupes de gilets jaunes ont accepté de déclarer leur manifestation en préfecture pour éviter les débordements des précédents samedis. L’une des réclamations les plus répandues avec le rétablissement de l’impôt de solidarité sur la fortune est la création d’un referendum d’initiative citoyenne dont les modalités et la portée ont autant de définitions qu’il a de partisans. Les demandes d’augmentation du pouvoir d’achat et de baisse de certaines taxes sont constantes, mais beaucoup des revendications dont on a connaissance sont saugrenues ou inconséquentes, tandis que d’autres paraissent manipulées par des lobbies ou des groupes politiques. Et, tandis que le Rassemblement national et la France insoumise affirment qu’il existe des liens de parenté entre eux et les gilets jaunes, le gouvernement n’a pas d’interlocuteur patenté à la veille du lancement du grand débat national dont l’organisatrice, Chantal Jouanno, vient de lui faire faux-bond après que la publication de son salaire a suscité une vive agitation sur les réseaux sociaux et au-delà. Emmanuel Macron tente d’apaiser les tensions en se rendant personnellement au contact des Français comme il s’apprête à le faire dans l’Eure mardi prochain. Le chef de l’État adressera également aux Français en début de semaine prochaine la lettre qu’il avait promise lors de ses vœux.
Kontildondit ?
Lucile Schmid (LS) :
Comment sortir de la crise des Gilets Jaunes (GJ) ? Elle en est à son neuvième acte, il faut un dénouement à toute pièce de théâtre, il faudrait une nouvelle pièce comportant davantage d’acteurs que les GJ d’un côté et Macron de l’autre. La question des corps intermédiaires (des contre-pouvoirs), d’abord évoquée par Laurent Berger, est posée de façon de plus en plus pressante. E. Macron a été élu contre l’ancien monde politique (celui des partis politiques et des syndicats), il se targue d’en avoir installé un nouveau, mais ce nouveau monde doit être structuré, il faut à une démocratie ces corps intermédiaires, ces personnalités, ces voix. Au sein des GJ, des voix apparaissent (parallèlement aux violences).
Le discours d’E. Macron apparaît paradoxal : dire qu’il ne recevra pas les syndicats pour se consacrer au grand débat national, dont les contours sont encore très flous n’apparaît pas comme le moyen d’une sortie de crise.
Le sujet, c’est de réactiver la structuration démocratique, tant juridiquement (il faut être inflexible dans la condamnation des violences), que politiquement et socialement. Et sur ce point, le pouvoir pèche par un excès de confiance en Macron. Les GJ ont incontestablement fait choir Jupiter de son socle.
Deuxième point important : la perspective des élections européennes. Aujourd’hui le mouvement des GJ essaime en Europe, en Italie par exemple, le mouvement cinq étoiles, Luigi Di Maio annonce qu’il va organiser un mouvement de « yellow jackets » à l’échelle européenne. C’est un danger.
Troisième point : la question des voix de la Macronie est posée. Au gouvernement ou au parlement. Il faut redonner de la place aux institutions. Les députés Macronistes semblent n’être pas devenus députés à part entière. Parce que certes, ils sont une cible au nom de Macron, mais la question de leur voix politique est posée. Comment donne-t-on à la démocratie française de Macron des voix permettant de structurer un avenir commun ? Un projet dans lequel peuvent peser les syndicats, les parlementaires et les citoyens non-GJ. Les élections arrivent fin mai et il est temps de réagir.
Lionel Zinsou (LZ) :
Comment en sortir ? Le grand débat s’annonce très intéressant. Tout d’abord, personne n’y croit. Le scepticisme règne : quant à l’organisation de ce débat, le scepticisme des maires qui disent grosse modo que ça ne les regarde pas. Tout le monde s’attend donc à un échec. Ce qui est préférable à des attentes, des espoirs et des exigences. Pour que ce soit représentatif, il faudrait davantage que les 300 000 personnes que les GJ ont rassemblé à leur début. La République En Marche (qui devait avoir 360 000 inscrits) avait bougé les lignes. Comment impliquer 400 000 personnes à travers 36 000 communes ? C’est un objectif très facile, il serait atteint à 10 personnes par commune, c’est une petite fraction des membres des réseaux associatifs, une participation par millions est envisageable. C’est une expérience neuve à une échelle dont le précédent était les cahiers de doléances. Des lignes de débat sur des changements institutionnels se dessinent. Ce grand débat semble donc une des façons de sortir de cette crise, et elle semble positive.
Il faudrait aussi rompre avec ce qui apparaît comme une bizarrerie dès qu’on s’éloigne un peu du pays : un discours de misère, de crise profonde, de terrible mauvaise conscience des élites, qui accompagne ce mouvement des GJ. Avec une once de sociologie, on peut observer un désordre social comme celui des GJ, comme n’étant pas une preuve que tout va mal et que la pauvreté et les inégalités augmentent. Les statistiques démentent : record de croissance en 2017, une progression de l’égalité, unique parmi les pays de l’OCDE depuis le début de la crise, une année record de pouvoir d’achat. Il semble que la situation de désordre et d’anomie à laquelle nous assistons n’est pas le signe d’une misère, mais d’un progrès social. On pourrait le comparer à la théorie sociologique du suicide : ce n’est pas en période de guerre qu’on se suicide mais dans l’après-guerre. Statistiquement, on ne se suicide pas en période de crise économique (on y est au contraire soudés par l’adversité), on se suicide dans les périodes de retour à la prospérité. Le mouvement des GJ est un mouvement de désordre social anomique qui traduit la dynamique du progrès social. Cette dynamique est forte mais elle exclut un certain nombre de gens. Et il est plus insupportable d’être exclu dans une situation qui s’améliore (retour à la croissance et à l’emploi).
LZ suggère donc de partir de l’idée que le mouvement est un mouvement signe de prospérité, dans une situation où une partie des classes moyennes se sont trouvées marginalisées. Cette idée est plus positive que le discours du misérabilisme. En partant d’elle, il faut faire confiance au débat pour essayer de ramener les exclus des classes moyennes.
Nicolas Baverez (NB):
On constate que le pari d’Emmanuel Macron (le mouvement allait s’épuiser) est perdu : ce mouvement ne s’épuise pas, il mute. On est face à la crise politique la plus sérieuse depuis mai 68, avec des cascades de revendications qui sont assez contradictoires, une dynamique de haine sociale et de violence, le chaos du gouvernement (trois positions le même jour sur la taxe d’habitation), une défiance généralisée envers le président de la république, (à présent clairement détesté d’une partie de la population) et même envers les institutions et la démocratie. La situation est donc sérieuse. Emmanuel Macron et son gouvernement sont dans l’impasse. L’impasse sera économique :la croissance sera autour de 1,3 %, le chômage 9 %, la dette publique 100 %, on est de nouveau dans un pays qui est à l’arrêt et qui décroche. Sur le plan social, les fractures sont nombreuses et la classe moyenne se décompose. Sur le plan stratégique, tous les moteurs qu’Emmanuel Macron avait mis en place (relance par le travail, transition écologique, refondation de l’Europe) ont été démontés par les GJ.
On ne peut sortir d’une crise politique que par une stratégie politique. Aujourd’hui, cette dernière n’existe pas. On ne fait que du sécuritaire et du technocratique. Le tout sécuritaire : les violences sont certes inacceptables, mais on ne peut pas fonder une stratégie politique uniquement sur la sécurité. Quant au grand débat, il n’est pas du tout un débat politique, mais au contraire un exercice technocratique biaisé. Car les conditions de son succès sont : la clarté, l’indépendance, la participation des citoyens, et le fait d’avoir des conclusions opérationnelles. Or, six semaines après les annonces du président, nous n’avons toujours personne pour conduire ce débat, à cause d’un biais fondamental : c’est Emmanuel Macron qui entend piloter ce débat. C’est pourquoi ça ne peut pas marcher, et c’est aussi la marque qu’il n’a toujours rien compris puisqu’il continue à se surexposer, en expliquant aux Français comment conduire ce débat au lieu de laisser celui-ci se faire. Dans ces conditions, NB doute que la participation à ce débat soit si importante, et cela va d’après lui en biaiser d’emblée les conclusions.
Ensuite, les institutions. On pourrait en sortir en changeant de premier ministre, le problème est que ce n’est pas le premier ministre qui est visé, mais le président. On pourrait dissoudre l’assemblée, mais cela signifierait une cohabitation, et on ne sait pas avec qui. On pourrait organiser un référendum, mais sur quelle question ? Et de toutes façons, même si on ne connaît pas la question, on connaît déjà la réponse.
Emmanuel Macron ne parvient pas à se réinventer : on est toujours bloqué dans le face-à-face Macron / GJ. Il n’y a aucune remise en question du mode de gouvernement : autoritaire, arrogant, technocratique et centralisé. Et il faut faire de la politique. Il n’y a qu’à voir les thèmes du débat : la fiscalité, l’organisation de l’État (la grande idée semble être de mettre des indicateurs de performance). Personne ne prononce par exemple le mot de nation. Alors que la seule vraie question, dans un pays éclaté, une société atomisée, des individus révoltés, c’est : comment refait-on la nation ? Cette question est fondamentalement politique et on ne sortira pas de cette crise sans la traiter.
Jean-Louis Bourlanges (JLB) :
JLB est embarrassé, sa stratégie habituelle est de faire des plans en deux parties : premièrement tout va mal, deuxièmement pourquoi ça ne peut pas s’améliorer. Or, NB lui a volé son plan. Il n’est cependant pas entièrement d’accord avec lui, il l’est davantage avec Lionel, qui à son avis a tout à fait raison de distinguer comme on dit à la météo, les températures ressenties des températures réelles. Il y a un écart gigantesque entre les réalités objectives et les façon dont les gens les vivent. Un retour au réel s’impose. JLB n’est pas d’accord en revanche sur le paradoxe : « c’est parce que ça va bien que ça va mal ». Selon lui l’anomie, la crise profonde des normes, l’affrontement entre les catégories sociales, culturelles, religieuses, ne saurait être vue comme un progrès. Et même si la situation objective est celle que dit LZ, JLB comprend l’anticipation de nos concitoyens quant au XXIe siècle, qui ne s’annonce pas porteur des mêmes progrès que le XXème. L’angoisse est profonde.
Sur question du débat. À la question de LS « est-ce que les parlementaires ont un rôle ? », dans le cas de JLB c’est non.
JLB exprime une inquiétude quant au grand débat : l’idée de ce débat lui semble reposer sur une interprétation fausse de ce que sont la politique et le débat politique. Les GJ voient la politique comme une affaire de mesures. Des mesures indépendantes les unes des autres, circonstancielles, qui ne seraient pas enracinées dans une continuité, qui ne déboucheraient pas sur une perspective. Or une politique c’est tout le contraire : un ensemble cohérent de dispositions au service d’une stratégie qui se déroule dans le temps. C’est ce qui justifie la durée des mandats des élus, et la non-révocabilité de ces mandats. JLB évoque René Capitant, qui avait fait une critique de Montesquieu à partir de la Vème République. Capitant disait que ce que Montesquieu n’a pas compris, c’est qu’il n’y a pas qu’un pouvoir exécutif. Le pouvoir exécutif est un pouvoir soumis. Le pouvoir gouvernemental est d’un autre ordre. Gouverner, c’est indiquer l’orientation, définir le mouvement législatif. Capitant définissait le pouvoir gouvernemental comme un démembrement du pouvoir législatif, car le législatif sans le gouvernemental se résumerait à 600 initiatives incohérentes et instantanées, ça ne formerait pas une véritable politique. C’est pourquoi JLB est gêné dans ce débat par l’effacement du président de la République. Le président se devait de fournir la matière du débat, pas de le fermer ou de l’enfermer, mais d’articuler des projets cohérent et complets, qui eux seraient soumis au débat et à la contre-proposition, voire au référendum. Mais dans le cas de ce grand débat, la posture disant que le Président n’en sera que spectateur a deux conséquences : l’accusation de manipulation occulte d’une part, et la remise en cause du principe du pouvoir du Président. En ce moment, la légitimité de l’Assemblée, du gouvernement et surtout du Président, sont remises en cause. Ce n’est pas le moment de se mettre en retrait, le Président devrait au contraire donner des orientations cohérentes et surtout revoir les modes de fonctionnement du pouvoir. JLB estime qu’il est impossible de continuer avec un Parlement fonctionnant comme il fonctionne, il faut davantage de proportionnelle, il faut un changement de règlement pour l’Assemblée nationale, un pouvoir accru du Sénat en ce qui concerne les compétences territoriales, il faut des partis politiques, la pyramide inversée de La République En Marche ne suffit pas. C’est ce cadre là que le président devrait remettre en jeu dans le débat.
Lucile Schmid :
LS rappelle que Macron, issu des rangs du socialisme, a suscité des attentes sociales chez ses électeurs, même parmi ceux qui ont voté pour lui à contrecœur. Ce qui ressort clairement de cette crise des GJ, c’est le sentiment que le volet social du Macronisme est déficient. En septembre dernier, le plan pauvreté prévoyait de consacrer 8 milliards d’euros sur 4 ans à la lutte contre la pauvreté. Le mouvement des GJ est apparu juste après, et répondre aux témoignages poignants par des indicateurs macro-économiques ne suffit pas. Le témoignage d’une difficulté individuelle (LS évoqué l’exemple d’une mère seule aux revenus modestes) sera toujours plus fort qu’un discours d’Emmanuel Macron. Il ne signifie peut-être rien en termes quantitatifs mais en termes politiques il pèse très lourd. Nous sommes face selon LS à deux réalités qui ne communiquent plus. La façon dont Emmanuel Macron (et ses courtisans) a réussi à transformer un espoir fort en désespoir populaire doit être prise en compte. On ne saurait se contenter de dire qu’en fait, la France va bien.
Un autre point qu’évoque LS, c’est la nullité de l’opposition, pour qui tirer sur E. Macron semble être un programme politique. La contradiction que révèlent les sondages : une écrasante majorité de Français soutient les GJ, et dans le même temps, réélirait Emmanuel Macron demain. Ce qui s’explique par le fait qu’il n’y a aujourd’hui personne comme alternative à Macron. La montée populaire qui s’exprime aujourd’hui est à la fois sociale et démocratique. La question du Référendum d’Initiative Citoyenne n’apparaît pas par hasard. Le premier ministre, quand il déclare y être favorable à certaines conditions, fait preuve d’une intuition juste : la réponse à la crise doit être institutionnelle, elle n’est pas seulement une question d’argent (avoir débloqué 10 milliards d’euros n’a pas empêché un acte IX).
Lionel Zinsou :
LZ persiste dans son argument : c’est parce que le pays va beaucoup mieux que ceux qui ne vont pas mieux se trouvent dans une situation intolérable. D’où le désordre social.
Dans une situation d’anomie, les réformes créent des désordres sociaux considérables. On perd ses repères dès lors qu’on ne sait pas vers où on va. D’où l’importance du débat, qui doit définir la direction à prendre. Quand le programme, c’est la réforme permanente, les repères disparaissent. Sans repère dans une situation d’anomie, les attentes prennent des proportions gigantesques puisque les éléments régulateurs ont disparu.
Nicolas Baverez :
L’élection d’E. Macron en 2017 s’est accompagnée d’une illusion : la France serait avec lui à l’abri de l’onde choc populiste qui parcourt l’Europe. L’illusion s’est dissipée : la France est dans le même cas que les autres pays. Elle n’est immunisée ni contre l’extrême-droite, ni contre l’extrême-gauche. La caractéristique de ce qui se passe aujourd’hui est la concentration de la charge à l’encontre du président de la république et des institutions. La crise touche les valeurs, les institutions et les mœurs. D’autres part il existait jusqu’à présent des alternatives crédibles dans l’opposition. Dorénavant les alternatives n’apparaissent que sous la forme de l’extrême droite ou de l’extrême gauche. C’est pourquoi la seule sortie de crise possible selon NB, c’est une remise en question profonde de la part d’Emmanuel Macron sur les modes de pouvoir, et le fait de travailler sur un certain nombre de pactes, économiques, sociaux et territoriaux. Il faut décentraliser davantage, le contraire de ce qui est fait jusqu’à présent. Il faut davantage responsabiliser et contrôler les élus. Il faut travailler sur l’accès aux services publics et un nouveau pacte citoyen pour sortir de cette crise.
Jean-Louis Bourlanges :
JLB répond à LS : ce ne sont pas les plus pauvres qui constituent les GJ. Il lui semble que si c’était le cas, si c’était la population des banlieues difficiles qui faisait ce que font les GJ, la répression aurait été plus rapide, plus forte et la crise serait déjà finie. Ce ne sont pas les populations les plus en détresse qui ont manifesté, ce qui ne veut pas dire que la détresse exprimée n’est pas significative. JLB développe le thème de l’anomie et de la perte de repères.
Il donne l’exemple du chômage : sur les 3 pays que sont le Royaume-Uni, l’Allemagne, et la France, nous sommes celui où l’indemnité est la plus forte, la plus longue, et la moins conditionnée. On peut effectivement changer cela et économiser beaucoup d’argent, mais le choc est très violent. Puis vient l’exemple des personnes âgées : au sein de l’OCDE, la France est le pays où l’écart est le moindre entre le niveau de revenus d’un actif et celui d’un retraité. Et pourtant le ressenti est celui d’une grande précarité.
Ce qui frappe JLB, c’est l’absence d’une seule proposition qui paraisse vraiment puissante et entraînante. D’après JLB, l’argumentation qu’a développée LZ est empruntée à Tocqueville dans son analyse de la Révolution Française : c’est quand les choses vont mieux que les crises éclatent, pas quand elles sont au plus mal. Mais au XVIIIème siècle qu’analysait Tocqueville, la distinction entre l’ordre ancien et nouveau était très claire, le projet, celui des Lumières, était cohérent car très visible. JLB résume la crise de la démocratie représentative de la façon suivante : « l’incapacité à supporter la distance entre moi et les décisions qui s’appliquent à moi ». Il faut donc se décaler pour reconstruire de manière cohérente. Mais sitôt qu’on est décalé, on est suspect.
2019 : Annus horribilis pour l’Europe ?
Introduction
Depuis le 1er janvier, la Roumanie exerce la présidence du Conseil de l’Union européenne pour une durée de six mois. Le pays est agité par le projet d’une réforme judiciaire qui permettrait notamment de gracier des individus accusés de corruption. Cette réforme est proposée par Liviu Dragnea, actuellement à la tête du parti social-démocrate roumain lui-même accusé de détournements massifs de fonds européens. La Roumanie n’est pas le seul pays de l’Union à faire aujourd’hui fi des règles démocratiques européennes. La Hongrie et la Pologne ont multiplié ces dernières années les atteintes à l’indépendance du pouvoir judiciaire et s’en sont pris aux organes anti-corruption. Toutefois, depuis quelques mois, ces gouvernements sont défiés par leur propre opinion publique. Ainsi la Hongrie connait-elle un fort mouvement hostile à la réforme du temps de travail instaurée par le gouvernement de Viktor Orban à la mi-décembre. Les courants anti-européens ou populistes sont vivaces au sud de l’Europe. Aux élections régionales de décembre, la deuxième plus grande et plus peuplée des 17 communautés autonomes d’Espagne, l’Andalousie a mis fin à 36 ans de pouvoir socialiste grâce au soutien du parti d’extrême droite, Vox, qui a remporté 12 sièges. Quant à l’Italie, après avoir affiché son soutien aux gilets jaunes la semaine dernière, son ministre de l’Intérieur Matteo Salvini cherche à forger des alliances entre extrême droite et droite dure en vue des élections européennes. En témoigne son récent déplacement à Varsovie le 9 janvier dernier pour y rencontrer les dirigeants du parti ultraconservateur Droit et Justice actuellement au pouvoir en Pologne. C’est dans ce contexte que l’Union européenne va devoir affronter en cette année 2019 un agenda chargé auquel figure le Brexit dont la date est fixée au 29 mars prochain si les négociations entre Theresa May et le Parlement britannique aboutissent ainsi que les élections européennes qui se tiendront les 23 et 26 mai prochain dans les 27 états membres et à l’issu desquelles 705 députés seront élus.
Kontildondit ?
Nicolas Baverez :
Pour ce qui est du calendrier, il est vrai que 2019 sera une année décisive pour l’Europe. Il y a, en plus des élections européennes et du brexit, un troisième élément très important : la succession de Mario Draghi à la tête de la banque centrale européenne. C’est Mario Draghi qui a sauvé l’Europe en 2015, (après des erreurs multiples de son prédécesseur J-C Trichet), qui a piloté la stratégie du quantitative easing, la baisse des taux, qui a permis la survie de la monnaie unique. NB rappelle que dans le système européen, l’homme qui a le plus de pouvoir est le président de la Banque Centrale Européenne.
Les idées de refondation de l’Europe nées en 2017 avec l’élection de Macron se sont effondrées en 2018 avec la crise des GJ, la fin du cycle politique Merkel, et les poussées populistes. On se retrouve dans une situation inverse de celle de 2017, c’est-à-dire une remontée des risques. Risques économiques puisque la croissance a diminué, que l’Europe est devenue la variable d’ajustement dans la guerre économique que se livrent les États-Unis et la Chine. Risques politiques aussi, puisqu’après l’Allemagne, c’est l’Espagne, qu’on croyait immunisée elle aussi contre les risques populistes, qui voit se développer le mouvement Vox. Apparaissent aussi les prémisses d’une internationale entre l’Italie, Orban et les pays du groupe de Visegrád. Augmentation des risques d’un côté, et paralysie de l’Union de l’autre.
Cette élection s’annonce donc très importante. Elle sera peut-être une chance, car d’une certaine façon, c’est certainement la première fois que l’enjeu sera réellement l’Europe. Ses valeurs et son projet.
Autre source d’espoir : les populismes se sont développés grâce aux faiblesses des partis traditionnels, mais eux aussi commencent à être dans la tempête. Quelques exemples : le brexit, que le Royaume-Uni va payer très cher, économiquement, socialement et politiquement. L’Italie, dont l’économie repose largement sur l’Union, a du mal à justifier un discours anti-système. La victoire des populismes aux élections européennes n’est donc pas forcément assurée, pour peu qu’on redéfinisse clairement le projet européen, qui devra être réinventé autour des questions de sécurité et de souveraineté. Seule une Europe politique peut permettre de sortir de la crise.
Lionel Zinsou :
LZ corrige des propos tenus précédemment : la crise actuelle n’a rien à voir avec une guerre civile. L’Union Européenne n’est pas la variable d’ajustement dans une guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine. L’UE est la première puissance mondiale en termes d’échanges de marchandises et de flux financiers. Les exportations des USA ne sont équivalentes qu’à la somme des exportations françaises et allemandes. L’UE est la première puissance commerciale mondiale et le sera encore davantage en 2019. Des sondages récents montrent qu’avant novembre, on n’avait jamais atteint un tel niveau d’adhésion à l’Europe et à l’Euro en France. Ce qui sera singulier puisque la France va probablement voter pour des extrêmes ou des GJ.
Lucile Schmid :
L’attachement à l’Europe ne signifie pas l’attachement à cette Europe-là, à ces institutions-là. Le sentiment pro-européen est très fort, il a d’ailleurs été renforcé depuis le débat avec les anti-européens du brexit. On n’avait pas vu au Royaume-Uni avant le brexit des manifestations aussi fortes depuis la guerre en Irak. L’hypothèse d’un deuxième référendum, qui paraissait saugrenue il y a peu, est à présent réaliste. Et le sentiment pro-européen n’empêche en rien de voter non à une certaine Europe, comme on l’a vu lors du référendum de 2005. La question est donc : quel type d’Europe sera défendu par quelle liste ? Y compris par des listes pro-européennes voulant réformer les institutions. Pourquoi, comme l’a dit NB, est-ce Mario Draghi le principal personnage européen et non Jean-Claude Juncker ? C’est une vraie question. Où sont les voix de l’Europe ? Ou, selon l’expression de Kissinger : « l’Europe, qui a le numéro de téléphone ? »
Témoignage pour finir de LS qui était en Pologne pendant la COP 24. L’UE a toujours été forte et tranchante dans ses négociations climatiques. Or elle n’a jamais été aussi absente que lors de la COP 24, alors même que la planète brûle. La question est donc : comment l’Europe négocie-t-elle hors de ses frontières, comment donnera-t-elle un visage humain à la mondialisation ? Il faut en finir avec l’Europe du flou.
Jean-Louis Bourlanges :
JLB est gêné face aux questions sur l’Europe, car il croit à la profondeur de la crise. Le sentiment spontané pro-européen ne se traduit pas nécessairement dans les urnes. Il est aussi réservé sur les critiques faites à l’UE. S’en prendre à l’Union est comme si les membres d’une SCI s’en prenaient à la SCI alors qu’ils sont les propriétaires de l’appartement. On a beau jeu de blâmer l’UE pour tout et tout le temps.
Il semble à JLB que l’Europe (pas l’UE) est profondément en crise.
- Crise des partis : les partis libéraux et sociaux européens s’effondrent depuis le milieu des années 90.
- Crise des institutions : dès le traité de Nice, remise en cause des systèmes communautaires au profit de ce qui est en fait un système souverainiste : toutes les décisions importantes sont désormais prises par le conseil européen, conseil dit « de la dernière chance » (il y a eu 35 « dernières chances » depuis).
- Crise du modèle économique : on a fonctionné depuis 1950 sur un modèle économique Keynésien modéré. Depuis le milieu des années 90, l’opposition est de plus en plus dure entre un modèle Keynésien échevelé porté par une gauche de plus en plus radicale et un ordo-libéralisme de plus en plus réticent au transfert.
- Crise du modèle international : on vivait depuis 1950 dans un système à coulisses issu de Yalta, où les pays d’Europe étaient cohérent entre eux, adossés aux États-Unis, et combattaient un empire du mal. Désormais on n’a plus d’entente atlantique, et les USA, la Russie et la Chine semblent s’organiser sur le dos de l’Europe.
- Crise de la démocratie enfin : on a reconstruit l’Europe dans les années 50 sur un pacte libéral et démocratique, qui est à présent sévèrement mis en cause à l’Est et au Sud de l’Europe. Ce qui caractérise la situation, ce n’est pas la guerre civile, mais le dissensus. L’incapacité à définir une ligne commune. Seul élément rassurant : la Banque Centrale Européenne a résisté. Et tous les populismes sont obligés de s’incliner devant son efficacité et sa puissance. Dans le déficit démocratique où nous nous trouvons, ce qui manque à l’Europe, ce n’est pas le démos, car ses institutions sont parfaitement démocratiques, c’est le cratos, l’effectivité, la capacité à agir.
Le paradoxe est donc le suivant : le malaise conduit à ôter à l’Europe tout pouvoir politique, alors que ce dit pouvoir serait précisément la solution au malaise.