Brexit : commencement de la fin ou fin du commencement ?
Introduction
Le 15 janvier dernier, la Chambre des Communes a massivement rejeté l’accord de sortie du Royaume Uni de l’Union européenne que Theresa May avait difficilement négocié depuis plus de deux ans. Ce sont 432 membres qui s’y sont opposés sur une totalité de 650 membres soit seulement 202 voix pour soutenir la Première ministre britannique. Parmi les points clivants de l’accord, la question du « filet de sécurité », le « backstop », a attisé les tensions. Il désigne le moyen de conserver la frontière irlandaise ouverte de façon temporaire, maintenant ainsi les nord-Irlandais ainsi que l’ensemble du Royaume Uni dans l’union douanière pour une durée non déterminée. L’Irlande du Nord resterait donc assujettie à certaines règles du marché commun sans pour autant que soit réglée la question de sa frontière avec le sud. Depuis mercredi, bien que le Parlement ait rejeté de justesse la motion de censure lancée contre Theresa May par l’opposition travailliste, la situation face à laquelle se trouve la Première ministre britannique est toujours délicate. Elle ne dispose que d’un faible soutien - les députés ayant été 325 contre 306 à exprimer leur confiance dans son gouvernement - et va donc devoir faire des concessions si elle ne veut pas d’un Brexit sans accord : un « no deal ». L’Union européenne se prépare à cette éventualité comme l’a souligné Michel Barnier, négociateur en chef de l’Union européenne. De son côté, la France a déclenché jeudi son plan pour faire face à un possible Brexit sans accord. Il s’agit d’un ensemble de mesures législatives et juridiques visant notamment à protéger les intérêts des Français résidant au Royaume-Uni, de garantir un statut pour les citoyens britanniques en France ou encore de prévoir les mesures en vue du rétablissement des contrôles des marchandises aux frontières. Cinq ordonnances seront adoptées dans les trois semaines qui viennent auxquelles s’ajoutent 50 millions d’euros investis dans les ports et les aéroports. Ce même jour, dans une lettre publiée par le quotidien britannique, The Times, plus de 170 patrons du Royaume-Uni ont appelés à un nouveau référendum alors même que le parti conservateur au pouvoir et le parti travailliste, principal parti d’opposition mené par Jeremy Corbyn, rejettent pour le moment l’idée d’un nouveau vote. Theresa May a jusqu’à demain, lundi 21 janvier, pour présenter son plan B devant la Chambre des Communes. Il sera soumis au vote du parlement le 29 janvier.
Kontildondit ?
François Bujon de l’Estang (FBE) :
FBE se réjouit de n’avoir pas eu à élaborer le plan B, convaincu que le Royaume-Uni (R-U) vit un moment historique aussi important que négatif. Il avait réussi à obtenir de ses partenaires européens une Europe « à la carte », dans laquelle il ne participait à peu près qu’à ce qu’il voulait, grâce à de nombreuses possibilités de sortie (« opting out »). Le Brexit apparaît donc bien pire que la proverbiale balle dans le pied, il s’agit davantage d’une défenestration, et il est rare d’être les témoins d’une erreur historique aussi spectaculaire. Les derniers développements sont consternants : tout le monde, y compris Theresa May, s’attendait à un échec lorsqu’il lui faudrait présenter son projet d’accord à la Chambre des Communes ; c’est ce qui explique le report du vote. Mais l’ampleur de la défaite est pire encore que ce à quoi l’on pouvait s’attendre : 432 voix contre 202. L’écart est donc considérable (les estimations s’accordaient sur moins de 200 voix), mais ce que FBE trouve intéressant, c’est qu’il ne veut rien dire. Les députés qui ont voté contre ont des motivations complètement différentes : on y trouve à la fois les anti-européens pour qui ce Brexit est trop lent et pas assez dur et les pro-européens pour qui le Brexit est une erreur. Ces 432 voix sont donc une somme de contraires. C’est ce qui explique que, lorsque Jeremy Corbyn propose trois jours plus tard une motion de défiance (la première en 26 ans), le décompte est radicalement différent et Mme May reste en poste. FBE salue au passage « l’insubmersibilité » de cette dernière, qui lui rappelle le mot de Churchill : « la politique, ça consiste à aller d’échec en échec jusqu’au succès final ». FBE est dubitatif quant au succès final, mais la partie qui consiste à aller d’échec en échec est remplie, à la fréquence moyenne de deux fois par semaine.
Il incombe à Theresa May de proposer un plan B d’ici lundi, et tout le monde se demande ce que pourrait bien contenir un tel plan. Les pays de l’Union déclarent qu’il n’y a plus rien à négocier et que le maximum a été fait.
L’idée du « backstop » (faire en sorte que le R-U reste dans l’union douanière, afin d’éviter notamment le rétablissement d’une frontière dure entre l’Irlande du Nord et la République Irlandaise) ne semble pas réalisable, et FBE souligne le retard avec lequel on a découvert ce problème.
Pendant la campagne référendaire, où à peu près tout et n’importe quoi a été dit ou publié, il ne s’est pas trouvé une seule voix pour le soulever. Or il est essentiel : il s’agit de la paix civile au Royaume-Uni, des accords du Vendredi saint, de la menace de guerre civile en Irlande. L’Europe a tenté d’y répondre par des propositions, dont aucune n’a satisfait les Britanniques. Il a par exemple été évoqué de ne laisser que l’Irlande du Nord dans l’union douanière, mais cela déplaçait par conséquent la frontière en mer d’Irlande, ce que Mme May a refusé catégoriquement. Quant à maintenir tout le R-U, 432 députés viennent de voter contre. Ce qui semble certain, c’est que personne n’a la moindre idée de ce qui va se passer (les dernières nouvelles d’Alsace auraient titré que « l’Angleterre s’enfonce dans le brouillard »). La pusillanimité de la classe politique britannique, qui fait preuve d’une irresponsabilité sans précédent, ne permet pas beaucoup d’espoir. Aucun des scénarios qui se présentent n’est vraiment rassurant, le plus plausible est un effort collectif des deux côtés de la Manche pour gagner du temps, et peut-être repousser le butoir du 29 mars, mais cela s’annonce difficile notamment à cause des élections au Parlement Européen : si l’on repoussait cette échéance du 29 mars, il faudrait alors faire voter les Britanniques pour élire des députés au Parlement Européen, ce qui rallumerait toutes sortes de controverses.
Béatrice Giblin (BG) :
L’impasse où se trouve le R-U est le fruit de l’irresponsabilité de ses dirigeants. David Cameron a été d’une légèreté totale et a, pour des raisons politiciennes (mettre un terme aux divisions sur l’Europe au sein de son parti), opté pour ce choix dangereux du référendum sans même faire campagne (BG appelle au passage à la prudence par rapport aux volontés d’instaurer le Référendum d’Initiative Citoyenne en France). Rien n’a été expliqué, aucun diagnostic quant aux conséquences d’une sortie n’a été fait, des chiffres abracadabrantesques ont été dits et la sortie de l’Europe paraissait si improbable que les pro-européens n’ont pas pris la peine d’aller voter. On n’entend plus aujourd’hui les voix d’alors en faveur de la sortie de l’Union (celles de Boris Johnson ou de Nigel Farage par exemple). Au sein du parti travailliste non plus, les divisions ne sont pas réglées entre les pro-européens, et ceux comme Jeremy Corbyn qui ne le sont que par obligation politique.
On entend parler d’un second référendum. Cette hypothèse amène BG à s’interroger : qu’est-ce que c’est que le peuple qui dit oui ? Quand bien même il y en aurait un second (sans même envisager quelle question serait posée), et que les Britanniques voudraient rester dans l’Union, la réponse précédente pèserait encore, il y aurait en quelque sorte un point partout, et il faudrait « faire la belle » ? Ce qui parait plus intéressant à BG est ce qui peut se passer au Parlement. Si Mme May doit proposer un plan B, c’est que le Parlement l’y oblige. Ce dernier écarte aussi la possibilité d’un « no deal », une sortie sans accord. Mme May est donc fermement tenue par son Parlement. Et si la majorité de celui-ci veut rester dans l’Europe, alors il sera peut-être possible de proposer à l’Europe ce qu’ils veulent, et pas seulement ce qu’ils ne veulent pas (comme ça a été le cas jusqu’à présent), ce qui serait une base plus saine pour négocier. C’est peut-être au Parlement que se trouve une sortie de cette impasse.
Philippe Meyer (PM) :
BG met le doigt sur un paradoxe : le Parlement Britannique s’est mal conduit depuis le début de cette affaire en effet, mais il existe. Son président, ou speaker, John Bercow est remarquable, il est tenace, à l’écoute, doté d’un humour dévastateur. Il a une préoccupation : maintenir les prérogatives de la Chambre des Communes. Il y a donc à la fois une vraie vie parlementaire (dans laquelle les députés sont libres de voter selon leurs convictions, dussent-elles changer) et la médiocrité qu’a dénoncée FBE.
PM, quand il regarde les débats de la Chambre des Communes, constate que la différence entre le speaker britannique et le président de l’Assemblée en France n’est pas seulement de degrés ...
Marc-Olivier Padis (MOP) :
Le Parlement Britannique est en train de reprendre la main. En choisissant le référendum, David Cameron avait fait un choix très inhabituel dans la culture britannique. Le retour à la normale est en train de se produire : c’est le Parlement qui est le lieu des décisions politiques en Grande-Bretagne. Il ne faut pas pour autant en idéaliser la vie parlementaire.
Tout d’abord, la situation est absurde : Theresa May, désavouée très fortement par le vote des parlementaires est reconduite le lendemain. Les travaillistes sont heureux de la mettre en difficulté mais n’ont aucune envie de la remplacer, ni d’autres élections. Quant aux conservateurs, ils ont trouvé le souffre-douleur idéal et la laissent endosser ce rôle. D’autre part, Theresa May (qui a elle-même imprudemment réduit sa majorité en provoquant des élections anticipées), dépend d’un parti unioniste Nord-Irlandais, dont la dirigeante Arlene Foster, est opposée à l’accord du Vendredi saint, (l’accord de paix entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande).
« Le Parlement reprend la main ». Qu’est-ce que cela signifie dans un pays où le référendum a imposé le choix du Brexit ? Theresa May a déclaré ses intentions : aller voir les principaux responsables du Parlement et leur demander ce qui est acceptable pour eux dans une négociation avec l’Europe. On touche ici à la question des lignes rouges. À son arrivée, Theresa May a énoncé elle-même des lignes rouges dans l’accord de sortie qu’elle comptait négocier : le Royaume-Uni allait quitter le marché unique, quitter l’union douanière, refuser l’autorité de la Cour Européenne, et refuser une frontière dure entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord. Puisque cet accord vient d’être rejeté par le Parlement Britannique, il est possible que ces lignes rouges changent. C’est la seule voie (très étroite) que MOP voit se dessiner : changer les lignes rouges. Le départ du marché unique va de soi, c’est le minimum du Brexit. Mais pour ce qui est de l’union douanière, il existe peut-être une possibilité d’accord, puisque Jeremy Corbyn lui-même n’y est pas opposé. Le maintien dans l’union douanière règlerait le problème de la circulation des marchandises entre le R-U et l’Europe. Mais rester dans l’union douanière signifierait que ce sont les Européens qui fixeraient les règles. On serait donc très loin du « take back control » promis aux partisans du Brexit. Cette voie étroite nécessiterait un report du Brexit. Les Européens n’accepteraient ce report qu’à condition d’obtenir des Britanniques un calendrier extrêmement précis de leurs actions.
Lucile Schmid (LS) :
C’est sa complexité qui rend la question du Brexit si intéressante. Elle nous force à regarder différemment la manière dont l’Union Européenne doit voir son projet politique, et la manière dont le R-U doit voir la relation entre le Parlement et la société Britannique.
Depuis le référendum de juin 2016, on a établi arbitrairement les lignes rouges que MOP a évoquées. Elles n’ont été fixées ni par le référendum ni par le Parlement, mais par Mme May. Il faut aujourd’hui imaginer que ces lignes rouges vont peut-être se modifier, mais il faut aussi tenir compte de l’évolution de la société Britannique. Un sondage commandé par People’s vote (l’association qui promeut l’idée d’un second référendum) donne 56% d’intentions favorables à un nouveau référendum. Cela signifie d’une part que la dynamique de 2016 a changé du tout au tout, et d’autre part qu’il y a désormais deux parties irréconciliables dans la société Britannique. Il faut donc apprendre à négocier différemment. Au lieu de chercher à créer du lien, on a filé sur des contenus techniques (un travers bien connu de l’Union Européenne, dès qu’il s’agit de parler politique, on file sur du contenu technique). Plutôt que des lignes rouges, on aurait dû fixer des lignes vertes : « que veut-on ? », plutôt que « que ne veut-on pas ? » Comment établir du lien dans une société Britannique dont une large part veut rester dans l’Union Européenne, tandis qu’une autre veut la quitter pour retrouver la puissance impériale perdue ? Entre temps, l’arrivée de Donald Trump a fait voler en éclats l’idée d’une relation privilégiée entre la Grande-Bretagne et les USA, et les Britanniques ont pris conscience à quel point l’Europe était une possibilité de peser sur un plan international, ce qu’ils n’avaient pas fait en juin 2016.
Le fait qu’un nombre croissant de Britanniques demande un second référendum ne veut pas dire qu’il faut le faire : pour des raisons de calendrier, il faudrait au moins un an pour organiser sérieusement un référendum, or il y a les élections européennes en mai. Il faut en revanche que le Parlement tienne compte du nombre croissant de Britanniques voulant un autre référendum, pour réfléchir à un accord différent de celui qu’a proposé Theresa May.
LS considère Mme May comme une mule courageuse : elle est opiniâtre et elle manque de vision. Elle a négocié un accord dans le cadre habituel alors qu’il fallait inventer. Il faut aujourd’hui inventer un lien nouveau entre le R-U et l’Union Européenne, c’est cela qui est devant nous.
Béatrice Giblin :
L’attitude de Thérésa May traduit sa faible conviction du bien-fondé du R-U au cœur de l’Europe. Elle est marquée par l’histoire d’un grand empire et se trouve un peu bridée dans l’Europe. Elle n’était sans doute pas prête à prendre sa part dans la campagne qui défendait la place du R-U au sein de l’Union Européenne, ce qui pourrait expliquer qu’elle soit partie sur des lignes rouges.
Il lui aurait fallu commencer par négocier avec ses parlementaires pour établir ce que le R-U était prêt à garder ou à abandonner, au lieu d’établir arbitrairement des lignes rouges. Ainsi, elle aurait pu négocier avec Bruxelles un accord déjà approuvé dans son pays. C’est tout l’inverse qui a été fait. Ce qui s’explique peut-être par la surprise créée par le résultat du référendum.
D’autre part, les Britanniques s’attendaient au comportement habituel des 27 (dont ils avaient toujours tiré profit jusque-là) : la division. Or les 27 ne se sont pas divisés. BG rappelle combien la place du R-U au sein de l’Union était confortable (il avait « le beurre et l’argent du beurre ») et s’est stupidement tiré une balle dans le pied.
François Bujon de l’Estang :
FBE souligne à quel point le R-U est divisé à propos de l’Europe. La tactique référendaire de David Cameron, visant à résoudre ces divisions, n’a fait que les exacerber, ruiner sa propre carrière, et mettre en danger l’unité du royaume. C’est pourquoi l’idée d’un second référendum laisse sceptique à peu près tout le monde. D’abord, on ne sait comment y parvenir, ensuite rien ne dit que le résultat ne serait pas 50/50, et enfin quelle serait la question ? C’est reculer pour ne pas avoir à sauter. Parce qu’un nouveau référendum, c’est deux ans dans le plus rapide des cas. Et quand bien même on déciderait de ne plus appliquer l’article 50, le temps perdu serait extrêmement dommageable au R-U ainsi qu’aux autres pays de l’Union. Le temps perdu par le R-U laisse FBE effaré : le Brexit date d’à peu près trois ans et le débat continue de tourner en rond.
Lucile Schmid :
La date prévue est le 29 mars 2019, les élections européennes sont fin mai, et on voit bien que le calendrier et le contenu de cette campagne sont extrêmement flous, et on sait déjà que la question du Brexit y jouera un rôle majeur.
La lettre d'Emmanuel Macron aux français et le grand débat national
Introduction
Lundi dernier, paraissait dans la presse et les réseaux sociaux, la lettre adressée aux Français par Emmanuel Macron. Elle contient 34 questions, lance et cadre le « Grand débat national », officiellement inauguré le mardi suivant lors d’un déplacement du président de la République à Grand Bourgtheroulde, commune du département de l’Eure. Emmanuel Macron a répondu, près de sept heures durant, aux nombreuses interrogations des maires réunis pour l’occasion. Des cahiers de doléances avaient été remis la veille à l’Élysée par l’association des maires ruraux, permettant au Président de prendre connaissance des principales demandes exprimées à ce jour par les Français. Des préoccupations récurrentes en ressortent, telles que la limitation de vitesse à 80km/h, une demande de réorganisation politique et territoriale avec le maintien des services de proximité, une soif de justice fiscale … Ce sont ces mêmes thématiques qui ont ressurgi lors de la rencontre avec les maires normands. Cet exercice inédit de questions-réponses a pour but de ressouder le lien entre le président de la République et les maires, lien qui avait été entaché dès le début de son quinquennat par la réforme de la taxe d’habitation. Les maires, pourtant déçus par l’absence du Président à leur dernier congrès annuel, se sont néanmoins montrés courtois et satisfaits de cette journée avec le Président. De son côté, Emmanuelle Wargon, la secrétaire d’État chargée de coanimer le grand débat national avec Sébastien Lecornu, a reçu mardi des gilets jaunes de la commune de Brionne dans l’Eure. Les échanges ont été plus mouvementés et les interlocuteurs de la ministre ont exprimé des réticences à participer au grand débat national. La nomination d’Emmanuelle Wargon et de Sébastien Lecornu faisait suite à la démission de Chantal Jouanno la semaine précédente. Le choix de deux membres du gouvernement a jeté le doute sur l’indépendance des conducteurs du grand débat national. Pour répondre à cela, un collège de cinq garants a été désigné.
Kontildondit ?
Marc-Olivier Padis :
Lionel Zinsou a fait part la semaine dernière dans l’émission, à rebours de l’opinion dominante, d’un optimisme aussi étonnant que rafraîchissant. MOP le partage. La lecture des cahiers de doléances est un exercice intéressant. On s’aperçoit que beaucoup de retraités y contribuent, que la question du niveau de vie et du pouvoir d’achat domine très largement les contributions (avec le sentiment d’une injustice fiscale). Beaucoup de Français ont le sentiment que le Président de la République et le gouvernement n’ont pas accordé à leur situation la considération qu’elle mérite. MOP est partagé sur le lancement du grand débat : le site est bien fait, les quatre thèmes sont présentés, les questions sont bien formulées et intéressantes. En revanche, MOP ne comprend pas les interventions du Président de la République en province. C’est une réussite, mais elle est ambiguë : il a apparemment convaincu les maires normands cette semaine, mais ce genre de séance ne peut en aucun cas constituer un prototype de ce que sera ce grand débat. Ce dont on a besoin, ce sont des consultations participatives, c’est-à-dire le contraire de l’exercice auquel E. Macron s’est livré. Le Président de la République ne peut pas être à la fois celui qui pose les questions dans sa lettre, et celui qui y répond. On est toujours dans la même impasse politique : tout part du Président et tout revient à lui. C’est une déformation complète de la Ve République, dans laquelle le président fixe les orientations et arbitre, mais n’est pas omniprésent. Cela reste le message que le Président n’a pas entendu : il croit devoir régler à lui seul tous les problèmes de la France. La question de la représentation et de la participation doit se poser différemment dans ce grand débat.
Philippe Meyer :
Que le Président croie devoir régler lui-même tous les problèmes est une hypothèse, PM en soulève une autre : le Président pourrait bien penser être le seul capable de résoudre tous les problèmes. D’où l’absence du Premier Ministre et du gouvernement.
Marc-Olivier Padis :
La réussite de son intervention en Normandie est en ce sens assez malheureuse, car elle peut le conforter dans son idée qu’il n’y a que lui capable de renverser une situation hostile.
Philippe Meyer rappelle que cette émission est enregistrée juste avant la visite suivante du Président à Souillac, commune du Lot où E. Macron s’était rendu durant sa campagne de 2017 et avait longuement évoqué ceux qui se sentaient abandonnés par l’Etat.
Lucile Schmid :
MOP a raison de souligner cette ambiguïté. Il s’en trouve une autre au sein du mouvement des Gilets Jaunes (GJ). Leur principale revendication est la démission d’Emmanuel Macron, et non le Référendum d’Initiative Citoyenne. Dans le Gard, LS a vu cette année dans la crèche de l’église : « Démission Macron ». En s’étonnant que la politique arrive jusque dans la crèche, LS s’est entendue répondre : « je ne fais pas de politique, je demande la démission d’Emmanuel Macron ». La personnalisation a induit un effet pervers, qu’on ne supprimera pas du jour au lendemain. La difficulté de ce grand débat, c’est le « en même temps » : ce grand débat doit être une somme de petits débats, et en même temps, Macron doit montrer qu’il reste le Président de la République et qu’il ne lâche rien. Il ne pourra le faire que s’il a à ses côtés des gens qui réorientent la question principale de ce débat sur un projet politique, et non sur sa démission. Ce projet politique, qui doit être national, doit en même temps être autour des collectivités locales.
Comment les choses vont-elles évoluer ces deux prochains mois ? Il y aura beaucoup de questions locales, les débats seront petits, l’inverse de la grand-messe normande de cette semaine. Comment ces petits débats acquerront-ils une cohérence pour structurer un projet ? Les élections municipales auront lieu en 2020, elles sont l’occasion pour les différentes familles politiques de montrer qu’elles portent des projets. Ce qui manque aujourd’hui cruellement, c’est une opposition crédible. Seule Marine Le Pen parvient sans rien dire à tirer les marrons du feu. Emmanuel Macron n’est pas le seul à jouer sa peau dans ce grand débat, il en va aussi de la démocratie parlementaire. L’essentiel se passera en province, sans médias, il s’agira d’un exercice silencieux.
En ce qui concerne Sébastien Lecornu et Emmanuelle Wargon : ce sont deux ministres qui ont fait preuve de sang-froid, et ont su recentrer le débat, plutôt que de verser dans les polémiques sur les rémunérations (présentes ou passées). La question du pouvoir d’achat ne se réglera pas en baissant le salaire de ceux qui ont gagné beaucoup dans le passé.
L’écologie est le sujet le moins cité des cahiers de doléance. Un fait regrettable, mais pas étonnant. Il faut cependant que ce sujet soit traité dans ce grand débat, pour qu’il cesse d’être un marqueur moral, et acquière une dimension concrète pour les Français, dans les questions de logement (et pas seulement de voiture) par exemple, qui sont cruciales dans ce qui constitue la précarité.
Philippe Meyer espère que la presse quotidienne régionale jouera elle aussi un rôle actif. Elle en a besoin et nous aussi.
Béatrice Giblin rappelle que l’importance du mouvement des GJ est démultipliée à cause de l’écho très important que lui accordent les réseaux sociaux. En réalité, les GJ ce sont 50 000 manifestants. Ils ont beau se décréter « le peuple », ils ne le sont pas davantage que les non-GJ.
Le grand débat, ces 50 000 personnes n’en veulent pas. Il sera donc alimenté par d’autres Français, pas forcément hostiles aux GJ, mais pas forcément supporters non plus. À cause de ce décalage, BG doute que ce grand débat règle la question des GJ. Ce que les GJ veulent au fond, outre la démission de Macron, c’est que ça ne s’arrête pas (ces moments de lutte créent un plaisir, une chaleur humaine). Le grand débat est national, alors que la plupart des problèmes débattus sont locaux. Comment faire vivre ce moment de démocratie locale à l’échelle de toute la société ? Ce débat sera surtout composé de gens âgés (parce qu’ils ont le temps) les jeunes actifs seront sans doute très peu nombreux, à part peut-être sur le site web. C’est un pari.
François Bujon de l’Estang souligne le caractère complètement inédit de cette crise française, que le reste du monde observe stupéfait. Les grands mouvements révolutionnaires de l’histoire de France ont été largement Parisiens. Ici ce n’est absolument pas le cas. FBE est frappé de constater à quel point les Parisiens ne participent pas aux manifestations.
On a d’un côté les GJ, qui veulent que leur mouvement continue et pour cela essaient de le théâtraliser, et de l’autre, le grand débat national qui a été conçu comme un exutoire pour sortir de cette crise. Le risque est que ces deux entités poursuivent des vies parallèles sans jamais se croiser. Le débat a démarré, certes chaotiquement, Macron a réussi son entrée en redynamisant le corps intermédiaire des maires. Les maires se plaignaient d’être ignorés, et sur ce point Macron a réussi à changer sa méthode. Bien que seul le slogan de « Macron démission » fasse l’unanimité au sein des GJ, il semble à FBE que le Président n’est pas la seule cible. C’est pour lui toute la démocratie représentative qui est visée dans son principe : menaces de mort ou saccages de permanences de députés. Nous avons pour le moment un cirque à deux pistes, le débat national et les GJ, et comme dans le cas du Brexit, personne ne sait ce qui va advenir. Poursuivant la comparaison avec le Brexit, FBE rappelle que le référendum peut avoir des effets pervers. La modification de la constitution de la Vème République par un référendum à multiples questions, qui a été évoquée, conduit FBE à raconter une anecdote sur ce type particulier de référendum :
Lorsque FBE était ambassadeur de France aux Etats-Unis, il y eut un référendum à Porto Rico. Porto Rico est un territoire à propos duquel les Américains se sont toujours posés beaucoup de questions : allait-il devenir le 51ème état ? Garder un statut fiscal ou douanier spécial ? Etc. Un jour, l’administration Clinton décide d’organiser un référendum à questions multiples à Porto Rico. Sous la forme de cases à cocher, les votants avaient six options : devenir le 51ème état de l’union, accéder à l’indépendance, un territoire douanier à statut spécifique ... etc. Il y avait une septième case : « none of the above » (aucun des choix proposés). Ce dernier choix a gagné à 71%.
Philippe Meyer évoque pour finir la réponse d’un sondé à un sondeur Québécois : « j’suis pas certain si j’suis encore dans le doute ».