LA GAUCHE FAÇON PUZZLE
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Après le bon score de Raphaël Glucksmann aux élections européennes de juin dernier, les socialistes pensaient qu'un espace s'entrouvrait entre le futur successeur d'Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon. La dissolution surprise annoncée par le Président de la République est venue tout remettre à plat. Réalisé dans l’urgence, en quatre jours, face à la menace d’un Rassemblement national dont les sondages prédisaient une victoire écrasante, le Nouveau Front Populaire (NFP) a rassemblé La France Insoumise-LFI, le Parti communiste-PCF, Europe écologie les verts-EELV, le Parti socialiste-PS et le Nouveau Parti anticapitaliste-NPA. Sa mobilisation a permis à la gauche d’arriver en tête au second tour des législatives, le 7 juillet, avec 178 députés élus.
Toutefois, au Parti socialiste comme à la France insoumise, la rentrée s’est déroulée en ordre dispersée avec une éclosion de mouvements et de clubs. Les 5 et 6 octobre, lors de la première université d’été de son mouvement Place publique, Raphaël Glucksmann a officialisé son intention de se porter candidat aux présidentielles de 2027. Il souhaite incarner « une gauche sociale, européenne, humaniste, écologiste et féministe » et dessiné une voie « girondine », ni « succédané du macronisme », ni « populisme de gauche ». Le même jour, Olivier Faure s’est invité à Lomme près de Lille, là où les socialistes nordistes tenaient leur rentrée politique. L’occasion pour le premier secrétaire du PS de compter ses soutiens et de marquer à nouveau sa différence avec Raphaël Glucksmann et les figures de son propre parti, hostiles à une alliance avec le chef de file de LFI, Jean-Luc Mélenchon. La veille, le maire PS de Saint-Ouen, Karim Bouamrane lançait son propre mouvement, La France humaine et forte. Fin septembre, c’était la présidente du conseil régional de la nouvelle région Occitanie Carole Delga, PS, qui accueillait les quatrièmes rencontres de la gauche, avec notamment Bernard Cazeneuve qui a quitté le PS en 2022 pour fonder son club La Convention, ainsi que Benoît Hamon parti du PS dès 2017 pour créer Génération.s, à la gauche du parti. Du côté de LFI, les dissidents Alexis Corbière ou Raquel Garrido, qui se dénomment, « Les Insurgés » ont lancé L’Après, tandis que François Ruffin a créé Picardie debout, et que Gérard Filoche a lancé la Gauche démocratique et sociale.
Cependant, malgré les crispations qui rythment le quotidien de la coalition de gauche, socialistes, insoumis, écologistes et communistes feront front commun dans le marathon budgétaire des prochaines semaines. Mercredi à l’Assemblée nationale, le Nouveau Front populaire a présenté dix propositions fiscales, qui prendront la forme « d’amendements communs du NFP » et permettront, selon eux, de dégager 49 milliards d’euros de recettes supplémentaires.
Kontildondit ?
David Djaïz :
Je pense que le problème remonte à l’ambiguïté de l’exercice du pouvoir de François Hollande. Celui-ci avait élu président de la République sur une promesse et un programme d’union de la gauche, avec des accents parfois très à gauche (« mon ennemi, c’est la finance », la taxation à 75%, etc.). Or, une fois arrivé au pouvoir, il a pratiqué une politique difficile à définir, un mélange de centrisme gestionnaire, de politique de l’offre et de matraquage fiscal, le tout dans un contexte de consolidation budgétaire, au moment de la crise des dettes souveraines.
Cet écart entre la promesse de campagne et la réalité de l’exercice du pouvoir est consubstantielle à l’élection présidentielle (puisqu’en France, les campagnes pour la présidentielle sont des machines à raconter n’importe quoi), mais elle a généré beaucoup de déceptions. On a vu les frondeurs donner de la voix très tôt dans le quinquennat, et alimenté le narratif de deux gauches irréconciliables, complaisamment renforcé par Manuel Valls ou par Jean-Luc Mélenchon. Cela a redonné du carburant à une gauche radicale, qui a toujours existé en France, et dont l’étiage se situe autour de 10% de l’électorat. Celle-ci a retrouvé les avant-postes de la gauche depuis le référendum sur le traité constitutionnel européen de 2005 (période à laquelle M. Mélenchon se sépare du PS). Il y eut ensuite la crise des dettes souveraines, puis le quinquennat de François Hollande, et plus récemment, la question palestinienne. Grosso modo, il y a donc une gauche « social-démocrate » (les guillemets sont nécessaires, car je ne pense pas que la social-démocratie ait jamais vraiment existé en France), disons : une gauche de gouvernement, qui est groggy (à la fois idéologiquement et sur le plan organisationnel) depuis la fin du quinquennat de François Hollande, et une gauche radicale, à l’offensive sur le plan idéologique et politique.
L’élection européenne, avec le bon score de Raphaël Glucksmann, aura au moins servi à redonner du lustre à cette gauche de gouvernement, entre une gauche radicale qui agace de plus en plus de gens et un Emmanuel Macron sur la pente descendante de son dernier quinquennat. On sent qu’il y a un désir, une aspiration à une gauche de gouvernement, un frémissement. Et quand il y a frémissement, il y a en général une prolifération de personnalités. M. Glucksmann bien sûr, mais pendant l’été on a beaucoup entendu parler de Bernard Cazeneuve, il y a aussi des figures émergentes comme Karim Bouamrane, ou ré-émergentes comme François Hollande, etc. Pléthore de personnalités, mais malheureusement, pour le moment, pas encore beaucoup d’idées …
Il ne suffit pas de s’agiter en appelant à la social-démocratie. Si la gauche de gouvernement veut à nouveau exercer des responsabilités, elle a un véritable travail d’aggiornamento idéologique à effectuer, parce qu’elle a cessé de penser les problèmes cruciaux et existentiels pour elle, au premier rang desquels : comment produire de la richesse ? Car la social-démocratie, c’est la redistribution de la richesse, or la France vit un impressionnant déclin productif depuis une quarantaine d’années … Mais on pourrait aussi citer la question de la mondialisation et des fractures qu’elle engendre, la question de l’immigration et d’une société plus multiculturelle. Or toutes ces questions ont été soigneusement esquivées.
J’avais apprécié que François Bayrou invite Bernard Cazeneuve aux universités de rentrée du MoDem, car je pense que la démocratie-chrétienne et la social-démocratie ont des choses à faire ensemble dans l’avenir.
Nicole Gnesotto :
Je suis personnellement une grande adepte des puzzles. Je les aime plutôt grands, jusqu’à 3000 pièces, et il y a une satisfaction toute particulière à voir émerger un tableau de maître, après un patient travail de recomposition. Je crains que les fragments de la gauche française d’aujourd’hui, à condition que quelqu’un parvienne à les assembler, ne forment jamais une telle image cohérente et harmonieuse.
Je ferai remonter l’origine du problème à un peu plus loin que ne l’a fait David. Terra Nova avait fait une analyse très juste en 2011, disant que la mondialisation étant ce qu’elle est, la classe ouvrière avait quasiment disparu en France, et que la classe des salariés étant plutôt prospère, la gauche allait devoir se trouver un nouvel électorat. Le PS a trouvé deux autres ancrages dans la nouvelle situation française, mais il a fait dans les concepts plutôt que dans la réalité des habitants du pays. Cela a donné une gauche écologiste, et une gauche centrée sur les questions identitaires. Ce fut le moment de l’oubli des électeurs.
Aujourd’hui, alors que la mondialisation est en crise, la question sociale revient à l’ordre du jour. Comment la gauche d’aujourd’hui va-t-elle s’en réemparer ? On se souvient de l’analyse de Jérôme Fourquet dans L’archipel français : chaque famille politique française a sa zone géographique d’électeurs. Les villes pour la macronie, la ruralité pour le RN, les banlieues, ou « quartiers » pour LFI. Et la gauche traditionnelle se retrouve sans rien. Elle fait donc face à un défi existentiel. La pléthore de personnalités se réclamant de la social-démocratie est plutôt réjouissante, cela montre la vivacité idéologique du concept. En revanche la gauche non radicale n’aura pas d’avenir si elle ne parvient pas à retrouver d’ancrage social. Second défi : réintégrer la question environnementale, et l’accorder avec la question sociale, car depuis les Gilets Jaunes, les deux s’opposent frontalement. La social-démocratie à la française a du pain sur la planche.
Marc-Olivier Padis :
Pour moi le dilemme stratégique de la gauche se pose assez simplement : elle ne peut pas gagner sans union, mais avec LFI, elle est sûre de perdre. Ce dilemme a été parfaitement décrit par le politologue et historien du socialisme Gérard Grunberg, qui rappelait les éléments d’enquêtes d’opinion suivants. Les sympathisants socialistes considèrent à 69% que LFI « est un parti d’extrême gauche », à 68% qu’il « attise la violence dans la société », à 57% qu’il est « dangereux pour la démocratie », et à 72% « incapable de diriger le pays ». Par ailleurs ils ne sont que 7% à penser que « Jean-Luc Mélenchon ferait un bon Premier ministre », tandis que Raphaël Glucksmann obtient 65%. Mais en même temps, 88% des sympathisants socialistes jugent la coalition du NFP « souhaitable ».
C’est donc assez désarçonnant : l’union de la gauche reste une priorité de l’électorat de gauche, mais celui-ci rejette largement LFI. Pour gagner il faut l’union, mais avec l’union, on est certains de perdre.
Les offres politiques nouvelles sont-elles de nature à surmonter cette contradiction ? Je crois qu’il y a deux visions possibles. Soit on pense qu’après le macronisme, on va revenir à un système bipartisan et bipolaire, soit on considère que la tripartition de la vie politique est là pour durer. Et je crois que la question de l‘union de la gauche dépend de cela. Si on croit qu’on va revenir à un système partisan, alors l’union de la gauche est nécessaire pour gagner. Si on pense au contraire que le système sera tripartite, alors elle n’est plus indispensable. Surtout si on met en place un système proportionnel pour les élections législatives, ce qui entérinerait le fait qu’un parti unique ne saurait prétendre à l’hégémonie législative.
C’est la nouvelle équation politique. Longtemps, le mot d’ordre à gauche fut : « aucun adversaire à gauche ». Il doit changer. Désormais, il y a des extrêmes et des interlocuteurs politiques en dehors de ces extrêmes.
Philippe Meyer :
Je ne comprenais pas très bien pourquoi tant des sympathisants de gauche (65% !) pensent que Raphaël Glucksmann ferait un bon Premier ministre, et j’ai trouvé cette hypothèse : c’est parce qu’il est creux, et que chacun peut placer en lui le contenu qu’il préfère. Peut-être que cette nouvelle figure politique, celle du candidat « espace de projection », fera des émules dans d’autres formations …
Jean-Louis Bourlanges :
J’ai beaucoup lu cet été les travaux de Gérard Grunberg sur le Parti socialiste, et j’en arrive à une conclusion que Grunberg lui-même ne fait qu’esquisser : il n’y a pas de socialisme en France, et il n’y en a jamais eu. Il y a eu des socialistes, certains étaient excellents, d’autres exécrables, il y en a eu des compétents et des incompétents, des sympathiques et des méchants, des ouverts et des sectaires, mais pas de socialisme.
On ne sait déjà pas très bien comment les nommer. On commence par dire « social-démocrate », et aussitôt, comme vient de le faire David, on précise que ce n’est pas exactement cela. Et effectivement, quand on voit les approches des Scandinaves, dans Anglais, des Français sur la social-démocratie, c’est parfois radicalement différent. La social-démocratie, c’est la prise en main du mouvement politique par le mouvement social. Or le système français, c’est le contraire : c’est la rupture totale entre le mouvement social et le parti socialiste. Par ailleurs, Eduard Bernstein et Karl Kautsky disent très clairement qu’il y a un mouvement parallèle entre l’émancipation du peuple, de la classe ouvrière, et la prise de pouvoir parlementaire. C’était le cas en Allemagne. En France pas du tout, et depuis la Commune de Paris et même la révolution de 1848, il y a une méfiance instinctive entre la démocratie représentative et la classe ouvrière.
Et surtout, il n’y a pas de doctrine claire. Même Léon Blum, pourtant remarquable de clarté et de distinction, ne parvient pas à se séparer nettement du léninisme et du stalinisme, qui lui font pourtant horreur. C’est un intellectuel libéral, respectueux des droits, il ne peut donc pas cautionner Lénine et Staline, et pourtant il ne parvient pas à s’en détacher. Il a donc un mal fou à ne pas adhérer à la IIIème Internationale. Toute l’histoire du Parti socialiste est conditionnée par le Parti communiste. Quant à la doctrine politique, elle est très fragile. Jamais les socialistes n’ont vraiment rompu avec le refus de la pluralité des intérêts légitimes. On se souvient de la phrase de Simone de Beauvoir, parfaitement terrifiante : « La vérité est une, seule l’erreur est multiple. Ce n’est pas un hasard si la droite professe le pluralisme ». En réalité, sur la politique économique, sur la politique institutionnelle et sur la politique internationale, les socialistes se sont branchés sur une doctrine qui n’était pas la leur, mais celle du Parti radical. Les socialistes français ont été en permanence à côté de leurs chaussures. Léon Blum l’avait bien compris, à partir du procès de Riom, en 1942. Là, il s’est trouvé en phase avec lui-même. Emprisonné par le régime de Vichy, il a eu le temps de préparer sa défense et il fut tout à fait brillant au cours du procès. Face au nazisme et à la collaboration, il s’agissait de défendre ses valeurs fondamentales, celles d’un homme de gauche républicain. Et il a pulvérisé ses juges. Le grand Léon Blum, c’est celui de Riom. Ensuite, en 1947, il a fait le virage et rompu avec les communistes. Les socialistes d’aujourd’hui sont un peu dans la même situation, et le sondage qu’a cité Marc-Olivier nous le montre. Les sympathisants socialistes n’aiment pas M. Mélenchon, ni son programme, ni ses méthodes, mais ils sont pour l’union de la gauche. Cette schizophrénie s’explique par le fait que le Parti socialiste a toujours été en France le parti du remords. Si M. Glucksmann a fait un bon score, c’est aussi parce que le parti majoritaire a fait la pire campagne qu’on pouvait imaginer. Mais depuis trois mois, personne n’a fait l’aggiornamento idéologique, les clarifications qui s’imposent : où est l’union de la gauche sur l’Ukraine ? Sur l’Europe ? Sur le système de production de richesse ? Sur la démocratie représentative ? Sur le wokisme ? Tout cela a été écarté, or rien de viable ne saurait être construit sans être au clair sur ces questions. Mais poser ces problèmes obligerait le PS à conclure des accords avec la macronie …
David Djaïz :
Je pense que Marc-Olivier et Jean-Louis ont brillamment formulé le dilemme des socialistes français, mais j’ai l’impression qu’ils ont omis un terme de l’équation : le mode de scrutin. Quand vous le changez, pour aller vers un scrutin vraiment proportionnel, vous permettez à chaque sensibilité politique de concourir sous ses couleurs. Je ne crois pas qu’ils y ait une tripartition du paysage politique français, mais plutôt une multitude de sensibilités (au moins six ou sept). Et le changement du mode de scrutin permettrait de les exprimer, avant de former des coalitions de gouvernement.
Nous sommes dans une situation géopolitique où la démocratie libérale est très sévèrement attaquée. Qui sont les démocrates de combat aujourd’hui ? J’en vois du côté de Raphaël Glucksmann et de la gauche de gouvernement, mais aussi dans la démocratie chrétienne et le centre. Il y a là des points de convergence politique. Si la social-démocratie veut vraiment exister en France, il va falloir qu’elle s’ancre dans le monde du travail. Il y a longtemps, Alain Minc avait fait une proposition qui me paraît encore intéressante. Il disait que chaque français devrait dans sa feuille d’impôts, déclarer s’il souhaitait adhérer à un syndicat. Cela permettrait d’augmenter significativement les effectifs du monde syndical, or plus les syndicats sont gros, plus ils sont réformistes.
Par ailleurs, la transformation écologique est un défi absolument majeur et aujourd’hui, seule une social-démocratie peut accompagner une transformation d’une telle ampleur de façon négociée, contractuelle et décentralisée.
La démocratie chrétienne et le centre ont longtemps fait alliance avec la droite. Aujourd’hui, la droite française dérive de plus en plus vers l’extrême-droite. Je crois que dans la tectonique des plaques politiques françaises, le centre et le centre-gauche ont des choses à faire ensemble.
Nicole Gnesotto :
Si les sympathisants de gauche souhaitent l’union de la gauche, c’est aussi parce que c’est efficace d’un point de vue électoral. Le Parti socialiste est ainsi passé de 27 députés en 2022 à 69 en 2024 …
Philippe Meyer :
C’est à mon avis plutôt la menace du RN qui explique ces bons scores.
Marc-Olivier Padis :
On parle toujours d’aggiornamento nécessaire de la gauche française. Mais n’oublions pas que deux points essentiels la séparent de la social-démocratie anglaise, allemande ou scandinave. D’abord, l’héritage révolutionnaire : l’ombre portée de la Révolution est immense dans la tradition politique de la gauche française. Et ensuite, celle-ci s’est appropriée la question sociale et celle du travail en reprenant à son compte la doctrine républicaine du solidarisme, élaborée par Léon Bourgeois à la fin du XIXème siècle. C’est la version républicaine de la solidarité, et elle passe par l’Etat et le service public. La place de l’Etat n’est absolument pas comparable en France à ce qu’elle peut être en Angleterre, en Allemagne ou dans les pays scandinaves. La question fondamentale de la gauche concerne surtout la place de l’Etat, et ce qu’on attend de lui.
ISRAËL : SES RESPONSABILITÉS, SES ADVERSAIRES, SES ALLIÉS
Introduction
Philippe Meyer :
Des failles béantes sont apparues en Israël avant, pendant et même après la violente attaque menée par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023 : les services de renseignement israéliens ont fait défaut, les réponses dans les premières heures n’ont pas été à la hauteur, mais au-delà, c’est tout un système qui est interrogé. La poursuite de la guerre et son extension, aujourd’hui, à toute la région du Moyen-Orient, permettent au Premier ministre israélien, en se maintenant au pouvoir, de retarder aussi la mise en place d’une commission d’enquête, en Israël, devant établir les responsabilités dans les événements du 7 octobre.
Depuis le 7 octobre 2023, un réseau de groupes paramilitaires, unis par leur opposition aux États-Unis et à Israël, a accentué ses attaques contre Israël : milices chiites en Irak et en Syrie, Hezbollah au Liban, Hamas et Jihad islamique à Gaza, Houthis au Yémen. Chacun entretenant des liens avec Téhéran. Si l’Iran ne semble pas avoir été prévenu par le Hamas de l'attaque du 7 octobre, il voit cependant ses « proxys » détruits les uns après les autres et ses deux frappes de missiles contre Israël - les 13/14 avril et le 1er octobre - guère efficaces, n'ont pas changé la donne. Le guide suprême, Ali Khamenei, a prévenu le 4 octobre que ses alliés, principalement le Hezbollah libanais et le Hamas palestinien, poursuivraient le combat contre Israël. Dimanche dernier, le ministre de la Défense israélien, Yoav Gallant, a menacé l'Iran de frappes similaires à celles menées « à Gaza et Beyrouth ». Un an plus tard, l'Iran se retrouve donc en première ligne face à Israël, soutenu par les Occidentaux et la majorité des pays arabes.
Les Etats arabes qui ont signé des accords de paix avec Israël, d’abord l’Egypte en 1978, puis la Jordanie en 1994, comme ceux qui ont signé les accords d’Abraham en 2020 (Émirats arabes unis, Barheïn, Maroc et Soudan), n’ont pas rompu leurs liens avec l’Etat hébreu. Bien au contraire, puisque certains ont participé même, comme la Jordanie, à la défense du ciel israélien contre l'Iran.
Allié majeur d’Israël, les Etats-Unis se sont montrés incapables d'obtenir un accord de cessez-le-feu à Gaza en échange de la libération des otages. Pas plus qu'ils ne sont parvenus à imposer une solution au Liban. Protégeant avec ses propres moyens militaires le ciel israélien contre les missiles iraniens, Washington continue de fournir les armes à Tsahal. Elle tente de peser aujourd’hui pour calibrer la réponse israélienne au bombardement du 1er octobre, afin que Tsahal ne s’en prenne ni au programme nucléaire, ni aux installations pétrolières.
Emmanuel Macron a appelé à stopper les livraisons d’armes utilisées par Israël à Gaza. La France « ne tolérera pas » que l'armée israélienne vise à nouveau « délibérément » les Casques bleus.
Kontildondit ?
Nicole Gnesotto :
Pour préparer cette émission, j’ai réécouté ce que nous avions dit à ce micro le 15 octobre 2023, et il me faut rendre hommage à Jean-Louis Bourlanges, qui disait à l’époque qu’on voyait parfaitement la stratégie militaire de M. Netanyahou, mais absolument pas la stratégie politique. C’est encore le cas aujourd’hui.
La stratégie militaire d’Israël semble être un succès : la plupart des responsables du Hamas et du Hezbollah ont été tués. Certes, au prix d’un échec, puisque les otages du 7 octobre 2023 ne sont pas tous délivrés, et au prix d’une escalade géographique du conflit assez sidérante, puisque ce ne sont pas seulement le Liban et l’Iran qui sont impliqués, comme ils le sont d’habitude, mais aussi une escalade en Cisjordanie (plus de 5.000 nouvelles unités de logement en juillet, 20.000 unités depuis un an, et plus de 500 Palestiniens tués), et contre la communauté internationale, avec ces frappes qui ont touchés la FINUL. Israël parle d’une erreur, mais quand on connaît l’extrême précision balistique dont l’Etat hébreu est capable, on a de la peine à y croire.
Donc sur le plan militaire, il y a une stratégie bien pensée, même si elle implique une inquiétante escalade. Sur le plan politique en revanche, on ne voit rien venir. Certes, il y a une stratégie personnelle de M. Netanyahou : éviter de passer en jugement, puisqu’un procès l’attend pour des affaires de corruption. On voit également une stratégie d’appareil : faire oublier l’échec monumental des services de renseignement israéliens, ayant conduit aux atrocités du 7 octobre. Même si le gouvernement israélien refuse une commission d’enquête, on a désormais des éléments qui prouvent cet échec. Mais pour le reste, tout se passe comme s’il s’agissait d’assurer la sécurité d’Israël à très long terme par la guerre permanente.
Les alliances d’Israël aujourd’hui sont impuissants à mettre fin au conflit. Il y a l’alliance indestructible mais impuissante des Etats-Unis. Il y a les alliances honteuses des pays arabes, et il y a les alliances tragiques des Européens.
Jean-Louis Bourlanges :
Ce que nous mesurons depuis un an, c’est le changement d’attitude du peuple israélien. Le gouvernement israélien est très marqué par l’extrême-droite, mais le peuple israélien n’est pas d’extrême-droite. Or il a vécu très fortement les massacres du 7 octobre, et vu son ciel rempli des missiles du raid iranien. Bref, le peuple juif a le sentiment d’une grande précarité. Il y a donc un profond changement d’attitude, et désormais, les Juifs, qu’ils soient en Israël ou en France, se disent assez largement que c’est leur survie même qui est en jeu dans ce conflit. Ce sentiment est tout à fait compréhensible et légitime, mais il a des conséquences très préoccupantes.
La toute-puissance de Tsahal constitue à la fois une bénédiction et une malédiction pour Israël. C’est une armée dont la supériorité militaire est incontestable sur toutes ses voisines. En effet, elle est en mesure de combattre sur de multiples fronts, et de les dominer. Ils n’ont peur de rien, à cause de cela, ils se dispensent d’une perspective politique. Et cette guerre non-clausewitzienne est catastrophique. L’analyse de Clausewitz est la suivante : quand vous n’avez pas de perspective politique, la guerre devient absolue. Le but de guerre permet de stabiliser le niveau de violence dans une guerre : on le proportionnalise à l’objectif recherché. Mais quand il n’y a pas d’objectif précis, il n’y a plus que la destruction pure.
C’est ce qu’on voit ici : le volume des destructions et de la violence est terrifiant, et renforcé par la nature des alliances. Les Etats arabes alliés d’Israël se fichent bien du sort de l’Etat hébreu, les Etats-Unis sont une puissance très vacillante. Où cela nous mène-t-il ? Personne ne saurait le dire. Pour le moment, les Américains se refusent à fournir aux Israéliens des munitions suffisamment puissantes pour détruire les installations nucléaires iraniennes (très profondément enfouies). Les Iraniens jouent la montre, pour mener à bien leur programme nucléaire, bref l’équation est terrible.
David Djaïz :
A l’inverse de Nicole, je ne parlerai pas de succès militaires d’Israël. Il y a eu des succès opérationnels récents face au Hezbollah, mais ils ne doivent ni masquer, ni faire oublier l’échec militaire de l’Etat hébreu, y compris à Gaza. Le propre d’une opération militaire, c’est la proportion entre les moyens et les fins. Aujourd’hui à Gaza, nous avons une guerre dont l’objectif était la destruction du Hamas et le retour des otages. Or il reste plus de 60 otages retenus à Gaza, et une cinquantaine qui ont été tués. Quand aux tunnels du Hamas, ils ne sont pas tous détruits, et il reste des brigades du Hamas encore opérationnelles. Et surtout, le niveau de destruction à Gaza est tel qu’on pourrait croire que la destruction du Hamas n’en est qu’un effet collatéral. Presque toutes les infrastructures vitales de la bande Gaza sont en ruines, les morts civiles se comptent en dizaines de milliers … Je n’appelle pas cela un succès militaire, mais une guerre totale et indiscriminée, qui aura des conséquences graves pour l’avenir.
Mais face au Hezbollah, il y a eu une série de succès. Ils sont liés à l’excellence du renseignement israélien, car on n’élimine pas Hassan Nasrallah, et on ne fait pas exploser simultanément des dizaines de bipeurs sans des informations de haut vol. Mais derrière Hezbollah, il y a l’Iran. Et quelle est la stratégie face à la République islamique ? On se le demande.
S’agissant des perspectives politiques, je crois que l’incapacité à désigner un objectif clair est liée à la profonde division du cabinet militaire israélien. C’est pourquoi on se contente de laisser dériver la guerre, le plus longtemps possible, et sans la moindre considération pour toutes les atrocités qu’elle entraîne. C’est le seul facteur d’unité pour des gens qui n’ont pas la même vision de « l’après ». Au sein du cabinet militaire de M. Netanyahou, certains pensent que Gaza doit devenir une station balnéaire ou un parking, et d’autres pensent qu’il faut une administration temporaire et que Gaza devra tôt ou tard être restitué aux Palestiniens. Quand vous avez des visions si diamétralement opposées, comment voulez-vous formuler une stratégie politique ?
Il y a un bon révélateur de l’absence de perspective politique : l’inflation du vocabulaire eschatologique. Benyamin Netanyahou se réfère de plus en plus à la Bible pour justifier ses opérations militaires. Il parle ainsi de « Judée » et de « Samarie » au lieu de Cisjordanie … Cela montre à quel point l’opération n’a pas été théorisée politiquement.
Marc-Olivier Padis :
Il y a un risque manifeste d’hubris guerrier de la part d’Israël, mais aussi un quiproquo. Les militaires israéliens demandent des perspectives, et ce sont les politiques qui ne les donnent pas. Et notamment Benyamin Netanyahou, qui s’enferme dans la logique guerrière. Il y a aujourd’hui six fronts ouverts : Gaza, le Sud Liban, les Houthis, la Syrie, l’Irak et l’Iran. Cela donne le vertige … Tout cela pour une situation qu’on ne peut pas qualifier de succès militaire : le leader du Hamas court toujours, presque deux millions de Palestiniens ont été déplacés, et le nombre des victimes civiles est terrifiant.
Pour couronner le tout, les militaires israéliens sont exposés à la critique internationale : ils commettent des crimes de guerre qui sont documentés, et qui dégradent l’image d’Israël. Ce qui génère une incompréhension du peuple israélien, qui s’étonne des reproches de la communauté internationale …
Aujourd’hui, l’action du gouvernement israélien repose sur deux parti-pris, qui me paraissent risqués. Premièrement, l’idée que l’Iran est incapable de riposter, et deuxièmement, que le soutien des Etats-Unis est indéfectible. Et sur les deux points, je suis hésitant. Il suffirait d’un tir iranien bien ajusté pour fermer le détroit d’Ormuz et provoquer une crise pétrolière mondiale, dont personne ne saurait prédire les effets … Quant aux Etats-Unis, leur soutien paraît vacillant. Et pas seulement à cause de l’imprévisibilité d’un Donald Trump, mais aussi parce qu’au sein même du parti Démocrate, il y a aujourd’hui un vif débat : on ne considère plus qu’un soutien inconditionnel à Israël va de soi.
Si l’Iran riposte sérieusement, ou si les Etats-Unis vacillent, deux possibilités tout à fait réelles, on se retrouve dans une situation dont je ne vois pas comment elle pourrait bien finir.