LOI IMMIGRATION EN FRANCE EN 2025, EN ALLEMAGNE ET EN POLOGNE
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Bien que la précédente loi sur l’immigration ait été promulguée il y a moins d’un an, le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, a annoncé un texte sur ce sujet pour le début de 2025, afin, notamment, de prolonger la durée maximale de rétention des étrangers visés par une mesure d’éloignement. Préférence nationale, quotas, délit de séjour irrégulier, renvoi des étudiants étrangers, restriction du regroupement familial et du droit du sol, la plupart de ces mesures, contenues dans la loi sur l'immigration adoptée fin 2023 par le Parlement, et censurées, dans la foulée, par le Conseil constitutionnel, devraient servir « de base pour le nouveau projet de loi sur l'immigration ». Une « nouvelle loi » sur l’immigration qui s’ajoutera à une longue série de 118 textes depuis 1945. Soit une loi sur l’immigration tous les deux ans en moyenne – sans compter les ordonnances, arrêtés, circulaires et décrets qui se sont multipliés. Bruno Retailleau, a déclaré son intention de mettre fin au « désordre migratoire », quitte à remettre en cause l’Etat de droit qui, selon lui, « n’est ni intangible ni sacré ». Les macronistes sont divisés sur ce projet : Gabriel Attal, ancien Premier ministre et président du groupe Ensemble pour la République à l'Assemblée, estime qu'une nouvelle loi n'est pas prioritaire, tandis que Gérald Darmanin, ancien ministre de l'Intérieur, s'est, lui, déclaré plutôt d'accord avec le projet du gouvernement Barnier.
A Bruxelles, le débat autour de la migration a pris une nouvelle vigueur dans une orientation toujours plus dure, voire radicale. Désormais, ce mouvement touche aussi la gauche au pouvoir en Allemagne, quelques années après le Danemark. Le changement de pied de la coalition réunissant à Berlin sociaux-démocrates, écologistes et libéraux a désinhibé l’ensemble du continent, entraînant un changement de paradigme. A la surprise générale, Berlin a réinstauré, en septembre, les contrôles à ses frontières intérieures pour bloquer l’entrée de clandestins, écornant un peu plus l’espace Schengen de libre circulation. L’attentat de Solingen, survenu le 23 août 2024, peu avant des élections régionales à fort enjeu politique dans l’est du pays et lors duquel trois personnes ont été tuées, a poussé le gouvernement à restaurer des contrôles aux frontières et à multiplier les mesures volontaristes comme des restrictions de prestations sociales pour certains réfugiés, examinées ces jours-ci au Bundestag. Le 12 octobre, le Premier ministre polonais, Donald Tusk, est allé plus loin en demandant à Bruxelles la possibilité de suspendre partiellement le droit d’asile pour les migrants qui entrent illégalement par la frontière biélorusse, assurant qu’il n’appliquerait pas une obligation européenne qui contreviendrait à « la sécurité » du pays. Cette annonce a provoqué la surprise et la consternation au sein de sa coalition démocrate, et une levée de boucliers des organisations de défense des droits humains.
Kontildondit ?
Michaela Wiegel :
Pour moi, l’aspect le plus intéressant de ce sujet, ce ne sont pas les déclarations du nouveau ministre de l’Intérieur, mais le changement de ton qui s’est produit en Europe. Les dernières élections européennes ont eu des conséquences importantes non seulement en France, mais dans le reste de l’Union, où l’équilibre a profondément changé. Ainsi en Allemagne, on est passé en moins de dix ans d’un gouvernement de droite à une coalition dite de gauche, et d’une politique d’accueil très généreuse envers les réfugiés (« nous allons y arriver »), à des contrôles aux frontières intérieures et à un discours très musclé, le chancelier social-démocrate évoquant la nécessité d’organiser des « renvois massifs ».
De plus, le Bundestag vient de voter un « paquet sécurité », c’est-à-dire une législation très dure, notamment des prestations réduites pour les « Dublinés » (les demandeurs d’asile ayant fait leur première demande dans un autre pays de l’UE, et qui la renouvellent en Allemagne), et la volonté de les renvoyer dans le pays de leur première demande. Cela n’ira pas sans tensions au niveau européen. En outre, ce pack sécurité comprend une simplification des expulsions, une prolongation des séjours en centre de rétention … Bref, même si les gouvernements français et allemands ont des couleurs politiques différentes, les mesures préconisées se ressemblent étrangement. Il y a même désormais une photo qui illustre cette nouvelle direction européenne : on y voit Giorgia Meloni avec dix homologues, et Schölz et Macron sont absents, car ils ne sont plus considérés comme les plus durs sur cette question. Le Conseil européen s’est terminé par un accord tacite pour suspendre le droit d’asile en Pologne. Certes, on observe que la Russie et la Biélorussie utilisent depuis quelque temps les migrants comme une arme hybride, et organisent des transferts vers la Pologne, mais de là à accepter silencieusement la suspension du droit d’asile, c’est-à-dire l’une des valeurs les plus profondes et emblématiques de l‘Europe … Un pas très important a été fait.
L’essor de la droite extrême a changé l’attitude politique de l’Europe. Les récentes élections en Allemagne l’ont montré, aussi bien à Thuringe qu’en Saxe ou au Brandebourg : l’extrême-droite a le vent en poupe. On peut comprendre le changement de braquet du gouvernement allemand face à ces résultats électoraux.
Lionel Zinsou :
La France n’est donc pas le seul pays à avoir des contradictions, elle est donc rejointe par des pays très honorables, et dirigés par des forces progressistes, écologistes et social-démocrates. Mais peut-être faudrait-il élargir encore la focale, car ce sont vraiment tous les pays qui ont doivent composer avec des contradictions, des tensions, et des troubles profonds, allant parfois jusqu’à des émeutes. Cela se voit très clairement dans la campagne électorale américaine, puisque Kamala Harris, qui était en charge des sujets de migration, a récemment fait amende honorable, reconnaissant qu’elle n’avait pas réussi et que si elle était élue, il s’agirait d’un chantier prioritaire. Y compris dans l’électorat démocrate, il y a donc des tensions fortes sur ces questions.
Si nous regardons des pays de départ des réfugiés, comme ceux d’Afrique, nous y observons une montée de la xénophobie et des troubles liés aux courants migratoires. Ainsi, les émeutes en Afrique du Sud (pays reconnu comme démocratique, à l’intérieur d’un continent où ils font figure d’exception) sont des réactions très fortes contre les Somaliens (dont le pays est fortement déstabilisé par une terrible guerre, des changements climatiques dramatiques et une famine historique), mais aussi les Kényans, les Nigériens … Et ces émeutes sont d’une certaine manière encouragées par les syndicats. Il y a désormais en Afrique du Sud de véritables pogroms anti Est-Africains et Ouest-Africains … Autre exemple : la Tunisie. C’est un pays que l’Europe considère comme un partenaire intéressant pour conclure des accords : on le charge de réguler les flux migratoires, en contrepartie de transferts financiers. Mais vu d’Afrique, c’est le contraire : il y a eu des discours ouvertement racistes, et la population est descendue dans la rue pour les acclamer … Le rejet des Subsahariens prend la forme de la barbarie : on les conduit dans le désert pour les y laisser mourir, on fait des rafles d’étudiants et même de travailleurs en situation régulière, avec un assentiment majoritaire de la population. En Afrique de l’Ouest par exemple au Bénin, il y a beaucoup de mouvements de population, mais il n’est pas certain que la cohabitation reste pacifique très longtemps, car la guerre au Sahel fait des millions de déplacés, engendrant une pression très forte sur les pays côtiers.
Il y a donc une universalité de ces sentiments xénophobes, cela dépasse largement les déclarations de M. Retailleau … C’est un phénomène mondial auquel il nous faut réfléchir.
Béatrice Giblin :
Le basculement européen est pourtant très significatif. Ce qui était l’exception, cantonnée aux discours d’un Viktor Orbán par exemple, est en train de devenir la règle. Rappelons tout de même au passage que quand M. Orbán s’opposait haut et fort à l’accueil et à la répartition en Europe des étrangers en fonction de la population et du niveau de vie, il faisait dans le même temps (mais très discrètement) venir de la main d’œuvre d’Asie (notamment des Vietnamiens), en raison de l’effondrement démographique de la Hongrie … Les étrangers dont il ne voulait pas étaient musulmans du bassin méditerranéen, car son opposition vient de là.
Le changement de position de l’Allemagne fait d’autant plus de bruit qu’il y avait eu l’arrivée du million de Syriens en 2015, et leur accueil par Angela Merkel et la population allemande, qui avait surpris en Europe. L’Allemagne semblait être le modèle moral dans l’accueil des étrangers, ce revirement est donc particulièrement amer, surtout quand le pays est dirigé par un chancelier social-démocrate.
Michaela a rappelé la percée électorale rapide de l’AfD. Rappelons que ce parti d’extrême-droite est né pendant la crise économique, et prônait à l’époque le retour de Deutsche Mark. Par la suite, il a très vite fait de la question de l’immigration son cheval de bataille. La question que pose la montée de l’extrême-droite en Allemagne est particulièrement difficile, puisque ses principaux fiefs sont dans les Länder de l’ex-Allemagne de l’Est, et qu’au sein de l’AfD, il y a de véritables néo-nazis. Il y a un fond historique tout autre qu’avec la France et le Rassemblement National. L’Allemagne doit enrayer l’ascension de l‘AfD, et sa stratégie consiste donc à prendre les devants sur la question migratoire.
Il y a eu énormément d’arrivées d’étrangers en Allemagne (bien plus qu’en France), tout à fait nécessaires compte tenu du vieillissement de la population : le patronat allemand réclame des centaines de milliers de travailleurs supplémentaires chaque année. Néanmoins, on a affaire à une population vieillissante, sans habitude d’accueil d’étrangers (en tous cas pour l’ex-Allemagne de l’Est), qui se sent dépossédée de sa « nation ». Le discours du « grand remplacement » dispose d’un terreau fécond en Allemagne de l’Est. Les socio-démocrates danois, leurs voisins, ont pris eux aussi des positions extrêmement fermes contre les étrangers, et cela leur a permis de rester au pouvoir. Même chose aux Pays-Bas. En Italie, Mme Meloni devient aujourd’hui un modèle pour le travailliste britannique Keir Starmer … (bien qu’elle vienne de régulariser 400 000 travailleurs étrangers, dont l’Italie a grand besoin). On est donc dans une situation paradoxale, entre le besoin d’une immigration de travail, et une partie de plus en plus grande des populations qui ne supporte pas l’arrivée d’étrangers. Ce sentiment de dépossession est nourri par l’insécurité. Car on ne peut pas faire abstraction des attentats qui ont eu lieu en Allemagne, en France, aux Pays-Bas. Ils sont une profonde source de déstabilisation et de ressentiment.
Jean-Louis Bourlanges :
Tout le monde reconnaît l’extrême sensibilité des opinions publiques face aux problèmes de l’immigration, qu’il s’agisse des flux démographiques, de l’absence de contrôle des Etats sur ces flux, et des conséquences culturelles et sécuritaires. Mais ce qui me frappe, c’est que le problème de l’immigration n’est jamais posé dans toutes ses dimensions, avec tous les problèmes réels qu’il engendre.
D’abord, le principe. Avons-nous besoin (« nous » désignant les Européens ou les Français), d’accueillir des personnes qui occuperaient des positions économiques dans nos systèmes ? Globalement, la réponse est oui. Tout le monde reconnaît que c’est essentiel. Il y a d’ailleurs une tension entre le patronat, très favorable à l’accueil de main d’œuvre, et les classes moyennes, qui ressentent cette « dépossession » dont parlait Béatrice.
Ensuite, une fois qu’on a reconnu que nous voulions accueillir des étrangers : qui veut-on, et qui ne veut-on pas accueillir ? Là, nous avons des tas de déclarations sur « l’immigration de qualité », mais en réalité, c’est tout à fait trompeur. Ainsi, les Britanniques ont tenté d’inventer un mécanisme où ils n’accueillaient que les catégories socio-professionnelles les plus élevées, mais ils se sont vite aperçu que cela ne réglait pas leur problème économique, puisque c’était surtout de main d’œuvre peu qualifiée dont ils avaient besoin.
Troisième problème redoutable : celui de l’intégration et/ou de l’assimilation. Comment doit-on intégrer les immigrés ? Le problème est colossal, puisqu’il concerne à la fois l’aménagement du territoire, le logement, l’éducation … Et quel est exactement le degré de contrainte qu’on veut exercer sur ces personnes ? Il y a deux « grosses » contraintes : celle de la langue et celle des valeurs de la démocratie. Au delà de ces deux exigences légitimes, c’est sans doute de l’abus. Mais là encore, cela demanderait une analyse franche : que voulons-nous, et que ne voulons-nous pas ? Mais comme nous ne posons pas clairement cette question, on se lance dans la surenchère des « y a qu’à … Faut qu’on … ». Cela prend la forme du manichéisme : on est globalement « pour » ou « contre », sans aucune nuance ou précision possible. Deuxième forme de simplification, dans laquelle Mme Le Pen excelle : « c’est la France ou l’Europe », comme si elles s’excluaient nécessairement l’une l’autre. Et M. Retailleau débarque en force dans ce petit jeu, mais il s’aperçoit que les choses doivent se régler par une dialectique entre la France et l’Europe. Troisième forme de simplification : la loi. Il faut absolument légiférer, légiférer encore, légiférer toujours. On a fait 145 lois depuis 40 ans, mais visiblement ce n’est toujours pas suffisant … Or la plupart des problèmes liés à l’immigration ne sont pas législatifs, ils sont en très grande majorité des problèmes de capacités administratives à gérer des procédures très compliquées.
Pour moi, la priorité pour avancer sur les problèmes posés par l’immigration, c’est d’abord le refus du manichéisme et des simplifications trompeuses. Il faut que les Français et les Européens posent clairement, calmement, et entièrement le problème de leur relation avec le monde extérieur, dans des termes, réalistes, précis et non démagogiques.
Lionel Zinsou :
Pourquoi n’y a-t-il pas un débat sur les modalités d’intégration et d’assimilation ? L’arrivée d’Ukrainiens a montré combien l’intégration était possible, à la fois dans l’opinion publique, dans les capacités de logement, dans l’intégration scolaire … Il n’y a eu quasiment aucun rejet de ces populations en Europe. Les mécanismes d’intégration existent. Personnellement, j’étais intéressé par la création d’un ministère de l’intégration, plutôt que de l’identité nationale (qui fut un échec politique complet). Car il y a un véritable besoin d’intégration. En Espagne, ce ministère existe, et cela se passe très bien …
Enfin, il y a des diasporas qui sont en train de devenir de plus en plus hostiles … Elles sont par exemple à l’origine du rejet français en Afrique. Celui-ci ne vient pas des populations locales, mais des fake news et des diasporas. Or le rejet d’une population par une autre ne peut mener à rien de bon. Ce que le pape François appelle « le fanatisme de l’indifférence » envers les réfugiés conduit à un risque de communautarisme, de montée de l’antisémitisme chez populations musulmanes (plus spécialement stigmatisées), et d’exploitation par l’extrême-gauche du communautarisme. Tout cela crée des problèmes de sécurité très réels. Pour les résoudre, il va falloir réfléchir à l’intégration.
Michaela Wiegel :
L’exemple de l’Ukraine est effectivement très important. La France a fait une bonne expérience avec l’accueil de réfugiés ukrainiens, mais ils ont été très peu nombreux. L’Allemagne, qui en a accueilli beaucoup plus, a un bilan bien plus mitigé. D’un côté, il a bien fallu reconnaître que les infrastructures étaient saturées, et de l’autre que nous avions beaucoup de mal à intégrer les Ukrainiens dans le marché du travail allemand. En outre, les Allemands ont instauré un système de favoritisme envers les Ukrainiens, qui est mal vécu par les autres migrants : cela crée des tensions. Il ne faudrait pas croire que le rejet des immigrés n’existe qu’en ex-Allemagne de l’Est, il est aujourd’hui largement répandu dans l’opinion publique de tout le pays.
Béatrice Giblin :
Il y a aussi des situations particulières. On s’offusque que Donald Tusk remette en cause le droit d’asile, mais mettons-nous à la place de la Pologne aujourd’hui : une frontière avec la Biélorussie et la Russie, une manipulation de Loukachenko et Poutine pour faire venir le plus de migrants possible à cette frontière, et créer une déstabilisation. C’est quasiment intenable, et je ne pense pas que Donald Tusk ait pris cette décision de gaîté de cœur, mais parce qu’il lui faut mettre le problème sur la table, et susciter une réaction de solidarité envers la situation des Polonais.
La Finlande, qui a déjà perdu une partie de son territoire face à la Russie, a pris le même genre de décisions, avec des contrôles draconiens aux frontières, sur fond d’une montée de l’extrême-droite. Il y a des rapports de forces géopolitiques et des situations locales tout à fait particulières dont il faut tenir compte.
Il y a en France des phénomènes regrettables de rejet des étrangers, mais compte tenu des graves attentats qu’a vécus le pays, je ne nous trouve pas si xénophobes que cela. En revanche, les Français sont préoccupés par l’insécurité, la drogue et l’islam politique, c’est incontestable.
Philippe Meyer :
Pour tous ceux qui se parent de vertu en guise de raisonnement, il est utile de rappeler l’auto-critique qu’a a faite Ariane Mnouchkine avant les élections législatives, au moment où tout le monde croyait le RN en passe de gouverner : « Je nous pense, en partie, responsables, nous, gens de gauche, nous, gens de culture. On a lâché le peuple, on n’a pas voulu écouter les peurs, les angoisses. Quand les gens disaient ce qu’ils voyaient , on leur disait qu’ils se trompaient, qu’ils ne voyaient pas ce qu’ils voyaient. Ce n’était qu’un sentiment trompeur, leur disait-on. Puis, comme ils insistaient, on leur a dit qu’ils étaient des imbéciles, puis, comme ils insistaient de plus belle, on les a traités de salauds. »
L’UKRAINE À LA PEINE AVANT L’HIVER ET LE 5 NOVEMBRE
Introduction
Philippe Meyer :
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a entamé le 10 octobre une tournée européenne à Londres, Rome, Paris et Berlin, pour présenter son « plan de la victoire », comme il l’avait fait le 26 septembre à Washington. Ce document, qui n’a pas été rendu public, est conçu, d’après les Ukrainiens, comme une nouvelle tentative de mobiliser les soutiens occidentaux sur le plan militaire, économique et diplomatique. L’objectif est d’inverser le rapport de force, à ce jour favorable aux Russes, et de contraindre Vladimir Poutine à entamer, un jour, des négociations. Le président ukrainien espérait obtenir l’autorisation d’utiliser des missiles occidentaux à longue portée sur le territoire russe, et un engagement sur des négociations pour une adhésion à l’OTAN, deux limites pour les Etats-Unis, face au risque d’une escalade avec Moscou.
Sur le terrain, les forces armées ukrainiennes espèrent épuiser l'armée russe, mais souffrent elles-mêmes d'un manque d'hommes et de munitions. Après de longs mois de guerre de positions durant lesquels la ligne de front n'a que peu évolué, l'Ukraine perd à nouveau du terrain, submergée par les assauts incessants des troupes russes, qui, villages après villes, ont raison des défenses ukrainiennes, mais au prix de larges pertes. Profitant de sa supériorité numérique, la Russie a multiplié les vagues d'assaut sur ses différents couloirs de progression, sans se soucier des pertes occasionnées. Depuis l'offensive ukrainienne début août dans la région de Koursk, les Russes ont conquis plus de 700 kilomètres carrés en l'espace de deux mois ainsi dans le Donbass, une avancée sans précédent depuis 2022.
Alors que le projet de budget de la Russie pour 2025 prévoit une enveloppe de près de 130 milliards d’euros pour les dépenses militaires, Kyiv ne disposera que d’un plus de 48 milliards d’euros. Une somme largement dépendante du soutien financier et militaire occidental. Or, de ce côté-là, les signaux se font de plus en plus alarmants, alors que l’élection présidentielle américaine de novembre pourrait bouleverser la politique de soutien de son allié le plus puissant. Un vide que les alliés européens de Kyiv ne pourraient pas combler. Le 9 octobre, toutefois, les ambassadeurs des Vingt-Sept auprès de l’Union européenne se sont entendus pour prêter à l’Ukraine jusqu’à 35 milliards d’euros en 2025. Les intérêts des actifs russes gelés permettront de rembourser ce prêt. Si en 2024, l'aide militaire française à l'Ukraine dépassera deux milliards d'euros, notamment grâce à l'utilisation d'intérêts d'avoirs russes gelés, elle n'atteindra cependant pas le maximum de trois milliards envisagé dans un accord de sécurité conclu avec Kyiv, a précisé lundi le ministre des Armées Sébastien Lecornu. Winter is coming.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
Les Ukrainiens sont effectivement dans une situation difficile, au point d’être sans doute décourageante. Après avoir surpris la planète entière par sa résistance et sa mobilisation face à l’envahisseur russe, le pays semble aujourd’hui avoir atteint les limites de ses forces. Il a perdu une grande partie de sa population, qui a émigré (il n’y a plus que 35 millions d’Ukrainiens en Ukraine aujourd’hui, peut-être même moins), il a perdu énormément d’hommes jeunes au combat … L’espoir et l’admiration qu’ont suscité la résistance des débuts commencent à s’émousser, chez les alliés de l’Ukraine, mais plus grave encore, au sein même de la population ukrainienne. Quand il faut de recruter de nouveaux combattants (et qu’on abaisse l’âge minimal de recrutement pour cela), certains cherchent à y échapper … On commence à entendre « mais est-ce que le Donbass vaut tous ces sacrifices ? Pourquoi ne pas simplement le céder aux Russes …? ». L’heure est à la lassitude.
Lionel Zinsou :
Ceci dit, le pouvoir ukrainien reste habile dans sa façon de gérer la situation : il réussit à se diriger vers la table des négociations sans perdre la face. La position des débuts était très ferme : ne pas céder à la tentation du cessez-le-feu si celui-ci doit provoquer la perte de territoire. À présent, en présentant la stratégie comme « un plan de la victoire », il s’agit de préparer l’opinion à quelque chose qui sera moins perçu comme une défaite.
Avec des éléments économiques : on parle d’investir, de renforcer l’Ukraine de demain dans sa capacité à rétablir sa position. Une sorte de paradigme à la finlandaise : la Russie a amputé la Finlande d’une partie importante de son territoire, mais cela ne l’a pas empêchée de devenir l’un des pays les plus riches et les plus efficaces du monde, et même selon tous les classements, le plus « heureux » au monde. C’est sur cette base qu’on présente le futur possible de l’Ukraine : peut-être amputée, mais sécurisée.
Autre preuve de l’habileté du pouvoir ukrainien : l’opération à Koursk. Les Ukrainiens n’obtiendront évidemment pas l’autorisation d’utiliser des missiles balistiques d’origine occidentale sur le sol russe, car aucun pays occidental ne veut se retrouver dans la position de co-belligérant, mais l’effet est bien là, et il renforce l’impression de « stratégie de la victoire ».
Le pays a aussi ouvert des fronts singuliers. Tout le monde a été surpris au moment où le Mali a rompu ses relations diplomatiques avec l’Ukraine. Personne n’imaginait que l’ambassade d’Ukraine à Bamako était particulièrement occupée, mais en réalité, contre la milice Wagner, l’Ukraine a remporté des victoires sur le terrain dans le nord du Mali. Kyiv a donc réussi à essaimer ses initiatives, ce qui est une façon d’aller la tête haute vers des négociations refusées, avec des innovations diplomatiques.
Michaela Wiegel :
Ce n’est pas du tout ma lecture de ce « plan de la victoire », que je ne trouve ni habile, ni stratégiquement intelligent. Regardons les cinq points qui ont été rendus publics. La première revendication, accompagnée d’une date précise, vise à intégrer l’OTAN. Je crois que c’est le pire moment pour réitérer cette demande : à cause de l’incertitude que provoque l’élection présidentielle américaine, mais aussi en Allemagne, où l’on n’a aucune envie d’être engagés dans une guerre pour la défense de l‘Ukraine (à cause de l’article 5 du traité de l’OTAN). Et même si le président Macron est plus allant, il n’a jamais dit non plus qu’il était d’accord avec ce premier point.
Deuxième revendication : les frappes en profondeur sur le territoire russe. Comme Lionel l’a précisé, personne ne croit une seconde qu’elles puissent être autorisées.
Troisièmement : une « dissuasion non nucléaire ». Cela rejoint le discours du président Zelensky, visant à donner mauvaise conscience à l’Occident, à cause des mémorandums de Budapest qui n’ont pas été respectés, mais dans la pratique, cela n’apporte rien, car encore une fois, personne ne veut s’engager dans une guerre directe avec la Russie.
Quatrième point : mobiliser des ressources pour l’économie ukrainienne. Celui-ci est faisable, reste à savoir quelle somme l’Ukraine parviendra à mobiliser.
Cinquième point, qui est tout de même sidérant : la proposition de remplacer les troupes américaines stationnées en Europe dans le cadre de l’alliance atlantique par des troupes ukrainiennes. Je suis d’ailleurs étonnée que cela n’ait pas suscité plus de réactions. En Allemagne, le rejet de cette proposition est déjà très prononcé.
Je ne vois pas en quoi ce plan est un plan d’action en vue d’une victoire militaire à long terme. Et puis poser des revendications aussi fortes à un moment où le doute général est maximal ne me paraît pas particulièrement habile.
Jean-Louis Bourlanges :
Tous les observateurs s’accordent sur l’épuisement de l’Ukraine. Le pays, la population, le gouvernement, les infrastructures (notamment le réseau électrique), tout le monde est exténué. Le pays a fourni un effort long et absolument héroïque, mais sa situation aujourd’hui est vraiment extrêmement difficile.
Mais les Russes sont épuisés eux aussi, et on en parle beaucoup moins. Ils consacrent 40% de leur budget à cette guerre, ils ont perdu 700 000 hommes entre les morts, les blessures graves et les désertions. Les pertes russes quotidiennes moyennes dans la première année de guerre étaient de 250 hommes par jour. La seconde année, c’était 600 hommes. En 2024, c’est plus de 1000 … Certes, Poutine s’en fiche éperdument : il a employé tout ce qu’il considérait comme des « sous-hommes » comme chair à canons. A présent que cette « réserve » s’est tarie, il fait appel aux Nord-Coréens (ce qu’il nie). Cela illustre bien le paradoxe auquel l’Occident fait face : il se refuse à être co-belligérant, alors que la Corée du Nord ne se prive pas d’intervenir avec ses hommes, pour participer à un crime géopolitique en toute impunité …
Cela rend incompréhensible notre attitude, et c’est grave. Je me souviens que nous le déplorions déjà à ce micro en décembre dernier … Au début de cette guerre, on disait : « mais c’est parce que nous n’étions pas prêts ». Mais depuis 2022, on n’a absolument pas fait ce qu’il fallait pour réellement soutenir l’Ukraine. Car l’effort en terme de PIB n’est pas énorme, et là, le « quoi qu’il en coûte » signifiait réellement quelque chose. Que nous n’ayons qu’une obligation de moyens et aucune obligation de résultats est aberrant. Au moment où l’on va aborder la possibilité d’une négociation, le fait que nous ne fassions pas l’effort nécessaire est incompréhensible, et nous renvoie à notre propre néant. Cela nous prouve que nous sommes réellement incapables de tenir notre rang dans le monde qui vient. Nous aurions pu consacrer nos industries d’armement et le demi-point de PIB nécessaire à aider l’Ukraine … Rien ne l’empêchait.
Enfin, comme l’a dit dit Michaela, il est vrai que les points publics du plan Zelensky paraissent très prématurés, et tomber à un moment inopportun. En revanche, je ne suis pas certain qu’un retour de Donald Trump au pouvoir signifie automatiquement un effondrement de l’Ukraine. D’abord parce que Trump aura sans doute à cœur de ne pas être « l’homme qui a abandonné l’Ukraine », et surtout, parce que les conditions de négociations avec Poutine ne sont pas évidentes. On imagine bien ce que serait l’accord de paix : la cession aux Russes du Donbass et de la Crimée, et des garanties de sécurité à l’Ukraine sur le reste du territoire. Mais rien ne dit que Poutine accepte cela : il peut trouver que ses 700 000 hommes perdus valent davantage … La suite des opérations, y compris le contenu d’éventuelles négociations, reste donc très ouverte. Mais encore une fois, le vrai drame, c’est que nous soyons incapables de jouer notre rôle.
Michaela Wiegel :
En ce qui concerne l’effort financier de soutien à l’Ukraine, je crois que le reproche de Jean-Louis s’adresse davantage à la France qu’à l’Allemagne, car cette dernière a réellement mobilisé beaucoup. Là où l’Allemagne pose problème, c’est plutôt du côté de l’armement : ayant à cœur de ne plus jamais être impliquée dans une guerre d’agression, il est vrai que l’attitude de l’Allemagne n’est absolument pas combattive.
Jean-Louis Bourlanges :
C’est vrai sur l’effort financier. Cependant, j’émettrai deux réserves. D’abord, ce n’est absolument pas le moment d’annoncer un retrait, cela me paraît tout à fait malvenu de la part du chancelier. Ensuite, la France a des difficultés, mais c’est parce qu’elle a trois armées : une armée de dissuasion, une armée « à l’allemande », et une force de projection. L’entretien de ces trois armées est extrêmement coûteux et c’est ce qui nous pose problème. Cela dit, nous pouvons faire plus, et mieux.