LA SANTÉ MENTALE « GRANDE CAUSE NATIONALE »
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Le Premier ministre a annoncé fin septembre qu’il souhaitait faire de la santé mentale la grande cause nationale en 2025. Crée en 1977, le label « grande cause nationale » est décerné à un thème de société porté par des organismes à but non lucratif ou des associations. Il permet notamment une visibilité accrue, via des messages sur les radios et télévisions publiques. Affirmant qu’il s’agit pour lui d’une cause presque familiale à l’origine du fait de l’engagement de sa mère sur le sujet, Michel Barnier a évoqué sa volonté de décentraliser la prise en charge des patients. Devant les députés, lors de son discours de politique générale, le 1er octobre, il a rappelé que « les crises successives, dont le Covid, ont eu un effet important et aggravant » sur le bien-être psychique des Français, notamment celui des plus jeunes, et précisé qu’« un Français sur cinq connaît des problèmes de santé mentale à un moment donné de sa vie », soit 13 millions de personnes. Une récente étude réalisée par Indeed et OpinionWay atteste aussi d’un mal-être grandissant dans le milieu professionnel : près d'un salarié sur deux (48%) craint pour sa santé mentale tandis qu'un tiers a déjà été concerné par un burn-out. Ces troubles représentent le premier poste de dépenses du régime général de l'assurance maladie, avant les cancers et les maladies cardio-vasculaires, pour un montant de 25 milliards d'euros. En intégrant les coûts indirects - liés notamment aux arrêts de travail longs dont elle est la première cause - la dépense annuelle en santé mentale atteindrait les 163 milliards d'euros en 2018 contre 109 milliards d'euros en 2007, soit 4% du PIB.
Un coup de projecteur réclamé depuis un an par un collectif de plus de 3.000 organisations. Depuis 2010, 310 postes de psychiatre n'ont pas été pourvus à l'internat, dont 65 % entre 2019 et 2023. En 2023, 67 postes, sur 547 ouverts, sont restés vacants. La capacité d’accueil des hôpitaux est passée de 100.000 lits à 80.000 lits entre 1997 et 2021. La répartition géographique des psychiatres est très inégale. La pédopsychiatrie est un domaine sinistré avec un nombre de praticiens divisé par deux. Une dizaine de départements n’a même plus un seul praticien. le Premier ministre a annoncé un doublement du nombre de maisons des adolescents et la généralisation de la formation aux premiers secours en santé, propositions reprises du rapport du Haut-commissaire au plan François Bayrou. Michel Barnier propose également de consolider la prévention des maladies mentales. Il souhaite que la recherche en la matière soit encouragée. Il insiste aussi sur la nécessité de favoriser les rapprochements entre structures pour améliorer l'efficacité de l'accompagnement. Le tout pour un montant envisagé de 600 millions d’euros.
Kontildondit ?
Nicole Gnesotto :
Quand le Premier ministre a annoncé que la grande cause nationale serait la santé mentale, j’avoue avoir été surprise, je me suis demandée si nous étions devenus si « fous » que cela, et puis en étudiant pour préparer l’émission, j’ai réalisé qu’il y avait bel et bien urgence. Les chiffres que vous venez de donner sont très inquiétants, et laissent voir une espèce d’entonnoir, trois raisons mêlées qui font de la santé mentale un problème de société, et pas seulement un problème médical. D’abord l’accroissement du nombre de cas de souffrances ou maladies psychiques, ensuite le coût économique et social, enfin la crise de l’offre de santé mentale, avec la pénurie de médecins. La conjonction de ces trois crises crée un problème dont l’ampleur est effectivement nationale.
Quand on regarde le premier point, on s’interroge sur les raisons. Certes, il y a eu la pandémie de Covid et l’isolement qu’elle a créée, mais ce n’est pas tout. On peut également citer le climat : l’éco-anxiété touche fortement les jeunes générations, et on peut aussi lui imputer en partie la baisse préoccupante de la natalité. Il y a la guerre en Ukraine et la situation au Moyen-Orient, qui créent une atmosphère générale de « la guerre est notre avenir commun », expression déclinée à l’envi dans les titres des étals de toutes les librairies. Il y a la précarité économique et sociale, avec les problèmes liés au travail (stress, suicides). Enfin, l’usage abusif du numérique. Cet accroissement des cas relevant de la santé mentale nous apprend deux choses. D’abord, que les solutions ne seront pas toutes médicales, même si les solutions médicales sont nécessaires. C’est un problème de société, lié à des facteurs conjoncturels qui dépassent largement le territoire national. En 2023, la Commission européenne a publié un rapport sur la santé mentale des Européens, pourvu de recommandations, et assorti d’un sondage Eurobaromètre très intéressant, qui nous apprend que la France est dans la moyenne. Il y a deux points sur lesquels elle se distingue : la consommation d’anxiolytiques (où nous sommes carrément le premier pays au monde), et puis le taux de suicide (13 pour 100.000 habitants), où nous dépassons la moyenne européenne. Cette question de la santé mentale est donc un problème général touchant toutes nos sociétés libérales, et la seule médecine ne suffira pas à le régler.
Quels remèdes ? Le Premier ministre en a suggéré quelques-uns, et pour une fois, on s’est aussi inspiré du travail de la Commission européenne : ainsi, on suggère une approche « doublement intégrée » : faire collaborer le ministre de la Santé, le ministre de l’Education et le ministre du Travail pour proposer des solutions communes et transversales. Et puis une approche intégrée entre l’hôpital (c’est un péché de la France concernant la psychiatrie, nous avons tendance à sur-hospitaliser) et les soins en ville, les associations, les ONG, etc. Le fait que la stratégie nationale soit en phase avec le diagnostic européen me paraît plutôt une bonne nouvelle.
Nicolas Baverez :
Les maladies mentales restent largement tabou en France, et nous payons pour cela un prix très élevé. Un être humain sur cinq souffrira pourtant au cours de sa vie de troubles psychiatriques. La pandémie de Covid a cependant beaucoup accéléré les choses, et aujourd’hui, 36% des Français sont en situation de souffrance psychique. Ce problème touche beaucoup les jeunes, et plus particulièrement les jeunes filles, avec le taux de suicide le plus important d’Europe. Et il ne s’agit pas seulement d’un problème de santé publique, mais aussi d’économie. Car ce problème engendre des pertes d’environ 200 milliards d’euros pour l’économie française, et on estime que cela atteindra les 300 milliards en 2030.
La psychiatrie française est sinistrée, comme le rappelait Philippe, 48% des postes sont vacants, 88.000 lits ont été fermés en 25 ans, il y a une insuffisance de la recherche, et même des pénuries de médicaments. Tout ceci a des effets très pénalisants sur les patients, et c’est paradoxal, puisqu’historiqument, la France a tenu un rôle important dans l’invention de la psychiatrie moderne. C’est Philippe Pinel qui l’a inventée en 1791, puis il y eut les travaux de Jean-Martin Charcot sur le système nerveux, Henri Laborit sur les premiers neuroleptiques et anxiolytiques, et Jean-Etienne Esquirol qui, dès le XIXème siècle, avait imaginé un système de prise en charge des malades dans chaque département. Il est donc tout à fait surprenant que la France soit devenue une espèce de désert psychiatrique. Au niveau de la recherche, si l’on regarde par exemple les Etats-Unis, la recherche psychiatrique représente 16% de la recherche médicale (c’est moins de 4% en France). Les USA investissent plus d’un milliard de dollars par an dans des start-ups spécialisées dans la santé psychiatrique. Mais on pourrait aussi citer le Canada, le Royaume-Uni, l’Australie, bref on observe partout des programmes massifs de sensibilisation et d’investissements dans la santé mentale.
On ne peut que se féliciter de ce choix de grande cause nationale, qui peut faire beaucoup pour la sensibilisation et l’effort de prévention. En revanche, il manque un grand plan pour la santé mentale. Rappelons que pour le cancer, il y en a eu un, et qu’il a donné d’excellents résultats. De fait, aujourd’hui les métiers du soin psychiatrique ne sont pas du tout attractifs, il y a un problème de réorganisation de l’offre entre les psychiatres, la médecine de ville, les infirmiers, les psychologues et les familles des malades. Il y a des financements qui demeurent complètement rigides, avec un budget global qui ne convient plus, et un quadrillage du territoire à repenser. Et surtout, c’est un enjeu majeur de recherche et d’innovations. Le grand continent de la médecine du XXIème siècle, c’est le cerveau, et la France ne peut pas être absente de ce terrain.
La façon dont un pays traite ses malades psychiatriques est révélatrice non seulement de l’état du système de santé d’un pays, mais aussi de celui de sa société et de sa démocratie. La faillite de notre psychiatrie devrait nous faire réfléchir.
Lucile Schmid :
Je commencerai par rappeler la définition de la santé mentale de l’OMS, intéressante parce que très holistique, rendant compte de la difficulté d’être en bonne santé mentale. « La santé mentale est un état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive, et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté. ». Avec une telle définition, on prend conscience que la santé mentale est presque un objectif qu’on poursuit toute sa vie, mais qui nous échappe en permanence … Blague à part, la question dépasse largement la seule médecine, c’est effectivement une question de société. Aussi, quand Michel Barnier nous dit qu’il va en faire une grande cause nationale, on comprend qu’il parle en réalité de la prise en charge de la maladie mentale, pas du simple « bien-être ». Il y a donc une ambiguïté.
Je me suis occupé d’une grande cause nationale il y a quelques années, et j’aimerais rappeler ce que c’est concrètement. Cela consiste à avoir des spots télévisés et radiophoniques dont la réalisation est confiée à des ONG, des associations, des acteurs de la société civile. Cela ne consiste pas à mettre en œuvre une politique publique avec des moyens. C’est bien la difficulté : la psychiatrie est sinistrée, c’est la spécialité que les étudiants en médecine choisissent le moins volontiers. Son attractivité sociale est nulle. Certes, ses moyens augmenteront de 600 millions d’euros, sauf qu’en 5 ans, le nombre de patients a été multiplié par plus de 2, et que 60% des malades ne répondent plus au traitement qui leur est proposé. La France a été pionnière, mais aujourd’hui, ce n’est pas qu’elle est à la traîne, c’est qu’elle ne met pas les moyens pour répondre à l’ampleur du problème.
Les réactions à l’annonce de Michel Barnier sont intéressantes : les psychiatres ont été nombreux à saluer l’initiative, mais ils ont aussi enjoint à ne pas confondre ce qui relève de la santé mentale « bien-être » (et le « développement personnel » représente un énorme marché), et la réalité de ce qu’est la maladie mentale et son traitement. Le tabou dont parlait Nicolas, la façon dont nous détournons le regard est en train de s’enraciner dans notre société. L’un des enjeux importants de l’annonce du Premier ministre, qui a évoqué l’engagement de sa mère d’une façon qui lui tenait visiblement à cœur, ce sera la façon dont nous regarderons en face comment se présente la souffrance, comment on la traite, plutôt que de se contenter de dire : « moi non plus, je ne vais pas forcément tout le temps très bien ».
C’est la relation entre la société et les individus qui est aujourd’hui abîmée. Et sur l’aspect économique, quand les entreprises commencent à réellement se préoccuper de santé mentale, c’est intéressant mais pas forcément rassurant. Le fait qu’on mette en place des ateliers pour se sentir mieux et travailler mieux, c’est bien, mais cela ne doit pas faire oublier ce qui relève de la psychiatrie. Une grande cause nationale c’est bien, une politique publique digne de ce nom, c’est mieux.
Philippe Meyer :
Dans l’histoire française du traitement de la maladie mentale, les noms qu’a évoqués Nicolas pèsent relativement peu face aux 75.000 patients morts de faim de la seconde guerre mondiale. Il y a des documents épouvantables, dans lesquels les directeurs d’hôpitaux psychiatriques appellent au secours, décrivent la manière dont les malades se mangeaient eux-mêmes les poings … Des horreurs qu’on peine à se figurer aujourd’hui. À l’époque, tout cela s’est produit dans une indifférence à laquelle on a trouvé de nombreuses excuses. Mais ce qui m’a encore plus impressionné à propos de cette affaire des malades morts de faim, c’est qu’une commission d’enquête a été créée … en 2003. C’est dire à quel point le sort des malades en asile a provoqué une indifférence criminelle de toute la société. C’est la gigantesque difficulté à laquelle se sont heurtés les gens qui ont voulu changer cela, comme Philippe Paumelle après la guerre, pour mettre en place des institutions capables de prendre en charge les malades de la façon la plus légère possible, l’asile étant réservé aux crises les plus chroniques. Le travail de Philippe Paumelle et son héritage, la psychiatrie de secteur, n’a pas été poursuivi convenablement.
François Bujon de l’Estang :
Je dois confesser que j’ai été surpris moi aussi de l’annonce du Premier ministre pendant son discours de politique générale ; quand on songe à la liste impressionnante des problèmes et des priorités que l’Etat doit traiter … Et comme Nicole, en me penchant sur le sujet, j’ai été détrompé : l’ampleur du problème est telle qu’on ne peut pas le reléguer plus longtemps. Quand on découvre qu’un Français sur cinq a eu ou aura un problème de santé mentale au cours de sa vie, cela ne laisse pas indifférent. Ou quand on apprend que c’est le premier poste de dépenses de l’assurance maladie, ou que les motifs psychologiques sont la deuxième cause des arrêts-maladie.
L’ampleur du problème ne fait donc aucun doute, et son érection en cause nationale paraît une bonne nouvelle. Mais est-ce que ce « label » vaut la peine ? Je rappelle qu’il a été donné dans le passé à l’égalité femmes-hommes (par deux fois, en 2017 et en 2022), or on découvre dans le rapport de la Cour des comptes pour 2025 la phrase suivante : « Cet effort ne se traduit encore que par des avancées limitées ». Il y a cependant d’autres cas pour lesquels les résultats ont été plus satisfaisants : les accidents de la route pendant le mandat de Jacques Chirac, dont le nombre a sensiblement baissé grâce à la grande cause nationale. Et le cancer (notamment celui du sein), il y a eu de nets progrès grâce à cela. Le coup de projecteur qu’apporte ce label est incontestablement bienvenu, car il a de réels effets de sensibilisation. Si cela peut détromper nos concitoyens comme cela m’a détrompé moi-même, c’est tant mieux. C’est d’autant plus important que les gens souffrant de troubles psychiques ou mentaux sont parfois stigmatisés socialement. Là encore, les messages télévisés et radiophoniques des acteurs spécialisés aideront à réduire cela.
Certes, il n’y a pas de grand plan ou de « Grenelle de la santé mentale », et c’est regrettable. Mais peut-être que ce sera la phase suivante, et que l’effort de publicité va provoquer une prise de conscience et une révision de la politique publique. Mais il y a beaucoup de chantiers sur lesquels travailler, et comme l’observait Lucile, la santé mentale est un domaine bien plus vaste que celui du traitement des maladies mentales. On pense notamment au bien-être au travail, et le fait que les entreprises ont découvert (à l’occasion du Covid) qu’il y avait des dégâts, et qu’il allait falloir transformer la façon de travailler, avec le télétravail par exemple, touche au cœur de notre sujet.
Nicole Gnesotto :
Dans l’étude de la Commission européenne, le lien entre santé mentale et coût économique est évidemment présent. Et les chiffres sont impressionnants : la santé mentale des Vingt Sept et du Royaume-Uni coûterait 600 milliards d’euros par an, soit 4% du PIB européen, avec 1,6% pour le seul coût de l’absentéisme pour raison de santé mentale. Même pour qui ne s’intéresserait qu’à l’économie, il faut réagir …
En cette période de rigueur budgétaire, je crains que l’objectif (tout à fait justifié) de réduction de la dette ne plombe l’effort à fournir (tout aussi justifié) en matière de santé mentale. Car quand on examine la crise de la psychiatrie, on s’aperçoit que c’est vraiment la logique libérale qui a mené à la fermeture de 60% des lits d’hôpitaux de psychiatrie entre 2008 et 2019.
Qu’est-ce qu’une bonne santé mentale ? La question est vaste, mais je suis allé voir le pays arrivé en tête du classement du bonheur de sa population. Il s’agit de la Finlande et les autres pays nordiques caracolent eux aussi en tête. Les critères sont le revenu par habitant, l’espérance de vie en bonne santé, le soutien social, la liberté des choix de vie, la générosité et l’absence de corruption. Passons sur le fait que les critères du bonheur sont exclusivement économiques et sociaux. Ce qui est intéressant, c’est que la Lituanie est très haut dans le classement, alors qu’elle est aussi un pays où le taux de suicide est très élevé.
Nicolas Baverez :
On ne peut imputer les difficultés du système de français au libéralisme, puisque c’est un système totalement étatisé. La gestion par la pénurie, autrement dit la baisse d’accès au soins, s’explique parce que le système est géré dans une logique plus soviétique que libérale.
Il y a beaucoup d’idées fausses concernant la maladie mentale, et elles nuisent à la psychiatrie, participent à sa relégation et à sa stigmatisation. Parce quand on a peur, on n’agit pas. Contrairement à ce que pensent beaucoup de gens, il est possible de faire de la prévention dans la psychiatrie. Deuxième chose peu connue : quand une maladie est prise à temps, le soin psychiatrique fonctionne : on soigne 67% des dépressions, et 60% des schizophrénies. Troisième chose, à rapprocher du plan cancer : on peut aujourd’hui faire des traitement de précision. De même que les progrès de la lutte contre le cancer découlent majoritairement du ciblage, on peut en faire autant en matière de psychiatrie. La France a tous les atouts pour réussir dans ce domaine.
Lucile Schmid :
Quand il n’y a pas de moyens, on soupçonne immédiatement une annonce de n’être qu’une opération de communication un peu creuse. Et c’est beaucoup plus grave de ne faire « que de la com » avec la santé mentale, car c’est un sujet qui est au croisement de l’intime et de la société. Pour cette raison même, la détermination à en faire une politique publique décidera du succès de la grande cause nationale. François rappelait que certaines grandes causes avaient échoué, mais ce sont précisément celles où la rencontre entre la politique publique et la société ne s’est pas faite. Espérons qu’il n’en ira pas de même avec la psychiatrie.
LA CORÉE DU NORD ET L’IRAN AVEC LA RUSSIE CONTRE L’UKRAINE
Introduction
Philippe Meyer :
Après l'invasion de l'Ukraine par la Russie en février 2022, Pyongyang et Moscou n'ont cessé de se rapprocher. La Corée du Nord a fourni des armes et des munitions à l'armée russe, dont au moins 3 millions d’obus d’artillerie et des dizaines de missiles balistiques. En retour, selon un rapport du renseignement américain paru en mai, la Russie aide activement Pyongyang à contourner les sanctions et à développer des systèmes d'armement. En juin, les deux pays ont conclu un « partenariat stratégique global », qui comprend une assistance militaire mutuelle. Pour la Corée du Nord les revenus générés par les ventes d'armes qui s’ajoutent au blocage russe de nouvelles sanctions au Conseil de sécurité, contribuent à stabiliser l'économie nationale, qui a souffert de plusieurs années d'isolement. La guerre en Ukraine fournit également de précieux enseignements à Pyongyang sur l'utilisation de ses armes sur le champ de bataille ukrainien. Enfin, la Corée du Nord cherche à réduire sa dépendance vis-à-vis de la Chine, puissance protectrice de longue date, avec laquelle les relations se sont récemment dégradées.
Le 18 octobre, le service national de renseignement sud-coréen a annoncé que Pyongyang avait décidé d’envoyer des « troupes importantes » pour combattre aux côtés de la Russie en Ukraine. Au total, 12.000 soldats nord-coréens devraient être déployés. Déjà 1.500 soldats seraient arrivés en Russie répartis dans les bases militaires de l’Extrême-Orient, et devraient rejoindre les lignes de front à l’issue de leur formation. Des Nord-Coréens seraient déjà présents dans la partie occupée de l’Ukraine, le Donbass. Selon les médias ukrainiens, six d’entre eux auraient été tués dans une attaque de missiles ukrainiens près de Donetsk, début octobre. L'OTAN et les Etats-Unis disent avoir des « preuves » de l'envoi des 12.000 soldats nord-coréens en Russie.
Ces derniers mois, Moscou n’a pas seulement renforcé sa coopération avec Pyongyang, mais aussi avec la Chine et l’Iran. Les Occidentaux ont acquis la certitude que l'Iran a livré récemment plus de deux cents missiles balistiques Fath-360 à la Russie. Américains et Britanniques craignent que Moscou, en échange de ces armes d'une portée maximale de 120 kilomètres et dotées d'une ogive de 150 kilogrammes, ait « partagé des secrets nucléaires avec l'Iran », comme le soulignait le mois dernier le quotidien britannique The Guardian.
Le sommet des Brics, qui s’est tenu à Kazan, en Russie centrale, du 22 au 24 octobre, intervient alors que Moscou qui gagne militairement du terrain en Ukraine, a forgé des alliances étroites avec les plus grands adversaires des Etats-Unis, notamment la Chine, l’Iran et la Corée du Nord présentes à ce sommet.
Kontildondit ?
François Bujon de l’Estang :
Au fil des mois de cette guerre, on a d’abord découvert que la Russie était alimentée en obus par la Corée du Nord, en missiles par l’Iran, et voici qu’on apprend que la Corée du Nord envoie des troupes, et pas n’importe lesquelles : des forces spéciales. 12.000 hommes très bien entraînés, absolument pas de la chair à canons.
C’est un développement très singulier, qui participe à la reconstitution de ce que le président George W. Bush appelait, il n’y a encore pas si longtemps, « l’axe du mal ». Quand on voit la Russie, la Chine, la Corée du Nord et l’Iran s’unir autour d’une cause considérée comme mauvaise par les Nations Unies, on ne peut que s’interroger sur les prolongements possibles de tout cela.
L’entrée en scène de la Corée du Nord et de l’Iran constitue-t-elle réellement un coup de théâtre ? Pas vraiment, parce que cela s’est produit de façon très graduée, mais il est vrai qu’à présent, la chose prend des proportions très inquiétantes. Cela révèle en tous cas bien des maux auxquels la Russie doit faire face concernant ses propres troupes. Voilà que ce grand pays militaire, qui entendait ne faire qu’une bouchée de l’Ukraine découvre qu’il n’a pas assez d’obus, pas assez de missiles, et même pas assez d’hommes, s’il ne déclenche pas une nouvelle conscription. Sur ce dernier point, la Corée du Nord est très pratique, car le pays n’est à peu près rien d’autre qu’une caserne et un arsenal : 1.500.000 soldats dans son armée régulière, et des centaines de milliers de réservistes. Et dans le domaine balistique, elle a des réserves de munitions absolument insondables. Une tentation irrésistible pour la Russie.
Et l’appel à la Corée du Nord a aussi des raisons diplomatiques : la Russie cherche à remédier à l’isolement évident dont elle est l’objet. Isolement relatif, puisque de nombreux pays qui refusent l’agression contre un voisin se sont pourtant refusés à condamner publiquement la Russie, ou à adopter les sanctions décidées contre elle. C’est par exemple le cas de l’Inde de M. Modī. Le récent sommet des BRICS a rassemblé de nombreux Etats n’ayant aucune sympathie pour l’entreprise guerrière de M. Poutine, mais qui malgré tout continuent d’entourer la Russie, et de l’aider à contourner les sanctions.
Qu’attendent la Corée du Nord et l’Iran de ce partenariat ? Pour l’Iran, c’est assez clair : un soutien politique de la Russie. Pour la Corée du Nord, il s’agit aussi de transferts de technologie. Dans le domaine des missiles et dans le domaine spatial, Pyongyang est très dépendant de Moscou. On peut donc raisonnablement s’attendre à ce que les liens se resserrent entre la Russie et ces deux pays, qui sont au ban des relations internationales, et l’objet de sanctions très rigoureuses.
Lucile Schmid :
L’implication de la Corée du Nord dans cette affaire a certains côtés un peu ubuesques, mais elle marque de façon tout à fait indéniable la façon dont cette guerre n’a plus rien de « l’opération spéciale » que Vladimir Poutine présentait en 2022. Il s’agit peut-être du début d’une nouvelle guerre mondiale, l’envoi de troupes constitue une progression inquiétante, c’est très différent de la fourniture d’armes.
La Corée du Nord et la Russie viennent de signer en juin dernier un accord d’assistance mutuelle, et à l’évidence, Kim Jong-un attend une contrepartie. Quelle sera-t-elle ? Sur le plan diplomatique, un désenclavement de sa position internationale. Par ailleurs, sur le plan pratique, le théâtre ukrainien est l’occasion rêvée de tester son armement et l’efficacité de ses troupes. Comme le rappelait François, le pays tout entier peut être comparé à une gigantesque installation militaire. Quand on est un homme Nord-Coréen, le service militaire dure dix ans, et six quand on est une femme. On mesure par là ce que doit être un bataillon nord-coréen sur le terrain, la différence avec les troupes russes enrôlées presque de force … Les réactions diplomatiques ne se sont pas fait attendre, de la part de la Corée du Sud évidemment, mais aussi des pays européens : quelque chose vient de se passer, qui change la dimension et la nature du conflit en Ukraine.
Le cas de l’Iran est assez différent. D’abord, la République islamique n’a pas un soutien aussi clair de la part de Moscou. M. Poutine fait très attention à ménager relativement Israël, et ne peut se permettre d’afficher des sympathies trop ostentatoires à l’égard des mollahs. Mais indéniablement, un partenariat existe, là aussi pour désenclaver la République islamique. Mais la question de la puissance réelle de l’Iran demeure. Il est possible que les fragilités intérieures du pays ne soient bien plus grandes qu’on ne l’imagine. Car le point commun entre la Corée du Nord et l’Iran, c’est l’opacité face à nos analyses. Nous avons une vraie difficulté à envisager les réactions de l’Iran, après toutes les mobilisations récentes autour du voile, par exemple. Ce qui est indéniable, c’est que la Russie réussit à s’entourer, qu’elle n’est pas isolée sur la scène internationale, et à mesure que la guerre en Ukraine se prolonge, la difficulté à isoler la Russie se fait plus brûlante pour les Etats-Unis et les pays européens. Évidemment, tout le monde a les yeux rivés sur le résultat de l‘élection américaine.
Nicolas Baverez :
L’envoi de troupes par la Corée du Nord marque évidemment une escalade dans la guerre d’Ukraine, puisqu’il s’agit clairement d’une situation de co-belligérance, d’une extension des opérations, et d’une internationalisation. L’extension des opérations a lieu par la saisie de territoires russes par les forces ukrainiennes autour de Koursk ; le nombre de co-belligérants et d’armements monte, avec les missiles et les drones iraniens, et les 12.000 soldats des forces spéciales nord-coréennes.
Cette guerre d’Ukraine est vraiment la matrice du XXIème siècle, avec la mise en place de blocs : d’un côté les quatre néo-empires : Chine, Russie, Iran (et Turquie à la marge), appuyés par des pays comme la Corée du Nord ou le Vénézuéla, et de l’autre côté, l’Occident. Pour le moment, le bloc des empires paraît malheureusement plus soudé et efficace que le bloc occidental : alliance Russie-Chine et Russie-Iran, tandis que le côté occidental semble se déliter : les Etats-Unis ont clairement les moyens de soutenir l’Ukraine, mais vont sans doute ne plus en avoir la volonté à partir du 5 novembre prochain. Quant à l’Europe, elle n’en a ni la volonté ni les moyens. La seule Corée du Nord a livré deux millions d’obus à la Russie, tandis que l’Europe entière peine à en fournir 650.000 à l’Ukraine.
Et effectivement, une vraie liaison est en train de se créer entre les trois points les plus dangereux de la planète. L’axe Iran-Russie a de quoi inquiéter, à un moment où, pour la première fois, il y a un échange direct de frappes entre Israël et la République islamique. Et puis il y a le lien avec la Chine et Taïwan. La Corée du Sud se sent ciblée aujourd’hui, comme Taïwan se sent ciblé par la Chine.
On a longtemps employé l’expression « L’Occident et le reste ». Désormais, le reste, c’est nous. Quand on regarde le sommet des BRICS, on ne voit aucun isolement relatif de la Russie. Quant aux Nations-Unies, son secrétaire général António Guterres vient d’aller faire acte de soumission devant Vladimir Poutine, alors que la Russie est une puissance nucléaire, membre permanent du Conseil de sécurité, qui a envahi l’un de ses voisins en violant toutes les règles de l’ONU.
D’autres sommets viennent de se tenir, parallèlement à celui des BRICS. Le sommet de la francophonie à Villers-Cotterêts, a été un bide absolu : il n’y avait personne. Sommet du Commonwealth au Samoa : il est intéressant de constater que l’Inde et l’Afrique du Sud ont préféré les BRICS. On voit émerger la volonté d’un système international contre l’Occident, politiquement mais aussi économiquement. Certes, c’est compliqué, et de nombreux intérêts divergent, mais très clairement, une bascule est en train de s’opérer.
Cela ne se produit pas seulement à cause des volontés impérialistes de ces puissances, mais aussi à cause de fautes incroyables de l‘Occident. Dans le programme de Donald Trump, il y a le démantèlement systématique de ce qui peut rester de commerce international, de paiements mondiaux, avec des erreurs américaines qui sont les mêmes que celles des années 1930. Les pays occidentaux eux-mêmes sapent l’OMC, la Banque mondiale et le FMI, les démocraties sont incapables de respecter leurs valeurs et leurs principes … On voudrait aider la Russie que l’on ne s’y prendrait pas autrement.
Nicole Gnesotto :
Je ne suis pas d’accord avec le dernier point de Nicolas sur la nouvelle structuration du monde, entre les « méchants impérialistes » et les « bons démocrates occidentaux ». Je ne nie absolument pas qu’il existe un axe entre la Russie, la Chine et la Corée du Nord (et de temps en temps, la Turquie, qui joue sur les deux tableaux). Ni que ces pays (Turquie mise à part) ont des valeurs frontalement opposées à celles de la démocratie. Tout cela est incontestable. Mais de leur point de vue, ce qu’ils font aujourd’hui, l’aide militaire à la Russie, est exactement comparable à ce que nous faisons de notre côté pour aider l’Ukraine. Dans leur perspective, ils ne font qu’une stricte réciproque. Ces pays représentent 60% de la population mondiale, un PIB bien supérieur à celui des Occidentaux, et selon eux, ils ne font rien de pire que ce que fait l’Occident : ils aident l’un de leurs alliés, engagé dans une guerre. Simplement, ils sont dans l’autre camp.
On me rétorquera que l’envoi de troupes n’est la même chose que la vente d’armes. Mais au grand maximum, il y a 15.000 soldats nord-coréens (sans doute moins). Or la Russie a besoin de 30.000 soldats supplémentaires par mois, donc l’envoi de troupes coréennes n’empêchera pas la Russie de devoir faire la mobilisation supplémentaire qu’elle veut absolument éviter. Je suis moi aussi très inquiète de l’escalade de la guerre, mais 15.000 hommes dans un conflit de cette ampleur et par rapport aux besoins de la Russie, c’est tout à fait dérisoire. Et cela ne changera rien au besoin russes criant de troupes supplémentaires. Pour moi, cet envoi de troupes nord-coréennes n’est à ce stade qu’un geste purement symbolique. Le vrai atout de la Corée du Nord, c’est son arsenal nucléaire, or c’est précisément ce dont la Russie n’a pas besoin.
Il me semble qu’il y a une très grande différence entre les agissements de la Corée du Nord et ceux de l’Iran. La seule chose qui réunit les deux pays, c’est un opportunisme stratégique : « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ». L’anti-occidentalisme est indéniablement un point commun, mais c’est à peu près le seul. Les bénéfices sont avant tout en termes de communication et d’ouverture. Mais si l’Iran est ravi d’être sur la photo des BRICS, être sur la même photo que Kim Jong-un est tout de même très humiliant pour Vladimir Poutine. Il y a donc une différence majeure entre la Corée du Nord et l’Iran. L’Iran a des relations compliquées avec la Russie, puisque la Russie était du côté occidental quand l’Occident tentait d’enrayer les progrès nucléaire de la République islamique (et ce sont les Américains qui ont cassé le processus, pas les Russes). L’Iran a besoin de matériel militaire et de soutien contre Israël, mais à long terme, ce que veulent les mollahs, c’est poser des pions pour être aux côtés de la Russie le jour où on règlera le conflit régional. Ce que l’Iran ne veut pas, c’est que l’Occident soit le seul à décider de l’avenir de la région.
François Bujon de l’Estang :
Les 12.000 hommes nord-coréens sont évidemment très en-dessous des besoins de la Russie, mais le problème tient plutôt au fait qu’ils ne sont peut-être qu’un début … Le nombre n’est pas ce qui importe le plus, ce qui vient de se passer est incontestablement un changement de la nature du conflit. La vente d’armes et l’envoi de troupes sur le terrain sont deux choses radicalement différentes, et passer de l’une à l’autre est très inquiétant. Et si ce n’est que le début d’un processus, il y a toutes les raisons de craindre le pire.
Quant au point nucléaire, vous avez raison de rappeler que ce sont les Etats-Unis qui ont dénoncé l’accord de 2015 sur le nucléaire iranien, et non la Russie. Cependant, pendant 30 ans, l’un des grands pays sur lesquels on pouvait compter dans le domaine de la non-prolifération nucléaire était la Russie. Et cela aussi a radicalement changé, puisque ce pays est désormais allié de deux « proliférateurs en chef ». La priorité absolue de l’Iran est de se doter de l’arme nucléaire, ce n’est un secret pour personne. Quant à la Corée, elle a proliféré au vu et au su de la communauté internationale depuis des décennies. C’est un changement de position de la part de la Russie qui est tout à fait majeur, et extrêmement inquiétant pour la sécurité de la planète.