Europe : l'Allemagne prend ses distances
Introduction
Dimanche 10 mars, la dirigeante de l'Union chrétienne- démocrate (CDU), Annegret Kramp-Karrenbauer, dite « AKK », a répondu aux propositions de réforme de l'Union européenne d'Emmanuel Macron dans une tribune confiée à Die Welt am Sonntag. Ni la chancelière Angela Merkel (CDU) ni le vice- chancelier Olaf Scholz (SPD) n’avaient réagi à la tribune d’Emmanuel Macron. A plus large échelle, il s’agit de la première réponse approfondie à l’initiative française en Europe. Dans cette tribune intitulée « Faisons l’Europe comme il faut », disponible en six langues sur le site de la CDU, AKK rejette la proposition avancée par le président français d’un « bouclier social » à l’échelle de l’UE et soutient que l’idée d’un salaire minimum européen est une mauvaise approche. Elle réclame une nouvelle fois que le siège de la France au Conseil de sécurité de l’ONU soit attribué à l’Europe, proposition qui avait déjà irrité la France lorsqu’elle avait été lancée par Olaf Scholz. La dirigeante de la CDU reprend par contre l’idée d’un Conseil de sécurité européen incluant la Grande‐Bretagne et suggère de créer un porte‐avions européen. Comme le président français, Annegret Kramp-Karenbauer évite la question de la réforme de la zone euro, tout en apportant son soutien à l’union bancaire. Sur les sujets de l’innovation, du climat et de la taxation du numérique, des positions communes sont possibles. Le fait que cette tribune émane de la présidente de la CDU et non pas de la chancelière Merkel est interprété à Berlin comme un signe supplémentaire de la volonté d’Angela Merkel de passer la main à AKK. Cette dernière ne fait cependant pas l’unanimité au sein du gouvernement de coalition au pouvoir. Plusieurs cadres du SPD menacent de mettre fin à la grande coalition gouvernementale, si la chancelière allemande anticipait son départ au profit d'AKK.
Kontildondit ?
Jean-Louis Bourlanges (JLB) :
La réponse d’AKK est effectivement ressentie en France comme une douche froide. JLB hésite entre deux interprétations à sa lecture : la malveillance ou l’inexpérience. AKK avait jusque là été la porte-parole de la partie de l’Allemagne traditionnellement la plus acquise aux idées françaises, elle est Sarroise (elle a gouverné la Sarre), elle a battu Friedrich Merz pour diriger la CDU, en tant que candidate très pro-européenne. Sa réponse paraît donc bizarre. En toute logique, elle aurait dû réaffirmer le lien Franco-Allemand (sans qu’il soit besoin d’en faire trop), saluer certaines initiatives de M. Macron. Nouvelle venue, il était logique qu’elle se distingue, mais pas d’une façon qui soit si dogmatique.
Sur la politique économique, grosso modo, l’Europe du nord soutient davantage l’orthodoxie financière, tandis que l’Europe du sud (du Portugal à l’Italie, en passant par la France qui ne dit pas grand chose à ce sujet) est plus réservée. Le débat sur ce que doit être une politique économique dans la zone euro mérite d’être traité avec respect et ménagement. Elle aurait aussi dû préparer l’idée qu’il va y avoir un nouveau parlement le 26 mai, et qu’il y faudrait une majorité. Pour le PPE (le parti européen auquel appartient la CDU), il va falloir faire un choix : soit il va s’orienter très à droite, comme semble le suggérer son président actuel Manfred Weber, soit il va s’allier avec les forces centristes (qu’elles soient laïques ou démocrates chrétiennes), pour reconstituer une majorité. Cette alternative implique un rapport positif et cordial avec Emmanuel Macron.
Au lieu de cela, on a une déclaration glaciale, une fermeture totale du débat sur le plan économique et social, et deux véritables provocations, qui feront le jeu de Mme Le Pen, la première d’entre elles étant le siège au Conseil de Sécurité de l’ONU. C’est un sujet délicat, mais franchement absurde. Pour qu’un siège européen existe, il faudrait que l’Europe ait une politique extérieure commune, or ce n’est pas le cas. Si De Gaulle avait en son temps inventé la politique de la chaise vide, il semble qu’AKK invente la politique du siège muet. Un siège européen serait aphasique. La seconde provocation, chimiquement pure, c’est Strasbourg, qu’elle qualifie d’anachronique.
Strasbourg est fondamentalement une ville Franco-Allemande, c’est le mariage le plus réussi entre ce qu’il y a de meilleur des deux côtés. Au sein de l’Assemblée Nationale française, les parlementaires les plus sensibles à l’Allemagne sont ceux qui viennent d’Alsace, de Lorraine, de Moselle, etc. Ceux-là ont été pris à rebrousse-poil.
Sur le plan institutionnel, AKK prend ses distances par rapport à la méthode communautaire et c’est grave, car la méthode inter-gouvernementale ne marche pas. Quelles sont les différences entre ces deux méthodes ? D’abord, dans la méthode communautaire, il y a un pouvoir d’initiative de la Commission : on met sur la table un projet. Dans l’autre, il n’y en a pas, chaque état dégaine un projet, éveillant la suspicion des autres. Ensuite, dans la méthode communautaire, le vote se fait à la majorité qualifiée (les deux tiers), ce qui permet d’arriver à des résultats en respectant tout le monde. Dans la méthode inter-gouvernementale, c’est à l’unanimité, autrement dit c’est une « vetocratie ». Troisièmement, avec la méthode communautaire, on a un parlement, où les choses se discutent, mais qui ne l’emporte pas sur les états. Ce n’est pas le cas avec l’autre méthode. Et dernier avantage de la méthode communautaire, c’est qu’elle offre une garantie juridictionnelle avec la Cour de Justice. Pour résumer, la méthode communautaire, ce n’est pas une Europe qui se fait sans ou contre les états, mais une Europe qui a des moyens démocratiques et une efficacité supérieurs. Mme Merkel s’était déjà éloignée de la méthode communautaire à Bruges. Si l’Europe ne délivre rien depuis à peu près 20 ans, c’est qu’elle a tourné le dos à l’Europe de Maastricht, qui était plus démocratique et plus efficace. Il est dommage de voir AKK, future chancelière, prendre ce chemin.
Béatrice Giblin (BG) :
JLB a parlé de malveillance et d’inexpérience, mais pour BG, cette intervention a des fonctions exclusivement internes, AKK ne s’adresse pas à l’Europe, comme le faisait la lettre de Macron. Elle a pris de justesse la tête de la CDU, elle doit donc atténuer la méfiance à son égard dans son camp, d’où ce discours ferme et peu francophile : il s’agissait de montrer que, bien que Sarroise, elle ne cède pas facilement aux demandes de la France.
Il y a aussi indéniablement une certaine inexpérience. L’idée du siège de la France donné à l’Europe est absurde, l’Europe n’est pas un état. Il suffit de connaître les règles de l’ONU pour voir que ça n’a pas de sens. L’idée du porte-avions est tout aussi aberrante, étant donné que la solidarité allemande en matière de défense est toujours minimale. Tout cela n’est pas sérieux.
Nicolas Baverez (NB) :
L’asymétrie complète entre la lettre de Macron et la réponse d’AKK est révélatrice de l’impasse dans laquelle se trouve l’Europe. La position d’Emmanuel Macron s’inscrit en effet dans une logique plutôt communautaire, ce qui tranche par rapport à la position française traditionnelle. Il demande plus de mutualisation en matière économique et sociale, et il garde en revanche une certaine réserve en matière de politique étrangère (la France reste dans une optique nationale dans ce domaine). AKK est exactement à l’inverse ; elle est sur un modèle bien plus inter-gouvernemental, elle refuse la mutualisation en matière économique, mais la souhaite pour les questions internationales, comme on l’a évoqué avec le siège de l’ONU, ou le porte-avions. Pour siéger au Conseil de Sécurité de l’ONU, il faut une capacité militaire, or aujourd’hui ni l’Europe ni l’Allemagne n’en ont, puisqu’une armée qui ne fait pas d’opérations est une armée virtuelle.
Ce déséquilibre est révélateur de la double impasse dans laquelle est l’Europe. D’un côté, l’impasse des modèles nationaux. Et on voit bien qu’aujourd’hui le modèle français est aussi obsolète et épuisé que le modèle allemand.
Côté français, on est à environ 1% de la population mondiale, 1% de croissance, 60 milliards de déficit commercial, 3% de la production mondiale, 15% des transferts sociaux dans le monde, et 100% de dette publique. Ce dernier point est insoutenable. Et donc les tentatives de la France pour transférer une partie de cette ardoise à l’Europe bloquent complètement le système.
Côté allemand, il y a aussi des difficultés. Le modèle fondé sur l’exportation est la cible de Trump ; l’industrie automobile est en bout de course sur le diesel, elle a des problèmes de conversion au numérique, les banques allemandes sont en très mauvais état, et les technologies se font racheter par les Chinois. Il y a donc un vrai problème économique, mais aussi un problème démographique, et un problème stratégique. Le refus de l’Allemagne de se considérer elle-même, ainsi que l’Europe, comme une puissance la place dans une impasse par rapport aux USA de Trump, à la Chine de Xi, à la Russie de Poutine et à la Turquie d’Erdogan.
Ces modèles nationaux obsolètes et divergents bloquent l’Europe, qui n’arrive pas à donner de réponses. Celles-ci se trouvent dans les souverainetés : il n’y a pas de compétitivité économique sans souveraineté forte, on l’a vu avec la décision aberrante de la Commission à propos de la fusion Alstom/Siemens, où l’Europe a montré qu’elle était totalement incapable de prendre en compte le monde réel. L’Europe est bien la variable d’ajustement dans la guerre que se livrent les USA et la Chine : la croissance chinoise est de 6%, la croissance étasunienne, de 2,6%, et la croissance européenne de 1%.
Politiquement, la différence entre AKK et E. Macron, c’est que le président Français est isolé en Europe. Sa volonté d’exporter sa stratégie nationale, à savoir qu’il n’y ait rien entre lui et les extrêmes, est ce qui le coupe de toutes les forces en Europe qui pourraient l’aider, c’est à dire les partis traditionnels, ce qu’il appelle l’ancien monde. La maladresse d’AKK est certaine, mais sa position et celle de la CDU est bien moins isolée en Europe, du nord notamment. Les seuls qui auront une vision claire de l’Europe à défendre lors de cette élection seront malheureusement Viktor Orbán et ses amis.
Richard Werly (RW) souhaite prendre la défense du texte d’AKK, car il estime qu’on oublie de le remettre dans son contexte. C’est le texte d’une chef de parti, et non la réponse d’une chancelière à un président. A quoi servent les partis politiques sinon à lancer des pavés dans la mare, et à faire réfléchir différemment ? AKK a le mérite de provoquer ce débat, de le mettre sur la table de l’Union Européenne. En tant que chef de parti, à un moment où elle doit s’affirmer, elle le fait, nettement et fortement.
Elle répond au texte d’Emmanuel Macron, qui fut aussi publié dans le quotidien suisse le Temps, même si la Suisse ne fait pas partie de l’Union. RW raconte l’histoire de cette publication. L’Elysée appelle 29 médias européens et dit en substance : « voilà le texte, il est sous embargo jusqu’à minuit, puis vous pourrez le publier, ce sera une exclusivité ». Après quoi Emmanuel Macron donne son texte aux journaux français ... à 20h. Pour RW, c’est très significatif, et cela pose la question : est-ce vraiment une renaissance européenne que cherche Emmanuel Macron ? Si elle est européenne, elle doit être négociée, discutée, partagée. C’est une renaissance européenne vue de France, avec tout ce que ça suppose de caricatures. L’Europe française, les Européens n’en veulent plus. Et ce texte était un peu la caricature de l’Europe française. Et à cette caricature de l’Europe française a répondu la caricature de l’Europe allemande, l’un a provoqué l’autre.
D’autre part, faut-il considérer que ce texte d’AKK ait nécessairement traduit la volonté du gouvernement allemand ? Cela semblait aller de soi dans les interventions précédentes, mais RW en doute. Il y a pour lui un joli coup politique de la part d’Angela Merkel, qui s’est octroyé là une marge politique. Elle donne a son successeur présumé l’initiative de ce texte, et ce faisant, elle conserve une capacité de négociation et d’appréciation. D’un point de vue diplomatique, l’Allemagne a plutôt bien joué. Enfin, puisqu’AKK sera très probablement la prochaine chancelière, elle démarre la relation avec son partenaire français en plaçant la barre haut, ce qui est habile. Il est certes un peu navrant que la relation franco-allemande se présente comme une discussion de marchands de tapis, mais ce n’est pas surprenant.
Jean-Louis Bourlanges :
Le dernier point de RW est contradictoire, car on n’a jamais abordé ces affaires comme une négociation classique (en mettant d’abord la barre haut, etc.). Quand Schuman a fait sa déclaration, elle était unilatérale, et Adenauer a simplement « remercié Dieu ». La qualité humaine des rapports entre Schmidt et Giscard était impressionnante, même celle entre Schröder et Chirac. Si la relation devient du business as usual diplomatique, l’Europe est fichue. Quand à cette Europe française dont personne ne voudrait plus, JLB ne voit pas où elle se trouve dans le texte de Macron. Ce texte a des défauts, mais pas celui-là. Il est vrai en revanche qu’un certain nombre de pays en Europe ne veulent pas aller plus loin, ce qui donne cette situation extraordinaire où l’on est par exemple extrêmement ferme sur le Brexit et incapables de faire face à des enjeux nouveaux.
Tout est dans la manière. Il faut adopter un ton. A trois mois d’une élection, l’entente franco-allemande est essentielle, même si elle n’exclut pas les désaccords et les discussions. Les considérations de politique intérieure sont certes importantes, mais cette réponse d’AKK a fait l’effet d’une douche froide.
Béatrice Giblin :
Que Merkel ait estimé qu’elle n’avait pas à répondre est préoccupant. C’était à elle de le faire. A un moment préoccupant pour l’Europe, ce silence attise les divisions au sein de l’Union.
Richard Werly :
La difficulté vient de ce que Macron est seul, non seulement au sein de l’Europe, mais aussi de son mouvement quand il s’agit de parler fort des questions européennes. S’il avait un chef de parti, il devrait l’envoyer en Allemagne pour discuter avec AKK. Ce maillon manque terriblement, d’autant plus que l’Allemagne est un pays de partis. Aux difficultés traditionnelles entre la France et l’Allemagne (mentalités, histoire) s’ajoute cette difficulté contextuelle.
Jean-Louis Bourlanges voit là le grand défaut de Macron : il n’a pas construit de système politique pour remplacer celui qu’il a détruit.
Philippe Meyer rappelle que la candidate de la majorité pour les élections européennes s’est dévoilée jeudi soir à la télévision lors d’une émission au cours de laquelle Nathalie Loiseau a (mal) joué la spontanéité de sa déclaration, mettant (grossièrement) en scène la stratégie habituelle de LREM : opposer les progressistes aux nationalistes, représentés ce soir-là par Mme Le Pen.
Brexit, No Brexit, Brexit…
Introduction
Mardi 12 mars, par 391 voix contre 242, l’accord de Brexit conclu par la Première ministre britannique, Theresa May, avec l’Union européenne (UE) a été rejeté pour la deuxième fois par la Chambre des communes. Bien que le nombre de voix favorables à l’accord de Theresa May ait augmenté depuis le premier refus du 15 janvier 2019, la question de la frontière irlandaise, demeure un point de discorde majeur entre les deux parties. Mercredi 13 mars, par 321 voix contre 278, les députés britanniques ont rejeté le scénario d’une sortie de l'UE sans accord. Le vote contre ce « no deal » a cependant mis en lumière la division qui règne au sein du parti conservateur auquel appartient la Première ministre. Un amendement déposé par la conservatrice Caroline Spelman a été adopté à une courte majorité (312 voix contre 308). Il exclut tout « no deal » quelles que soient les circonstances. Ce texte n'a pas de caractère contraignant, mais intensifie la pression exercée sur Theresa May, afin qu'elle écarte la piste d’une sortie sans accord. Jeudi 14 mars, les communes ont voté contre un second referendum et en faveur du report de la date butoir du 29 mars au 30 juin, si les députés approuvent d'ici le 20 mars l'accord de retrait de l'UE de Theresa May, qu'ils ont déjà retoqué à deux reprises. Si l'accord est recalé à nouveau, le report devra aller au-delà du 30 juin et impliquera l'organisation des élections pour le parlement européen en mai. Les dirigeants européens ont prévenu que cette extension devrait être « motivée. « Le Royaume-Uni doit nous dire ce qu'il veut pour notre relation future, a indiqué mercredi le négociateur de l'UE pour le Brexit, Michel Barnier. .
Kontildondit ?
Richard Werly :
L’unique question qui vaille pour ce Brexit est aujourd’hui : comment fait-on ? Plus personne ne doute aujourd’hui de l’état de délabrement absolu de la politique Britannique : on n’y comprend rien. Du côté européen, on se demande comment en sortir. Il y a trois clarifications à obtenir.
Sur la nature du report tout d’abord. On est à peu près certains qu’une forme de report sera décidée très bientôt, à moins d’un énorme coup de théâtre. Les Européens se demandent légitimement à quoi ce report va servir. RW déplore ce qu’il entend à Bruxelles en ce moment : « ce report ne peut être qu’un report de mise en œuvre, et non pour une rediscussion ». La logique est compréhensible, mais on est en droit de se demander où nous mène un report sur la mise en œuvre alors qu’on ne veut pas de l’accord.
La deuxième clarification concerne la frontière avec l’Irlande. D’après Micheline Calmy-Rey, ancienne présidente de la Confédération Suisse, ayant beaucoup travaillé avec l’Union Européenne, il y a des façons de régler ce problème sans matérialiser une frontière. Il y a par exemple une frontière entre l’Ossétie du Sud-Alanie et la Géorgie (frontière d’ailleurs négociée par la Suisse) qui est totalement électronique, où il n’y a pas un garde-frontière. On a aujourd’hui les moyens de le faire, surtout entre deux îles comme la Grande-Bretagne et l’Irlande. RW ne comprend pas pourquoi on nous rabâche que la frontière Nord-Irlandaise est essentielle à la survie du marché unique européen. Est-il inimaginable de dire aux Irlandais « réglez avec les Anglais votre problème de frontière » ?
Troisième clarification : quelle relation veut-on avec le Royaume-Uni ? Bruxelles bruissait récemment de la rumeur selon laquelle le R-U pourrait rester dans l’Union. Mais peut-on le croire sérieusement ? Imagine-t-on un R-U qui resterait contre son gré dans l’Union Européenne ? Il faut donc qu’il quitte l’Union, reste à savoir comment.
Nicolas Baverez :
La situation est une impasse complète, le Brexit a mis le R-U en situation « d’échec et mat ». Quand on regarde les différents votes, le R-U ne veut ni rester ni sortir de l’Union, le Parlement Britannique a rejeté l’accord par deux fois, avec des majorités historiques, mais il a aussi voté contre l’absence d’accord. Il n’y a pas de majorité pour soutenir Theresa May, mais il n’y en a pas non plus pour la renverser. Le blocage est complet, la démocratie est en train de se déliter tandis que la classe politique britannique se suicide petit à petit, en défendant des intérêts de partis à très court terme.
Les conséquences se font sentir. La croissance économique est passée de 3% à 0,8%, tous les investissements sont bloqués dans l’industrie mais aussi dans les services et la finance. La société Britannique est en train de se disloquer, et la violence monte de façon spectaculaire : on assiste une vague d’agressions à l’arme blanche dans la région de Londres par exemple.
Les seules choses claires sont le report, et le fait que ce report n’a aucun sens, puisqu’on ne sait pas ce qu’on veut en faire. La position de l’Europe est moins négative qu’on a pu le dire : la clef de ce problème se trouve au R-U, c’est là qu’est le chaos à démêler, ce n’est pas l’Europe qui peut le faire. Les dirigeants Britanniques sont totalement irresponsables, David Cameron en tête, qui a broyé son pays par pure démagogie.
Il y a malgré tout une leçon intéressante, qui a été intégrée même par les plus populistes, y compris la coalition anti-système italienne ou Marine Le Pen : aujourd’hui plus personne ne veut sortir de l’Union ou de la zone euro. Ce désastre du Brexit laisse entière la question : que fait-on de l’Union Européenne et de la zone euro ? Si l’UE a plutôt bien réagi face au Brexit, elle n’a pas su refonder l’Union et la zone euro, pour le moment bloquées par l’impasse du couple Franco-Allemand.
Béatrice Giblin observe cette affaire comme une partie de poker. Les joueurs font durer en espérant jusqu’au bout que l’autre va craquer le premier, on joue avec les nerfs. L’impasse est totale, certes. L’Attorney General Geoffrey Cox a récemment déclaré qu’il ne fallait pas entériner l’accord proposé par Mme May parce qu’il n’offrait pas de garanties suffisantes pour le R-U vis-à-vis de l’Irlande, puis a dit qu’il fallait voter pour. La cacophonie est totale.
Comment la classe politique Britannique en est-elle arrivée au point de déréliction évoqué par NB ? D’abord, Theresa May a sa part de responsabilité. Au R-U, le souverain, c’est le Parlement. Or Mme May a mené des négociations pendant deux ans sans y associer véritablement le Parlement. Elle a décidé d’un certain nombre de lignes rouges sans que celles-ci soient débattues avec les parlementaires, qu’elle met devant le fait accompli avec un deal « à prendre ou à laisser ». Ensuite, les Britanniques ont dû penser qu’ils obtiendraient ce qu’ils voulaient. Ils en avaient pris l’habitude avec l’Union Européenne : ils n’étaient pas dans la zone euro, ni dans Schengen, les travailleurs détachés au R-U n’y touchaient pas les droits sociaux normalement prévus, bref, c’était l’Europe « à la carte ». Ils pensaient obtenir de cette séparation avec l’Europe le beurre et l’argent du beurre. Ils ont pour cela tablé sur une division des 27, et à leur grande surprise, les 27 sont restés unis. Ils paient cher une espèce de complexe de supériorité, hérité de leur histoire (ils sont le peuple ayant résisté à Napoléon et à Hitler). Et on constate toujours cette nostalgie de leur empire. L’idée de retrouver une nation souveraine a pesé de façon non négligeable dans le vote « leave ». Il y a une spécificité des Britanniques quant au décalage avec lequel ils perçoivent leur nation dans le monde.
Jean-Louis Bourlanges : A propos de la frontière irlandaise, Michel Barnier avait déjà évoqué la possibilité d’un mécanisme très léger ; mais la difficulté est plutôt dans le principe : les Britanniques voulaient sortir sauf à un seul endroit. Ce qui ne marcherait pas, puisque tout s’engouffrerait précisément à l’endroit laissé ouvert. On leur a donc dit de fixer la frontière où ils le voulaient, sachant qu’on peut la rendre très légère. Mais ils ne veulent pas reconnaître ce phénomène. Le R-U, mère de toutes les démocraties, traverse une quadruple crise.
La première crise est avec l’Union Européenne. Les Britanniques y sont entrés parce qu’ils n’avaient pas réussi à la détruire. Quand ils sont sortis, ils ont sans doute fait une erreur de calcul, estimant que l’Europe n’en avait plus longtemps. La deuxième crise est une crise identitaire. Les quatre nations du R-U n’ont d’unies que le nom. Une adresse de la Première Ministre Écossaise à la commission des affaires étrangères de l’UE l’a montré récemment : il n’y a aucune espèce d’allégeance au R-U. La troisième crise est celle du modèle institutionnel, qui affecte à la fois l’exécutif (le gouvernement est paralysé, on a vu Mme May carrément aphasique il y a peu) et le Parlement qui n’arrive à rien. Et enfin une crise partisane. Le bipartisme britannique est en miettes, les deux partis traditionnels sont éclatés.
Mme May a déjà échoué par deux fois à « vendre » son deal aux parlementaires. Elle revient à la charge une troisième fois, espérant que la perspective d’une élection européenne en cas de refus aidera à décider les députés. La vie politique britannique aujourd’hui semble sortie d’un roman de Lewis Carroll.