Gilets jaunes, syndicats et intellectuels
Introduction
Samedi 16 mars 2019, l’acte XVIII, lors de la manifestation des Gilets jaunes, la capitale a été le théâtre de violences spectaculaires. Destructions et pillages sur l’avenue des Champs-Élysées et heurts violents avec la police ont amené l’exécutif à reconnaitre que des « dysfonctionnements » du dispositif de sécurité ont eu lieu. A l'Assemblée nationale le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, a été hué par des députés d'opposition qui ont réclamé sa démission. Il a ensuite du répondre à la commission des lois du Sénat, à majorité de droite, aux côtés de son secrétaire d'État Laurent Nuñez pour s’expliquer sur les défaillances dans les opérations de maintien de l’ordre. Le Premier ministre Édouard Philippe a annoncé lundi vouloir « renforcer la fermeté » de la « doctrine de maintien de l’ordre » du gouvernement par de nouvelles mesures qui viendraient compléter celles prévues par la loi « anticasseurs ». L’interdiction de manifestations dans certains lieux géographiques tel que l’avenue des Champs-Élysées, la hausse des contraventions pour attroupement et de nouvelles directives sur l’usage du Lanceur de Balle de Défense (LBD) en sont une illustration. Les militaires de la mission Sentinelle ont été mobilisés pour l’acte XIX de la manifestation des gilets jaunes. Le gouvernement a dénoncé des « consignes inappropriées », données à la préfecture de police de Paris, sur l’usage du LBD ou sur les méthodes d’intervention, consignes qui auraient été données sans en avertir le ministre de l’intérieur. Le préfet de police, son directeur de cabinet et le directeur de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne ont été limogés lundi. Didier Lallement a été nommé à la tête de la préfecture de police, lors du conseil des ministres du mercredi 20 mars. A côté de la recherche de solutions policières, Emmanuel Macron a invité lundi soir une soixantaine de chercheurs et d’essayistes à venir s’exprimer à l’Élysée soulignant ainsi le rôle central des « intellectuels » face à une société en crise. Parallèlement à cela, suite à l’appel de plusieurs syndicats, dont la CGT et Force ouvrière, plus de 100.000 de personnes ont manifesté, mardi 19 mars, pour réclamer plus de pouvoir d'achat et défendre les services publics. Alors même que les réunions locales du grand débat national se sont clôturées, et après plus de quatre mois de manifestations des gilets jaunes, les syndicats semblent se remobiliser pour faire entendre les revendications des Français qui demeurent majoritairement centrées sur la fiscalité.
Kontildondit ?
Philippe Meyer (PM) rappelle que cette émission est enregistrée le vendredi 22 mars, soit la veille de l’acte XIX des Gilets Jaunes (GJ).
Nicole Gnesotto (NG) :
Les Gilets Jaunes ont ceci de commun avec le Brexit qu’à force, on ne sait plus qu’en penser ni quoi faire. Cependant, quelques points peuvent être notés.
Le premier est le lien entre les GJ et la violence. On peut relever trois moments depuis le début du mouvement des GJ. Il y eut d’abord le mouvement social et citoyen sur les rond-points, certes chaotique, mais tout de même relativement sympathique et populaire, qui défend le pouvoir d’achat et la France des oubliés contre les inégalités fiscales. Et dès le départ, malgré ce caractère sympathique, la violence était là (la dégradation de l’Arc de Triomphe date du 1er décembre). Début janvier, il y a le moment politique, pendant lequel les GJ essaient de se structurer et de s’organiser, en vain puisque tout représentant est aussitôt récusé. Ceux qui veulent dialoguer avec le pouvoir sont menacés, la violence est donc toujours présente sous une autre forme, verbale, menaces de mort, etc. Le troisième moment auquel nous assistons en ce moment est celui de la tentation insurrectionnelle : beaucoup GJ épuisés se retirent, et ceux qui restent sont de plus en plus acharnés et radicalisés. NG a cessé de considérer qu’il y avait les bons GJ d’un côté et les méchants casseurs de l’autre, car samedi 16 mars, les black blocs ne sont pas intervenus lors des autres manifestations ; ils ne vont que là où les GJ appellent à manifester.
A chacun des moments évoqués ci-dessus, le gouvernement a répondu différemment. Toujours un peu trop tard, et jamais assez. Pendant le premier moment social, il y a eu les grandes annonces du président en décembre (qui ont coûté environ 10 milliards de déficit supplémentaire). Cela n’a pas suffi. Au deuxième moment politique, la réponse a été le grand débat. Celui-ci a été un très grand succès, mais est arrivé en décalage, puisque les participants au grand débat sont les « contraires » sociologiques des GJ. La troisième réponse est la réponse sécuritaire très risquée : faire appel au dispositif Sentinelle, un dispositif militaire antiterroriste pour maintenir l’ordre. Le gouvernement est amené à aller au-delà de l’équilibre qu’il s’était fixé entre sécurité et libertés.
Y a-t-il des portes de sortie ? On connaît les trois revendications majeures des GJ : la fiscalité (l’impôt sur les grandes fortunes notamment), l’état vertical et trop métropolitain (l’oubli des territoires) et la confiscation de la démocratie par un groupe de représentants qui ne représenteraient plus rien. On connait les trois réponses impossibles : sur la fiscalité, le rétablissement de l’ISF, auquel Macron s’est toujours refusé. Sur l’état vertical, la réponse impossible est la démission du président de la République ou la dissolution de l’Assemblée Nationale. Sur la démocratie confisquée, ce serait un Référendum d’Initiative Citoyenne complet, pour renverser les élus. Les réponses ne peuvent donc être que des compromis. Au niveau fiscal, on s’attaque aux GAFA, on déplace donc le problème à un niveau plus mondialisé. Sur le plan politique, on revalorise les corps intermédiaires, les syndicats, les ONG, les intellectuels, il s’agit de remettre quelque chose entre le président de la République et le peuple. Sur le plan politique enfin, ce serait le vote blanc, la proportionnelle, etc. Mais tout cela est impossible à cause du niveau de violence extrême qui a été atteint : toute mesure semblerait une concession faite à la violence.
Le gouvernement est actuellement pris entre deux extrêmes (qui sont ironiquement ceux-là même dont la crainte l’avait porté au pouvoir) : la tentation sécuritaire d’un côté, très risquée (NG rappelle que les soldats du dispositif Sentinelle sont majoritairement de très jeunes recrues totalement inexpérimentées) et le risque populiste de l’autre.
Lionel Zinsou (LZ) pense pour sa part que l’intervention de l’armée est davantage un outil de communication. Un peu comme les chars rappelés pendant mai 68, il s’agit de signes dissuasifs. Les militaires ne sont absolument pas équipés pour le maintien de l’ordre, ils n’ont que des balles réelles, on les imagine mal s’en servir contre des manifestants. Le déploiement est symbolique, ces forces militaires sont largement inutilisables, le maintien de l’ordre sera de facto effectué par la police.
Ensuite, LZ ne pense pas que les intellectuels servent au président de corps intermédiaire. Selon lui, s’il s’en entoure, c’est parce qu’ils sont dans le même bateau : ils n’ont pas vu venir cette crise ni son ampleur, ils n’ont pas porté les critiques au même endroit que les Français, et ils sont bien en peine de nous éclairer sur cette crise d’un point de vue théorique. Ceux qui ont répondu à l’appel du président, des Macroniens à ceux qui sont très hostiles à Macron, sont tous un peu égarés. Il s’agissait de montrer dans cette conversation que le pouvoir n’était pas seul dans la difficulté à comprendre ce mouvement.
Habilement, certains GJ travaillent avec les manifestants du climat et la jeunesse, en réunissant intelligemment les combats à propos de la fin du monde avec ceux qui concernent la fin du mois. La volonté d’un changement qui viendrait directement de la population, et ce changement lui-même, sont présentés comme similaires.
L’Etat a l’habitude de donner des signaux de prix et des signaux fiscaux, qui durent des années, puis changent soudainement et radicalement. Pendant des années on explique qu’il faut du diesel et que c’est ce qu’il y a de mieux, au point que toute l’industrie automobile est orientée en ce sens. Puis on décide absolument l’inverse, et on déclasse du coup complètement les véhicules diesel. Les signaux de prix ont changé, on a créé une instabilité fiscale. C’est la même chose pour le climat. On ne va pas changer les mentalités simplement en changeant des signaux de prix. Les gens ne veulent plus se laisser gouverner par un système d’incitation et d’anticipation rationnelle, qui ont jusqu’ici été la méthode traditionnelle pour provoquer du changement.
Les deux mouvements, si on fait exception de la violence indéniable des GJ, ont donc quelque chose de commun : il n’y a plus de confiance, non seulement dans les dirigeants, mais aussi dans les instruments que ces derniers utilisent pour gouverner. La signalétique par l’impôt ne fonctionne plus. Les gens veulent définir eux-mêmes leurs comportements, et ne plus « se faire gouverner ».
Michaela Wiegel (MW) veut s’intéresser aux regards extérieurs sur cette violence et sur la réponse répressive qui en découle. La comparaison avec le Brexit est pertinente car nous sommes à un moment où tout le monde (en Europe en tous cas) s’interroge sur les suites. Cette exacerbation de la violence arrive juste après la lettre d’Emmanuel Macron à tous les Européens, qui plaide pour une politique de sécurité commune. L’Allemagne regarde de très près les principes qui fondent cette politique sécuritaire française. Même en considérant que la présence des militaires n’est qu’une opération de communication, il n’en reste pas moins qu’elle n’a aucun fondement juridique, ni aucune doctrine clairement établie : il se peut très bien que ces jeunes recrues se retrouvent dans une situation hostile et effrayante, que feront-ils dans ce cas ? Cet emploi de l’armée est exceptionnel dans l’Histoire française. Ces soldats ne sont ni entraînés ni équipés pour le maintien de l’ordre.
On avait déjà remarqué une fuite en avant quand le débat sur les Lanceurs de Balles de Défense (LBD) est apparu. La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe avait recommandé une suspension de leur utilisation ; ces balles ne sont pas souvent utilisées sur le continent européen (il n’y en a pas en Allemagne à cause du risque élevé de blessures, et parce que l’utilisation des LBD requiert une très longue phase d’entraînement), on oublie que l’Europe regarde de très près la gestion de ces manifestations. Lors de l’installation du nouveau Préfet, on a entendu « votre main ne devra pas trembler », que désormais tous les manifestants seraient considérés comme des émeutiers , le discours est aujourd’hui entièrement répressif. Il y a là une escalade verbale qui ne peut qu’étonner les observateurs. En Allemagne par exemple, les manifestations sont habituellement plus paisibles, mais le problème de la violence est connu notamment à propos des hooligans après les matchs de football, c’est pourquoi les forces de l’ordre sont formées aux techniques de désescalade. Les bonnes pratiques sont donc connues, mais malheureusement la police française semble vouloir les ignorer complètement.
Jean-Louis Bourlanges (JLB) :
Ce problème doit être abordé sous deux angles différents. D’abord la violence et ensuite les réponses qui sont apportées, pas seulement à la violence, mais aux revendications qui se sont exprimées dans le pays depuis le début de cette crise des GJ.
Sur la violence, JLB est mal à l’aise depuis le mois de décembre et les violences à l’Arc de Triomphe. Le gouvernement n’avait pas réagi alors comme il l’aurait fallu (c’était compréhensible puisque l’opinion publique était à plus de 70% favorable aux GJ). JLB partage l’avis de Lucile Schmid (qu’on ne saurait accuser d’être particulièrement réactionnaire), qui avait alors déclaré dans cette émission ne pas comprendre cette remise en cause de tous les principes républicains d’organisation des manifestations : déclaration préalable, contrôle par un service d’ordre, indication des itinéraires, etc. Tout cela a été ignoré par les GJ. Les manifestations avaient clairement un but insurrectionnel : provoquer la démission de Macron, c’est à dire bafouer le suffrage universel qui l’a mis en place. Et plus concrètement, une complaisance à l’écart des violences, et une complicité entre black blocs et GJ. Il y a donc eu dès le début un consensus chez les GJ face à la violence.
Il faut lire la correspondance hallucinante entre certains GJ et les black blocs, les GJ demandant naïvement des déclarations d’intention aux Black blocs qui leur répondent en se présentant sans vergogne comme étant la partie forte, solide et audacieuse du mouvement.
Le gouvernement aurait dû, dès le mois de décembre admettre que la situation était radicalement différente de celles qu’on a pu connaître auparavant, et qu’il fallait adapter les techniques de maintien de l’ordre, ne plus refuser d’aller au contact, protéger les biens et les personnes qui sont menacés, que cette protection présente un risque, et recommander du coup aux populations de rester chez elles.
Et à présent M. Castaner nous dit que la situation a changé (ce qu’on savait depuis décembre) et on met l’armée. L’armée qui intervient pour réprimer des insurrections, ce n’est ni nouveau ni exceptionnel. Elle est intervenue en Allemagne pour réprimer le spartakisme, en France elle est intervenue à Alger, autant de souvenirs peu reluisants dans la mémoire collective. Ca n’a aucun sens en termes de maintien de l’ordre, c’est une gesticulation.
Le Général de Gaulle avait déclaré à Christian Fouchet « ne vous attendrissez pas » mais il l’avait fait de manière privée, au téléphone, pas publiquement. Tout cela est ridicule.
Sur les réformes, JLB continue de penser qu’un débat fondé sur le principe « cause toujours, tu m’intéresses » n’a pas de sens. On peut certes hésiter entre une économie de la demande et une économie de l’offre, mais sur la politique, il faut une politique de l’offre. La seule façon de répondre aux attentes des Français sur le grand débat, c’est de formuler de grands projets, qu’on peut discuter et éprouver, pas des petites mesures épisodiques.
Lionel Zinsou trouve le terme de gesticulation pertinent. On est devant quelque chose de théâtral. Il ne s’agit pas ici de spartakisme et de bataille d’Alger, il s’agit ici de problèmes ayant lieu les samedis entre 7h et 19h, de restaurants à la mode ou de boutiques de luxe qui brûlent. Les manifestants sont absolument incapables de s’approcher de l’Elysée, la pire agression contre les institutions a été de casser la porte du secrétariat d’état de Benjamin Griveaux. Il semble donc que pour le moment, la situation de nos institutions ne soit pas complètement désespérée. Tout cela n’est que du théâtre, avec des représentations à heure fixe.
Jean-Louis Bourlanges rappelle que le ressenti des parlementaires est différent. Il cite une permanence saccagée, une élue emmurée chez elle. Les agressions sont réelles.
Pour Lionel Zinsou, l’Histoire dira si nous sommes en présence d’une guerre civile qu’il s’agit d’étouffer, ou si le gouvernement avait raison de traiter cela comme un phénomène marginal et minoritaire, qui certes donne des informations très importantes sur le pouls de l’opinion publique, la colère et les difficultés, mais qu’il ne faut pas prendre pour une situation où l’armée va tirer à balles réelles sur des insurrectionnels. Ce n’est pas de l’insurrection ou de la guerre civile mais la mise en scène d’un défoulement minoritaire, et il est heureux qu’on ait pris des mesures de maintien de l’ordre extrêmement graduelles.
Michaela Wiegel a toutes les peines du monde à minimiser cette violence. Dans le cas de la porte défoncée de M. Griveaux, imaginons que cette situation se soit produite en présence de soldats de l’opération Sentinelle. Que se serait-il passé ? Personne ne peut le dire. Leurs consignes sont très claires sur ce qu’ils doivent faire face à un acte terroriste, mais face à des manifestants, même violents, c’est une autre histoire. Pour MW, l’erreur cardinale du gouvernement a été toutes les concessions faites juste après les dégradations de décembre, ce qui a pu donner l’illusion que la violence paye. Vu des autres pays européens, la crédibilité du gouvernement français est sérieusement mise en cause, et pas seulement à cause de l’effet spectacle des reportages télévisés.
Pour Nicole Gnesotto, la dédramatisation que présente LZ est contradictoire. Le gouvernement a mis du temps à reconnaître que ce qui se passe est important et violent. Et entre la guerre civile (terme qu’aucun des intervenants de cette émission n’a employé) et un jeu théâtral de 7h à 19h, il y a une marge qui est la situation réelle. Les commerçants souffrent, la violence est le fait de groupuscules qui vont chercher la bavure, chercher à entraîner un durcissement autoritaire du régime. Il faut arrêter ces 1500 black blocs, bloquer les frontières à ceux d’entre eux qui viennent d’Allemagne, des Pays-Bas, etc. Il faut les stopper comme on a su stopper les hooligans.
La Chine : sa stratégie commerciale et diplomatique
Introduction
Xi Jinping, le président chinois, est en visite en Europe du 21 au 26 mars où il se rendra en Italie, puis à Monaco et en France où il est accueilli par Emmanuel Macron ce dimanche, à Nice. A Rome, Xi Jinping a signé ce samedi 23 mars avec le gouvernement italien un protocole d’accord qui fera de l’Italie le premier pays du G7 à endosser la stratégie chinoise du « Belt and Road Initiative » (BRI). Ce grand programme de prêts chinois mis en place depuis 2013 est destiné à financer, partout dans le monde, la construction de ports, de voies de chemin de fer ou de nouvelles routes commerciales, de nouvelles routes de la soie. Dans cette Europe divisée, le régime chinois utilise par ailleurs depuis 2012 le format dit « 16+1 » réunissant la Chine et 16 pays d'Europe centrale et orientale pour coopérer sur ces nouvelles routes de la soie. Ce groupe de pays se réunira à Dubrovnik (Croatie) le 16 avril prochain. A Bruxelles, les chefs d'État et de gouvernement européens se saisissent de la question chinoise. Emmanuel Macron avait estimé la semaine dernière que les Européens devaient avoir « une approche coordonnée » face à la Chine. Le Parlement européen a voté jeudi 14 mars un règlement qui prévoit d'organiser une meilleure surveillance des investissements étrangers dans l'Union européenne tandis que la commission européenne a proposé un document contenant dix plans d’action pour se défendre face à « la puissance économique et à l’influence politique croissantes » de Pékin. La Chine est, en effet, une figure de proue dans le secteur de l’innovation. Selon l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) qui a publié lundi son rapport annuel, en 2018, l’Asie a généré à elle seule, plus de la moitié des demandes internationales de dépôt de brevet. Par ailleurs, alors que le groupe de téléphonie chinois Huawei est devenu un acteur majeur dans le développement de la 5G, les pays occidentaux s’inquiètent que ces infrastructures puissent servir Pékin en favorisant l’espionnage et le sabotage. La situation des pays européens est d’autant plus compliquée que Donald Trump a fait de l’affaire Huawei un levier de négociation dans la guerre commerciale qu’il livre à la Chine.
Kontildondit ?
Michaela Wiegel :
Il faut s’arrêter un instant sur le parcours du président Chinois en Europe. Ce parcours ne dit rien sur le poids des pays dans le commerce extérieur avec la Chine, mais cela renseigne en revanche beaucoup sur les objectifs chinois et leur analyse des faiblesses européennes. Le président Xi commence par l’Italie, il se rend ensuite à Monaco, qui deviendra une sorte de vitrine européenne de la technologie 5G, et poursuit en se rendant en France.
L’Italie est le premier pays à avoir adhéré à ce projet des nouvelles routes de la soie, sans concertation avec ses partenaires européens. Alors même qu’au sein de l’Union Européenne, on regrette aujourd’hui que la Chine ait pu prendre le contrôle du port du Pirée lors de la crise grecque, et qu’on déclare qu’une solution européenne à la crise financière aurait été souhaitable, on voit réapparaître cette même ligne de division : un pays acculé qui se voit contraint d’ouvrir grand ses portes au géant Chinois.
Emmanuel Macron qui avait plaidé (en vain) pour une approche coordonnée, essaie à présent par tous les moyens de présenter à la Chine un front uni, en invitant la chancelière Allemande Angela Merkel et le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker à rencontrer le président Xi avec lui.
Cet habile jeu diplomatique ne doit pas pour autant leurrer. Dans le cas de Huawei et de la 5G, chaque pays européen a sa propre stratégie. L’Allemagne a été mise sous pression par les Etats-Unis, et même menacée de ne plus recevoir de renseignement de la part des USA, lors d’une véritable crise diplomatique. Finalement Angela Merkel a décidé de ne pas céder aux pressions américaines et donc de ne pas exclure Huawei du marché allemand de la 5G. Ceci dit, il y a de réels soucis de sécurité, car cette technologie peut se révéler un efficace cheval de Troie en ce qui concerne l’espionnage, notamment industriel, domaine où la Chine est déjà passée maître Il ne semble pas y avoir d’accord en vue sur cette question entre la France et l’Allemagne. L’Europe est donc divisée face à la Chine dont la stratégie est très claire.
Lionel Zinsou va essayer de dédramatiser. L’occident aime se faire peur, et si l’on considère les choses d’un point de vue historique qui ne soit pas purement occidental, on voit que le procédé mis en cause aujourd’hui a été rôdé dans les pays en développement, en Asie centrale, en Asie du sud ou en Afrique. La Chine a effectivement constitué 3000 milliards de réserve de change, dont une partie va être utilisée pour prêter au reste du monde. Aujourd’hui, la Chine est en déficit de la balance des paiements. Elle a cessé d’être en excédent structurel. Le record d’excédent structurel du commerce extérieur dans l’histoire mondiale est détenu par l’Allemagne en 2018. La Chine est sur la défensive en ce qui concerne ses exportations, qui sont en plus menacées par la guerre commerciale contre les USA. C’est l’Union Européenne qui accumule un déficit qui crée des déséquilibres dans le reste du monde, c’est l’UE qui pulvérise les records d’excédents. La Chine n’est plus dans la situation qu’on lui connaissait il y a dix ans.
Ensuite, le Parti Communiste Chinois se sent menacé. Il est menacé d’être discrédité tant les accusations de corruption sont grandes, et il a changé sa politique. C’est désormais la consommation qui va soutenir la croissance du pays, et non plus les exportations. Comment tout cela est-il compatible avec le maintien d’une économie extrêmement réglementée ? Il y a des problèmes internes d’équilibre et à l’approche du centenaire du Parti Communiste chinois (en 2021) l’inquiétude que ce dernier soit menacé est très forte. Il y a une angoisse pour le parti de disparaître comme ce fut le cas en URSS. Il faut qu’au centenaire de sa prise de pouvoir (c’est à dire à l’horizon de 2049) le régime soit conforté, et refondé sur des bases durables. Il est bien plus important pour les Chinois de développer l’ouest de la Chine et l’Asie centrale, régions qui menacent l’unité chinoise, que de contrôler le port du Pirée. Le développement du départ de cette route de la soie, la région du Xinjiang, est primordial. Les fantasmes et les peurs européennes sont dérisoires. Ce « péril jaune » est une invention européenne, que ne craignent ni les pays d’Asie centrale, ni les pays Africains.
Nicole Gnesotto ne croit pas non plus à la menace chinoise, elle croit en revanche à la faiblesse européenne, qui est une vraie source d’inquiétude. Elle est aussi d’accord avec LZ sur le fait que la seule préoccupation du pouvoir chinois, c’est la survie, et non la conquête. Mais pour survivre, il faut à ce pouvoir une stratégie de conquête. Pour NG, l’hystérie anti-Chinoise actuelle n’est pas européenne, elle vient des Etats-Unis qui essaient de nous la vendre.
Il y a cependant des raisons de s’inquiéter. Un chiffre est très éclairant là-dessus : la Chine c’est « 20 -20 - 20 ». 20% de la démographie mondiale, 20% du commerce mondial, 20% du PIB mondial. En comparaison, la France, c’est « 1 -1 -4 ». Il faut prendre la mesure d’un mastodonte qu’on ne doit plus appeler une puissance émergente. Quand la Chine explore la face cachée de la Lune, il y a quelque chose de fascinant, qui rappelle le premier Sputnik russe de 1957. La puissance technologique Chinoise et la rapidité des progrès sont stupéfiants. Ils sont leaders dans le domaine de l’Intelligence Artificielle, des drones, etc. L’ordre des priorités de la Chine est le suivant : commerce, technologie, militaire. La Chine n’est pas une puissance militaire, contrairement à la Russie.
Sur les stratégies de réponse, on a une alternative : soit une stratégie d’interdiction, ce qu’essaient un peu stupidement de faire les Américains, soit une stratégie de coopération et de containment, que devraient avoir les Européens, que Macron essaie d’afficher, mais qui ne trompe personne : la Commission Européenne a interdit la construction d’un leader mondial en matière de transports, en bloquant la fusion Alstom/Siemens, favorisant par là ... la Chine.
Jean-Louis Bourlanges est plus alarmé que ne le sont NG et surtout LZ. Il est difficile d’imaginer les chefs des gouvernements européens rassurés par le fait qu’une crise va poindre en Chine en 2049 ... Trump a tout de même raison sur un point : l’émergence d’un un pays aussi puissant que la Chine est en soi un phénomène bouleversant. Comme le disait De Gaulle : « les pays forts ont un défaut : ils ne peuvent s’empêcher d’être forts ». Les Chinois sont certes en proie aux difficultés évoquées par LZ, notamment dans le changement de stratégie pour soutenir leur croissance, mais pour ce qui est de leur stratégie dans le développement de ces nouvelles routes de la soie, la volonté économique (se procurer les matières premières) va de pair avec un contrôle politique. Quand les Européens ont envisagé une politique de screening sur les investissements, quels ont été les deux pays réfractaires ? Le Portugal et la Grèce, ce qui se comprend cas tous deux ont bénéficié d’acquisitions chinoises. Les contrats reposent sur des clauses secrètes, et la stratégie chinoise est celle de l’usurier : on ne cesse de prêter jusqu’à tout rafler en fin de compte, comme ce fut le cas au Sri Lanka.
Emmanuel Macron a raison de dire qu’il y a un réveil européen car le discours a complètement changé. L’affaire Alstom/Siemens a été une erreur, que JLB est toutefois prêt à nuancer, parce qu’il y avait des raisons au refus de la Commission. L’Europe est marginalisée sur le plan mondial, elle n’a ni le droit ni le pouvoir de dire par exemple aux Africains de ne pas traiter avec la Chine, mais elle est surtout divisée : la stratégie de cheval de Troie chinoise passe par l’Italie. Le problème européen majeur reste un problème institutionnel et politique : tant que l’Europe n’acceptera pas de prendre des décisions à la majorité qualifié et non à l’unanimité, elle ne décidera jamais de rien et restera à la merci de géants comme la Chine.