SORTIR DU TRAVAIL QUI NE PAIE PLUS : DIAGNOSTIC
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Antoine Foucher spécialiste des questions sociales, vous publiez, « Sortir du travail qui ne paie plus » le premier ouvrage publié dans une nouvelle collection dirigée par Laurent Berger « La société du compromis » aux éditions de l’Aube. D’abord un diagnostic : Dans une société fondée sur le travail, le travail permet de changer de niveau de vie. La majorité de ce que les gens possèdent provient de leur travail. Ceux qui travaillent vivent mieux que ceux qui ne travaillent pas. Or en ce début de XXIe siècle, plus aucune de ces trois propositions ne se vérifie en France. Depuis une quinzaine d’années, avec une augmentation moyenne du pouvoir d’achat de 0,8% par an, travailler ne permet plus à la majorité des gens de changer de niveau de vie. Dans les années 50/60,pour doubler ce niveau de vie il fallait une quinzaine d'années de travail ;désormais il en faut plus de quatre-vingts. Non seulement, le travail ne permet plus de changer de niveau de vie, mais la durée du travail ne diminue plus. Pour la première fois depuis 1945, il va falloir travailler autant, voire davantage que ses parents, et sans avoir l’espérance de vivre beaucoup mieux qu’eux. Chacun s’adapte comme il peut à cette nouvelle réalité, en combinant trois types de réaction : la résistance au travail, sa relativisation, ou, à l’inverse, la recherche dans le travail d’un sens à l’existence.
La stagnation générale et durable du pouvoir d’achat provient du ralentissement des gains de productivité (la quantité de biens et services produits par unités de travail) dû d’abord à la désindustrialisation, car c’est dans l’industrie que les gains de productivité sont les plus forts, dû ensuite au remplacement des emplois industriels détruits par des emplois de services, les uns bien ou très bien rémunérés (banque, assurance, conseil, professions juridiques …), les autres, peu rémunérés et peu susceptibles d’évolution (hôtellerie, restauration, événementiel, sécurité, propreté, aides à domicile …). La troisième raison est que nous ne sommes plus un peuple bien formé. Nous sommes désormais moyennement compétents avec en outre une inadéquation croissante entre les formations choisies et les compétences attendues par les entreprises.
Cette nouvelle donne et les adaptations qu’elle provoque sont le début d’une nouvelle époque : la transition énergétique va peser durablement sur le pouvoir d’achat des travailleurs et le vieillissement démographique - quatre travailleurs pour prendre en charge un retraité dans les années 1960, trois dans les années 1980, deux en 2000, plus que 1,7 aujourd’hui - nécessitera un allongement progressif de la durée de travail pendant la vie.
Dernier point, mais non le moindre : aujourd’hui, nous taxons le travail 8 fois plus que l’héritage, 2 fois plus que les retraites et 1,5 fois plus que l’investissement. La taxation du travail apparaît comme un moindre mal, comme celle que nous tolérons collectivement le plus.
Kontildondit ?
David Djaïz :
Peut-être commencerai-je par un sujet que votre livre n’aborde pas de front : la productivité. Il me semble qu’un spectre hante votre ouvrage, et que c’est celui de la productivité perdue. Vous expliquez ainsi que durant les Trente Glorieuses, elle galope, puis ne cesse de ralentir dans les décennies qui suivent, pour être aujourd’hui quasiment à l’arrêt. Il y a plusieurs explications à ce ralentissement, que Philippe vient de citer, et auxquels ont pourrait ajouter l’augmentation des coûts de l’énergie et du capital, puisque la productivité n’est jamais que la richesse produite par heure travaillée, et que ces coûts ne sont pas près de baisser.
Aux fond, ne faudrait-il pas se soucier avant tout le reste d’une véritable politique de productivité ? Paul Krugman avait écrit un article fameux, dans lequel il disait combien le remplacement de la productivité par la compétitivité avait été néfaste, parce qu’il nous plaçait dans une posture défensive. Pour avoir observé beaucoup d’entreprises actuelles, j’ajouterai que la réflexion sur l’organisation du travail n’a pas beaucoup progressé depuis les « années Toyota », pendant lesquelles on réfléchissait sur la qualité. N’y a-t-il pas une politique à reconstruire, visant à redémarrer la productivité, que ce soit par la réindustrialisation, par la recherche et l’innovation, par une réflexion sur la productivité des services, sur l’organisation du travail ? Et cela, avant même d’aller s’attaquer au nombre d’heures travaillées dans l’économie.
Antoine Foucher :
Je suis entièrement d’accord. S’il n’y avait qu’une seule chose à faire pour améliorer le pouvoir d’achat à long terme dans ce pays, ce serait de travailler sur la productivité, parce que c’est la seule solution pérenne. Simplement, et peut-être l’ai-je expliqué trop rapidement dans le livre, redresser durablement la productivité, cela prend beaucoup de temps. Cela ne se fera pas en quelques années, mais en plusieurs décennies, tant la désindustrialisation est forte, et puisqu’elle est la cause principale du ralentissement. La productivité passe aussi par un niveau de compétences et une capacité d’innovation, et corriger cela prend aussi des décennies. Donc si on espère retrouver un chemin de productivité qui permettra au niveau de vie d’augmenter dans des proportions satisfaisantes, il faudra au moins une décennie (mais c’est certainement bien trop optimiste), mais plus probablement 20 ou 30 ans, à savoir la durée qui correspond à celle de notre décrochage.
La raison pour laquelle j’évoque ce sujet trop rapidement, c’est parce que je ne crois pas qu’il soit possible de dire à la population, en tous cas dans un contexte politique court-termiste : « on a parfaitement identifié le problème, on sait ce qu’il faut faire, mais il va falloir au moins 20 ans avant que ça aille mieux ». C’est évidemment inaudible politiquement. C’est pourquoi il faut aussi des mesures de court terme, et ce sont celles sur lesquelles je me suis concentré dans le livre, car je les estime capables de faire la transition avec la solution de long terme.
Matthias Fekl :
J’aimerais vous interroger à propos de l’irruption de l’Intelligence Artificielle (IA), car elle va évidemment avoir un fort impact sur la productivité, mais aussi révolutionner le travail, qu’il soit peu ou très qualifié. Là où les changements technologiques d’envergure mettaient autrefois des décennies à transformer le paysage du travail, la révolution IA va tout changer en un temps record.
Antoine Foucher :
Les consensus à propos de l’IA sont difficiles à trouver, mais je crois qu’il y en a au moins un : c’est la première révolution industrielle qui va impacter d’abord les « cols blancs », les métiers les plus qualifiés. Donc le sujet de la productivité IA pour les employés et les ouvriers (c’est à dire ceux qui ont le plus besoin d’une augmentation de leur pouvoir d’achat) restera marginal dans un premier temps.
Ensuite, il faut être très prudent dans les espérances de productivité que peut apporter l’IA, en raison des avancées des technologiques précédentes, qui n’ont pas tout changé du tout au tout. Ne commettons pas la même erreur avec l’IA que celle que nous avons commise au début du siècle avec Internet. L’IA ne sera peut-être pas une révolution industrielle.
Lionel Zinsou :
Je vous remercie pour votre livre, qui est très stimulant. On y apprend énormément de choses sur le travail, et elles sont souvent contre-intuitives. Il faut absolument le lire, il est très utiles à tous ceux qui s’intéressent au travail, or qui ne s’y intéresse pas ? C’est un essai indispensable pour quiconque veut réfléchir à la société d’aujourd’hui. Il a un autre mérite : il comporte des « irritants », des petites choses qui entretiennent le dialogue entre le lecteur et l’auteur. C’est un livre de compromis, entre la nostalgie de valeurs qui doivent être celles de vos parent ou de votre enfance, et que vous voulez absolument retrouver, et une projection dans l’avenir : comment va-t-on retrouver notre rang et ré-enrichir les travailleurs ?
Êtes-vous vraiment sûr qu’il y a d’un côté des travailleurs qu’on dessert, et de l’autre, des héritiers, des rentiers, des consommateurs, des retraités, qui sont les grands bénéficiaires de la redistribution des revenus ? Plutôt que ces catégories tranchées, ne serions-nous pas plutôt des hybrides de tout cela à la fois ? Des travailleurs-consommateurs, en somme.
Deuxième mythe : la réindustrialisation. David a tout de suite souscrit à l’idée qu’elle était la condition sine qua non de la productivité, mais si les gens consomment des biens qui ne sont pas industriels, cela va tout de même poser problème … Vous déplorez que la production manufacturière soit passée de 40% de notre PIB à 10%, mais c’est le cas dans tous les pays riches, et c’est d’ailleurs en train d’arriver à la Chine et à l’Inde. Si vous consommez des services, et/ou que vous souhaitez consommer de moins en moins de textile par exemple, acheter des vêtements recyclés pour décarboner l’économie, vous n’êtes pas près de reconstituer les filatures de l’Est de la France … Pourquoi s’échinerait-on à reconstruire la possibilité de fabriquer des produits si les gens ne veulent pas les acquérir ? Ou qu’ils veulent acheter à un prix relatif de plus en plus bas (Car c’est un élément important de leur enrichissement) ?
Troisième irritant : le livre ne parle que de la France, je n’ai trouvé le mot « Europe » que deux ou trois fois. Peut-être ai-je mal cherché, mais cela me parait tout de même très peu. Car à propos du travail, il y a de nombreux sujets sur lesquels il ne faut pas seulement réfléchir en termes de comparaisons (le nombre de places perdues dans tel ou tel classement). Les solutions que vous proposez sont franco-françaises plutôt qu’européennes, mais il est difficile pour la seule France de se comparer à des « pays-continents » comme la Chine ou les Etats-Unis.
Antoine Foucher :
Oui, la grande majorité de nos concitoyens sont à la fois des travailleurs et des consommateurs, par moment un peu rentiers, et de futurs retraités. Mais ce que j’essaye de montrer dans le livre, c’est que ce que nous avons choisi de taxer collectivement le plus, c’est le travail. Au sens où : c’est quand vous gagnez votre argent en travaillant qu’on vous en prend le plus. Et c’est un choix collectif. Or il me semble que dans une société fondée sur le travail (et non sur la naissance, comme sous l’Ancien Régime, ou sur le besoin comme dans un régime communiste), même si c’est la même personne qui est à la fois travailleuse, rentière, héritière et future retraitée, il vaudrait mieux que gagner son argent par le travail soit plus avantageux que par un autre moyen, sans quoi on incite moins au travail. Dans le livre, je dis (chiffres à l’appui), que nous avons fait un choix « anti-travail », parce qu’on taxe le travail huit fois plus que l’héritage, trois fois plus que les retraites, et une fois et demi plus que l’investissement. Donc, en chacun d’entre nous, qui sommes effectivement à la fois héritiers, rentiers, etc. quand il s’agit de faire un choix entre toutes ces possibilités, nous avons moins intérêt à choisir le travail. Le travail est la voie la plus difficile vers l’enrichissement en France, et cela ne me paraît pas être un choix judicieux. Je lie cela à une question collective, car je ne connais pas de société qui ait prospéré en ayant favorisé la naissance ou la rente par rapport au mérite ou au travail.
A propos de la désindustrialisation, j’ai récemment eu la même discussion avec Jean Pisani-Ferry, et nous étions en désaccord. Car, tout comme il n’y a pas eu de mondialisation heureuse en Occident, il ne peut pas non plus y avoir de désindustrialisation heureuse. Parce que la destruction des emplois industriels ne s’accompagne pas d’une création d’emplois dans lesquels les gens qui ont perdu leur emploi s’épanouissent davantage, ou même simplement autant qu’avant, dans leur nouvelle activité. D’une part parce que dans une carrière dans l’industrie, il y a une évolution professionnelle qui va vers le mieux : à mesure des années, on vit de mieux en mieux. Et d’autre part il y a une fierté dans les métiers productifs qui est réellement gratifiante, liée à la transformation du réel et qu’on n’a pas, ou moins, dans beaucoup d’emplois de service. Dans la disparition de ces emplois-là, il y a donc une double perte : en évolution du pouvoir d’achat, et en estime de soi.
Et puis, on continue à consommer des biens industriels en France. Je crois que c’est dans le rapport Draghi qu’on apprend que nous ne produisons que 36% des biens matériels que nous consommons. Vous citiez l’exemple du textile, mais c’est le pire, puisque nous importons dans ce domaine 87% de ce que nous consommons. Et il n’y a aucune fatalité à cela : l’Italie continue à produire beaucoup des vêtements que portent les Italiens et les autres Européens, et d’autres pays européens (comme l’Allemagne ou les pays du nord) ont conservé une industrie deux à trois fois plus volumineuse que la nôtre. Là encore, il s’agit d’un choix français. Choix qui nous rend collectivement malheureux, parce qu’il y a un lien direct entre désindustrialisation et gains de productivité. Il y a une incertitude sur les gains de productivité qu’apporteront les nouvelles technologies, en revanche il y a une certitude sur le lien entre industrie et productivité : partout où il y a de l’industrie, la productivité est meilleure.
Si nous voulons retrouver de la productivité (et donc du pouvoir d’achat) pour une partie importante des Français, il faut réindustrialiser. Pour la cohésion sociale, et pour la place du travail dans notre pays. Pourquoi ne pas ramener en France des productions que nous avions délocalisées ? Y compris grâce à des subventions, comme Joe Biden l’a fait aux Etats-Unis. Mais évidemment, il ne faut pas le faire n’importe comment, choisir les bons segments, etc.
Enfin, sur l’Europe, vous avez raison : j’en parle peu. C’est peut-être une lacune du livre, mais il y a une raison : il me semble que le travail n’est pas qu’une valeur économique, mais aussi une valeur culturelle. Le rapport au travail est différent dans chaque pays d’Europe, et je ne suis pas sûr qu’on puisse parler d’une valeur travail à l’échelle européenne. C’est pourquoi la deuxième partie du livre, qui parle de la refondation d’une nouvelle société du travail, reste focalisée sur la France. Je crois qu’il faudrait un livre différent selon chaque pays …
David Djaïz :
Lionel parlait de la volonté de rompre avec la société de consommation, mais on n’a jamais consommé autant de produits manufacturés. Je suis moi aussi un militant de la réindustrialisation, car je la crois aussi vitale pour la productivité que pour le contrat social. Mais les services sont devenus une composante incontournable de notre économie. Il y avait eu une étude très intéressante de McKinsey, montrant l’effet de ciseau des prix relatifs de l’industrie et des services, aux Etats-Unis et en Europe, entre 1990 et 2020. Et on voyait que les prix des produits manufacturés ont très largement baissé (concurrence internationale oblige), en revanche les prix des services ont explosé. Aux Etats-Unis, à cause du manque de régulation concurrentielle. En Europe, ils ont moins augmenté, précisément grâce à une politique plus forte de régulation de la concurrence, en revanche les prix relatifs de l’immobilier et de la santé ont quand même augmenté très fortement.
Je partage votre théorie sur la réindustrialisation, mais n’y a-t-il pas aussi un énorme travail à faire dans les services ? Par exemple, les services bancaires. Les banques se sont lancées dans d’immenses projets informatiques depuis les années 1990, qui n’ont ni fait beaucoup augmenter la productivité, ni rendu du pouvoir d’achat aux clients.
Antoine Foucher :
Oui, il y a beaucoup à faire. Mais même en rattrapant cela par des ajustements précis de réglementations, ou une meilleure redistribution des gains captés par les services, deux problèmes se posent. D’abord, la déformation du partage de la valeur entre le capital et le travail est beaucoup moins forte en Europe qu’aux Etats-Unis, au point qu’elle est presque inexistante. En France, il n’y a quasiment pas de « gras » à aller chercher pour le redistribuer au travail. Et ensuite, même si les banques ou les assurances font des gains de productivité, ce ne sera jamais à la hauteur de ce que l’industrie est capable de faire. Travailler sur les services peut être un atout supplémentaire, mais cela ne saurait constituer le cœur d’une politique de redressement de la productivité.
SORTIR DU TRAVAIL QUI NE PAIE PLUS : PROPOSITIONS
Introduction
Matthias Fekl :
Selon moi, la force de votre livre réside dans sa volonté de trouver des compromis. En cela, il est digne de la collection dans laquelle il est publié, et vous tordez le cou aux idées reçues des deux côtés du spectre politique : à la fois ceux qui pensent que tout va bien et qu’il n’y a besoin de rien réformer, mais aussi à ceux pour qui la France est le pays de la flemme. Vous montrez, chiffe à l’appui, que ces deux opinions sont fausses.
Sur les solutions proposées, j’aimerais vous questionner sur quels points de fond, mais aussi de méthode. Sur le fond, vous pointez à juste titre l’importance du logement et de l’héritage, facteurs majeurs d’inégalités dans notre pays. Concernant l’héritage, vous proposez de taxer davantage ceux que vous appelez les héritiers « les plus chanceux », c’est-à-dire les plus gros héritages, avec différents seuils selon les montants. Mais on a beau dire que cela ne concernera que les patrimoines les plus élevés, c’est à dire une toute petite fraction de la population (autour de 1%), les choses étant ce qu’elles sont en France, cela provoque immédiatement une levée de boucliers. Comment l’expliquez-vous ? Pensez-vous que les gens se disent « l’Etat commence par les 1% les plus fortunés, mais ensuite ils vont baisser les taux, et ça va finir par tomber sur moi » ? Ou y a-t-il des raisons plus profondes ? Et surtout, comment surmonte-t-on ce genre d’obstacle ? Parce que la question des héritage est de nature à créer des coalitions telles qu’elles interdisent de bouger.
Sur la méthode, je suis plus dubitatif. En gros vous dites que pour que tout cela soit approprié par les Français, il faut un référendum, préparé par un grand débat national. Et puisque le référendum doit venir du président de la République, très sincèrement, étant donnée la situation politique actuelle, si le président disait demain : « je vais faire un référendum sur ce thème, que je ferai précéder d’un grand débat national », il est à peu près certain qu’il perdrait le référendum, pour des raisons qui n’auraient rien à voir avec le sujet. Dont vous admettez d’ailleurs qu’il est très mal connu …
Antoine Foucher :
Comment expliquer l’hostilité à la taxation de l’héritage ? À mon avis par trois raisons. Vous avez évoqué la première : « je les connais, pour l’instant c’est les autres, mais ça va finir par me retomber dessus ». La deuxième raison est la popularité de la formule de Ronald Reagan, diffusée dans tout l’Occident depuis le début des années 1980 : « l’impôt sur la mort ». Dans une société individualiste, se dire qu’une collectivité, c’est-à-dire quelque chose d’abstrait, va venir s’immiscer dans la relation personnelle que vous aviez avec le défunt est très vexatoire et semble injuste. Enfin, il y a l’argument porté par Nicolas Sarkozy il y a une quinzaine d’années : « l’héritage, c’est le fruit du travail, il a donc déjà été taxé, on ne va pas le taxer une deuxième fois ».
Je pense qu’il faut prendre ces arguments au sérieux, et ne pas les récuser, mais plutôt chercher un compromis. Faire valoir une autre réalité, tout aussi vraie, qui justifie qu’on fasse quelque chose à propos de l’héritage : la majorité de ce que nous possédons aujourd’hui n’est plus liée à notre travail ou à notre mérite, mais vient de l’héritage. Donc, si nous sommes ou voulons être dans une société du travail, il paraît logique que la majorité de ce que nous possédons vienne du travail. En moyenne en France aujourd’hui, la part de l’héritage dans le patrimoine de chacun est de 60%. C’était 35% dans les années 1970. Il me semble que se fixer un horizon à environ 50% serait raisonnable, et permettrait de changer les mentalités : se dire qu’en moyenne, ce que nous chacun d’entre nous possède provient d’abord de notre travail. Il me semble que cet argument peut nourrir un débat a minima, sans prendre de front la question de la sensibilité sur la question de l’héritage.
Sur la méthode enfin. Il y a un passif chez les Français, qui pèse lourd : nous sommes traumatisés par le référendum de 2005. Une majorité des élites de ce pays était favorable au « oui », 55% des Français ont voté « non », et on n’en a pas tenu compte. Mais si l’on prend un peu plus de recul historique, depuis 1958, sur les dix référendums proposés, huit ont été gagnés par le président qui les proposait. Et certains portaient sur des sujets tout aussi compliqués techniquement, voire bien plus (le traité de Maastricht ou la Constitution de la Vème République ne sont pas moins compliqués qu’une réforme fiscale et sociale concernant le travail). Enfin, ces sujets sont mal connus dans leur réalité macro-économique. La concentration de l’héritage est très mal connue : le patrimoine est hyper-concentré en France. Dans la réforme que je propose, on laisse tranquille 90% des héritiers. Le fait que le travail est bien plus taxé que les autres sources de revenus est également très mal connu. Bref, il me semble qu’un grand débat national à ce sujet, même dans un contexte politique aussi difficile, permettrait au moins de mieux faire connaître ces réalités là. Car à la fin, la question posée aux Français serait : « fonde-t-on la société de demain, et donc le bien-être collectif des générations futures, sur le travail ? Ou continue-t-on à le négliger et le reléguer ? » Cela ne me paraît pas spécialement naïf de penser qu’à la fin, la réponse serait « oui, choisissons le travail ». En plus, la même personne qui voit un débat au Parlement sur la taxation de l’héritage ou la stabilisation des pensions de retraites et se dit « c’est scandaleux », quand elle se rend dans l’isoloir, peut voter « oui ».
Lionel Zinsou :
Beaucoup de vos propositions sont aujourd’hui dans le débat budgétaire. Vous recommandez notamment de ne pas faire le « big bang » des 100 milliards de rémunérations supplémentaires pour les travailleurs en réduisant les impôts (car beaucoup de ces travailleurs ne sont pas imposables), mais en baissant les cotisations sociales, ce qui « ratisserait plus large ». En procédant de la sorte, on baisse les recettes, il faut donc compenser ailleurs. En fait, vous augmentez les impôts de façon spectaculaire dans un pays dont le niveau d’imposition moyen bat déjà de nombreux records. Le « big bang » que vous proposez est particulièrement big. Car on ne parle pas des niches fiscales, mais vraiment des plus grandes masses : augmentation tout à fait significative de la TVA, de la CSG, de l’impôt sur le revenu … Le chiffre que j’ai cherché dans le livre est celui de l’augmentation des prélèvements obligatoires qu’impliquerait ce « big bang ». Objectivement, ce serait une pression fiscale assez exceptionnelle. C’est amusant, car c’est un compromis entre votre passé du MEDEF et la CFDT sous-jacente à chaque page de votre livre, publié dans une collection dirigée par Laurent Berger … Vous êtes indéniablement un homme de compromis ! Il n’en reste pas moins que vous proposez une augmentation massive d’impôts.
On pourrait dire : procédons à l’américaine ou à la britannique, et taxons énormément les héritages. Mais du coup, baissons les impôts dans le reste de la vie. C’est ce que font ces pays. C’est un autre modèle, mais je ne suis pas sûr qu’il puisse gagner un référendum.
Antoine Foucher :
Je pense que cette partie du livre n’est pas suffisamment claire, car dans la proposition que je fais, les prélèvements obligatoires n’augmentent pas du tout. Pas d’un seul euro. Ce que je propose, c’est un transfert entre des prélèvements qui sont aujourd’hui assis sur le travail, et qui reposeraient ensuite sur la rente, l’héritage, la consommation et la retraite. À la fin, le niveau de prélèvements obligatoires en termes maastrichiens n’a pas augmenté d’un centime. Après ce « big bang », la pression fiscale resterait élevée, et continuerait à battre des records, mais elle n’aurait pas augmenté.
Lionel Zinsou :
Même vu d’une entreprise ? Cette stabilité des prélèvements obligatoires ne les pénaliserait pas ?
Antoine Foucher :
Au contraire. Comme il s’agit d’une meilleure rémunération du travail sans effort de l’entreprise, certains syndicalistes m’ont même reproché le fait que cela pourrait améliorer les salaires sans que les entreprises n’aient à les augmenter … Parce que ce sont les cotisations salariales que je propose de baisser. Donc pour le même coût pour l’entreprise, le salaire net de l’employé augmenterait. Par exemple, le salaire médian en France est aujourd’hui à 2091€. Mais pour toucher 2091€ net, il faut en réalité gagner 3600€ brut. Avec la réforme que je propose, sur les 3600€ brut, il vous resterait environ 2500€.
La pression fiscale dans ce pays est déjà très élevée, c’est un fait, et j’ai donc veillé très attentivement à ne pas la faire augmenter dans mes hypothèses. Je ne propose pas d’augmenter les impôts, mais de changer la répartition des prélèvements, pour favoriser le travail.
Il y a une autre objection qu’on me fait souvent, et que vous avez également esquissée : « mais pourquoi ce « big bang » de 100 milliards d’euros n’est-il pas financé par une baisse des dépenses publiques, plutôt que par un transfert de prélèvements ? » À cause des ordres de grandeur. Je ne sais pas comment on pourrait baisser les dépenses publiques de 100 milliards d’euros sans toucher au modèle social. Et mon livre n’a pas pour objectif de changer le modèle social français. J’ai eu cette discussion avec des chefs d’entreprise, et on en revenait toujours à cela : « Rémunérez mieux le travail, mais pour cela, baissez la dépense publique ! » Ah oui ? Mais laquelle ? Par exemple, si l’on supprimait 100.000 fonctionnaires, on ne ferait que 5 milliards d’économies. Donc veut-on supprimer deux millions de fonctionnaires ? Bien sûr que non. De même, baisser de 30% les allocations chômage, c’est n’économiser que 10 milliards … Changer le modèle social n’est pas ce que je propose.
David Djaïz :
La clef de la baisse de la dépense publique, c’est notre système de retraites, mais c’est effectivement un tout autre sujet …
Merci d’avoir mis avec une telle netteté cette question dans le débat français, car elle devrait être l’une des deux questions essentielles de la prochaine élection présidentielle : la place du travail, et ce qu’on veut taxer dans ce pays (l’autre question étant l’art de gouverner et la fin de la monarchie présidentielle). Et sur cette question du travail, quelques pays ont réussi de grandes bascules. La Suède a par exemple réussi à baisser la pression fiscale sur le travail, au profit de la fiscalité écologique. Il faut se poser la question en ces termes : quelle base veut-on taxer, pour atteindre quels objectifs ?
Je disais que la productivité est un spectre qui hante votre livre, à cause d’une question que vous ne posez pas frontalement : pourquoi a-t-on autant taxé le travail ? Tout simplement parce que la productivité du travail a très longtemps été un cheval au galop, laissant tout le reste loin derrière. Le travail était la belle base taxable, trop tentante pour être ignorée. Et puis la situation s’est brutalement renversée, à cause de la démographie, de la progression des patrimoines, des politiques monétaires de taux bas qui ont fait progresser les actifs immobiliers, etc.
La question est donc bien de réussir cette bascule, vitale pour notre contrat social. Mais là où je rejoins Lionel et Matthias, c’est que nous sommes dans un pays d’injonctions contradictoires. Tout le monde pourrait entendre un discours de détaxation du travail, mais quand on dit « on va rééquilibrer avec les retraites », ou « on va égaliser les taux de CSG », on a un tollé immédiat. Alors même que les chiffres que vous donnez sont tout à fait choquants. Par exemple, les 1% des héritiers les plus chanceux reçoivent 4,2 millions d’euros nets de droits. C’est absolument fou … Moi qui appartiens probablement à la fraction des travailleurs les mieux rémunérés, si je ne fais que travailler toute ma vie, je n’arriverai jamais à un tel patrimoine … On voit bien qu’il y a quelque chose qui cloche sérieusement. Donc : merci de poser ces constats aussi clairement, mais comment convaincre des Français saturés d’injonctions contradictoires ? On veut redevenir des producteurs, mais on veut consommer à bas prix. On ne supporte pas de toucher à l’héritage ou à la retraite … Comment faire pour que les Français s’aperçoivent qu’il s’agit d’un combat vital ?
Antoine Foucher :
Je n’ai pas de bonne réponse à cette question redoutablement difficile, mais il me semble que la réponse la moins mauvaise, c’est de dire et partager la vérité, et de mettre les Français devant leurs responsabilités. Car si nous en sommes arrivés là, c’est parce qu’on ne nous donne pas le bon diagnostic, celui que vous venez de résumer : on continue de baser notre protection sociale sur la productivité, or celle-ci était jadis galopante mais elle est aujourd’hui stagnante. Et nous n’avons pas adapté la fiscalité à notre nouvelle réalité. En démocratie, je ne pense pas que nous ayons d’autre choix que de partager ce constat (et ce sera long, j’en suis conscient), et demander aux Français de se prononcer.
C’est pour cela que je ne parviens pas à renoncer à l’idée de référendum : cette bascule, ou cette refondation de notre modèle social est un choix de société. Il s’agit de baser notre contrat social sur le travail : c’est sur lui qu’on entend fonder notre prospérité et notre avenir. Cela demande des choix difficiles, et cela suppose une grande pédagogie. Mais à la fin, c’est aux Français de décider. Comme vous l’avez dit, les tollés potentiels sont partout. Mais ce n’est pas parce qu’une question crée un tollé qu’elle ne mérite pas d’être posée. Comme le disait de Gaulle à la fin de ses Mémoires d’espoir : « ce qui est salutaire à la nation ne va pas sans blâmes dans l’opinion ni sans pertes dans l’élection ». Mais c’est aux Français de trancher, de décider si on continue de se complaire dans cette société de la rente et de l’héritage que nous sommes en train de devenir, ou si nous voulons redevenir une société du mérite et du travail. À mon avis, cela mérite un référendum.
Philippe Meyer :
Lionel m’a volé ma conclusion en signalant que Laurent Berger, ancien secrétaire général de la CFDT, a fait appel à vous, ancien conseiller du MEDEF, et ancien directeur de cabinet de Muriel Pénicaud, pour écrire le premier livre de sa collection, appelée « la société du compromis ».
Cela m’amène à la dernière question. Le grand débat national que vous souhaitez serait sans doute compliqué politiquement, non seulement à cause de la place qu’y occuperait le président de la République, mais aussi parce qu’à mon avis, aucun des partis politiques n’a intérêt à y participer. D’où ma question, dont j’imagine que vous avez discuté avec Laurent Berger : qui pour soutenir cette initiative ?
David Djaïz :
Pardon, mais il me semble qu’une telle question ne peut relever que d’une élection présidentielle. Elle est trop fondamentale pour notre contrat social pour être confiée à tel ou parti, et donc immédiatement combattue par ses adversaires, par pur réflexe partisan …
Philippe Meyer :
Mais cette question, précisément parce qu’elle est fondamentale, va bien devoir être posée par quelqu’un … Par qui ?
Antoine Foucher :
Toutes les forces qui savent que le constat est le bon, et que les orientations des solutions vont vers une centralité plus forte du travail. Et ils me semblent qu’ils ont moins à perdre dans un référendum que dans une élection. Car une femme ou un homme politique veut être élu(e), pour exercer le pouvoir. Or le « big bang » que je propose, étant données ses ramifications, a un coût électoral important, notamment auprès des retraités, qui constituent aujourd’hui un votant sur deux.
Avec le référendum, ce qui peut être intéressant, c’est de dire « même si vous m’élisez, le référendum que je propose est si énorme qu’il décidera bien plus largement de la politique conduite que tel ou tel programme de campagne électorale » Il s’agit d’orienter tout le contrat social, un changement massif, tel qu’il ne s’en produit qu’une à deux fois par siècle, pas simplement d’un programme de quinquennat. Et iI me semble que cela peut créer dans la tête des électeurs un bénéfice du doute : « son programme me plaît ; son truc sur le travail, j’ai des doutes, mais comme ce sera par référendum, ça ne m’empêche pas de voter pour elle / lui. » J’ai bien conscience que ma réponse a un peu l’air d’une prise de judo, mais ce que je veux dire par là, c’est que le référendum est aussi une manière de rassurer lors d’une élection : « sur cette question-là, c’est vous qui aurez le dernier mot ».