L’ÉLECTION ET LA SITUATION DES ETATS-UNIS
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Aux Etats-Unis, trois ans après avoir quitté le bureau ovale, Donald Trump a été élu 47ème président des 244 millions de citoyens américains. Pour la première fois depuis 2004, les Républicains ont remporté le vote populaire en plus d’une nette majorité de grands électeurs. Selon les dernières projections, 64,5% des Américains ont voté soit la deuxième plus forte participation depuis 1908, juste derrière 2020. Donald Trump a remporté la totalité des États pivots, tandis que son parti a décroché dans le même temps la majorité au Sénat. C'est la première fois qu'un candidat républicain remporte le vote populaire depuis George W. Bush en 2004, et la seconde fois qu'un président est réélu pour un second mandat non consécutif depuis Grover Cleveland en 1892. L’ampleur de cette victoire « haut la main » provoque la surprise, les sondages ayant longtemps été favorables à Kamala Harris, puis les deux candidats ayant été annoncés « au coude-à-coude » au cours des dernières semaines de la campagne.
Élu une première fois en 2016, battu de justesse en 2020 par Joe Biden lors d’un scrutin dont il n’a jamais reconnu les résultats, Donald Trump a revendiqué une « victoire politique jamais vue » dans le pays, et promis un nouvel « âge d’or » aux Américains. Sa victoire, le candidat républicain la doit à une stratégie électorale risquée : miser d'abord sur l’Amérique rurale. Il a rassemblé 55% des voix chez les blancs non diplômés et 60% dans les campagnes. Un socle ultra solide qui s'est aussi élargi : Trump fait mieux qu’en 2020 dans « quasiment tous les groupes démographiques » dont certains piliers de l’électorat démocrate : les femmes (+ 2 points qu’en 2020), les Hispaniques (+6) les Afro-américains (+7) et surtout les jeunes hommes (le "bro vote", +15). A l’inverse, Kamala Harris ne progresse que chez les femmes diplômées et échoue à mobiliser sur l’avortement et la défense de la démocratie : elle réalise 80% des votes chez ceux plaçant ces deux thèmes comme priorité mais cela est compensé intégralement par les 80% de votes contraires chez ceux favorisant l’immigration ou l’économie. Au lendemain du scrutin, Kamala Harris a reconnu sa défaite. Après avoir appelé son adversaire pour le féliciter, la candidate démocrate a appelé ses soutiens à accepter les résultats.
Au lendemain de la victoire de Donald Trump, la bourse américaine s’est envolée, le dollar a connu sa plus forte hausse depuis huit ans, le bitcoin - soutenu par Trump - a dépassé pour la première fois les 75.000 dollars.
Kontildondit ?
Lucile Schmid :
Nous voulions croire que Donald Trump serait battu, et nous nous attendions à une élection compliquée, à passer des jours et des jours, à recompter les voix et à éplucher les recours judiciaires, alors que la victoire de Donald Trump a été nette. Il faut donc d’abord faire le constat d’un certain déni de réalité, qui nous a tous touchés.
Deuxième chose frappante : Kamala Harris, qui était une icône il y a encore quelques jours, est désormais accusée d’avoir été une mauvaise candidate. Pourtant, ce que ces résultats nous montrent, c’est moins la défaite et les failles d’une candidate, que la progression du trumpisme dans les mentalités américaines. C’est ce dont les sondages n’ont pas su rendre compte, et anticiper. Pourquoi ? Il n’y a pas une explication nette, sans doute est-ce parce que les électeurs de Trump répondent moins aux sondages : en se mettant à côté du système, cette part de la population est plus difficile à « lire ».
Comment peut-on élire un candidat dont le programme est « drill, baby, drill » (to drill : forer), à l’heure du réchauffement climatique ? Un candidat qui dit que les super-incendies se produisent parce qu’il y a trop d’arbres, et qu’il faut en abattre ? Il y a une corrélation entre les énormités proférées et le pouvoir : plus ce qu’on raconte est énorme, plus on est fort … Comment structure-t-on la puissance aujourd’hui ? C’est la question que semble poser cette élections américaine, et la réponse apportée par la victoire de Trump semble être : par le mensonge et les rodomontades.
Kamala Harris ne me paraît pas avoir démérité. Elle est entrée tard dans sa campagne, qu’elle a menée à l’ombre de Joe Biden. Ce dernier lui a tiré une balle dans le pied, en comparant les sympathisants de Trump à des « ordures » juste avant l’élection, ce qui a permis à Trump d’enfiler une combinaison fluorescente et de conduire un camion-poubelle … On est ainsi passé dans ce monde de la télé-réalité que le candidat républicain affectionne. Cette élection, c’est aussi la victoire de cette « dé-réalité » télévisuelle.
L’une des erreurs de la candidate démocrate a sans doute été d’opposer trop fortement les hommes et les femmes. Cela n’a pas payé. Certains clips promotionnels de sa campagne enjoignaient les femmes conservatrices à voter « en cachette » de leurs convictions proférées, et aller ainsi sur les frontières de l’intime lui a coûté cher. D’autre part, ce n’est pas parce qu’on est une candidate femme qu’on ne doit pas traiter les sujets d’économie et de société. « Genrer » ainsi les discours a été une erreur. Donald Trump non plus n’a pas parlé sérieusement d’économie, mais il a réussi à gagner en faisant passer cette élection sur des codes télévisuels qui nous échappent : c’est à la réalité de « The Apprentice » que nous avons désormais affaire, et plus à la politique telle que nous l’avons connue.
Lionel Zinsou :
Dans tous les pays du monde, on se pose d’énormes questions, non seulement sur les Etats-Unis, mais aussi sur soi-même. Tant de paramètres de cette élection figurent dans les autres démocraties qu’on se demande si on n’a pas affaire à une pandémie politique mondiale.
D’abord, l’inflation a manifestement eu des effets politiques que beaucoup de gens (comme moi) n’avaient pas mesuré. Au fond, les deux récentes fortes vagues d’inflation (reprise post-Covid de 2021 et conséquences de la guerre en Ukraine) ont eu des conséquences qu’on n’a pas encore observé partout. En Afrique, l’inflation a été alimentaire et énergétique. Et pour des gens dont les dépenses alimentaires et énergétiques représentent deux tiers des revenus, une augmentation de 40% est absolument intenable. Mais cela a touché tous les pays développés, par la baisse du pouvoir d’achat. Et les élites intellectuelles ont trop raisonné sur des concepts généraux. Par exemple, en France, on peut dire qu’il n’y a pas eu de régression du pouvoir d’achat du revenu disponible des ménages depuis le Covid. Parce qu’il y a eu une forte protection, au point qu’on a eu une augmentation de ce revenu des ménages de 2% en 2020, et c’était encore plus fort aux Etats-Unis (6%). Le tout en pleine récession.
Seulement, tout cela a été très inégalitaire : 60% de la population a échappé à cette « moyenne », et cela a eu les conséquences politiques que l’on sait. A propos de l’inflation, on nous explique aujourd’hui qu’au Bénin, au Kénya, les populations descendent dans la rue, qu’il y a des émeutes de la faim, tandis que dans les pays très riches comme la France, les consommateurs ont complètement changé de comportement, pendant au moins deux à trois ans, en renonçant à la qualité (au bio, par exemple). Il y a donc des phénomènes qui, traduits en concepts économiques généraux, permettent à M. Biden de dire « l’économie se porte remarquablement bien : le chômage est au plus bas, le marché boursier donne des résultats formidables, les entreprises vont bien, on a échappé à la récession. Or c’est très largement sur l’économie que Kamala Harris a perdu.
On ne peut pas s’empêcher de se dire : un phénomène Trump en va arriver en France en 2027. Comme au Bénin en 2026, ou au Sénégal en 2024. Il y a quelque chose d’universel dans la non-compréhension des difficultés de la vie des gens. Et partout, les participations sont élevées, voire record. La volonté de participer est là, la crise de la démocratie ne se situe donc pas sur l’indifférence, mais sur des modalités qui nous renvoient au populisme. Des phénomènes qui nous semblent irrationnels, mais ne le sont sans doute pas, puisqu’on les retrouve absolument partout.
Nicolas Baverez :
L’élection américaine a débouché sur une victoire sans nuance de Donald Trump, puisqu’il a remporté la majorité des Etats pivots, des grands électeurs, du vote populaire. Les Républicains gagnent le Sénat, la Chambre des représentants, et contrôlent la Cour Suprême. Il est vrai que c’était inattendu, et que c’est paradoxal.
Premier paradoxe : Donald Trump n’aurait normalement même pas dû être capable de se représenter. Voici tout de même un homme qui a initié la prise d’assaut du Capitole le 6 janvier 2021, qui a été condamné à plusieurs reprises, et fait l’objet de multiples poursuites. La première erreur des Démocrates a été de croire que cela allait suffire à le disqualifier. Ils n’ont pas su voir la puissance de l’animal politique. Cette élection a en réalité été un référendum autour de Trump. Et il l’a massivement gagné.
Deuxième paradoxe : le bilan de l’administration Biden est excellent, tant économiquement que stratégiquement. Mais comme vient de l’expliquer Lionel, l’économie a été l’arbre cachant la forêt. Contrairement à 1992, cette fois, « it’s politics, stupid … » De fait, les Démocrates n’ont pas vu l’ampleur du malaise provoqué par l’inflation dans les classes moyennes, ni le degré de refus de l’immigration illégale, ni les ravages de la guerre culturelle initiée par le mouvement woke. Ils ont payé le prix de tout cela.
Troisième paradoxe : Trump est élu sur la peur du déclin, alors que l’Amérique a rarement été aussi puissante. Certes, elle n’est plus en position de puissance absolue, mais les USA représentent 26% du PIB mondial (contre 25,4% en 1980), la richesse par habitant est de 80.700$ (contre 60.000$ dans l’UE). C’est l’un des rares pays où la démographie progresse, les gains de productivité sont de 2,5% par an, le pays a la première armée du monde, domine les marchés financiers, l’agriculture, la technologie, la finance … Et pourtant, 45% des Américains ont dit vivre plus mal en 2024 qu’en 2020, et Trump a su exploiter cela.
Je pense que les accusations de fascisme sont tout à fait déplacées. Trump n’est pas un fasciste au sens où ce n’est absolument pas un idéologue, et qu’il n’a pas derrière lui de parti-Etat. En revanche, je pense que cette élection représente un vrai risque pour la démocratie, parce que c’est la première fois qu’on a un « homme fort » élu sur une alliance avec les super-riches et la tech (avec évidemment la figure d’Elon Musk comme soutien). Il y a en outre une rupture institutionnelle, car Trump refuse toute forme de contre-pouvoir, et cette fois il va avoir les moyens de passer outre ; il refuse de continuer à assumer la réassurance de la démocratie dans le monde, se réclame explicitement de la démocratie illibérale de Viktor Orbán, dont il explique qu’elle est aujourd’hui une réelle inspiration. Pas un fasciste, mais certainement pas un démocrate.
Par ailleurs, pour tout le reste du monde, c’est vraiment la fin du cycle historique qui s’était ouvert en 1917 avec Woodrow Wilson. L’Amérique va effectivement être grande et accumuler de la puissance, mais elle le fera pour elle-même et pas pour le reste du monde.
Jean-Louis Bourlanges :
Ce qui me fascine, c’est à quel point les évènements, même quand ils sont prévus, sont perçus très différemment après qu’ils sont advenus. Car en réalité, le résultat de l’élection américaine n’était absolument pas une surprise. Certes, l’ampleur de la victoire de Trump avait été sous-estimée par les sondages, mais quand on écoutait les informations juste avant l’élection, on entendait un double message assez étrange : une élection très serrée, et une probablilité forte de victoire de Trump. Et quand Trump est annoncé gagnant, le ciel nous tombe sur la tête, et on ne perçoit plus du tout l’homme qu’on a méprisé ou admiré de la même manière. Une fois vainqueur, on le présente tout à fait différemment. On entend dire qu’on avait rien compris, qu’on avait sous-estimé ceci et cela … Alors qu’on n’est pas surpris, et qu’on n’avait rien sous-estimé. Simplement l’effet de sidération est tel qu’il nous force à reconsidérer a posteriori toutes notre attitude antérieure.
Qu’y a-t-il de réellement singulier dans la victoire de Trump ? Car il y a tout de même un certain enracinement dans les traditions américaines. D’abord : la violence et l’agressivité ont très souvent été extrêmement fortes dans l’Histoire du pays. Il n’y a qu’à voir le nombre de présidents assassinés, ou la guerre civile absolument atroce du XIXème siècle, les tensions extrêmes autour des droits civils dans les années 1960 … La tradition politique américaine de violence n’a rien de nouveau. Ces discours injurieux, insupportables pour nous, n’ont rien de particulièrement insolite aux Etats-Unis.
L’isolationnisme non plus n’a rien de nouveau. Là encore, il y a une tradition très profonde au XIXème siècle, avec la doctrine Monroe. Au XXème siècle, l’opposition à l’entrée dans la Grande guerre est extrêmement forte. Ensuite, il y a le refus de ratifier le traité de Versailles, d’adhérer à la Société des Nations, et puis l’acte de neutralité juste avant la seconde guerre mondiale. L’isolationnisme a toujours été une tendance très forte, Trump n’a fait que la réactiver.
L’opposition a été entre un parti Républicain relativement uni et un parti Démocrate qui de son côté fédère des oppositions très diverses. Traditionnellement les Démocrates sont majoritaires quand ils arrivent à faire le lien entre toutes ces minorités. La seule nouveauté importante de cette élection, c’est que le bloc républicain est non seulement uni, mais majoritaire.
Vis-à-vis du reste du monde, rien de très nouveau non plus. Le mépris de la démocratie est tel qu’il laisse rêveur : l’Amérique vient d’élire quelqu’un qui a tenté de faire un coup d’Etat il y a quatre ans … Mais regardons les opinions en Europe par rapport à la démocratie : on assiste à un reflux massif, et à des préférences massives envers des régimes autoritaires. Enfin, le désert des idées. Il est vrai que la campagne américaine était nulle : une diabolisation des immigrés absolument délirante, un protectionnisme forcené, mais pas un seul projet. Mais en France, a-t-on réellement mieux depuis le 9 juin ? Nous avons des péripéties à foison, mais on ne parle que de personnes et de questions politiciennes, jamais d’idées ou de projets … En réalité le débat politique intérieur français est vide d’idées. Et la nature a horreur du vide …
L’élément vraiment nouveau, c’est Elon Musk. J’ai l’impression d’assister au premier film de James Bond où c’est le méchant qui gagne. Il en a tous les attributs : l’immense fortune, les prouesses technologiques … Elon Musk, c’est au fond la privatisation du pouvoir. C’est apparu très nettement pendant la guerre d’Ukraine, où il a décidé tout seul que les troupes ukrainiennes ne pourraient frapper davantage la flotte russe, en lui coupant l’accès à sa flotte de satellites de télécommunications. Là, on est vraiment en face de quelque chose de nouveau, dont nous n’avons pas fini de mesurer les conséquences.
CONSÉQUENCES POUR L’EUROPE ET LA FRANCE
Introduction
Philippe Meyer :
Le triomphe de Donald Trump impactera l'économie mondiale. Le candidat républicain souhaite augmenter les droits de douane de 10 ou 20% sur tous les produits importés aux Etats-Unis. Une surtaxe conséquente, au regard des 3,3% de droits de douane moyens pratiqués aujourd'hui. En 2023, l'Union européenne a importé 344 milliards d'euros de biens d'outre-Atlantique et lui en a exporté pour 502 milliards d'euros. Un déficit commercial de 158 milliards de dollars insupportable aux yeux de Donald Trump. Il compte aussi surtaxer de 60 % ceux qui proviennent de Chine, faisant peser sur l’Union européenne la menace de voir les industriels chinois réorienter leurs exportations vers le Vieux Continent.
Parmi les Vingt Sept réunis jeudi et vendredi à Budapest, une petite minorité souhaitait la victoire de Donald Trump. Le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, dont le pays occupe jusqu’à fin décembre la présidence du Conseil de l’UE et qui reçoit ses homologues à ce titre, le Slovaque Robert Fico, tandis que l’Italienne Giorgia Meloni reste ambiguë. Les Vingt-Sept sont tiraillés par des intérêts divergents. Paris, chantre de l’autonomie stratégique de l’Union, prône l’instauration d’un rapport de force musclé avec Washington, si cela se révélait nécessaire. Mais plusieurs États membres sont pour la prudence, redoutant les mesures de rétorsion. A commencer par l’Allemagne, dont la coalition est secouée par le limogeage du ministre des finances libéral, et qui, en plus de son tropisme transatlantique et de son attachement au parapluie militaire américain, a un besoin impérieux d’exporter ses voitures et ses machines-outils de l’autre côté de l’Atlantique. Comme l’Italie, pour qui le marché américain est également un débouché essentiel. L’impact de cette élection concernera aussi les secteurs secteurs énergétique, technologique, militaire et géopolitique, avec, en ligne de mire, l'avenir de la guerre russo-ukrainienne et le spectre d'une déstabilisation des pays frontaliers en cas d'affaiblissement, de l'OTAN : la Pologne et les pays baltes, notamment, ont pour obsession de conserver les garanties de sécurité américaines offertes par l’OTAN. Que ce soit parce qu’il est vital pour leurs industriels de continuer à exporter outre-Atlantique ou pour s’assurer que Washington continuera à les protéger d’éventuelles agressions extérieures, une majorité des Vingt-Sept ne semble pas spontanément disposée à engager un bras de fer avec l’allié américain.
Les rapports de force que Donald Trump devrait engager avec l’Europe porteront également sur la propagation des ressorts idéologiques et stratégiques qui ont « fait » sa victoire et pourraient consolider la doxa des extrêmes droites dans des démocraties déstabilisées et sous tension.
Kontildondit ?
Nicolas Baverez :
Cette élection de Donald Trump ne ressemble pas à celle de 2016, car cette fois-ci, il y a un mandat très clair des américains : protection des frontières, protectionnisme économique et isolationnisme. La première cible, c’est la Chine, et la seconde, l’Europe, que le président élu appelle d’ailleurs « la petite Chine ». Par ailleurs, l’élection survient à un moment critique pour l’Europe : économiquement, elle est prise en étau entre le renouvellement industriel des Etats-Unis et le dumpings chinois. Stratégiquement, elle fait face à une menace existentielle venant de la Russie, et elle dépend désormais des Etats-Unis pour l’agriculture, la technologie, la finance, et l’armement. Une situation de très grande fragilité, accentuée par le divorce franco-allemand.
Cette élection marque vraiment une heure de vérité pour l’Union, avec cinq défis majeurs. Le premier est commercial, avec les droits de douane augmentés à 10% (60% pour la Chine), une véritable double peine pour l’UE, puisqu’il y aura non seulement un problème pour les exportations européennes, mais en plus, une réorientation massive des exportations chinoises vers l’Europe. Économiquement, les programme Trump (énergie à très bas coût, exploitation maximale de l’énergie fossile, baisse massive d’impôts sur les entreprises et dérégulation systématique) aura pour conséquence une délocalisation massive de toutes les industries européennes vers les Etats-Unis, ainsi que des investissements et des emplois qui vont avec. Sur le plan financier, on envoie aujourd’hui 300 milliards d’épargne européenne vers les USA, et cela ne fera que croître. Sur le plan stratégique, il y a deux problèmes majeurs : l’Ukraine à court terme, et à plus long terme, la volonté de Trump de sortir de l’OTAN. La sécurité européenne est adossée à la dissuasion nucléaire américaine, et pour le moment aucun substitut ne semble envisageable. Enfin, le défi politique et moral : Trump promeut un modèle de démocratie illibérale, porté en Europe par Orbán, Fico ou dans une certaine mesure Giorgia Meloni.
L’alternative est la suivante : soit une allégeance aux Etats-Unis, qui ne garantira cependant ni la sécurité ni la prospérité de l‘Europe, soit la tentation autoritaire de la démocratie illibérale, qui laissera Vladimir Poutine placer davantage de pions en Europe, soit la construction d’une Europe-puissance. On sait ce qu’il faudrait faire, cela figure dans le rapport Draghi : d’abord la compétitivité, ce qui supposerait d’ôter le côté malthusien du Green Deal ou de la taxonomie européenne, travailler sur la sécurité économique dans tous les secteurs où nous sommes dépendants des Etats-Unis, et pour la défense, faire un directoire des grands pays européens (France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Pologne) pour réfléchir à la façon d’aider l’Ukraine si les Etats-Unis se retirent, et surtout à la création d’un grand pilier européen de sécurité. La grande difficulté étant évidemment qu’aujourd’hui, les Européens sont totalement divisés, et qu’une majorité est clairement favorable à l’allégeance aux USA. Pour ce qui est de la France, il serait temps de réfléchir à sa reconstruction en tant que puissance, car les temps à venir vont incontestablement être mouvementés.
Lucile Schmid :
Nicolas a raison de pointer le fait que ce deuxième mandat de Trump ne ressemblera pas au premier. Le contrat demandé par les Américains est en effet beaucoup plus clair. En revanche, depuis 2016, l’UE a montré le meilleur autour le la pandémie, avec une vérité et une réelle coordination, même si en ce moment, elle affiche une véritable désunion. A ce propos, il est très dommage qu’Emmanuel Macron soit si affaibli sur le plan européen. En 2020, le président français représentait quelque chose d’important dans l’UE : la volonté d’une Europe-puissance. Il vient de le répéter, mais il n’est plus aujourd’hui dans une situation où il est audible.
Le Premier ministre polonais Donald Tusk a cependant dit, sitôt après l’annonce de la victoire de Trump, qu’il fallait que l’Europe se reprenne. Ce disant, il n’a fait au fond que reprendre une phrase assez macronienne. Il peut dont y avoir une forme d’union autour de l‘adversité au sein de l’UE. Peut-être ne s’agit-il là que d’un indéfectible optimisme de ma part, mais il me semble que nous n’avons pas le choix : cette élection nous force à réfléchir à notre relation aux Etats-Unis. Et cette réflexion n’a pas été menée à l’échelle européenne, alors qu’elle l’a été pour la Chine, par exemple. Il y a une sorte de non-dit à propos des USA, une incapacité à structurer la relation. Sans doute parce que nous ne savions pas comment traiter à la fois les enjeux économiques et commerciaux, les enjeux de sécurité, les enjeux de puissance, et puis le fait qu’au niveau culturel, nos sociétés restent liées. Ce qui s’est passé avec le Royaume-Uni est par exemple intéressant : Keir Starmer s’est précipité pour féliciter Donald Trump, alors même que sa cheffe de cabinet avait incité des Travaillistes à soutenir Kamala Harris. On voit donc bien que dans la manière dont les chefs d’Etat européens félicitent Donald Trump, il y a l’immense panique de se dire « Merde ! Il sait très bien qu’on a soutenu Kamala Harris, et il va nous en vouloir ! »
Au fond, notre problème en tant qu’Européens, c’est d’être bien élevés. Certes, il y a M. Orbán, mais la majorité de nos chefs d’Etat sont habitués à exprimer les choses avec une certaine politesse, alors même que Trump est avant tout quelqu’un de mal élevé et particulièrement brutal dans son expression. Le sera-t-il autant dans sa politique, comme il l’a promis ? Entre Européens, il va falloir trouver vis-à-vis de Trump la forme, mais aussi le fond. Il y a quelques années, j’ai travaillé sur la relation avec les Etats-Unis, et notamment sur le conflit entre Airbus et Boeing ou les relations agricoles. Je trouve donc intéressant qu’on nous parle de « guerre commerciale » comme s’il s’agissait d’une nouveauté due à Trump, alors que cela n’a absolument rien de nouveau. C’est un élément qui a toujours été présent dans la relation USA-Europe, et à propos duquel l’Europe a su trouver des capacités à réagir. Nous avons des ressources. Ce qui nous manque, c’est la psychologie, les formes, et la détermination. Et malheureusement, ce ne sera pas Emmanuel Macron qui incarnera tout cela.
Lionel Zinsou :
Je suis ébloui par le macronisme - presque posthume - de Lucile, et encore plus sidéré par l’éloge macronien de Nicolas, sur le thème « il est tout de même grand temps d’avoir une Europe-puissance ». Nous voilà à nous lamenter : « Quel dommage qu’il ait perdu son influence ! » …
Nicolas a parlé « d’heure de vérité » dans la relation économique entre la France et les Etats-Unis. Pour ma part, je crois que l’heure est plutôt aux mensonges et aux fausses promesses. Certes, il est très important d’appeler l’Europe à se ressaisir, à devenir souveraine et indépendante sur le plan économique. Il est tout à fait justifié d’avoir peur de M. Trump, et que cette peur déclenche un sursaut. Mais les droits de douane n’ont rien de nouveau dans l’expérience de M. Trump. Pendant son premier mandat, il y avait déjà eu des progressions spectaculaires dans ce domaine. Et il n’y a pas eu un jour de régression du déficit américain vis-à-vis de la Chine. On est toujours bloqué sur 800 milliards de dollars de déficit, les effets des droits de douane léonins n’ont pas fonctionné pendant le premier mandat, et ils ne fonctionneront pas davantage lors celui-ci. D’abord parce que ce serait créer de façon tout à fait artificielle une nouvelle inflation, tant les USA sont dépendants de certaines matières premières et certaines importations. Donc si vos droits de douane sont uniformes et passent de 3% à 20%, et même à 60% avec votre premier partenaire, l’effet sur les prix est insoutenable. Et ils n’y aura pas davantage de réduction du déficit américain vis-à-vis de l’UE. Même si toute la filière viticole européenne, et tous les producteurs de fromages, qui sont toujours les premiers visés, sont très inquiets, cela n’aura aucun impact. Les Etats-Unis ont investi en Chine pour obtenir de la compétitivité et des baisses de coût. Ce sont les entreprises américaines qui forment les importations aux Etats-Unis, venant des pays les plus faibles. Vous n’allez pas mettre 60% de droits de douane sur Tesla, qui importe une grande partie de ses pièces de la Chine.
Pendant la campagne, CNN faisait la chronique quotidienne des dizaines de mensonges publics réitérés à chaque meeting ou chaque déclaration de M. Trump. Il n’y a aucune raison que les mensonges cessent, ou même qu’ils diminuent une fois qu’il sera dans le bureau ovale. Cet aspect de son programme n’a pas de sens, et il n’aura pas d’impact. Les 800 milliards de dollars du déficit américain sont irréfragables, parce que c’est la structure même de la mondialisation.
Ce qui me préoccupe bien davantage, en tant que citoyen d’un pays en développement, c’est la crise du multilatéralisme qui se prépare. Cela a moins d’effet sur les estrades de meeting, et auprès des intellectuels français, mais c’est beaucoup plus grave. La Banque mondiale était complètement bloquée sous le premier mandat de Trump, parce que l’idée, c’était que ni le FMI, ni la Banque mondiale ne devaient prendre des mesures de stabilité de l‘économie, ou de droits de tirages spéciaux pour sortir du Covid, par exemple. Parce que cela bénéficiait à tous les pays, alors qu’il ne fallait aider que les amis des Etats-Unis. Et comme l’ensemble des pays africains avaient été qualifiés de « pays de merde », on se doute qu’ils ne faisaient pas partie de ces « amis » … Les conséquences sur l’ONU seront aussi très profondes et très graves. L’amitié de Trump pour l’OMS n’a sans doute pas beaucoup progressé pendant ses quatre ans de réflexion. L’aide aux réfugiés, qui faisait tenir debout la Palestine, va par exemple très probablement beaucoup pâtir de l’arrviée de M. Trump. Le déclin du multilatéralisme est peut-être au second plan médiatique, mais il est très grave pour le monde en développement, et pour la stabilité d’un système collectif de sécurité.
Jean-Louis Bourlanges :
Lionel a raison de rappeler que les intentions proclamées (voire matraquées) par Trump pendant sa campagne vont être très difficiles à mettre en œuvre. Sur le plan géopolitique, Trump porte la parole d’une Amérique qui dit : « je me fous des autres ». Mais cela n’a rien de nouveau, et même si ce n’était pas dit avec une telle brutalité, cela fait longtemps que les Américains sont sur cette ligne, et qu’ils ont toujours été rattrapés par leurs responsabilités mondiales. Ainsi, ils ont voulu se rattraper sur le Moyen-Orient après la désastreuse guerre d’Irak. Ils sont sortis d’Afghanistan la queue entre les jambes (en grande partie à cause de M. Trump, après les ineptes accords de Doha, qui ont tout accordé aux Talibans). Ils ont voulu se dégager d’Europe, et ont été rattrapés par l’Ukraine. Ils voudraient bien se dégager de Taïwan, et là encore, on voit que ce sera très difficile. Parce que s’il est évident que M. Trump se fiche des autres comme d’une guigne, la chose à laquelle il tient, c’est sa réputation d’homme fort, et de négociateur hors pair. Taïwan sera donc une question très épineuse, car il y a derrière toute la question de la Corée, du Japon, tous les intérêts des Américains au Pacifique.
Sur l’Ukraine, on voit bien que les Russes sont un peu perplexes. Pour eux, une victoire de Kamala Harris et présentait un inconvénient manifeste, mais n’aurait pas été catastrophique pour autant, car Américains et Européens sont las de cette guerre. L’aide aurait continué, mais elle n’aurait pas été relancée de manière massive, or les Ukrainiens sont absolument épuisés. Le mouvement d’extinction progressive de la flamme aurait donc tranquillement continué. Avec Trump, qui a proclamé qu’il ferait la paix « en 24 heures », il va s’agir de négocier tout de suite. Et qu’est-ce que cela signifie ? De donner à Poutine la Crimée et le Donbass, certes, mais Trump n’est pas en mesure de donner beaucoup plus, or ce que veut Poutine, c’est reprendre le contrôle du processus politique à Kyiv. Or si Trump consent à cela, il perd la face.
Sur l’OTAN, les déclarations de Trump sont lunaires, pour des questions de temporalités. Il dit : « si vous n’atteignez pas les 2% de financement, l’Amérique ne vous aidera pas ». Mais si la Lituanie est attaquée demain, on le voit mal dire : « vous n’êtes qu’à 1,9%, débrouillez-vous ! » Trump a tout intérêt à rester dans l’OTAN, à bénéficier des retombées économiques, des exportations d’armement, etc. Même s’il compte vider l’article 5 de sa réalité. Sur le protectionnisme, Lionel l’a bien expliqué, il n’a aucun intérêt à plonger son économie dans une espèce de coma.
Vis-à-vis de l’Europe, la seule chose qui apparaît absolument claire, c’est que nous sommes nuls. D’abord, l’UE est énucléée, avec la double crise en miroir en France et en Allemagne. Ensuite, elle est divisée, sur à peu près tout : sur l’Ukraine, sur le nucléaire, sur l’attitude face à la Chine … Enfin, elle est inerte. Ce que nous n’avons pas fait pour l’Ukraine depuis deux ans est inadmissible, nous avons manqué à tous nos devoirs. Et ce n’est pas maintenant qu’on va se rattraper …
Nicolas Baverez :
Sur le protectionnisme, je voudrais alerter Lionel sur le fait qu’il est en contradiction avec lui-même. Il a commencé cette émission en nous expliquant qu’on avait trop regardé la macro-économie, et ignoré les effets réels de l’inflation sur les Américains. Et voici qu’il nous explique que l’une des rares mesures claires du programme de Trump ne sera pas appliquée parce qu’elle est irrationnelle. Et indéniablement, elle l’est. Mais depuis quand Trump se préoccupe-t-il de rationalité ? Elle sera appliquée parce qu’elle est centrale, et parce qu’il s’agit d’un marqueur politique très important. Il y a d’ailleurs un précédent historique très clair : la loi Hawley-Smoot de juin 1930, par laquelle les Etats—Unis ont transformé une récession chez eux en dépression mondiale, en effondrant de 75% les paiements et les échanges mondiaux dans les années 1930. C’était déjà absurde à l’époque, mais cela ne les a pas arrêtés. Il faut prendre les dirigeants politiques au sérieux, y compris dans leurs déclarations absurdes. Personne n’avait pris Poutine au sérieux quand il disait qu’il allait envahir l’Ukraine, et on a vu le résultat.
Lucile Schmid :
En tant que vice-présidente de la Fabrique Écologique, j’attire l’attention de nos auditeurs sur le fait que le 11 novembre commence la COP à Bakou, en Azerbaïdjan. Vous vous rappelez que l’une des premières proclamations de Trump en 2016 fut d’expliquer qu’il allait sortir de l’accord de Paris. Cette fois-ci, les Etats-Unis participeront à ces COP en tant qu’observateurs au moins, en pratiquant une position plutôt climato-sceptique. Il y a une résonance au niveau européen, au moment où l’Espagne est dévastée par des inondations cataclysmiques. Il y a là un sujet sur ce qu’on dit en politique, ce qu’on ne fait pas, et comment nous allons vers la catastrophe.
Lionel Zinsou :
Pour répondre à Nicolas : je ne voulais pas dire que Trump n’allait mettre en place aucune mesure protectionniste. Ce que je voulais signifier, c’est qu’elles n’auront aucun impact sur la réduction du déficit, pas plus que cela ne corrigera les faiblesses de l’industrie américaine. Mais je n’ai jamais douté que M. Trump soit capable d’appliquer des mesures irrationnelles … Je souhaitais simplement ramener le focus sur le multilatéralisme, parce qu’il me semble que cet aspect passe un peu inaperçu, alors qu’il démonte bien plus gravement un ordre financier mondial, un ordre de sécurité, de sécurité sanitaire, d’action climatique … Cela me paraît bien plus dangereux.