L’EUROPE AU PIED DU MUR ; CHINE - ETATS UNIS : LE TORCHON BRÛLE #89

L’EUROPE AU PIED DU MUR

Introduction

Lundi 13 mai, a débuté la campagne officielle pour les élections européennes. Les Européens s'attendaient à n'élire plus que 705 eurodéputés mais la sortie du Royaume-Uni ayant été repoussée au 31 octobre 2019, ce sont donc toujours 751 parlementaires qui devraient siéger à Strasbourg. En France, 34 listes comprenant chacune 79 noms s'affrontent en vue du scrutin des 25 et 26 mai prochains. Un nombre de listes record et néanmoins inférieur aux 41 listes engagées en Allemagne où il n’y a pas de seuil d’éligibilité tandis qu’en France, le rétablissement d’une circonscription nationale unique était censé limiter le nombre de listes. Cette profusion ne profite pas aux eurosceptiques en Allemagne où le vote qui se profile est un "oui" massif pour l'Europe : les formations pro-européennes recueilleraient entre 69 et 76% des voix. En France, La République en marche (LREM) et le Rassemblement national (RN) font la course en tête avec près de 22% d'intentions de vote chacun, devant Les Républicains à environ 11% mais aussi quantité de petites formations politiques telles que l'Alliance jaune de Francis Lalanne, ou une liste Espéranto prônant "une démocratie linguistique en Europe". L’intérêt des Français pour le scrutin du 26 mai prochain reste bas avec un taux de participation attendu à 41 %, niveau inférieur à celui enregistré en 2014 (42,4 %). 68% des Français âgés de 18 à 25 ans expriment leur désintérêt pour le scrutin prévu. En Italie, la campagne des européennes a démarré tardivement, signe de l’intérêt mesuré qu’on lui porte, même si la question de l’Europe et notamment de la question migratoire demeure un enjeu de taille. Parmi les 18 listes qui s’affrontent, les sondages donnent la Ligue, parti europhobe du ministre de l’intérieur Matteo Salvini, en tête des intentions de vote avec 32 % tandis que le Parti Démocrate qui se relance avec son nouveau leader, Nicola Zingaretti, pourrait obtenir 22 % des voix. Un résultat cuisant pour le vice-premier ministre Luigi di Maio.

Kontildondit ?

Nicole Gnesotto (NG) :
On est frappé de cette pléthore de listes électorales pour le scrutin européen. Quelles en sont les raisons, et quel seront les effets probables de cette profusion ?
Il y a d’abord des raisons logistiques : déposer une liste est très facile et il n’y a pas de condition particulières (en dehors de l’âge et de la virginité du casier judiciaire). Il n’y a pas besoin de parrainages, donc de toutes petites structures trouvent dans cette élection un moyen de faire parler d’elles. D’après les règles du CSA, toute liste, si petite soit-elle, a droit à un forfait minimal de trois minutes dans les médias, sans même avoir à imprimer d’affiches, de tracts, ou de bulletins de vote. Pour peu que vous ayez 78 copains, vous avez droit à vos trois minutes d’antenne sur les chaînes nationales.
Il y a aussi des raisons de tactiques internes dans les différents partis. A gauche, c’est la mouvance écologiste qui en compte le plus. A droite, c’est l’extrême droite qui a davantage de variantes. Pour les familles politiques, c’est une façon de se placer pour l’avenir, ce scrutin fait office de recensement pour les différentes nuances au sein d’une même sphère.
Enfin, il y a une raison plus profonde : la multiplication des listes électorales est inversement proportionnelle à la profondeur du débat. En France le débat est nul et inexistant. Si le débat était clair entre 2, 3, voire 4 visions de l’avenir européen, avec de grands sujets (relance-t-on la croissance par l’austérité ou par des politiques d’incitation à la consommation ? Continue-t-on une Europe des marchés, ou l’associe-t-on à une Europe sociale ? L’Europe doit-elle continuer à être solidaire de M. Trump ou prendre son autonomie ? Etc.), ce serait une autre affaire, mais ceux-ci n’existent pas. Tout ce qu’on a, c’est une série de débats ponctuels sur les migrations, sur la Commission ou les budgets. Cela donne cette pléthore de questions sectorielles : parité, animaux, musulmans, espéranto, dont presque chacune dispose d’une liste qui lui est entièrement consacrée. Il est d’ailleurs étonnant que des listes entièrement dédiées au Brexit nous aient été épargnées. C’est un signal de la vacuité du débat.
Quel est l’effet possible sur le vote ? Il y a deux thèses : certains disent que la multiplication des listes va diminuer l’abstention, car chacun peut y trouver sa problématique favorite, tandis que d’autres disent qu’au contraire une telle profusion est décourageante. Dans tous les cas, Seules les 7 plus grandes listes sur ces 34 ont des chances (puisqu’il faut au minimum 5% pour obtenir des députés). Cela n’aura donc pas d’effet sur la composition du Parlement Européen, mais cela en aura sur la légitimité des majorités qui sortiront de cette élection. Aucune liste n’est réellement en mesure de dépasser les 25% à cause de cet émiettement des votes.
Comment est-ce que cela se passe ailleurs ? Et bien, c’est à peu près la même chose : l’émiettement des listes est généralisé. Nous sommes battus par un pays : la Hongrie, où il y a 39 listes, dont une s’appelle « je ne vote pas », ce qui est quand même symptomatique. (Ndlr : D’après le site de la fondation Robert Schuman, et contrairement aux chiffres qu’ont indiqué Philippe Meyer et Marc-Olivier Padis, il y a 42 listes en Allemagne, et non 41)
NG souhaite rendre hommage à la fondation Robert Schuman, qui effectue à chaque élection européenne un travail remarquable : une carte de l’Europe sur laquelle il n’y a qu’à cliquer sur un pays pour tout en savoir.
On a 20 listes en Belgique (où les élections législatives ont lieu concomitamment), 27 en Espagne, 30 en Suède, 20 en Italie (c’est bizarrement peu), 14 en Pologne. Ces deux pays durement touchés par le populisme ont peu de listes. Ce qui est frappant, et nouveau, c’est qu’il y a une liste animaliste partout. Cela devrait faire réfléchir.

Marc-Olivier Padis (MOP) :
En France, nous avons un seuil de 5% d’éligibilité, en Allemagne il n’y a pas de seuil, ce qui explique peut-être que le pays compte tant de listes. Il y a des principes communs entre pays pour ces élections, mais aussi des possibilités d’adaptation laissées à chaque pays, qui peut fixer un seuil entre 0 et 5%. Il est d’ailleurs curieux de constater que les Allemands ont un seuil de 5% lors de leurs élections législatives, mais qu’ils ne l’ont pas appliqué pour ce scrutin européen. Cela a sans doute pour objectif de rendre le résultat du vote moins lisible, ce qui bénéficierait à la CDU actuellement en difficulté.
Si l’on manque indéniablement de grands débats pour structurer cette élection en France, il en va de même dans le reste du continent. Aucun grand thème n’émerge clairement. Une enquête menée par la fondation Robert Schuman donne les thèmes dominants par pays, et c’est la même poignée de sujets qui revient partout : immigration, terrorisme, état des finances publiques, changement climatique, chômage des jeunes et situation économique générale. Même le traditionnel conflit entre pro-européens et anti-européens est en berne : peu de listes prônent une sortie de l’Europe, en France, l’extrême-droite dont c’était le cheval de bataille a changé son fusil d’épaule : il s’agit désormais de transformer l’Europe de l’intérieur. Certes, il reste François Asselineau, mais son score devrait être anecdotique.
Il y a en revanche contraste saisissant : cet éparpillement des listes doit conduire à une convergence dans des groupes parlementaires, quand le parlement sera élu. Ces groupes sont peu nombreux, et il est curieux de constater à quel point le lien est ténu entre les campagnes électorales, et le groupe dans lequel les candidats comptent siéger s’ils sont élus. Le paysage est en train de se recomposer complètement. Les deux groupes parlementaires traditionnellement dominants, le Parti Populaire Européen (PPE) et le Parti Socialiste Européen (PSE), vont probablement reculer. Mais ils reculeront sans doute moins que ce à quoi l’on s’attendait.
Il n’y aura vraisemblablement pas de majorité populiste au Parlement Européen. Même si Salvini et Le Pen font de bons scores, il leur faudrait encore s’entendre pour former un groupe, ce qui n’est pas évident étant donné les rivalités qui apparaissent déjà. Ils n’auront sans doute pas les moyens d’obtenir une majorité, ni même de gêner une coalition. Il est en revanche possible que les chrétiens-démocrates et les socio-démocrates n’arrivent pas à faire une coalition à eux seuls, ils vont avoir besoin d’un appoint des écologistes, et peut-être même des centristes libéraux (qui sont aujourd’hui sous le sigle de l’ALDE). Ce qui donnerait une chose inédite : une coalition à quatre partis, qui introduirait un jeu politique plus intéressant au parlement.
MOP encourage à revoir sur internet le débat des têtes de liste qui a été organisé à Bruxelles. Ils sont six, cela dure une heure et demie, il y a quatre grands sujets : le changement climatique, la fiscalité des entreprises, la politique étrangère, et comment lutter contre l’euroscepticisme. On a eu un dialogue intéressant entre une représentante des Verts (Allemande), la Commissaire à la concurrence danoise (pour les Centristes libéraux), un néerlandais pour les socio-démocrates, et un allemand pour le PPE. On a pu entrevoir dans ce « petit » débat l’esquisse d’un plus grand, à l’échelle européenne, avec des convergences et même des tentatives de rapprochement (le socio-démocrate Frans Timmermans a fait de nombreux appels du pied vers les verts et les libéraux). Mais il est vrai que les échos qui en ressortent aux niveaux nationaux sont beaucoup plus faibles.

François Bujon de l’Estang (FBE) trouve MOP bien optimiste. Derrière cette profusion de listes, il y a toutes les raisons techniques que NG a données, auxquelles s’ajoute le fait qu’on a cette fois-ci modifié le mode de scrutin : c’est une représentation proportionnelle sur des listes nationales. La dernière fois, il s’agissait de listes interrégionales, il y avait 8 régions, et si vous vouliez présenter une liste, il vous fallait en réalité constituer 8 listes, une par région, ce qui compliquait considérablement l’opération. Mais la raison fondamentale est la fragmentation, le morcellement, « l’überisation » du paysage politique européen.
Nous trouvons qu’avoir 34 listes est absurde, mais si l’on regarde ne serait-ce que le parti conservateur britannique à propos du Brexit, il y a sans doute au moins 34 factions intrinsèques. La fragmentation du paysage politique en France est particulièrement visible depuis que l’arrivée de Macron a bousculé les partis traditionnels, et s’est renforcée depuis les Gilets Jaunes.
Cette atomisation du paysage politique se retrouve dans le reste de l’Europe. Il faudrait d’ailleurs dire un mot du Royaume-Uni : absurde paradoxe d’un scrutin qui enverra 73 députés Britanniques au Parlement Européen. On peut d’ores et déjà compter sur un nombre conséquent d’anti-européens et d’eurosceptiques parmi ces 73, puisque Nigel Farage caracole en tête des sondages outre-Manche. Le but de ces députés sera donc de peser autant que possible sur le budget de l’Union et la nomination des responsables clefs. En prolongeant indûment le débat du Brexit, les partisans du report ont affaibli l’Europe.
En plus, cette élection est particulière dans la mesure où la campagne a démarré très tard, sera très brève, et elle aussi morcelée. Quand les sondeurs interrogent les électeurs sur leurs préoccupations, celles-ci sont compréhensibles, mais très souvent sectorielles. Mais au fond le vrai débat : quelle Europe voulons-nous ? Qu’est-ce qui unit les Européens ? Que défendent-ils ? Quel rôle doit jouer l’Europe au niveau international ? Rien de tout cela n’apparaît dans le débat, ni dans le pays, ni dans ceux du reste de l’Union. Il n’y a qu’une juxtaposition de débats nationaux dans lesquels sont amalgamés des sujets domestiques et des sujets européens. Il y a une double nature à cette élection : nous n’avons pas eu d’élection nationale depuis celles de mai 2017. Il y a donc dans celle-ci un caractère de midterm, de mi-mandat. Comment empêcher que cette élection ne devienne un référendum pour ou contre Macron ? C’est en tous cas le but que s’est fixé toute l’opposition.

Nicole Gnesotto souhaite revenir sur la question du prochain Parlement Européen, et trouve elle aussi MOP bien optimiste. L’institut Jacques Delors a publié deux notes très précises sur la projection qu’on peut attendre sur la composition du futur parlement.
Premièrement, il est vrai que nous allons passer d’une majorité bipartisane (droite-gauche) à une majorité à quatre : droite, gauche, centre et verts. C’est nouveau, et la plupart des analystes s’en félicitent : cela devrait être plus ouvert, plus démocratique, plus ouvert à la négociation. NG craint que ce ne soit la porte ouverte à d’incessants petits arrangements entre amis, comme avait pu l’être la IVème République, et que le rôle d’impulsion du Parlement Européen (sur les grands dossiers internationaux par exemple) ne soit prisonnier de cette politique politicienne à quatre.
Ensuite, le fait que cette majorité se fasse à quatre va mettre fin à ce qui n’est arrivé qu’une fois : la désignation du chef de parti ayant obtenu la majorité des voix comme président de la commission. Ce ne sera plus possible car il n’y aura plus de parti aussi nettement majoritaire. C’est une bonne nouvelle : ce ne sont plus les partis qui désigneront le président de la commission. Manfred Weber, chef du PPE, n’a donc aucune chance d’être légitime comme président.
NG ne partage pas l’avis de MOP à propos des populistes et des extrêmes. Dans le parlement d’aujourd’hui, ils sont à peu près une centaine, et ils sont très divisés : ils n’ont pas réussi à faire un groupe. Dans celui de demain, ils seront unis et auront un groupe (pour faire un groupe, il faut 25 députés venus de 7 pays). Les Britanniques à eux seuls vont probablement envoyer une bonne cinquantaine d’anti-européens au parlement. Ils auront donc non seulement un groupe, mais vraisemblablement une minorité de blocage sur certains sujets. La stratégie de Viktor Orbán qui va aux USA rencontrer Trump pour proposer une Europe chrétienne est révélatrice de la bonne santé du populisme européen qui inquiète NG.
Enfin, il n’y a pas de débat sur l’Europe. La seule vraie question que tout le monde évite soigneusement est : à quoi sert l’Europe dans la mondialisation ? Il est à craindre qu’on aie donc une fois de plus une mandature pour rien.

Marc-Olivier Padis persiste dans son optimisme. S’il n’y a effectivement pas de débat sur l’Europe en France, où nous sommes focalisés sur le président de la République, ce n’est pas le cas dans les autres pays. En Suède, en République Tchèque, en Pologne ou en Roumanie, le sujet qui prend toute la place, c’est la Russie. Ces pays sentent la pression russe et ont besoin de l’Europe pour y répondre. En Italie ou en Espagne, la grande question est l’émigration des jeunes diplômés. La Pologne, la Hongrie et la Roumanie sont préoccupés par le départ de leurs citoyens vers d’autres pays européens. L’impopularité de la mobilité européenne tient à la crainte, largement fantasmée, des migrants, et à l’angoisse de voir partir ses jeunes. La Roumanie par exemple a perdu 1/5ème de sa population depuis son intégration à l’espace européen.
Sur les Britanniques, il faut rappeler que, s’ils sortent un jour de l’Europe (ce qui est quand même probable, même si le calendrier est inconnu), leurs députés quitteront le Parlement Européen. Des gens qui sont là pour quelques semaines n’ont pas les moyens de peser significativement sur les décisions. Le Conseil Européen, qui négocie les nominations importantes au sein de l’union, s’est mis d’accord : les Britanniques ne participeront pas aux négociations. Ce point renvoie aux coalitions électorales. Pour MOP, Nigel Farage ne s’alliera pas avec l’extrême-droite de Salvini ou de Le Pen, car il est dans une problématique très particulière : l’europhobie. Tout ce qu’il veut c’est sortir, pas transformer l’Europe.
Viktor Orbán, enfin. Il est incontestablement le leader populiste le plus fort en Europe, et indéniablement xénophobe. Mais il ne veut absolument pas être mêlé à l’extrême-droite, il a tout fait pour se différencier de Marine Le Pen, il ne veut pas la rencontrer, et il fait partie du PPE. C’est d’ailleurs une des faiblesses du PPE que de ne pas vouloir exclure Viktor Orbán (mais le PPE craint un mauvais résultat électoral et s’accroche à chaque siège). La composition de la droite populiste au Parlement Européen n’est donc pas jouée d’avance.

Chine - Etats Unis : LE TORCHON BRÛLE

Introduction

Vendredi 10 mai, les États-Unis ont mis à exécution une menace qu'ils brandissaient depuis plusieurs mois : le passage de 10 % à 25 % des taxes douanières sur 200 milliards de dollars de biens chinois importés. Trois jours après Pékin a riposté en décrétant que des droits de douane supplémentaires affecteront 60 milliards de dollars (53 milliards d'euros) de biens américains. Échelonnés de 10 % à 25 %, ils visent 5.140 produits, a averti lundi le ministère des Finances chinois. Ces mesures, décrétées de part et d'autre du Pacifique, marquent la fin d'une session de tractations infructueuses. Les négociations commerciales entre les États-Unis et la Chine se sont interrompues à Washington, vendredi 10 mai, sans que les deux parties puissent parvenir à un résultat. Ce regain de tension a effrayé les marchés financiers. A l'annonce des représailles chinoises, le Dow Jones perdait 2,5 % et le Nasdaq 3,4 %, tandis qu'à Paris le CAC 40 avait reculé de 1,22 % et à Francfort, le Dax, de 1,52 %. L'escalade des tensions entre Washington et Pékin a fait chuter la devise chinoise à son plus bas de l'année, entraînant dans son sillage la chute d'autres monnaies émergentes comme le won coréen ou le dollar taïwanais. Donald Trump entend de réduire le déficit commercial étatsunien (environ 380 milliards de dollars en 2018) mais aussi obtenir la protection de la propriété intellectuelle américaine et mettre fin aux transferts de technologies et aux subventions chinoises aux entreprises publiques. En témoignent l’envoi des navires de guerre dans le détroit de Taïwan ou encore la volonté affichée de réduire à néant les ambitions des équipementiers des télécoms Huawei et ZTE aux États-Unis.

Kontildondit ?

François Bujon de l’Estang :
Il faut s’efforcer de voir ce problème dans son ensemble. La rivalité commerciale entre la Chine et les USA n’est qu’une des nombreuses facettes de leur antagonisme. M. Trump est très critiqué dans de nombreux domaines, mais il faut tout de même lui reconnaître qu’il sait joindre le geste à la parole, et que quand il annonce quelque chose, il le fait. C’est d’ailleurs l’un de ses arguments envers son électorat. Il avait dit vouloir montrer aux Chinois que tout ce qui était injuste (« unfair ») dans les transactions commerciales devait être réprimé, et désormais il réprime, avec la brutalité qu’on lui connaît. Tout son mode opératoire est détaillé dans son livre The art of the deal : pression maximale, intimidation, et violent coup dans le plexus avant même de s’asseoir pour discuter. Il applique cela non seulement avec la Chine, mais aussi dans une certaine mesure avec la Corée du Nord et l’Iran.
Pour ce qui est de la Chine, l’augmentation soudaine et massive des droits de douane, à une échelle impressionnante, les prémisses d’une guerre commerciale, l’interruption (et non la rupture) du dialogue commercial, font monter la tension et redouter la suite.
Trump espère obtenir une rencontre bilatérale avec le président Xi Jinping, en marge du sommet du G20 à Osaka en juin. On est donc dans la phase de montée en pression, avant un accord espéré prochainement. Il y a des inconvénients à cette tactique. D’abord l’immense nervosité des marchés qui redoutent une guerre commerciale. Mais il y a aussi des menaces d’escalade dans bon nombre de domaines industriels : les Chinois menacent de cesser d’acheter des Boeing, par exemple. Les Américains de leur côté visent très clairement Huawei, lui interdisant l’acquisition de tout brevet Américain, et en inscrivant carrément cette entreprise sur la liste des entités qui portent atteinte à la sécurité nationale ; autrement dit une déclaration de guerre.
Il faut cependant replacer ce bras de fer dans un contexte plus large. Ce traitement menaçant des USA envers un partenaire commercial qui les mécontente n’est pas réservé à la Chine. Il n’y a pas si longtemps, il a été appliqué au Mexique, à l’Union Européenne ou au Canada concernant les importations d’acier, ou les automobiles. Cette tactique est la manière dont Donald Trump lutte contre le déficit commercial des USA (de 380 milliards de dollars en 2018). Bien sûr, la Chine a droit à un traitement plus sévère que les autres. Elle est accusée de vol de propriété intellectuelle, de transfert de technologie forcé, de subventionner des entreprises d’état déjà en situation de monopole. Ces accusations ne sont absolument pas sans fondement, et l’heure est à la riposte. Huawei est l’exemple type : il s’agit d’une prestigieuse entreprise de technologies de pointe, sur laquelle la Chine comptait pour entrer dans la cour des grands, et la voilà interdite d’accès aux technologies Google, c’est à dire à la plateforme Android. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’une condamnation à mort pour cette entreprise.
Il y a des effets secondaires à ces punitions commerciales. Dans le cas de l’Iran par exemple, le pays subit des sanctions, mais les pays qui ne les appliquent pas subissent d’autres sanctions secondaires. Comme la Chine, qui veut continuer à acheter le pétrole iranien. Il en va de même pour les états qui refusent de limiter leurs flux financiers avec la Corée du Nord (au premier rang desquels se trouve ... la Chine). Il n’y a donc pas que les traitements directs, mais aussi tout un éventail de sanctions indirectes.
Les USA ont désigné la Chine comme leur adversaire principal au XXIème siècle, et ce conflit déborde largement le seul cadre commercial. La navigation en mer de Chine est aussi un enjeu important, avec le détroit de Formose et les accords de protection avec Taïwan. Le renforcement de la marine chinoise inquiète énormément les Américains.
Dernière accusation contre la Chine : tout ce qui concerne la nouvelle route de la soie (« belt and road initiative »), où les Chinois forcent leurs partenaires faibles à s’endetter énormément pour mettre en place des infrastructures, et doivent ainsi céder des concessions à l’empire du Milieu (comme c’est le cas pour Ceylan).

Nicole Gnesotto :
Il est frappant de constater à quel point les Etats-Unis, et le président Trump en particulier, sont incapables d’avoir une relation au monde qui ne soit pas confrontationnelle. L’Amérique doit avoir un ennemi, et en ce moment c’est la Chine, et secondairement l’Iran. La mondialisation est en train de révolutionner tout le fonctionnement géopolitique ; on aurait pu s’attendre à une sorte de créativité américaine pour repenser le monde (comme ils ont génialement su le faire en 1989 lors de l’effondrement du bloc soviétique), or les USA restent dans leur binarisme traditionnel datant de la guerre froide.
Cette guerre commerciale avec la Chine est-elle le prélude ou le substitut d’une vraie guerre ? On est bien en peine de répondre, car jusqu’à présent, les guerres commerciales étasuniennes étaient menées contre des alliés (forcément, puisque jusqu’à la mondialisation, ni la Russie ni la Chine n’étaient dans le commerce mondial). On se souvient par exemple, que le Japon (l’entreprise Mitsubishi) qui avait acheté le Rockefeller Center en 1989, s’est retrouvé quasiment ruiné en représailles. Plus récemment, ce fut le cas du Mexique avec la renégociation de l’ALENA (Accord de Libre-Echange Nord Américain). C’est la première fois en revanche que les USA s’en prennent à une puissance qui n’est pas un allié, et qui plus est championne du commerce mondial. « C’est la première fois que nous avons un rival majeur non caucasien » a déclaré la directrice américaine du planning staff. Et les Américains ne semblent pas se rendre compte que les règles du conflit ne seront sans doute pas les mêmes cette fois-ci. On n’a en tous cas pas d’antécédent pour savoir si ce conflit commercial sera le prélude ou le substitut d’une vraie guerre.
Comme l’a détaillé FBE, l’affrontement avec la Chine va bien au-delà du seul commerce, mais il s’agit au moins autant, sinon davantage, d’un affrontement technologique que stratégique. L’enjeu est la domination technologique mondiale, à l’horizon du XXIIème siècle. On sait que la Chine est lancée dans une course effrénée sur ce terrain, soit avec ses propres chercheurs, soit en pillant allègrement des technologies étrangères. La Chine est désormais première sur la 5G avec Huawei, sur les drones civils, c’est un acteur majeur de l’aérospatiale. La Chine sera première en 2020 en dépôts de brevets, dépassant pour la première fois les USA. Ils ont leur BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) pour répondre aux GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), sur l’Intelligence Artificielle, ils viennent d’investir 150 milliards de dollars. Ils ne dépendent donc pas des technologies américaines, et il semble à NG que les Américains ont peur.
Peur d’un futur dans lequel ce ne serait pas America First. Il y a une vraie volonté de casser la Chine. Si ce n’était pas si terrible, il serait amusant de constater que Trump, qui ne se situe absolument pas dans le sillage d’un Bush born again, applique exactement la même politique : casser les régimes gênants.
Cette tactique américaine peut-elle fonctionner ? On n’a, là encore, pas d’antécédent sur lesquels s’appuyer pour répondre. Pour sa part, NG pense que ça ne marchera pas. D’abord parce que le protectionnisme américain pénalise aussi les producteurs Américains (les marchands de soja, la grande distribution, etc.), ensuite parce que les exportations vers les USA ne représentent que 20% des exportations chinoises. Et enfin, la Chine a anticipé, en développant un plan, « made in China 2025 » d’autonomie chinoise sur les 10 secteurs technologiques clefs pour l’avenir. D’autre part, la politique des USA en Asie pénalise aussi leurs alliés là-bas : la Corée du Sud et le Japon souffrent de ce protectionnisme et pourraient être tentés de développer leurs marchés chinois pour compenser. Pour NG, la stratégie de Trump échouera, mais nous en paierons les conséquences.

Marc-Olivier Padis :
La perspective que dessine NG est une reconfiguration du commerce mondial, mais aussi un recul de celui-ci : si les USA se replient, et si la Chine se repose davantage sur son marché intérieur, cela signifie qu’on va revenir en arrière, que le commerce mondial ne s’intensifiera pas. Aujourd’hui les Américains regrettent d’avoir faite entrer la Chine dans l’OMC au début des années 2000. Ils croyaient à ce moment-là que les Chinois suivraient les règles de l’OMC ; ça n’a pas été le cas.
Pour inverser un peu la perspective, les Chinois ont commis deux grandes erreurs dans leurs négociations avec les Américains. Ils pensaient que les Américains céderaient, et ont raisonné de la manière suivante : 1) Trump est politiquement affaibli, il ne pourra donc pas maintenir l’offensive, et 2) les industries américaines exercent une forte pression pour cesser cette guerre commerciale, (car la Chine fournit des pièces détachées nécessaires à de nombreux secteurs américains, et des droits de douane plus élevés signifient une augmentation du prix de revient, et donc une baisse de compétitivité). Mais Trump reste offensif, les Chinois ont visiblement surestimé son affaiblissement.
La logique confrontationnelle des USA dont parlait NG est d’autant plus surprenante qu’à la différence de la guerre froide, l’Amérique manque aujourd’hui cruellement d’alliés. L’alliée traditionnelle, l’Europe, n’est plus traitée comme telle. Les sentiments européens quant à cette guerre commerciale sont ambivalents : on craint que ce conflit ne déborde en Europe, particulièrement les Allemands, nommément visés avec l’industrie automobile. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’Allemagne a bloqué le projet français d’une taxe européenne sur les GAFAM, craignant que ce ne soit perçu par les Américains comme un geste hostile.
Mais secrètement, les Européens sont contents que les Américains mettent la pression sur les Chinois sur leur attitude commerciale, dont l’Europe pâtit beaucoup elle aussi.
Sur Huawei, enfin, et aussi inhabituel que ce soit de l’admettre, Trump n’a pas complètement tort : Huawei a effectivement les moyens d’espionner les serveurs qu’elle vend et de poser un vrai risque sécuritaire.

François Bujon de l’Estang déplore lui aussi le manichéisme américain, mais rappelle que celui-ci est dans l’ADN du pays, et qu’on ne peut rien y faire. Les Américains ne peuvent pas concevoir qu’un adversaire ne soit pas potentiellement un ennemi.

Nicole Gnesotto s’étonne beaucoup que les Américains accusent Huawei d’espionnage potentiel, alors que l’intensité de l’espionnage américain est de notoriété publique, et s’étend jusqu’aux téléphones portables alliés, au premier rang desquels celui de Mme Merkel.

Les brèves

Ce que le numérique fait aux livres

Philippe Meyer

" Je souhaiterais signaler un livre de Bertrand Legendre publié aux presses universitaires de Grenoble et intitulé « Ce que le numérique fait aux livres ». On nous avait d’abord annoncé que le livre allait disparaitre puis que le numérique avait échoué, Bertrand Legendre a fait une étude extrêmement sérieuse sur ces points là. Une étude qui d’ailleurs qu’il ne conclut pas absolument : il montre là où le numérique a emporté le livre, la « métamorphose des mécanismes de notoriété », le changement de la relation entre écrivains et éditeurs. Bref pour tout ceux qui s’intéressent à cette chose qui en France a grâce à Dieu une importance aussi réelle et symbolique. "

Tchékhov à la folie

Nicole Gnesotto

"Je recommande d’aller au théâtre en ces temps de sinistros total et d’aller éclater de rire au théâtre de poche avec Tchékhov à la folie. Ce sont deux pièces très courtes de Tchékhov jeune, deux farces : la demande en mariage d’un côté et l’ours de l’autre. Le texte est extrêmement drôle et servis par des comédiens prodigieux : Emeline Bayart, et Jean-Paul Farré. C’est extraordinaire; on sort de là complètement réconcilié avec la vie. "

Les ingénieurs du chaos

Marc-Olivier Padis

"Je recommande le livre de Giuliano da Empoli, un jeune italien spécialiste des questions politiques : « Les ingénieurs du chaos » chez Jean-Claude Lattès. C’est un livre qui fait la synthèse sur l’usage du numérique dans les campagnes électorales, notamment la victoire de Trump, la victoire du Brexit mais aussi celle d’Orban en Hongrie et tous ces experts des grandes données, les big data, qui sont utilisées dans les campagnes électorales. C’est impressionnant de voir que les campagnes et le politique est complètement transformé par ces nouveaux usages avec toutes les manipulations des données personnelles et notamment sur un point qui laisse beaucoup à réfléchir : le micro-targetting. C’est à dire que des messages sont individualisés pour les électeurs. Durant la campagne du Brexit, c’était des millions de messages micro-ciblés vers des toutes petites cibles électorales. "

L’Ukraine, une histoire entre deux destins

François Bujon de L’Estang

"Je recommande un bon livre sur l’Ukraine et il n’y en a pas 36 donc il faut les signaler quand il y en a un. Il s’agit du livre de Pierre Lorrain, écrivain et journaliste connu pour tous ces travaux sur le monde russe en général : « L’Ukraine, une histoire entre deux destins » publié chez Bartillat. C’est une très bonne somme sur l’histoire de l’Ukraine sur la grande principauté de Kiev jusqu’aux origines de la sitch cosaque. Vous verrez beaucoup plus près comment est né le nationalisme ukrainien, comment il se ramifie et quels sont les problèmes aujourd’hui de ce grand pays à la fois proche et lointain de nous et de l’Europe. "