ANTISÉMITISME, DROGUE, SÉCURITÉ, IMMIGRATION : M. RETAILLEAU EST-IL CONDAMNÉ AUX IMPRÉCATIONS ?
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Le poste de délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT est inoccupé depuis le 26 juin, alors même que, depuis le 7 octobre 2023, date de l’attaque terroriste du Hamas en Israël, les actes antisémites explosent en France. Déjà, en 2012, on comptait 614 actes antisémites, puis entre 800 et 900 en 2015 avec le terrorisme islamiste, jusqu’au seuil inédit de 1.676 actes en 2023. Au premier semestre 2024, selon la Direction nationale du renseignement territorial, les actes antisémites ont augmenté de 192%. Tandis que les Français juifs représentent moins de 1% de la population, ils concentrent 57% des agressions racistes et antireligieuses.
Sur l’immigration, Bruno Retailleau multiplie les propositions parfois très clivantes, (durcissement du regroupement familial, restriction des aides, instauration de quotas migratoires, etc.), tandis que le Premier ministre affiche un ton plus prudent et renvoie à plus tard les arbitrages définitifs. Environ 140.000 décisions de retour sont prononcées par an en France et concernent principalement des ressortissants du Maghreb, d'Afrique, d'Afghanistan et de Syrie. Selon les années, leur taux d'exécution a varié entre 3,9% et 17,1%. Quand la réadmission dans le pays d'origine ne fonctionne pas, le renvoi dans un pays tiers est, aux yeux de Bruno Retailleau, une solution à explorer. Aussi négocie-t-il des accords avec des pays tels que l'Irak, le Kazakhstan ou l'Egypte, afin d’y envoyer des étrangers impossibles à expulser dans leur pays d'origine. Ces pays tiers accepteraient de recevoir ces étrangers sur leur sol, à la condition qu'ils y aient déjà transité ou séjourné. Tout comme la Commission européenne et une majorité d’Etats membres, la France est de plus en plus encline à envisager une externalisation du traitement de l’asile.
On attendait une nouvelle loi sur l’immigration au début de l’année 2025. Les parlementaires plancheront finalement, en janvier, sur une proposition de loi sur le narcotrafic, issue des travaux du Sénat. La succession, depuis plusieurs semaines, de règlements de comptes meurtriers liés au trafic de drogue, a poussé le ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, et celui de la justice, Didier Migaud, à annoncer leur « plan d’action » contre la criminalité organisée, le 8 novembre, à Marseille. Une « cause nationale », selon le couple régalien, qui s’engage à « faire front commun ». L’analogie avec la lutte contre le terrorisme irrigue l’approche du gouvernement face à la montée en puissance des groupes criminels organisés – un phénomène parfois nommé « narcoterrorisme ». En France, la consommation de drogue (5 millions de consommateurs, selon l’Office antistupéfiants) ne cesse d’augmenter, ainsi que le nombre de morts liés au trafic (85 en 2023). Des chiffres, des discours et des lois.
Kontildondit ?
Jean-Louis Bourlanges :
Il faut distinguer soigneusement les enjeux, car s’ils sont tous graves, ils ne relèvent pas de la même approche politico-administrative de la part de l’Etat. L’antisémitisme fait en ce moment des ravages évidents, et son ancrage dans une certaine partie de la gauche est tout aussi évident, même s’il n’exclut évidemment pas une certaine rémanence à l’extrême-droite. On le voit dans les sondages d’opinion : les populations les plus massivement antisémites sont avant tout les jeunes tentés par LFI. À l’extrême-droite, si Marine Le Pen et Jordan Bardella ont condamné l’antisémitisme (et au passage exprimé leur solidarité avec le gouvernement de M. Netanyahou, ce qui n’a rien à voir), on voit bien qu’il en reste pourtant des traces évidentes dans leur électorat.
Face à cela, on est profondément démuni, et pour deux raisons. D’abord, parce que sous l‘effet des prédications de M. Mélenchon, on a désormais inscrit cette affaire dans le grand « combat » entre l’Occident et le « Sud Global ». Il est de plus en plus difficile de tenir une position comme la mienne, c’est-à-dire très fortement critique à l’encontre du gouvernement israélien, dont je trouve qu’il mène une politique profondément irresponsable à Gaza, en Cisjordanie et au Liban. A côté de ces critiques qui doivent pouvoir être exprimées, il faut bien évidemment soutenir sans ambages la communauté juive, qui se sent seule dans l’épreuve. Les Juifs de France sont très soudés contre tout ce qui les menace à l’extérieur (contrairement aux Juifs aux Etats-Unis par exemple, qui expriment plus volontiers leurs désaccords avec M. Netanyahou). Et c’est tout à fait compréhensible, puisqu’historiquement, en France, entre 1940 et 1945, les Juifs ont été seuls, ni la gauche ni la droite ne les ont défendus. Il y a donc un vrai sentiment de solitude, et dans les endroits les plus exposés aux actes antisémites, le sentiment de mettre par exemple ses enfants en danger par le simple fait de les envoyer à l’école est absolument intolérable.
La situation géopolitique est un véritable étau, et on se trouve réduit à faire la morale : on dit : « ce n’est pas bien, il faut défendre la laïcité à l’école ». Mais on voit bien que cela ne pénètre pas suffisamment, et que les milieux que l’on veut toucher ne le sont pas. Mais il faut persévérer, protéger les professeurs, leur permettre de défendre les valeurs fondamentales de la République et des droits humains, ne pas les laisser en situation de vulnérabilité. Mais au-delà, il faut profondément modifier l’approche pédagogique de l’enseignement civique, qui pour le moment est un peu du bla-bla. Il faudrait à mon avis un grand cours sur l’Histoire des droits humains, avec comme exemples les gens qui les ont défendu, parfois au prix de leur vie, pour réussir à faire pénétrer tout cela dans les consciences des jeunes générations.
Lionel Zinsou :
Je suis bien évidemment d’accord avec Jean-Louis sur l’antisémitisme et le racisme. Sur l’immigration, il nous manque des distinctions, parce que tout est un peu enchevêtré d’un point de vue idéologique. Rappelons que 35 articles de la proposition de loi la plus récente sur l’immigration avaient été déclarés anticonstitutionnels, et que pourtant, à en croire les sondages d’opinion, 75% des Français approuvaient ce projet. Même les gens qui disent voter à gauche, donc. Les clivages ne sont donc pas du tout manichéens, on n’est absolument pas dans un schéma : « droite hostile à toute forme d’immigration, et gauche laxiste ».
On est aussi obligés de constater qu’il s’agit d’un sujet universel, qui touche tous nos voisins européens. Même l’Allemagne, qui avait accepté la régularisation massive de plus d’un million d’immigrés fuyant les conflits du Proche-Orient (venus notamment de Syrie), a aujourd’hui une réaction violente, qui s’accompagne d’une forte montée de l’extrême-droite, et d’une désintégration de la coalition au pouvoir. Et si l’on regarde plus loin que l’Europe, par exemple aux Etats-Unis, on s’aperçoit que les sujets d’immigration sont là aussi des enjeux politiques cruciaux, et on constate des phénomènes assez troublants. Ainsi, la communauté latino-américaine a voté pour Donald Trump, avec un rejet de l’immigration clandestine qui touche même la communauté immigrée. Aucune solidarité non plus de la part de la communauté africaine-américaine (même s’il ne s’agit pas d’une population immigrante, mais d’un tout autre phénomène historique). En Afrique, on le voit aussi. En Tunisie par exemple, il y a des rejets d’une violence inouïe à l’encontre des migrants subsahariens qui essaient d’atteindre l’Europe. En Afrique du Sud, il y a des émeutes contre les migrations clandestines de Somalie, du Kenya … Bref les phénomènes de rejet peuvent s’observer partout.
Mais dans beaucoup de pays, dont la France, il y a un angle mort dans la réflexion : a-t-on fait les efforts nécessaires pour l’intégration (voire simplement l’accueil) des ces populations immigrées ? À cet égard, je suis assez frappé par les positions violentes de Bruno Retailleau. A l’égard des clandestins, je comprends pourquoi : c’est compréhensible étant donnés les sondages. Mais il ne s’agit pas que de cela, il y a aussi des déclarations contre toute forme d’immigration, alors que celle-ci est décrite comme absolument nécessaire à la société française et à son économie. Mais au milieu de tout cela, je n’entends jamais un seul discours sur la façon dont on entend accueillir et intégrer les immigrés, dans l’école républicaine, comment on entend les intégrer à un récit positif. Regardez tout ce que la société française a été capable de faire quand il s’est agi d’accueillir les réfugiés ukrainiens, dans les premiers mois de la guerre. L’école, l’université, les entreprises, les municipalités se sont ouvertes … On sait accueillir quand on le veut. M. Retailleau incarne un phénomène, manifestement majoritaire en France : une angoisse sérieuse à l’égard de l’immigration. Je m’étonne qu’on ne décèle aucun effort pour essayer de la présenter sous un jour positif. Rappelez-vous la façon dont le président de la République a immédiatement jeté aux orties le travail fait par Jean-Louis Borloo à propos des quartiers. C’est étrange, car il s’agissait d’un travail sérieux et transpartisan, avec ces témoignages d’élus venant de tout le spectre politique … Il y avait un grand plan, il a été écarté. M. Retailleau n’est certes pas seul dans ses positions, mais est-ce une raison suffisante pour ne pas du tout chercher de solutions équilibrées ?
Nicole Gnesotto :
S’agississant de l’antisémitisme, je rappelle quelques chiffres fournis par la Commission nationale consultative sur les droits de l’Homme, pour replacer la France dans le contexte européen. En 2023 : 8.500 crimes ou délits à caractère raciste (30% de plus qu’en 2022), dont 1676 actes antisémites (384% de plus qu’en 2022, où il n’y en avait « que » 436). Les actes contre les autres religions augmentent eux aussi, mais pas dans de telles proportions, puisque dans le cas de l’antisémitisme ils ont quadruplé. La montée de l’antisémitisme est donc incontestable. La France est-elle une exception en Europe ? Non, même si chez nos voisins, cela augmente moins fortement. En Allemagne, en Belgique ou en Italie par exemple, les crimes ou délits antisémites n’ont « que » doublé entre 2022 et 2023.
Autre spécificité française : une double évolution. L’antisémitisme « habituel », qui s’en prend aux personnes, va de pair avec la dégradation des relations entre la France et Israël. Il y a une conjonction entre les attaques contre les Juifs et les attaques contre l’existence même de l’Etat d’Israël, autrement dit l’antisémitisme s’accompagne d’un antisionisme. Et ce phénomène ne se retrouve pas autant dans les autres pays. La dégradation de la relation entre la France et l’Etat hébreu est d’autant plus navrante quand on sait à quel point Emmanuel Macron est attaché à l’existence d’Israël et à sa défense. Mais il faut bien reconnaître qu’il est victime d’une ambiguïté, car le débat est aujourd’hui tellement idéologique et émotionnel qu’on ne peut plus émettre une critique à l’égard de la politique de M. Netanyahou, ou défendre les droits des Palestiniens à avoir un Etat, sans être soupçonné, voire carrément accusé, d’antisémitisme. Ainsi, quand M. Macron n’a fait que rappeler un fait historique (donc tout à fait vérifiable), à savoir que la création de l’Etat d’Israël découle d’une résolution des Nations-Unies, il a été accusé d’antisémitisme par une bonne partie de la communauté juive française.
S’agissant de M. Retailleau, dans la mesure où l’antisémitisme s’accompagne d’une dégradation de notre relation avec l‘Etat d’Israël, il me semble que c’est au président de la République de reprendre le dossier.
François Bujon de l’Estang :
Je confesse un certain malaise devant le sujet dont nous avons à discuter aujourd’hui, car les problématiques me semblent très éloignées. Antisémitisme, trafic de drogue, sécurité, immigration … Ce sont certes quatre défis auxquels est confrontés le ministre de l‘Intérieur, mais ils n’ont rien d’autre en commun. L’antisémitisme a une racine historique très profonde en France. Celui d’aujourd’hui est un avatar nouveau, qui n’est pas sans rapport avec la situation géopolitique au Moyen-Orient, mais politiquement, il pose toujours la même difficulté : ce n’est pas un problème qu’on peut régler en légiférant. C’est un problème moral, politique et historique majeur, mais à part appliquer les règlementations existantes et condamner sans ambages les crimes et les délits, il s’agit bien davantage d’un enjeu pédagogique.
Les autres sujets en revanche, le trafic de drogue, la sécurité ou l’immigration, appellent une action plus normative. Ils sont tous en rapport les uns avec les autres, parfois à tort, mais c’est ainsi. Par exemple, tout le monde assimile le trafic de drogue à l’immigration et à la sécurité. Le gouvernement est au défi de faire quelque chose, et proposera d’ici quelques semaines des mesures au Parlement. Il y a la loi sur l’immigration, que le Conseil constitutionnel a retoquée (mais largement plus sur des problèmes de forme que de fond). Elle a donc été réécrite, et le Sénat la débat depuis, au même titre que la loi sur le crime organisé. Je tire au passage un coup de chapeau au Sénat, où les débats sont autrement (et bien mieux) organisés qu’à l’Assemblée nationale.
Le débat sur l’immigration va concentrer beaucoup d’autres questions. Chez nos voisins européens, on constate une tentative d’uniformisation des réponses. La lutte contre le crime organisé est largement calquée sur la lutte contre le terrorisme, et pour l’essentiel elle devrait consister en une centralisation des moyens d’action : création d’un parquet spécialisé, et nomination d’un responsable gouvernemental. Sur ces sujets-là, M. Retailleau n’est pas « condamné aux imprécations », mais au travail. Et aux résultats, car étant donnée la violence de ses propos, il sera attendu au tournant. Et compte tenu de la fragilité du socle politique sur lequel il s’appuie, ce sera très difficile.
Philippe Meyer :
J’admire la foi de Jean-Louis dans l’Education nationale et l’enseignement civique. Je crains que la mienne soit moins inébranlable, surtout au vu des exemples récents. Il me semble que la principale utilité des textes de loi dans ce domaine est de donner bonne conscience à ceux qui les ont écrits. La difficulté à laquelle les enseignants sont confrontés pour aborder des questions aussi délicates et polarisées que l’antisémitisme me paraît relever de tout autre chose que du contenu d’un programme scolaire. Par exemple, j’ai été co-auteur il y a quelques années d’un film sur l’histoire du nazisme, «De Nuremberg à Nuremberg », que beaucoup de professeurs d’histoire projetaient à leurs élèves. Et d’après ce qu’ils me rapportent, ce n’est plus possible aujourd’hui. Il me semble que c’est depuis la base, c’est-à-dire auprès des enseignants du primaire et du secondaire, qu’on pourrait peut-être dégager les pistes qui nous permettraient d’éduquer sur les phénomènes racistes et antisémites.
Jean-Louis Bourlanges :
Je suis un peu coupable de l’amalgame que notre sujet induit, car c’est moi qui l’ai proposé à Philippe, mais dans mon esprit, le point commun était Retailleau. Car il y a là je crois quelque chose d’intéressant : l’histoire d’un Vendéen qui découvre pas à pas l’esprit de la République. Vous conviendrez que pour un Vendéen, cela ne va pas forcément sans heurt. Mais la façon dont il a abordé ces problèmes m’a choqué : une démarche d’imprécations. On parle de plus en plus fort, parce qu’on est en réalité totalement démuni. Souvenons-nous : Charles Pasqua voulait déjà « terroriser le terrorisme », puis ce fut Nicolas Sarkozy, qui parlait de la « racaille » et de banlieues qu’il fallait nettoyer « au Kärcher ». M. Darmanin trouvait Mme Le Pen « un peu molle » … J’ai le sentiment que la caractéristique de tous ces gens, c’est de crier très fort, pour faire oublier qu’ils ne sont pas en mesure de régler le problème.
Sur l’immigration et la sécurité (que je n’amalgame pas), on est confrontés à des défis très grands, mais qui sont plus profonds que le seul ministère de l’Intérieur ; ils nous renvoient à des questions sur nous-mêmes que nous devons nous poser.
Sur l’immigration c’est très clair. On a monté en épingle le problème des OQTF inapplicables. C’est évidemment choquant, mais comparé au problème dans son ensemble, c’est tout à fait secondaire. Le problème majeur posé par l’immigration, ce n’est pas quelques centaines de gens qui n’ont rien à faire sur notre territoire, mais plusieurs millions qui y sont mal installés. Et pas seulement d’un point de vue matériel, mais aussi mal installés dans la République, dans l’école, dans leur quartier … Des problèmes énormes. Et à propos de l’immigration, nous ne pouvons pas faire l’impasse sur la réflexion à propos de ce que nous voulons. Les exemples donnés par Mme Meloni ou M. Sunak sont très éclairants. Quelle immigration voulons-nous ? Tous les chefs d’entreprise savent que nous avons besoin de travailleurs immigrés. Or la population est majoritairement anti-immigration. Où est le point d’équilibre ? Est-on capables de l’envisager clairement et sereinement ? Comment devons-nous envisager le droit d’asile ? Il est fondamental dans la Constitution, mais la récente jurisprudence du Conseil d’Etat aboutit à des aberrations. On dit par exemple que les femmes afghanes, parce qu’elles sont femmes et afghanes, ont droit à l’asile en France. Évidemment, dans la réalité, cela ne se produira jamais, car les talibans les empêchent de quitter l’Afghanistan, mais intellectuellement, cela signifie que nous autres Occidentaux, après avoir échoué militairement à rétablir un ordre juridique et des droits humains en Afghanistan, nous considérons que la moitié d’un pays a vocation à venir chez nous … C’est une vision totalement déformée de ce qu’est le droit d’asile, il nous faut réfléchir à cela. Les Suédois ont longtemps été extrêmement généreux en droits d’asile, au point que pendant longtemps, ils représentaient à eux seuls un dixième des droits d’asile européens (alors que leur population est d’un cinquantième seulement). Ç’a été un désastre, et ils ont arrêté. Depuis, ils ont tout de même maintenu de l’asile économique, mais dans des conditions plus satisfaisantes. Nous devons faire un examen semblable.
Il faut voir au-delà du problème du seul ministère de l’Intérieur. L’immigration pose un problème d’aménagement du territoire, et d’éducation nationale. Il nous faut regarder ce défi en face, et je pense que M. Retailleau, qui a très mal commencé (en remettant en cause l’Etat de droit), après un très bon recadrage du Premier ministre, est en train de s’apercevoir de la dimension et de la complexité du problème. Quant à la lutte contre le crime organisé, la volonté de travailler conjointement avec le Garde des Sceaux est positive. Un effort, encore timide mais réel, a été fait pour arriver à une approche réelle de l’immigration.
Nicole Gnesotto :
Je pourrais être d’accord avec Jean-Louis, mais un problème demeure : il y a une immigration économique et voulue qu’il pourrait faire l’objet d’une réflexion nationale, et une immigration clandestine qui est à la source des problèmes de perception d’une majorité de Français, selon lesquels nous sommes « envahis », et qui sont aussi la source de réels problèmes d’insécurité. Et tant qu’on n’arrive pas à régler la question des clandestins (qui sont assimilés dans l’opinion publique aux réfugiés politiques), on n’arrivera pas à définir une politique nationale de qualité.
Quant à M. Retailleau, sur la question de l’immigration, il devient paradoxalement européen. Pourquoi ? Parce qu’au niveau national, il voit bien qu’il ne pourra rien changer. D’abord parce qu’il est coincé politiquement : sur sa droite, les lepénistes diront de toutes façons toujours qu’on n’en fait pas assez. La seule chose qu’il peut faire, c’est s’en remettre aux mesures européennes. Il défend donc ardemment la transcription dans le droit national du « pacte asile et migration » de l’UE, et surtout, il essaie les recettes européennes déjà expérimentées. Celle de Mme Merkel, qui a choisi d’externaliser la gestion des flux migratoires, en confiant à la Turquie le soin de retenir sur son territoire les migrants syriens (contre rémunération). Ou celle de Mme Meloni, qui tente d’envoyer les migrants du territoire italien en Albanie. Les possibilités de renvoi vers des pays tiers évoquées par M. Retailleau ne sont qu’une déclinaison de tout cela.
Lionel Zinsou :
À propos de l‘État de droit, ce qui a été dit par l’actuel ministre de l’Intérieur est préoccupant, parce que cela va manifestement devenir de plus en plus important dans le débat, notamment à cause du Rassemblement National. En voulant rétablir des mécanismes de préférence nationale et d’inégalités dans l’accès aux prestations sociales pour des immigrés en situation parfaitement régulière, Bruno Retailleau va déclencher un processus juridique grave : le Conseil constitutionnel va évidemment refuser à nouveau cette rupture d’égalité, et le RN demandera à ce que cela passe un référendum. Là, un problème éthique majeur se posera : est-ce que le peuple souverain, à travers le référendum, peut adopter des dispositions contraires à la Constitution et à l’esprit des lois ?
Jean-Louis Bourlanges :
Le Conseil Constitutionnel peut invalider le décret de convocation d’un référendum s’il est contraire à la Constitution. C’est nouveau par rapport à 1962.
Lionel Zinsou :
D’accord, mais regardez ce qui est en train de se jouer politiquement dans le procès à l’encontre de Mme Le Pen : on en appelle au peuple pour empêcher toute condamnation. Ce thème du peuple pouvant contrevenir à tous les principes fondamentaux de la République au nom de sa souveraineté n’est pas qu’un sujet français. Voyez aux Etats-Unis : toutes les procédures engagées contre M. Trump ont été stoppées par le département de la Justice. Au nom du peuple américain, on ne juge pas quelqu’un, parce qu’il a obtenu 78 millions de votes. Le même type de sujet va se poser en France avec le RN, qui se place sur cette ligne. C’est un problème à mon avis plus sérieux que l’éventualité de l’application du pacte « asile et migration » …
François Bujon de l’Estang :
La difficulté du sujet est très grande, et tous les pays Européens qui ont essayé (parmi lesquels j’inclus le Royaume-Uni) s’en sont aperçus. Mais ce dont nous parlons en réalité, c’est de la lutte contre l’immigration clandestine. Car l’immigration légale apporte des bienfaits que bien peu de gens contestent. Mais il est vrai qu’on ne le dit pas, et qu’on amalgame immigration clandestine et demandeurs d’asile. Quant au problème économique, il n’est tout simplement pas traité, ou seulement par prétérition. On parle ainsi de quotas selon les catégories socioprofessionnelles en tension, on cite l’exemple canadien, mais on n’avance pas vraiment, parce qu’on persiste à amalgamer ce sujet de l’immigration économique avec celui de l’immigration clandestine. Le cas des OQTF inapplicables est monté en épingle, mais il est tout de même grave. Vous citiez l’exemple (tout à fait théorique, certes) des femmes afghanes. Imaginons qu’une demande d’asile de femme afghane soit refusée. Comment traiter un tel cas ? Cela supposerait de traiter avec le pays de départ, or la France n’a aucune relation diplomatique avec l’Afghanistan. Et il y a d’autres pays, avec des cas tout à fait concrets et réels cette fois, où les problèmes diplomatiques sont immenses : avec l’Algérie, avec la Tunisie. On a toutes les peines du monde à négocier des accords bilatéraux de retour des migrants. Il y a avant tout un travail de clarification à faire. De nombreuses distinctions sont nécessaires, pour cesser de mélanger les problèmes liés à l’immigration clandestine des problèmes d’intégration, liés à l’immigration économique.
Philippe Meyer :
L’exemple du Canada est effectivement souvent cité, mais il me laisse un peu perplexe. Car par où entre-t-on clandestinement au Canada ? Par le sud, je n’ai jamais entendu parler de flots de migrants cherchant à quitter les Etats-Unis. Peut-être au moment de la guerre du Vietnam, et encore, on était loin de « flots ». Par le nord, je ne sache pas qu’il y ait beaucoup de gens. Quant à aux traversées de l’Atlantique ou du Pacifique sur des embarcations de fortune, elles sont plutôt rares. Par conséquent, je suis tout prêt à reconnaître l’excellence de la politique d’immigration et d’intégration canadienne, mais reconnaissons que le pays dispose de quelques avantages géographiques …