USA-IRAN : UN AUTRE TORCHON BRÛLE
Introduction
Le 5 mai, après le renforcement des sanctions contre l’Iran par les États-Unis, les tensions entre Washington et Téhéran, déjà exacerbées depuis un an, par le retrait des États-Unis de l'accord sur le programme nucléaire iranien, se sont accrues. L’option du conflit armé est arrivée sur la table du bureau ovale, le président Trump déclarant : « Si l'Iran veut se battre, ce sera la fin officielle de l'Iran. Ne menacez plus jamais les États-Unis » En réponse à une « menace crédible » de Téhéran, le Pentagone a annoncé début mai l’envoi dans le Golfe du porte-avions USS Abraham Lincoln et le déploiement d'une force de bombardiers, puis, quelques jours plus tard, l'envoi d'un navire de guerre transportant notamment des véhicules amphibies, et d'une batterie de missiles Patriot. Mercredi 8 mai, l’Iran a suspendu certains de ses engagements pris en vertu de l'accord de 2015, tandis que l'administration Trump a renforcé ses sanctions contre l'économie iranienne. Mercredi 15 mai, en raison d’une “menace imminente” de l’Iran, le département d’État américain a décidé le rapatriement du personnel gouvernemental non essentiel de l’ambassade à Bagdad ainsi que du consulat à Erbil, au Kurdistan irakien. Selon le New York Times, Washington aurait été alarmé par des images aériennes montrant des missiles assemblés sur des bateaux dans le Golfe Persique. Les cours du pétrole ont terminé sur une note mitigée lundi sur le marché new-yorkais Nymex, partagés entre la crainte d'un ralentissement de la demande liée au conflit USA-Chine d'une part, et les tensions au Moyen-Orient, ainsi que la perspective d'un maintien des baisses de production de l'Opep, de l'autre. Face au durcissement des sanctions américaines, la question du devenir du pétrole iranien demeure.
Kontildondit ?
François Bujon de l’Estang (FBE) :
Dans ce sujet, il y a la surface, faite des incidents que l’on sait, la dénonciation par les Américains de l’accord nucléaire il y a un an. Mais le conflit entre l’Iran et les USA a commencé il y a plus de 50 ans en réalité. La prise d’otages dans l’ambassade américaine de Téhéran en 1979 a laissé dans la mémoire collective américaine une trace encore très vivace. Et même si les Américains sont pour la plupart ignorants des affaires internationales, il y a un point très clair pour eux : les Iraniens sont des méchants. Si vous posez la question aux Iraniens, ils vous brosseront des Américains un portrait tout aussi noir : ce sont les Etats-Unis qui ont renversé le régime de Mossadegh en 1953.
Les mémoires collectives des deux pays se répondent donc point par point, et il y a quelque chose de viscéral dans leur antagonisme. Cependant si vous parlez à des Iraniens influents, des Bazaari, des gens d’affaires, ils ne songent qu’à envoyer leurs enfants étudier dans les universités américaines. Les USA exercent un fort pouvoir d’attraction au sein de la société iranienne, qui ne rêve que de se réintégrer à l’échelle internationale, mais qui en est empêchée par le régime.
Le nœud du problème se situe dans la volonté de l’Iran d’accroître son influence dans la région, le pays est désormais une véritable puissance régionale, très présente dans l’ensemble du Moyen-Orient. Il doit d’ailleurs cette récente montée en puissance aux Américains, qui ont débarrassé l’Iran de son adversaire traditionnel : l’Irak de Saddam Hussein. Les Iraniens sont désormais présents en Irak, mais aussi en Syrie, où ils ont largement contribué à sauver le régime de Bachar el-Assad, mais aussi en Israël, où ils pèsent lourd au sein du Hezbollah.
Face à cela, les Etats-Unis, qui veulent contrecarrer cette influence, et se sont largement alignés sur la politique d’Israël à l’égard de l’Iran, ou plus précisément sur la politique de Netanyahou et la fraction la plus dure du Likoud. Cette « Likoudisation » de la politique américaine au Moyen-Orient est l’un des grands problèmes aujourd’hui. La quasi-totalité des décisions de Trump en attestent : la reconnaissance de Jerusalem comme capitale d’Israël, le fait d’offrir sur un plateau d’argent le plateau du Golan aux Israéliens, ou le conflit ouvert avec l’Iran, et la sortie des termes de l’accord de juillet 2015, qui tranche radicalement avec les politiques de non-prolifération des administrations américaines précédentes.
Que cherchent les USA dans cette affaire ? Cette confrontation peut être le prélude à un conflit armé, ou une simple phase dans une négociation plus large. On sait que la confrontation est le modus operandi normal de M. Trump, on l’a constaté avec la Chine et la Corée du Nord. Les méthodes sont les mêmes : les USA placent l’Iran sous pression maximale. Mais dans quel but ? Veulent-ils faire reculer l’Iran ? Veulent-ils susciter dans la société iranienne une insurrection populaire ? Veulent-ils forcer le pays à freiner ses velléités nucléaires ? Ou veulent-ils carrément changer le régime ? C’est le cas de John Bolton, le conseiller de M. Trump pour la sécurité nationale, très dur, néo-conservateur. Mike Pompeo, le Secrétaire d’Etat, ne le déclare pas aussi ouvertement mais semble partager cette envie. Trump pour sa part veut que l’Iran cesse sa politique expansionniste au Moyen-Orient, et inclure les armes balistiques dans un accord de non-prolifération.
Dans cette recherche d’un recul iranien, la chose qui apparaît clairement est la posture des Etats-Unis : l’intimidation. Cette politique est très dangereuse, et ses chances de succès sont très aléatoires : on n’intimide pas facilement un pays de 80 millions d’habitants, bien armé, capable de bloquer du jour au lendemain le détroit d’Ormuz. Le risque de confrontation armée n’est pas négligeable, celle-ci est même souhaitée par certains. Le Pentagone n’est pas va-t-en-guerre sur cette affaire, il en mesure les risques et le coût. Certains alliés de Washington en revanche sont moins mesurés : Israël, ou l’Arabie Saoudite, et c’est très préoccupant. Le ministre Britannique des affaires étrangères Jeremy Hunt ne s’y est pas trompé puisqu’il a dénoncé il y a quelques jours le risque d’une guerre par accident.
Michaela Wiegel (MW) évoque le rôle de l’Union Européenne dans ce conflit. Un an après la dénonciation de cet accord nucléaire, il apparaît de plus en plus clairement que c’est l’Europe qui a le plus à perdre dans la fin du multilatéralisme que les USA semblent désormais appliquer. Les Européens étaient largement associés dans la rédaction de cet accord nucléaire, la France y a d’ailleurs joué un grand rôle. Cela reflétait la volonté du président Obama d’associer l’Europe à sa démarche. Aujourd’hui, les conséquences se font déjà sentir pour nos entreprises, qui n’ont plus le droit de commercer avec l’Iran (il y a eu à un moment une timide tentative de financement alternatif, mais on n’en entend plus parler).
On constate la puissance américaine, qui impose sa loi à ses alliés européens. Et malheureusement, on constate aussi que l’influence de l’Europe sur les Etats-Unis s’affaiblit à vue d’œil. Le penchant naturel de Trump pour une politique isolationniste (plutôt qu’interventionnisme) se heurte à son autre penchant naturel : la provocation et l’intimidation dans les échanges. L’hypothèse d’un conflit armé par accident n’est effectivement pas à exclure, et n’est pas sans rappeler quelques précédents malheureux. La première guerre mondiale par exemple où, même si les circonstances diffèrent largement, les principes sont comparables : une escalade inéluctable vers un conflit dont personne ne veut, qui se déclenche à cause d’une étincelle.
On ne peut qu’espérer que l’Union Européenne et les autres pays associés à l’accord nucléaire retrouvent une voie, ou une voix, pour se faire entendre des Américains.
Lucile Schmid (LS) :
On voit à quel point l’inconscient et l’Histoire pèsent dans la situation d’aujourd’hui, bien plus lourd que des considérations de rationalité. La guerre par accident ne sert les intérêts de personne, mais elle se déclenche quand les passions ne peuvent être maîtrisées. Quand les tweets remplacent les lignes rouges diplomatiques, on prend le risque de l’escalade, car le tweet c’est l’immédiateté, et d’une certaine façon l’irréversibilité.
Pour en revenir aux intérêts des uns et des autres, la question du détroit d’Ormuz qu’a évoquée FBE est cruciale : c’est par là que passe 20% du pétrole mondial, l’élément énergétique et économique est donc colossal dans cette affaire. Empêcher l’Iran de vendre son pétrole aura des conséquences sur le cours du baril et donc sur l’économie mondiale.
Il ne faut pas non plus oublier qu’il y a une élection présidentielle l’année prochaine aux USA, et que Trump prône un désengagement des Etats-Unis au Moyen-Orient à sa base électorale. Comment pourra-t-il concilier cela avec ses rodomontades sur Tweeter à propos de l’Iran ?
On a évoqué John Bolton, qui était déjà conseiller de George W. Bush au moment de l’intervention en Irak. C’est un vieux faucon, dont on doute de la capacité à différencier l’Irak de l’Iran. L’Iran d’aujourd’hui est considérablement plus puissant que ne l’était l’Irak d’alors, et sa position géopolitique est très différente, il a des frontières avec trois alliés des Etats-Unis, l’Afghanistan, le Pakistan et la Turquie, sa capacité de nuisance a été négligée dans cette escalade. Comment Trump pourra-t-il rétropédaler ?
Côté iranien, l’heure est aussi à l’escalade, car l’Iran est un pays fier et ambitieux. Quand le président Rohani cesse de respecter deux des termes de l’accord de 2015, c’est une menace effective.
Jean-Louis Bourlanges (JLB) :
La profonde contradiction dans laquelle les USA se sont engagés est frappante. L’indignation de Trump devant un état qui manque à ses obligations de dénucléarisation est pour le moins surprenante, après tout le cinéma qu’il a fait à propos de la Corée du Nord. Les deux discours sont radicalement différents et contradictoires. Si l’Iran n’a rien d’un régime sympathique, la Corée du Nord est encore bien pire.
L’axe fondamental des Etats-Unis depuis quelques années était de dire : « nous allons faire le pivot. Tenter de nous désengager du Moyen-Orient pour nous consacrer à l’Extrême-Orient. » Pour fonctionner, cette stratégie nécessitait de favoriser la coexistence pacifique des états du Moyen-Orient, entre chiites et sunnites, entre l’Iran, l’Arabie Saoudite, et Israël. Les accords sur l’Iran étaient donc conformes à cette logique : admettre que des opérations militaires ne feraient, au mieux, que reculer la date à laquelle l’Iran obtiendrait l’arme atomique, et que ce n’était donc pas la bonne méthode.
La situation actuelle ne s’inscrit pas du tout dans cette logique du pivot, et qui plus est, M. Trump a été élu sur un « isolationno-pacifisme », c’est à dire pas un pacifisme humanitaire, mais seulement un retrait des troupes américaines des divers théâtres d’opération. Ces contradictions nourrissent le soupçon que les menaces de Trump sont creuses. Elles ne sont pas pour autant sans risque, car la guerre par accident, cela arrive. La guerre de Crimée en est un bon exemple.
Si ce conflit devait basculer dans une guerre, le traumatisme serait colossal pour l’ensemble des alliés des USA. L’Europe ne peut absolument pas cautionner cela, et Netanyahou, qui vient de remporter une élection, n’a pas du tout envie d’entraîner Israël là-dedans. Sur le plan intérieur, l’idée de renverser le régime paraît impossible, car on ne voit pas qui pourrait être le dirigeant alternatif aux mollahs (lors de l’opération Mossadegh, le jeune Chah était prêt à prendre le pouvoir). D’autant plus que, quand on durcit les situations sociétales, ce ne sont pas les libéraux qui gagnent. Pour le moment, le Iraniens réagissent très intelligemment, ils résistent sans dénoncer les accords de Paris et se montrent modérés.
François Bujon de l’Estang :
Les incohérences des Etats-Unis sont effet flagrantes. Et les Iraniens se montrent effectivement modérés dans leur réaction : ils durcissent le ton, mais de façon très mesurée. Les dangers côté iranien existent aussi, car comme on le sait, il y a des luttes de pouvoir à Téhéran entre quatre ou cinq pôles, et ce que dit M. Rohani n’est pas forcément ce que font les Pasdaran.
Jean-Louis Bourlanges :
L’Iran est, pour reprendre la définition qu’Hoffmann donnait du régime de Vichy : « une dictature pluraliste ».
François Bujon de l’Estang, pour sa part, compare souvent l’Iran à un mobile de Calder : c’est complexe, difficile à comprendre, ça tient on ne sait trop comment.
Pour en revenir aux incohérences américaines, une des plus évidentes est que les USA ont toujours visé la non-prolifération des armes nucléaires dans le monde. Et comme l’a rappelé JLB, le problème iranien ne peut pas être traité militairement, les Israéliens sont les premiers à l’admettre.
Les Européens ont été les pilotes dans cette affaire. Ce n’est pas M. Obama qui est venu nous chercher, c’est l’inverse. C’est le trio France-Allemagne-Royaume-Uni qui a négocié avec l’Iran pendant des années, tandis que les Etats-Unis ne cessaient de nous mettre des bâtons dans les roues. Les entraîner progressivement vers cet accord de juillet 2015, ainsi que la Russie et la Chine, a été un exploit diplomatique. Cet accord n’était pas parfait, mais il résolvait le problème urgent de la prolifération nucléaire, puisque les Iraniens en respectaient les termes (ce que tous les inspecteurs là-bas ont confirmé). Sortir de cet accord, le déséquilibrer comme l’a fait Trump est une incohérence majeure. Et FBE maintient qu’il y a dans cette affaire une responsabilité de Netanyahou, même si celle de Trump est effectivement prépondérante, puisque son but en tant que président semble être de défaire tout ce qu’a fait Obama.
Si on combine tout cela à la volonté de retrait des Etats-Unis de cette région, on aperçoit un danger : celui que les USA délèguent la gestion de ce problème à leurs alliés dans la région, à savoir Israël et l’Arabie Saoudite. Pas exactement les gens les plus modérés et pacifistes qui soient.
Lucile Schmid :
Ce sont les trois pays européens qu’a cités FBE qui sont partie prenante de cet accord, et non l’Union Européenne. On s’aperçoit quand on parle d’Europe (et on le fait en ce jour d’élection) qu’au niveau diplomatique, ce sont quelques « gros » pays qui comptent et qui influent, davantage que l’Union. Et ces « gros » pays sont aujourd’hui en situation de faiblesse, à cause du Brexit : comment fera-t-on une diplomatie commune à l’avenir ?
Ensuite, le problème de Trump est qu’il ne cesse de confondre des buts commerciaux avec des buts économiques, et la guerre commerciale avec la vraie guerre. C’est un autre effet pervers des tweets : rien n’est structuré, le turn-over autour du président est incessant (on ne sait plus bien au fond qui l’assiste vraiment). La politique américaine est menée avec un outil inadapté.
Philippe Meyer (PM) rappelle que si la guerre par accident est une scénario plausible, celui de la guerre par manipulation aussi a eu des précédents, en Irak avec Donald Rumsfeld (et déjà John Bolton) par exemple.
Michaela Wiegel souhaite distinguer deux cadres dans cet accord : les états évoqués plus haut, et l’Union Européenne. C’est même un cas d’école sur le fonctionnement possible d’une politique étrangère de l’Union. L’Union n’a pas participé activement, mais elle a toujours été tenue au courant de ce qui se négociait. L’avantage de cette configuration est qu’elle aurait pu résister au Brexit, cet accord peut faire figure d’exemple. Il n’a bien sûr pris de l’ampleur qu’une fois que les USA ont accepté de s’y associer. Cet accord est aussi exemplaire dans la mesure où l’Europe se retrouve bien démunie dès lors que les Etats-Unis en sortent : il montre à quel point l’Union Européenne est désemparée dès que les USA sortent du multilatéralisme dont on a l’habitude depuis 1945.
« LES POPULISMES EUROPEENS, LEURS POINTS COMMUNS, LEURS DIVERGENCES ET LEURS ALLIES EXTERIEURS »
Introduction
Samedi 18 mai, à l'invitation du ministre italien de l'intérieur Matteo Salvini, les nationaux-populistes européens se sont rassemblés à Milan à une semaine des élections. Douze leaders de partis europhobes se sont exprimés à la tribune dont Marine Le Pen au nom du Rassemblement national. Les chefs de l'AfD allemande, des Vrais Finlandais, le néerlandais Geert Wilders, patron du parti de la liberté, et bien d'autres, étaient aussi à Milan. La Lega de Matteo Salvini et le Rassemblement national de Marine Le Pen s’activent depuis plusieurs mois pour réunir le plus d’alliés possible au Parlement européen. Néanmoins, la coalition Salvini-Le Pen ne rassemble pas l’ensemble de l’extrême droite et ses efforts pour séduire le Premier ministre hongrois, Viktor Orban, ou le PiS, au pouvoir en Pologne sont sans effet. Des organisations plus extrémistes sont par ailleurs en mesure d’accéder au Parlement européen tout en étant pour la plupart d’entre eux partisans de sortir de l’UE : le Jobbik hongrois (ancien allié du Front national), l’Aube dorée grecque et sa branche chypriote (ELAM), des Slovaques de Notre Slovaquie et des Slovènes du Parti national. La réunion de Milan a, en outre, été ternie par les révélations de l’hebdomadaire allemand Der Spiegel datant de la veille. Une vidéo de parfaite qualité, datant de 2017, montre le futur vice‐chancelier autrichien, Heinz‐Christian Strache, offrant à une jeune femme qu’il pense liée à un oligarque russe des contrats publics lucratifs en échange d’un soutien financier à son parti. M. Strache discute également de la possibilité pour l’investisseur russe de prendre le contrôle d’un quotidien populaire autrichien afin de soutenir son parti d’extrême droite, le FPÖ, et évoque la stratégie de contrôle des médias du Premier ministre hongrois, Viktor Orban. Ces révélations baptisées “Ibiza-gate” ont provoqué un séisme politique en Autriche où M. Strache a démissionné de ses fonctions de vice‐chancelier et de chef de parti, entrainant le départ de tous les ministres du FPÖ et laissant la liste des candidats de sa formation affaiblie alors que ce parti était un maillon important dans la stratégie de constitution d’un groupe eurosceptique au Parlement européen, après les élections des 23 et 26 mai.
Kontildondit ?
Michaela Wiegel :
Le terme « populisme » est très vague. On peut cependant établir des points communs entre ces formations : elles rejettent le système qu’on a connu au Parlement Européen depuis le début des élections directes en 1979.
La nouveauté de cette campagne électorale a été que pour la première fois, ces forces qui rejetaient toutes l’Union Européenne, en ont cette fois accepté la logique. Elles se disent désormais que pour changer l’Europe, elles doivent s’unir. Cela contraste avec ce qui s’est passé il y a cinq ans, ou le Front National était arrivé en tête et avait eu toutes les peines du monde à constituer un groupe parlementaire. Cette fois-ci, les acteurs du populisme de droite cherchent à s’associer, à l’exception notable du parti de Viktor Orbán (toujours intégré au PPE).
Le cas autrichien mérite qu’on s’y attarde. Il était emblématique de la tentative d’une coalition de gouvernement entre la droite modérée et un mouvement populiste, le FPÖ. Cette stratégie est un échec total. Il y avait déjà eu une expérimentation de ce type précédemment, avec le chancelier Schüssel qui s’était associé avec Jörg Haider. Jacques Chirac avait alors ostracisé cette alliance, et beaucoup de pays d’Europe avaient suivi, dont l’Allemagne social-démocrate de Schröder.
Cet « Ibizagate » est donc très parlant : un gouvernement chute, non à cause d’une prise de position d’autres pays d’Europe, mais parce qu’un scandale éclate. La fragilité de ces alliances populistes se révèle dans les rapports avec la Russie. Car si certains des leaders de la droite populiste peuvent paraître compatibles, comme Mme Le Pen et M. Salvini, d’autres pays comme la Pologne se refuseraient à toute alliance avec les Russes.
Cette affaire a aussi montré clairement la tactique de la droite populiste : pour manipuler la presse (on a vu dans cette vidéo que le plan était d’acheter un grand quotidien à sensation pour faire gagner le FPÖ), Strache était prêt à céder les marchés publics autrichiens à l’oligarque russe avec lequel il pensait s’associer.
Jean-Louis Bourlanges :
On voit à la fois une constellation populiste, une situation d’injonctions paradoxales de ces populistes, et un clivage profond à l’intérieur de ces forces. Sur la convergence, trois thèmes fondamentaux se détachent : d’abord, une remise en cause de l’accompagnement libéral du pouvoir populaire (symbolisé par Orbán, mais cautionné par les autres), ensuite, une xénophobie, dont le fer de lance est cette fois Salvini, et enfin, un souverainisme, dont la thèse est que l’Europe est trop puissante et intégrée sur le plan politique, et qu’il faut redonner à chaque nation son autonomie.
Il y a donc une certaine cohérence dans cette convergence. Il y a aussi une double injonction paradoxale. En effet, ces gens essaient de faire front ensemble, alors que leur ligne politique prône précisément le contraire. D’où des contradictions évidentes. La plus criante venant de l’Autriche, qui repousse les migrants venus d’Italie, alors que M. Salvini ne rêve que de disperser ces migrants entre ses voisins (il blâme exclusivement Macron, mais c’est pour la forme). Cela mène ces partis à un second paradoxe : se vendre aux puissances étrangères. Les Polonais sont soumis à Trump, les Hongrois à Poutine, les Italiens traitent avec la Russie et la Chine.
Il y a en réalité deux forces très différentes, qui se retrouveront dans le futur parlement européen. D’une part, la mondialisation, l’accord des élites avec celle-ci, qui est vécu par une partie de la population comme une aliénation : une dépossession des pouvoirs. C’est qui alimente la réaction identitaire et xénophobe.
Il y a autre chose qui n’est pas assez soulevé, ce sont les rapports entre les libéraux et les catholiques. Ce sont des forces en tension depuis le XVIIIème siècle. Au XIXème, l’Eglise est totalement opposée aux libéraux. Cette lutte a été surmontée après-guerre grâce à la démocratie chrétienne. Il y eut alors une vraie solidarité entre catholiques et libéraux sur des valeurs de démocratie libérale, de solidarité sociale, et de sécurité collective. Depuis une trentaine d’années, la tension remonte en puissance, entre des libéraux de plus en plus démesurés, et des catholiques de plus en plus tentés par le sectarisme. Cette tension est très forte, elle est intérieure à nos sociétés. Elle devrait conduire au Parlement Européen à deux forces très différentes : un groupe conservateur avec le PiS (le parti polonais), ce qui reste des conservateurs britanniques, et Orbán. Et puis un parti franchement d’extrême-droite, avec Le Pen et Salvini, sur des valeurs beaucoup plus païennes, enracinées dans des valeurs xénophobes et anti-mondialisatrices.
François Bujon de l’Estang souhaite aborder deux points au sujet de ces populismes.
Le premier est cette réunion de Milan, regroupant les poids lourds des nationalismes populistes d’Europe. C’est quelque chose de nouveau, et on a pu faire à cette occasion quelques commentaires intéressants. On a par exemple évoqué « une internationale des nationalistes ». On y a aussi vu la matrice de ce que pourrait être un groupe d’extrême-droite au Parlement Européen. Si l’on creuse un peu cette notion « d’internationale nationaliste » et qu’on regarde les précédents historique, on n’en voit qu’un : l’internationale socialiste (marxiste-léniniste). Or celle-ci était fortement centralisée et cherchait à s’étendre ensuite aux autres pays. Ici, c’est tout le contraire : ces mouvements croissent dans divers pays, et il s’agit pour eux de se rassembler. C’est difficile : ils n’étaient pas tous représentés à Milan, seulement une dizaine. Il en manquait un bon nombre, ceux d’Europe centrale et d’Europe de l’est sont réticents à les rejoindre. D’autre part, certains sont pro-Russes, d’autres anti-Russes.
Le second point concerne les alliés étrangers de certains de ces partis nationalistes. Nous avons les Russes d’un côté, avec cette extraordinaire scandale autrichien. Mais nous avons aussi les Américains de l’autre, avec Steve Bannon, qui se promène en Europe et tente de semer la zizanie dans l’Union. Moscou et Washington ne partagent pas grand chose, mais ils ont tout de même un objectif en commun : empêcher l’Union Européenne de s’affirmer et de se renforcer, et y répandre la discorde.
Cela mène à une question, qu’il est sain de se poser régulièrement : qui est hostile à l’Union Européenne ? Les Etats-Unis, la Russie, et la Chine. La Chine l’est tout autant que les deux autres, même si elle emploie des méthodes différentes : elle traite avec les différents états de l’Union, jamais avec l’Union elle-même. Elle construit la belt and road initiative (la nouvelle route de la soie) et tente de dévoyer un certain nombre de pays européens pour étendre son influence. L’Italie et la Grèce ont déjà cédé.
Ce simple rappel que ces trois grandes puissances sont hostiles à l’Europe devrait suffire à ranimer la flamme européenne de tout eurosceptique.
Lucile Schmid :
Ces élections européennes verront-elles émerger une vie politique européenne ? On voit que c’est le pari d’Emmanuel Macron, et la peine qu’il a à trouver des alliés montre que ce pari n’est pas gagné. Du côté de ces populismes, ces élections vont-elles dessiner des lignes de force qui s’appliqueront à tout le continent, ou vont-elles au contraire renforcer les particularités de chaque pays et les différencier un peu plus ?
Ensuite, on a vu à travers le scandale autrichien combien la dédiabolisation (engagée aussi bien par le FPÖ que par Marine Le Pen) est une posture qui ne tient pas longtemps face à la réalité. Il y a des agendas cachés du côté de ces partis d’extrême-droite, des formes de manipulation à l’œuvre (on l’a vu à propos du Brexit avec le scandale Cambridge Analytica). Le temps de parole de Steve Bannon dans les médias français sera désormais décompté de celui du Rassemblement National par le CSA. Cette dédiabolisation montre à quel point les électeurs sont pris pour des cons : il y a un langage le temps de la campagne, puis viennent la corruption et la manipulation. Rappelons que Marine Le Pen doit rembourser 300 000 Euros pour des emplois fictifs.
Il y a aujourd’hui trois groupes auxquels les populistes peuvent se rattacher au Parlement Européen, peut-être n’y en aura-t-il plus que deux à l’issue des élections, et aussi quelques électrons libres. Le principal étant Viktor Orbán, qui a réussi à se rattacher au populisme tout en assurant à Bernard-Henri Lévy qu’il ne sera jamais rattaché à l’extrême-droite. Qui seront les leaders ? Salvini et Le Pen briguent tous deux le leadership, mais le véritable leader européen, c’est Viktor Orbán.