LA QUESTION AGRICOLE ET LE MERCOSUR
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
L'Union européenne et le Mercosur - le Marché commun du Sud, regroupant l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, le Paraguay et l'Uruguay - discutent depuis 1999 d'un traité de libre-échange. « La négociation agricole a été finalisée en 2019 », précise-t-on à la Commission européenne. Pour les secteurs les plus sensibles, des quotas tarifaires ont été fixés : chaque année, 99.000 tonnes de bœuf, 180.000 tonnes de sucre de canne et 180.000 tonnes de volaille pourront accoster en Europe sans payer de droits de douane, ou alors minimes. Au-delà, les taxes habituelles s'appliqueront. Le quota de bœuf brésilien représente moins de 1 % de la consommation annuelle européenne et 1,2 % pour celle de sucre. Les discussions entre l'UE et le Mercosur ont repris en mars 2023 et ne portent désormais que sur quelques questions précises, faisant l'objet d'un « protocole additionnel ». En l'absence d'entente rapide, le Mercosur pourrait se rapprocher de la Chine, craint l'exécutif européen. Onze pays ont signé une lettre pour dire leur soutien à l'accord. Parmi eux, l'Allemagne, premier exportateur européen et troisième exportateur mondial, dont l'économie est à la peine. Mais la France qui s’oppose depuis 2019 à l’accord, s'est lancée dans une course contre la montre, en vue de faire pencher les pays indécis.
Les agriculteurs français s'inquiètent de la menace d'un débarquement de denrées alimentaires sud-américaines à bas prix, en concurrence déloyale car issues d'un modèle productiviste soumis à des normes sociales, sanitaires et environnementales bien moins exigeantes. Ils se sentent sacrifiés quand l'Allemagne, première puissance industrielle d'Europe, va pouvoir mieux vendre ses voitures alors que la France, première puissance agricole d'Europe, subira les importations de viande sud-américaine. La FNSEA et les Jeunes Agriculteurs ont lancé un mouvement de protestation, lundi, alors que la Coordination rurale a appelé, mardi, à des actions plus radicales, comme le blocage du fret alimentaire. Leur mobilisation intervient alors qu’en janvier se profilent les élections professionnelles pour le contrôle des chambres d'agriculture. Au soutien de la colère paysanne, les décideurs politiques font front uni. L'opposition au Mercosur s'élargit. Après une première tribune signée par 200 députés dans Le Figaro le 5 novembre, 600 parlementaires en ont signé une autre le 12 dans Le Monde, adressée à la présidente de la Commission européenne. Emmanuel Macron, qui a déjà fait bloquer l'accord en 2019, répète qu'« en l'état, le traité n'est pas acceptable ». Michel Barnier a fait l'aller-retour à Bruxelles le 13 novembre pour avertir que « l'impact serait désastreux » et qu'il ne faudrait « pas passer outre la position d'un pays comme la France ». Le gouvernement va proposer un débat au Parlement le 10 décembre suivi d'un vote sur l'accord commercial.
Kontildondit ?
Nicolas Baverez :
Il y a une forme de paradoxe entre la crise que provoque ce projet de traité Mercosur et sa réalité. Il est vrai que cela fait 25 ans qu’on en discute, que du point de vue des négociateurs, les choses sont à peu près terminées, alors que parallèlement, on a une crise politique. À mon avis, cette dernière s’explique par trois facteurs.
Le premier est la crise de l’agriculture française. Depuis l’hiver dernier, rien n’a été réglé, et de plus l’année a été très mauvaise pour beaucoup de secteurs importants de notre agriculture : blé (- 25%), vin (- 16%) et crise endémique de l’élevage. Deuxième élément : le mouvement de l’hiver dernier était intéressant en ce qu’il était européen. Il s’agit donc d’une crise de la Politique Agricole Commune, avec les agriculteurs de presque toute l’Europe qui protestaient. Cela a eu des conséquences politiques importantes, par exemple aux Pays-Bas. Troisième facteur : en 25 ans de négociations, le monde change évidemment. Le traité paraît désormais en décalage complet avec le nouveau monde dans lequel nous sommes, acté par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, par la fin de la mondialisation et la résurgence du protectionnisme, le symbole de tout cela étant l’élection de Donald Trump, qui explique qu’il va imposer des droits de douane de 10% à 20% sur toutes les importations, et de 60% pour toutes celles venant de Chine. Et même s’il n’applique pas intégralement son programme, le tournant protectionniste des Etats-Unis est là pour durer.
Sur la partie strictement technique, le traité sert de bouc émissaire. Mais quand on regarde ses effets, on doit plutôt le défendre. Parce que le Mercosur, c’est 280 millions de consommateurs, dans un espace où nos parts de marché ont diminué quasiment de moitié en 20 ans, parce que c’est une zone où l’UE est encore en excédent, et parce que les exemples récents de traités de libre-échange passés par l’UE sont plutôt positifs, notamment avec la Nouvelle-Zélande et le Canada. Dans les deux cas, on a une progression des échanges et des excédents de l’UE, mais aussi des conséquences positives pour l’agriculture européenne.
D’autre part, l’un des grands problèmes de l’Europe est la sécurisation de matières premières critiques. Et avec le Mercosur, nous pourrions le faire pour le numérique et pour la transition climatique, avec des ressources minières rares. Cela ferait baisser notre dépendance face à la Chine. Enfin, dans un monde où le multilatéralisme est en train de mourir, et étant donné que l’UE est bien meilleure dans le commerce que dans la stratégie, cet accord pourrait servir à rétablir un minimum de dialogue dans ce système international en train d’éclater. Et notamment d’établir un pont avec le « Sud global », qui est de plus en plus dans une logique de ressentiment à l’encontre de l’Occident, et ne cesse de se rapprocher du bloc autoritaire Chine / Russie.
Enfin, que ce traité soit signé ou non ne changera rien à la crise agricole française. Notre agriculture est en quasi faillite, et on voit bien qu’elle en est arrivée là sans le Mercosur. Quand on dit que la France est la première puissance agricole européenne, c’est faux : l’Allemagne et les Pays-Bas font mieux que nous. Parce que notre politique malthusienne est absurde. La montée en gamme du bio a en réalité détruit la compétitivité, avec des produits beaucoup trop chers. On a livré le marché de masse aux importations, ce qui est une aberration, et qui a entraîné la paupérisation des agriculteurs. Aujourd’hui, presque la moitié des 390.000 exploitations sont en situation de quasi faillite. Même chose en Europe, où la stratégie « Farm to fork » est catastrophique ; c’est un système qui programme une baisse de 15% de la production européenne dans les dix prochaines années, avec des jachères, de multiples interdictions d’utiliser certains intrants, sans proposer de substitut. Aujourd’hui, il faut bien évidemment réfléchir à un nouveau modèle qui soit soutenable, mais il devra être fondé sur la production avant tout. En France aujourd’hui, 20% de la population est en situation d’insécurité alimentaire. À l’échelle planétaire, il y a 800 millions d’humains qui souffrent de famine. On répond à tout cela en effondrant la production en France et en Europe ? C’est idiot.
Nicole Gnesotto :
Comme Nicolas, je pense que ce traité du Mercosur est l’arbre qui cache la forêt des problèmes agricoles franco-français. En revanche, je ne crois pas du tout qu’il s’agisse d’un bon accord. Je le trouve mauvais pour l’agriculture française.
D’abord un rappel : l’accord est global, et ne concerne l’agriculture que très marginalement. Même la Commission européenne dit qu’elle n’a inclus l’agriculture que parce que les pays du Mercosur insistaient, mais il s’agit avant tout d’un accord industriel, qui permettra aux industries européennes (c’est-à-dire surtout aux Allemands) d’exporter sans droits de douane (automobiles, chimie, textile, pharmacie). Actuellement, les droits de douane sont de 35% pour les voitures et les vêtements pour les exportations vers le Mercosur. Donc tous les industriels d’Europe se réjouissent. Les seuls mécontents sont les agriculteurs, parce qu’ils ne sont pas soumis aux mêmes contraintes commerciales que les autre secteurs industriels.
Ensuite, au sein du secteur agricole, tout le monde n’est pas mécontent. Si l’accord était signé, il ferait des gagnants et des perdants. Parmi les gagnants : le secteur viticole, les spiritueux, le fromage et toute la filière du lait, parce que pour le moment les droits de douane sur le vin et l’alcool sont de 27% et qu’avec le traité ils passeraient à 0%. Les perdants, ce sont les agriculteurs en ce moment dans la rue : les éleveurs de bovins et les petites exploitations.
Pourquoi la France est-elle considérée comme la seule à s’opposer à ce traité, comme si nous étions de parfaits imbéciles, rétrogrades et incapables de comprendre l’intérêt des grands accords de libre-échange ? Parce que nous sommes encore une très grande puissance agricole. L’Allemagne et les Pays-Bas sont effectivement passés devant nous en termes d’exportations, mais ce sont des puissances agricoles industrielles, dont le modèle est très différent du nôtre. Nos agriculteurs seront incontestablement très pénalisés, ainsi que les Polonais parce que notre agriculture est restée traditionnelle.
Par ailleurs, les arguments avancés en faveur du traité s’accompagnent d’une certaine hypocrisie. J’en donne trois exemples. D’abord, les partisans du traité disent que celui-ci va protéger (et notamment en France) les AOC, et qu’être par exemple capables d’interdire la fabrication d’un « Cognac colombien » sera formidable pour nos producteurs. Certes, mais si on regarde les chiffres,c’est une autre histoire : la Commission propose 350 AOC (dont 60 françaises), alors que dans la réalité il y en a 2000 en Europe, et 500 en France. Cela signifie qu’au moins 400 AOC françaises ne seront pas concernées par le traité et sur celles-là les producteurs français continueront de payer de gros droits de douane. Ensuite, les défenseurs du traité prétendent que 80.000 tonnes de viande par an est un chiffre dérisoire, correspondant à 1 steak par personne et par an. Sauf que c’est la France qui produit 80% de la viande consommée en Europe. On peut donc comprendre que pour les producteurs de bovins français, ce soit un problème très sérieux : ce sont quasiment les seuls à pâtir du volet « viande ». Même chose pour le miel. Enfin, on entend que la suppression des droits de douane ferait économiser 4 milliards aux entreprises agricoles européennes. Là encore : oui, mais les entreprises européennes du secteur agricole ne sont que marginalement françaises, si l’on excepte des grands groupes de la distribution agro-alimentaire. Les petits producteurs, eux, ne s’y retrouvent absolument pas.
Il y a un vrai problème sur le Mercosur car il y a une vraie spécificité française. En revanche, C’est très commode pour les agriculteurs de faire porter toute la faute à ce traité. Comme disait Nicolas, si on supprimait ce traité, l’agriculture française serait quand même à la peine et en panne. Mais ce n’est pas parce que ce traité du Mercosur sert de bouc émissaire qu’il faut automatiquement le considérer comme bon.
Marc-Olivier Padis :
Les manifestations organisées par la FNSEA ne se préoccupent pas des petites exploitations dont Nicole a parlé. La FNSEA est cogestionnaire de la politique agricole depuis longtemps, et ne rejoindrait pas tout à fait cet argumentaire. La réalité, c’est qu’il y a des élections aux chambres consulaires en janvier, et que tout le monde fait campagne sur les barrages et dans les manifestations pour être bien placé.
Les autorités françaises disent que l’accord n’est pas acceptable « en l’état » sans réellement formuler de critique précise. S’agit-il bel et bien de l’agriculture ? Ce qui est préoccupant, c’est que la France va se retrouver en minorité à Bruxelles. Les autorités françaises disent : « de toutes, façons, il faudra notre voix pour que l’accord passe, car il faut l’unanimité au Conseil ». Or ce n’est pas le cas, car ce n’est pas simplement un accord commercial, il s’agit d’un accord mixte, avec un accord-cadre et un accord commercial. L’accord-cadre fait état de grandes déclarations pour la paix dans le monde et le désarmement, mais l’accord plus spécifiquement commercial relève des compétences exclusives de l’Union. Si la Commission décide de scinder l’accord en deux parties, elle peut faire passer la dimension commerciale à la majorité, au Conseil. Dans ce cas, la France ne serait pas en mesure d’exercer un droit de veto.
Je suis donc un peu inquiet de cette montée dans les aigus des responsables politiques ; leur unanimité me paraît même un peu étrange, du RN à LFI, en passant le président de la République et le Premier ministre. Que se passera-t-il si les Européens, fatigués de l’attitude française, décident de passer outre ? Ce n’est pas du tout une hypothèse impossible. Ce mardi 26 novembre, la Commission européenne doit rendre son avis quant à la crédibilité de la trajectoire budgétaire française. Nous sommes le seul pays qui ne respecte pas ses propres engagements budgétaires. Nous expliquons à Bruxelles que certes, nous faisons 5% de déficit budgétaire cette année, mais qu’en nous laissant un peu de temps, nous allons arranger cela, bref, le même argumentaire que d’habitude ... Est-ce que cela passera encore une fois ?
Je pense qu’il y a un certain agacement européen vis-à-vis des Français, et que l’affaiblissement de la position française à Bruxelles risque de se voir dans ce dossier. Emmanuel Macron est affaibli au Conseil, tout le monde sait qu’il n’a plus de majorité politique ; au Parlement européen les groupes français sont affaiblis et la France manque de crédibilité, tant sur sa parole que sur sa stratégie économique. Nous sommes donc dans une situation fragile, il n’est pas exclu que le texte passe au Conseil, où la voix de la France est minoritaire, puis qu’il soit validé au Parlement européen. Et si c’est un accord strictement commercial, il n’aura pas besoin d’être ratifié par les Parlements nationaux. Ce traité du Mercosur peut se faire sans la France, c’est la réalité politique d’aujourd’hui.
François Bujon de l’Estang :
J’admire Nicolas, Nicole et Marc-Olivier, qui parviennent à analyser de façon rationnelle et réfléchie un sujet qui me paraît entièrement émotionnel. Tout est paradoxal dans cette affaire. D’abord, le mécontentement des agriculteurs français, qui a de toutes autres causes que le Mercosur. Ce projet de traité n’est qu’un catalyseur. Saluons au passage le sens du timing de la Commission, qui trouve le moyen de finaliser 25 ans de négociations au moment où les agriculteurs français sont en colère, et expriment leur malaise depuis un an, en bloquant les routes, etc. Et au moment où Donald Trump est réélu.
Chaque fois qu’un accord de libre-échange contient un volet agricole, si ténu soit-il, nous avons un psychodrame. C’était le cas au moment de l‘accord du CETA avec le Canada en 2016, alors qu’aujourd’hui, les experts disent qu’au fond l’accord s’est finalement révélé bénéfique … Sur le Mercosur, il est étrange de se focaliser à ce point sur la partie agricole, car il y a beaucoup d’autres volets très intéressants, et qui bénéficieraient beaucoup aux intérêts industriels français. Qu’il s’agisse de l’automobile, de la chimie, du textile ou de la pharmacie, il est clair que nous avons intérêt à cet accord. En outre, il y a d’autres puissances toutes prêtes à prendre a place de l‘Europe si celle-ci ne conclut pas cet accord avec ce marché de plus de 250 millions de consommateurs. Avec évidemment la Chine, qui ne cesse de pousser ses pions en Amérique latine, et les Etats-Unis qui se placent, en dépit des déclarations protectionnistes de M. Trump. Nous sommes donc en train de sacrifier les intérêts de notre industrie à ceux de notre agriculture, et c’est paradoxal.
Quant au domaine agricole, Nicole a bien fait de rappeler que l’accord du Mercosur ne ferait pas que des perdants. C’est vrai pour le lait et les fromages, mais aussi pour le vin et les spiritueux, que les Chinois s’apprêtent à taxer fortement … Or rien de tout cela n’est pris en compte, tout est noyé dans le brouhaha de l’irrationnel.
BAKOU : NAUFRAGE DES ACCORDS DE PARIS ?
Introduction
Philippe Meyer :
La 29ème conférence mondiale sur le climat (COP29) s’est déroulée du 11 au 22 novembre à Bakou en Azerbaïdjan en l’absence de nombreux membres du G20 (qui représente près de 80% des émissions mondiales de gaz à effet de serre) : ni les Etats-Unis, ni la Chine, ni l’Inde, ni le Canada, ni le Japon n’ont envoyé de représentants. Les acteurs importants de la diplomatie climatique : le président français, le chancelier allemand et la présidente de l’Union européenne étaient également absents. La COP29 avait pour principal objectif d’augmenter l'aide financière annuelle des pays riches. En ces temps de morosité économique, de guerres en Ukraine, à Gaza et au Liban, alors que le climato-sceptique Trump a été élu aux Etats-Unis et que l’intensification des impacts climatiques se fait sentir comme récemment en Espagne, les fossés entre les différents blocs de pays ne sont pas résorbés. Face aux demandes multiples d’aides financières (le groupe Afrique évoque 1.300 milliards de dollars, les ONG du Climate Action Network « au moins » 1.000 milliards), l’Union européenne refuse de dévoiler son jeu.
Les pays de l’UE ne souhaitent pas faire de trop grandes promesses quant au montant des aides à apporter aux pays en développement, tout en redoutant d’apparaître comme la partie responsable du blocage. Mercredi, le commissaire européen à l’action pour le climat Wopke Hoekstra a estimé nécessaire de définir d’abord ce qu’englobe le chiffrage des pays en développement. Une façon de ne pas focaliser les débats sur les chiffres et de continuer à discuter de l’élargissement de la liste des contributeurs ou, au moins, de comptabiliser les aides des pays émergents, de l’intégration des investissements du privé, et du fait que les aides soient orientées vers les pays les plus vulnérables. La Chine refuse d’être incluse dans la liste des pays contributeurs, ce qui remettrait en cause son statut de pays en développement. Jeudi, la présidence de la COP a dévoilé un texte évoquant au moins « 1.000 milliards de dollars », mais sans préciser de chiffrage. Une proposition jugée inacceptable par M. Hoekstra tandis que les pays en développement ont proposé un compromis à 500 milliards par an.
Avant l’Accord de Paris de 2015, les émissions de gaz à effet de serre augmentaient de 16 % par an. Selon les estimations de l’ONU, les politiques mises en œuvre depuis 2015 ont permis de diminuer cette augmentation qui s’établirait à 3 % en 2030. Loin des 30 à 45 % de diminution nécessaires pour atteindre la neutralité carbone au milieu du siècle. Selon l'Observatoire international climat et opinions publiques, un baromètre annuel publié par Ipsos et EDF, partout dans le monde, la priorité environnementale recule et le changement climatique inquiète de moins en moins. En France, la proportion de personnes très préoccupées par le sujet a baissé de 35%.
Kontildondit ?
Nicole Gnesotto :
Le vrai bilan officiel des accords de Paris sera fait l’année prochaine au Brésil, mais il est vrai que sur la route de ce bilan décennal, Bakou est une étape négative. Le vent tourne mal dans la lutte contre le réchauffement climatique, pour plusieurs raisons. L’une d’entre elles est anecdotique, mais je ne veux pas la passer sous silence : depuis trois ans, les COP choisissent de se réunir dans des dictatures pétrolières : Egypte, Émirats Arabes Unis, et Azerbaïdjan. En termes de communication publique, avouons qu’on a fait mieux … Le message envoyé au citoyen lambda, à qui on demande de faire des efforts et de changer son mode de vie, a de quoi laisser perplexe. Car quand on a un président azéri qui dit que le pétrole et le gaz sont « un don de Dieu », on sous-entend que chercher des alternatives est un péché.
Deuxième raison : la réalité de l’utilisation des énergies fossiles. Pour faire fonctionner l’économie de la planète, 80% des entreprises mondiales l’utilisent encore. La part du pétrole a baissé, mais celles du gaz et du charbon ne cessent de croître. Ainsi, en 2019, on consommait deux fois plus d’énergie fossile qu’en 1979. Vanter les mérites du renouvelable, c’est très bien, mais la triste réalité qui demeure, c’est que 80% de la planète ne s’en sert pas.
Troisième raison : le contexte géopolitique, incontestablement défavorable. Trump vient d’être élu avec un slogan « drill, baby, drill » (« forez, forez, forez »), son objectif affiché étant de diviser par deux le prix de l’énergie aux USA. On imagine donc mal comment l’utilisation du fossile pourrait décroître. Quant à la Chine, elle joue sur les deux tableaux : à cause de son industrie gigantesque, c’est évidemment un grand pays pollueur, mais qui veut apparaître comme « en voie de développement », pour toucher une partie des aides internationales. Et au milieu de tout cela, l’UE affiche des contradictions : Ursula von der Leyen met la priorité verte sous le boisseau pour signer (à cause de la guerre en Ukraine) un traité d’amitié éternelle et inébranlable avec l’Azerbaïdjan.
Quatrième raison, très importante : l’hypocrisie industrielle. À Bakou, il y avait 5.000 représentants des lobbies pétroliers, qui font tout ce qu’ils peuvent pour empêcher toute avancée sur les deux points principaux de l’accord de Paris : la réduction des émissions de gaz à effet de serre, et l’aide au développement durable des pays les plus pauvres. On voit donc très clairement que les industriels font tout ce qu’ils peuvent pour empêcher la transition vers une économie décarbonée. Ainsi l’an dernier à Dubaï, le communiqué qui clôturait officiellement la COP ne disait même pas clairement qu’il fallait passer dans un monde décarboné … La phrase était très ambiguë : il s’agissait de faire une « transition vers la fin de l’énergie fossile » (« transition away »), au point que le gaz lui-même a été classé comme « énergie de transition ». L’hypocrisie est totale. L’aviation et le transport maritime, deux secteurs extrêmement émetteurs de gaz à effet de serre, ont réussi à échapper aux contraintes de la COP.
Enfin, avec la montée des populismes et de l’inflation, de plus en plus de gens sont confrontés à une contradiction : les tentatives de réduire le réchauffement climatique (ce qu’à peu près tout le monde souhaite), et le coût social que cela représente par foyer fiscal. En Europe par exemple, cela joue beaucoup sur les ardeurs de la Commission.
François Bujon de l’Estang :
C’est effectivement une idée contre-productive que de réunir une COP dans un pays qui produit du pétrole et du gaz, et qui de surcroît n’est pas connu pour ses vertus démocratiques. Et il est étrange que cela devienne une sorte de coutume, puisque c’est au Brésil que se tiendra la prochaine. Le pays est certes plus démocratique, mais il demeure un grand producteur d’énergies fossiles. Mais d’une façon plus générale, cette COP est incontestablement placée sous une mauvaise étoile. D’abord parce que M. Aliyev, le président azéri, n’est sans doute pas le héros multilatéral qui va accoucher d’un nouvel accord de Paris, la présidence azerbaïdjanaise ne brille pas par son inventivité dans la façon dont elle conduit les débats. Mais aussi parce que la situation internationale est mauvaise, au point que tout le monde semble avoir d’autres chats à fouetter que le réchauffement climatique : guerre en Ukraine, au Proche-Orient, inflation … Ajoutez à cela l’élection de Trump, dont l’ombre portée est immense, puisqu’il a annoncé qu’aussitôt dans le bureau ovale, il retirerait les Etats-Unis des accords de Paris.
On en vient à s’interroger sur le cadre même des négociations. Les COP sont une invention onusienne, et dans les faits, une COP est un énorme barnum, où l’on trouve non seulement les délégations des 160 pays membres, mais aussi des ONG, des lobbyistes extrêmement nombreux, bref ce n’est pas forcément propice à la confection d’accords internationaux très mesurés. Pour couronner le tout, elle se tenait en même temps que le G20 au Brésil, dont on attendait un coup de pouce en faveur de la COP. Or ce coup de pouce n’a pas été donné, le G20 n’a parlé des problèmes environnementaux que de façon très marginale. Et pour cette COP qui devait être celle du financement, un message du G20 eût été particulièrement nécessaire. C’est à Bakou cette année qu’il s’agissait de préparer l’accord qui devrait être conclu l’an prochain à Belém, sur la façon dont les pays développés peuvent aider les pays en voie de développement à atteindre des objectifs d’émissions raisonnables. Un accord couvrait la décennie 2015-2025, il s’agissait de préparer le suivant. Les demandes des pays du « Sud global » sont évidemment exorbitantes, cela se compte en milliers de milliards de dollars. Et les pays développés aimeraient élargir l’assiette, en faisant contribuer la Chine et d’autres pays développés comme les Émirats, de façon à répartir la manne. Inutile de préciser qu’un tel accord est encore bien lointain …
Nicolas Baverez :
Là encore, on a un grand paradoxe, parce qu’on peut reprocher beaucoup de choses aux COP, mais en définitive, elles sont à peu près la dernière instance du multilatéralisme aujourd’hui. La diplomatie climatique est la seule qui arrive à rassembler 198 Etats, des ONG, des entreprises, etc. Même si tout cela prend en effet la forme d’un gigantesque barnum. Mais de fait, c’est le seul endroit où peuvent se signer des accords internationaux d’envergue, même si on voit que le système touche à ses limites.
Confier l’organisation de ces conférences à des autocrates vivant des énergies fossiles est évidemment un signal désastreux, et avec la COP de Bakou, on a franchi une limite. Si la lutte contre le réchauffement climatique est dans une phase difficile, c’est parce que le monde souffre, et que le système économique mondial est en train d’exploser. Et politiquement, cela ne va guère mieux, puisque l’opposition à la lutte contre le réchauffement a le vent en poupe : elle est aujourd’hui la deuxième cause de montée des populismes dans les pays développés, après les migrations. Enfin, dans un monde où la guerre revient en force, la préoccupation environnementale est pour le moins bousculée.
Non seulement cette COP qui devait être cette du financement n’arrivera pas à un accord, mais elle marque une vraie régression. En fait, la négociation climatique est en train d’être rattrapée par la polarisation du monde. C’est en partie la faute de la présidence azerbaïdjanaise, puisqu’on a désormais cristallisé deux options autour du financement, deux systèmes aussi irréalistes l’un que l’autre. D’un côté, l’option du Sud global, qui demande entre 1.000 et 1.300 milliards par an, venant uniquement des pays dévoloppés, et uniquement sous formes de dons, sans aucune garantie en contrepartie. C’est totalement irréaliste, il n’y a pas d’agent public pour le faire. De l’autre, les pays développés qui expliquent qu’il faut que tous participent, notamment les « faux » pays en voie de développent comme la Chine ou les Émirats, et qu’il faut que l’argent vienne du secteur public mais aussi du privé, et des taxes. Et sur les taxes, on a un vrai délire là aussi, puisque rien n’est chiffré ni modélisé, et qu’on parle de taxer l’aérien, le maritime, les fossiles les plastiques, les cryptomonnaies et les riches … On peut toujours rêver.
Cette COP est un échec, mais ne sautons pas pour autant à la conclusion que les choses sont désespérées. Aujourd’hui, la vraie politique environnementale passe moins par les COP que par l’offre, c’est à dire les acteurs de l’économie. Ce qui a été dit à Dubaï était vrai : il faut une transition progressive de sortie des énergies fossiles. La plus grande mesure récente prise pour l’environnement est l’Inflation Réduction Act de Joe Biden, qui a permis de réaligner la réindustrialisation avec la transition climatique, l’innovation et la stabilisation de la classe moyenne. La transition avance, et elle avance bien, là où elle est rentable, c’est là que se trouve la solution.
Marc-Olivier Padis :
Je ne serai pas aussi négatif sur les COP. D’abord, le fait qu’elle se déroule en Azerbaïdjan ne me choque pas tant que cela. Certes, je ne vais pas défendre les vertus démocratiques ou écologiques de ce pays, mais le sujet n’était pas la production d’hydrocarbures, mais les mécanismes de financement de la transition environnementale. Le fait de se retrouver sur un sol producteur d’hydrocarbures n’était donc pas en contradiction flagrante avec les objectifs affichés. A la conférence précédente de Dubaï, le texte a bien dit que l’objectif était bien la sortie des hydrocarbures. Et effectivement, cela prend la forme d’une « transition away », mais je ne vois pas comment on pourrait faire autrement. Cela peut sembler étrange de se passer du charbon pour employer le gaz, mais malgré tout, le gaz est moins émetteur que le charbon. Il faut bien trouver des mécanismes, car on ne va pas couper e robinet du jour au lendemain.
D’autre part, si on veut faire du multilatéralisme, il faut bien embarquer tout le monde. Car comme le disait Nicolas, l’idée qu’on y arrivera en se reposant uniquement sur les Etats est chimérique. Tout le monde doit être autour de la table : pays producteurs, mais aussi les industries et les ONG. Les ONG pensent que porter des costumes de dinosaures gonflables à Bakou va avoir un impact dans la lutte contre le réchauffement climatique. À mon avis, cela produira à peu près autant de résultats que de jeter du jus de tomates sur les chefs-d’œuvre des musées : c’est anecdotique. Mais si l’on veut construire du consensus, il faut bien mettre tout le monde autour de la table.
Il est vrai que l’exercice est organisé de telle façon qu’on tape toujours sur les mêmes. Les ONG ont ainsi remis le prix du plus grand hypocrite à la Suisse. Est-ce vraiment la Suisse qui pose le plus de problèmes dans la transition climatique ? Je n’en suis pas sûr … Quid de la Chine ? La Chine, première puissance industrielle de la planète, réclame le statut de pays en développement, et elle serait moins hypocrite que la Suisse ? Et depuis le début des COP, il y a ce vieil argument de la « dette climatique » : comme ce sont les pays développés qui ont historiquement émis le plus, c’est à eux de payer le plus. Mais il me semble qu’on a dépassé ce débat. Aujourd’hui, il faut trouver des mécanismes de financement, et de ce point de vue, j’ai l’impression que cette COP a fourni quelques avancées.
On développe de plus en plus de mécanismes de financement alternatifs aux dons, par exemple des « crédits carbone » permettant aux pays du Nord d’acheter aux pays du Sud. Le Brésil a présenté au cours du G20 un programme de financement pour la préservation de la forêt amazonienne : un fonds fiduciaire qui pourrait être intéressant. Il est important de montrer que des avancées continuent à se faire. La Chine elle-même se montre plus transparente sur ses investissements en Afrique. Elle avait lancé des programmes de sortie des énergies fossiles, mais ne disait pas ce qu’elle faisait, on ne pouvait donc pas le comptabiliser. Il faut continuer à montrer que des avancées existent, et qu’on ne va pas droit dans le mur à pleine vitesse, ce que beaucoup de militants laissent penser.