LE PS PEUT-IL S’AFFRANCHIR ?
Introduction
ISSN 2608-984X
Philippe Meyer :
Le prochain congrès du PS devrait avoir lieu au printemps 2025. Elu depuis 2018, Olivier Faure remettra son mandat de premier secrétaire en jeu. Sa gouvernance est contestée par ceux qui lui reprochent de coller au pas et aux humeurs de Jean-Luc Mélenchon et d’avoir réduit le PS à une annexe de La France insoumise au lieu de profiter de la force acquise lors des européennes et même des législatives pour être en mesure de faire émerger un candidat socialiste présidentiable. Les partisans du député de Seine et Marne plaident pour la survie, à tout prix, de l’union de la gauche, tout en menant à l’Assemblée une bataille larvée contre LFI pour obtenir le leadership de la gauche. Un combat rendu possible par le retour en force des socialistes à l'Assemblée : les troupes du patron du groupe socialiste à l'Assemblée, Boris Vallaud, comptent 66 parlementaires, contre 71 mélenchonistes.
Cette crise entre le PS et LFI a éclaté au grand jour après la proposition de pacte de « non-censure » évoqué dimanche dernier sur France Inter par Boris Vallaud qui a proposé à « tous les présidents de groupes du Sénat et de l'Assemblée de l'arc républicain de poser la question des conditions d'une non-censure ». Il a, en outre, dit vouloir « reprendre le fil » de ce que « les groupes du Nouveau Front populaire » à l'Assemblée et au Sénat avaient « commencé à faire à la mi-août en disant "nous sommes prêts à des compromis texte par texte, nous sommes prêts à discuter des priorités de politique budgétaire" ». « Le PS cherche des alliés. Mais ça sera sans LFI », a assuré Jean-Luc Mélenchon, accusant les socialistes de « tendre la main » au-delà de la gauche.
La mésentente affichée entre LFI et le PS est également apparue à propos d’une proposition de loi déposée le 19 novembre, à l'initiative du député « insoumis » du Nord Ugo Bernalicis, qui vise à « abroger le délit d’apologie du terrorisme du code pénal ». Ce délit, créé par une loi de 2014, consiste à « présenter ou commenter favorablement soit le terrorisme en général, soit des actes terroristes déjà commis ». Bernard Cazeneuve avait défendu ce texte comme « nécessaire » face à « la stratégie médiatique » des groupes djihadistes et au fait qu'« Internet offre aux thèses les plus extrêmes une caisse de résonance démultipliée ». L'objectif consiste selon la présidente du groupe LFI à l'Assemblée nationale, Mathilde Panot, à cantonner à nouveau l'apologie du terrorisme au droit de la presse afin de garantir « la liberté d'expression ». La proposition a suscité une vague de critiques. A gauche le premier secrétaire du Parti socialiste Olivier Faure a jugé qu'il suffisait en la matière d'affiner « la définition » du délit « pour en éviter les dérives ». Plus clairement, le patron des députés PS, Boris Vallaud, a affirmé ne pas soutenir « la proposition de LFI ».
Kontildondit ?
Lionel Zinsou :
Est-ce que le mot « s’affranchir » est celui qui convient le mieux pour décrire la mutation du Parti socialiste ? Ce verbe renvoie à l’esclavage, et je ne suis pas certain que ce soit de cela qu’il s’agisse vraiment. Personnellement, je ne vois pas Olivier Faure, Boris Vallaud ou François Hollande en gladiateurs tentant d’acheter leur liberté … J’ai l’impression qu’une autre métaphore aurait été plus adéquate, comme celle de la construction, ou reconstruction de maison, par exemple.
A propos de l’écart (du gouffre, selon certains) qui sépare LFI du PS, n’oublions pas que lors les élections récentes, c’est LFI qui a sorti son épingle du jeu, et non le PS. Par conséquent, il est bien normal que la perspective d’une séparation soit difficile pour les socialistes. En termes de capacités de campagne, on ne peut pas dire que le PS ait été la formation la plus impressionnante … A l’évidence, les députés et les maires (puisque s’il n’y a pas de dissolution les municipales sont la prochaine élection importante du calendrier), ont besoin de l’activité militante sur le terrain, et c’est chez LFI qu’elle se trouve. S’ils veulent être réélus, les socialistes ont donc besoin d’un accord a minima avec les Insoumis. Il ne s’agit donc pas exactement d’un affranchissement, mais bien d’une construction compliquée.
Et il y a une importante question de temporalité. Le Parti socialiste doit indéniablement changer sa relation à LFI, mais Olivier Faure n’a pas tort de rappeler qu’il est passé de 31 députés dans la législature précédente à 66 dans celle-ci. C’est une progression trop significative pour être balayée d’un revers de main : en termes de pourcentages, c’est un progrès supérieur à celui du RN. L’alliance a donc d’incontestables avantages électoraux. Trouver une nouvelle relation va demander du temps et des prises de risque. On demande au PS de retrouver le peuple, car il y a eu un moment de doute sur l’ancrage politique du parti, et sur son lien avec les Français. Deux ans et demi ne seront pas de trop pour un chantier aussi délicat.
Personnellement, je suis frappé par le côté captivant des conflits de personnes. Si c’était du théâtre, je serais rivé à mon fauteuil. Par exemple par Olivier Faure, dans le rôle prince malheureux, oublié de tous. Car tout le monde a oublié qu’il fut l’un des « premiers-ministrables » de l’été. On ne se souvient plus aujourd’hui que de Mme Lucie Castets, mais M. Faure était candidat : il rappelait que le poste de premier secrétaire du PS était la première marche pour diriger le gouvernement, ou même présider la République. Nicolas Mayer-Rossignol, à la suite d’une élection particulièrement mouvementée, est nommé « Premier secrétaire délégué » du PS, c’est-à-dire rien du tout, mais comme il a gagné, on ne peut se permettre de ne rien lui donner … Olivier Faure est donc premier secrétaire d’un parti dont il n’a pas remporté la majorité des voix, et a fait de son adversaire son délégué, le privant ainsi de toute efficacité politique réelle.
Au prochain congrès, une majorité va clairement se dégager contre M. Faure, mais il y a d’autres personnages dans cette saga haletante, et François Hollande est évidemment l’un des principaux. Dans sa rivalité potentielle avec Bernard Cazeneuve, d’abord. Certains hommes politiques français ont réussi le rebond qu’il va sans doute tenter. M. Giscard n’y était pas parvenu, mais il n’est pas exclus que M. Hollande, désormais doté d’un équipe, réussisse à reconquérir l’Elysée. Evidemment, là non plus deux ans et demi ne seront pas de trop. Quand à Bernard Cazeneuve, il a aussi des mérites insoupçonnés. Sur le plan personnel, je ne sais pas pourquoi les politiciens français veulent à tout prix dissimuler leur sens de l’humour. On connaît celui de M. Hollande (qu’il avait toutes les peines du monde à dissimuler pendant son quinquennat), mais celui de M. Cazeneuve n’a rien à lui envier. Il a par exemple des talents extraordinaires d’imitateur de toute la classe politique française. Mais les relations entre les deux hommes sont difficiles. Derrière l’amitié de façade et la relations de travail, puisque M. Cazeneuve fut ministre à plusieurs reprises et même Premier ministre, les deux hommes ne sont pas sur la même ligne : Bernard Cazeneuve est un Fabiusien … C’est ainsi que M. Hollande n’a pas soutenu la candidature de M. Cazeneuve au poste de Premier ministre cet été.
La pièce est donc captivante, les situations sont retorses à souhait, mais il y a tout de même quelques éléments qui doivent nous inquiéter. Et notamment, le principe de réalité. Les sondages nous montrent par exemple que les Français sont consternés par le comportement de la classe politique, en termes d’incapacité à faire des compromis et à regarder les choses en face. Ainsi, on va peut-être devoir trouver un nouveau Premier ministre, au prix d’une crise financière, économique et sociale terrible. On se promène au bord du gouffre, mais on continue tout de même les petits jeux politiciens. La France ne peut absolument pas se permettre la situation dans laquelle elle est. Le PS a besoin de temps pour faire sa mue, or il ne disposera vraisemblablement que de quelques semaines. Cela promet.
Nicolas Baverez :
La situation du PS est effectivement assez révélatrice de la désintégration des anciens partis de gouvernement, et de leur mise sous tutelle par les extrémistes qui mènent le jeu aujourd’hui, que ce soit à l’extrême-droite ou à l’extrême-gauche. La situation du moment, c’est que notre pays n’a pas de budget, potentiellement plus de gouvernement, et que la crise financière n’est plus un risque mais une réalité. La France emprunte plus cher que le Portugal, l’Espagne et la Grèce. Les attaques sur la dette ont commencé, les écarts de taux se creusent de façon vertigineuse avec l’Allemagne, et on est à deux doigts d’une panique financière. Depuis la dissolution, l’économie est totalement à l’arrêt, plus personne n’investit, les plans sociaux s’enchaînent, et face à tout cela, on a cette désintégration du champ politique.
Le paradoxe, c’est que le PS a potentiellement la clef de la sortie de crise. Car il est en mesure de faire deux choses : d’abord de ne pas voter la censure de Michel Barnier, ensuite de présenter une alternative à gauche, permettant de mettre en place un gouvernement qui rejetterait les deux extrêmes dans l’opposition. Or, face à tous ces problèmes et ces enjeux si cruciaux, le PS est joue la politique du « non-non ». En réalité, l’alliance avec LFI est chaque jour moins tenable, et on le comprend aisément. LFI n’est peut-être pas antisémite, en revanche, les propos tenus par une partie de ses députés et de ses militants le sont incontestablement. La stratégie de LFI est clairement celle du chaos, une provocation et une mise sous pression systématique du PS, avec la volonté de revenir sur le délit d’apologie du terrorisme, ou le fait d’annuler l’âge de départ en retraite à 64 ans, ou les 43 années de cotisation. Autant de flèches clairement destinées au PS et notamment à François Hollande. Et rien de tout cela n’a suffi à la rupture. Et du côté du PS, alors que Bernard Cazeneuve était un candidat crédible au poste de Premier ministre, le mot d’ordre est « tout sauf Cazeneuve ». Ce qui a donné une union assez étrange et un peu perverse entre Olivier Faure, l’homme de LFI au sein du PS, et François Hollande, ancien président socialiste, que M. Cazeneuve est le seul à ne pas avoir trahi en passant chez les macronistes …
La social-démocratie en France est pour le moment en ruines. Le PS est un peu comme le parti travailliste britannique, n’arrivant pas à se sortir de sa phase Jeremy Corbyn. C’est dommage, car la social-démocratie n’est pas morte. Elle est au pouvoir dans les pays d’Europe du Nord et les gouverne très bien, en Espagne, et en Allemagne (même si cela ne va peut-être pas durer là-bas) et au Royaume-Uni. En France, la crise de leadership occulte tout, non seulement avec l’indéboulonnable Jean-Luc Mélenchon, mais aussi avec les rivalités Hollande-Cazeneuve. Au milieu de ces prises de bec, toute ligne politique est indiscernable, et le clivage continue de se creuser entre les classes populaires et la gauche. Il n’y a pas de capacité électorale. Il est absolument navrant de constater, alors qu’on aura peut-être de nouvelles élections législatives en juin, voire une présidentielle anticipée, que les seuls élus réellement au travail sur le plan des idées et de l’organisation, sont ceux du RN et de LFI.
Étrange situation que celle du PS : un parti qui a tous les atouts pour jouer un rôle majeur dans une sortie de crise dont la France a désespérément besoin, mais qui reste dans un déni complet de réalité.
Jean-Louis Bourlanges :
A propos de la façon dont M. Faure revendique la progression du nombre de députés socialistes dans la législature actuelle, méfions-nous tout de même, ne confondons pas causalité et simultanéité. J’ai par exemple moi-même été élu député européen en juin 1989. En décembre 1989, l’ensemble de l‘Europe de l’Est était libérée du joug soviétique, je ne m’en suis pas pour autant attribué le mérite auprès de mes électeurs … Par ailleurs, si l’on devait nommer premier secrétaire du PS une personne qui rapporte des députés à ce parti, alors c’est Emmanuel Macron qu’il faudrait choisir, car je crois que la dissolution a plus sûrement contribué à ce succès que les allers et retours de M. Faure.
Sur le fond, j’ai déjà expliqué à ce micro en quoi les problèmes identitaires du PS me semblent consubstantiels à sa création, par rapport au PCF et au congrès de Tours. Ce sont les remarquables travaux de Gérard Grunberg qui ont nourri ces réflexions. Dans l’Histoire du PS, cela s’observe très clairement dans les déclarations et le parcours d’un homme aussi remarquable que déchiré : Léon Blum. Je crois que nous vivons le même type de problème aujourd’hui, avec une intensité considérable. Les points que Lionel et Nicolas ont soulevés doivent être corrélés à l’incapacité fondamentale des socialistes à poser leur projet dans un ensemble. Ensemble géopolitique, économique, stratégique et même civilisationnel.
Car le plan géopolitique est fondamental. Il y a des élections en Roumanie, qui ne sont pas terminées, mais qui font craindre un basculement de ce grand pays vers des horizons poutiniens ; la Géorgie rompt sa demande d’adhésion à l’UE ; Viktor Orbán est ce que nous savons ; l’Europe du Nord se raidit ; et Trump vient de faire son retour. La France doit donc faire un choix fondamental : restera-t-elle fidèle à son modèle d’économie sociale de marché, avec un fort Etat-providence, de démocratie représentative libérale et pluraliste, de solidarité européenne et occidentale ? Ou décidera-t-elle au contraire de basculer ? Si c’est la bascule qui est choisie, la variable au sein de l’UE ne sera pas la Roumanie, mais bien la France. Si d’ici deux ans et demi, les partis poutinistes (qui recueillent actuellement plus de 50% des suffrages), accèdent au pouvoir, ce sera une déflagration sans précédent, une rupture de tous les équilibres en place depuis la libération. C’est bien de cela qu’il s’agit.
Dans une telle configuration, LFI a une position très nette : être résolument du côté du Sud global chaque fois que ses revendications sont agressives, du côté de Poutine, du côté de la cancel culture, du côté de l’anticapitalisme et de l’antilibéralisme, et sur le plan politique, être en rupture profonde avec la tradition républicaine. C’est d’ailleurs assez nouveau, puisque M. Mélenchon n’était pas du tout sur cette ligne il y a encore 20 ans.
Face à cela, les socialistes doivent se poser le problème : de qui veulent-ils être proches ? Ce que montre Grunberg, c’est que le parti n’arrive pas à se poser ce problème. Et ce que montrent les sondages, c’est que les sympathisants socialistes disent que Mélenchon, ses méthodes, ses idées et même son programme, sont un repoussoir, mais qu’ils veulent tout de même une union de la gauche. La situation est donc totalement schizophrénique, elle entraîne une indétermination stratégique des socialistes, qui confine à la paralysie totale. Ils ne savent pas qui sont leurs alliés. Je pense que le grand problème pour la gauche, le centre et la droite modérée, c’est de faire échec à l’extrême-droite. Car vraisemblablement, Même Le Pen a de meilleures chances en 2027 que M. Mélenchon. Or Mme Le Pen, c’est un choix géopolitique bien précis, et extrêmement dangereux. Comme le préconisait Léon Blum, ce qu’il faut choisir clairement, c’est d’abord qui est son adversaire. C’est le choix que le PS est actuellement incapable de faire. La probabilité de l’accession au pouvoir d’un(e) candidat(e) RN est très grande, et le fait que les socialistes soient aux abonnés absents la renforce. Les socialistes sont en face d’un choix extrêmement important pour nous tous, et je ne suis pas sûr qu’ils puissent, ou même veuillent l’assumer.
Lionel Zinsou :
Une petite pointe d’optimisme tout de même, par rapport à l’histoire du PS : ce parti a tout de même réussi à se dépêtrer de toutes les traditions de la SFIO, à se reconstituer au congrès d’Epinay en 1971, mais surtout à faire une union avec le PCF. D’un point de vue idéologique, la contradiction entre les deux était comparable à celle d’aujourd’hui avec LFI. Je me souviens qu’en 1981, on promettait que les chars soviétiques seraient en France si François Mitterrand était élu … M. Mélenchon n’est peut-pas un obstacle plus difficile à surmonter que M. Marchais ?
LA SITUATION EN UKRAINE
Introduction
Philippe Meyer :
Après des mois de refus, le 17 novembre, les Etats-Unis ont donné aux Ukrainiens le feu vert pour frapper la Russie en profondeur avec leurs missiles balistiques sol-sol d’une portée allant jusqu’à 300 kilomètres. Washington a justifié cette autorisation par le récent déploiement de soldats nord-coréens dans la région frontalière russe de Koursk. Alors que le conflit passait le cap des 1.000 jours, le 19 novembre, Kyiv a frappé un poste de commandement russe dans la région de Koursk. En réponse, le président russe a annoncé l’adoption d’une nouvelle doctrine nucléaire qui élargit la possibilité d'un recours à l'arme atomique en cas d'attaque « massive » par un pays non nucléaire mais soutenu par une puissance nucléaire. Une référence claire à l'Ukraine et aux États-Unis. Les États-Unis, le Royaume-Uni et l'Union européenne ont dénoncé « une rhétorique irresponsable » de la part de la Russie.
Alors que la Russie pousse son avantage sur la ligne de front, en s’emparant de territoires, dans l’est du pays, à une rapidité inédite, les Etats-Unis ont annoncé, le 20 novembre, que pour aider l’Ukraine à freiner l’avancée des Russes, ils allaient fournir à Kyiv des « mines antipersonnel non-persistantes », c'est-à-dire équipées d'un dispositif d'autodestruction ou d'autodésactivation. Une mesure dénoncée non seulement par la Russie, mais jugée « désastreuse » par la Campagne internationale pour interdire les mines, une organisation qui a reçu le prix Nobel de la paix en 1997. L’Ukraine est aujourd’hui le pays le plus miné au monde, avec 23 % de son territoire pollué par des mines terrestres et des munitions non explosées, indiquait dans un rapport en octobre, le Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD).
Le 21 novembre Vladimir Poutine a déclaré que Moscou « avait lancé un nouveau missile balistique de portée intermédiaire sur l'Ukraine, en réponse à l'utilisation récente par ce pays d'armes américaines et britanniques pour frapper plus en profondeur » le territoire russe. Il a précisé que l'engin était un nouveau type de missile balistique hypersonique baptisé « Orechnik » - « noisetier », en russe -, dans sa « configuration dénucléarisée ». Le tir a visé un « site du complexe militaro-industriel ukrainien » dans la ville de Dnipro, a-t-il ajouté. C’est une première dans l’histoire du nucléaire militaire. Il n’était pas chargé – d’où l’absence d’explosion au sol –, mais, avec un tel tir, les Russes ont franchi un pas dans l’escalade avec les Occidentaux. Face aux risques importants de méprise, donc de riposte et d’escalade nucléaire, la Russie a indiqué avoir prévenu les Etats-Unis de son tir. Une annonce confirmée par Washington.
Face aux nouvelles menaces du président russe, qui prévient qu'il pourrait désormais les frapper directement, les Occidentaux hésitent, vis-à-vis de l'Ukraine, entre un soutien réitéré mais assorti de limites (Joe Biden), des promesses verbales (Otan, France, Royaume-Uni et Suède), et la « prudence » (Allemagne).
Kontildondit ?
Nicolas Baverez :
Il ne fait pas de doute que la guerre d’Ukraine est dans un moment critique. C’est un terrible conflit d’attrition, et après 1.000 jours de combat, on estime qu’il y a 700.000 morts et blessés du côté russe, et plus de 500.000 côté ukrainien. Il s’agit d’un moment de bascule : les Russes continuent de gagner du terrain, au prix d’effroyables pertes humaines, tandis que les Ukrainiens sont en en difficulté sur le plan militaire et civil : les bombardements des villes et des infrastructures ont détruit 65% des capacités de production d’énergie, et surtout, l’élection de Donald Trump va changer la donne, puisque ce dernier s’est vanté de mettre fin au conflit en 24 heures, et que dans son entourage, bon nombre de gens sont très critiques envers le soutien américain à Kyiv. Clairement, les Etats-Unis, premier soutien de l‘Ukraine, ont la clef de ce conflit entre les mains.
A court terme, cette nouvelle donne a déclenché une escalade impressionnante. Du côté russe, on a déployé 12.000 soldats Nord-Coréens pour reprendre l’enclave de Koursk, ainsi que des mercenaires yéménites et sri lankais, et on pourrait déployer jusqu’à 100.000 hommes venus de Corée du Nord. L’autre signal d’escalade, c’est l’utilisation d’un missile balistique de moyenne portée sur la ville de Dnipro, un engin pouvant normalement contenir des charges nucléaires. Côté ukrainien, cela monte en intensité aussi, avec la possibilité d’utiliser les missiles à moyenne portée livrés par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France sur des cibles militaires situées en territoire russe, pour faire tomber la pression sur le Donbass et l’enclave de Koursk.
Derrière cette escalade, on voit que les deux adversaires sont épuisés. Même si les Russes progressent, leur avancée est très lente, et perdent plus de 1.000 hommes par jour. Côté ukrainien, les combattants sont les mêmes depuis 1.000 jours, ils sont donc exténués, et le pays est exsangue du point de vue démographique. La Russie, même avec 145 millions d’habitants, a de plus en plus de mal à trouver des troupes fraîches (d’où l’utilisation de mercenaires étrangers), et si son économie de guerre a provoqué une espèce de sursaut de croissance, la situation économique du pays est tout de même très difficile : l’inflation explose, les dépenses militaires représentent 6% du PIB et 40% du budget de l‘État, et les réserves ne permettraient de tenir à ce rythme qu’encore un an ou un an et demi au maximum.
La situation est très dangereuse, car tout le monde sent bien que l’heure des négociations approche, et chaque partie veut les entamer en position de force. Cela pose des questions aux Européens. Une paix est invraisemblable, on aura au mieux un cessez-le-feu. Et quelle seront les grandes lignes de la négociation ? La cessation des combats, la définition d’un ligne de démarcation, avec une zone démilitarisée, des échanges de prisonniers, un retour des personnes déplacées, et des forces militaires pour surveiller le tout. Mais qui va garantir tout cela ? Rappelons que le protocole de Budapest, c’était la dénucléarisation de l’Ukraine en échange d’une garantie de sa souveraineté et de ses frontières … On a vu ce que cela a donné. Les USA de Trump ont déjà fait savoir qu’il n’y aurait pas de troupes américaines. Quid de l’Europe en ce cas ? Envisage-t-on de déployer des troupes françaises, allemandes, italiennes, ou peut-être britanniques en Ukraine, pour faire respecter un cessez-le-feu ? Avec le cas échéant un dispositif de dissuasion empêchant la Russie d’attaquer à nouveau ? Ces questions vont se poser à très court terme, c’est l’une des raisons pour lesquelles le spectacle de la crise politique actuelle française (et allemande) est si inquiétante. Car clairement, les Etats-Unis ne feront pas en Ukraine ce qu’ils font en Corée depuis 1954.
Lionel Zinsou :
Je pense qu’il faut d’ores et déjà nous habituer à la nouvelle situation en Ukraine, qui d’ici quelques semaines sera celle de la paix et de ses conséquences. Nicolas a soulevé tous les problèmes et les questions de ce qu’impliquerait une telle paix, mais tout le monde estime que l’année 2025 sera celle de la fin de la guerre en Europe. Si c’est le cas, examinons ce que cela entraînera. D’abord, le PIB de l’Ukraine se monte à 200 milliards de dollars. C’est une économie relativement petite, à peu près la moitié de la richesse du Nigéria, bien moins que l’Egypte ou l’Afrique du Sud, et comparable à l’Algérie. Cela signifie que la reconstruction sera extraordinairement simple. D’après le FMI, on a apporté 122 milliards de dollars d’aides, et la reconstruction devrait se monter à 100 milliards d’euros. Pour faire face à cela, le PIB de l’UE se monte à 20.000 milliards. L’Ukraine sera donc reconstruite à neuf.
D’autre part, la capacité de l’Ukraine à se défendre n’est pas seulement constituée de livraisons d’armes de l’UE et des Etats-Unis. Il est évident que le pays a la capacité de redevenir une puissance nucléaire (surtout étant donnée sa situation en matière d’énergie nucléaire civile), à moins que la Russie ne décide que c’est un prétexte suffisant pour justifier une deuxième guerre. On n’est donc pas devant un pays démuni. Par ailleurs, face au reste du monde, la fin de ce conflit sera tout de même un soulagement. Car cette guerre n’est pas mondiale seulement à cause de l’implication de la Corée du Nord et de l’Iran, elle provoque aussi des famines, une inflation majeure, des problèmes énergétiques très complexes, etc. Ce serait aussi la fin de tout cela.
Le soulagement que provoquerait la fin des combats serait-il comparable à celui des accords de Munich de 1938 ? Autrement dit, signifie-t-il un blanc seing à Vladimir Poutine ? Pas du tout, cela n’a absolument rien à voir. Il n’y avait pas à l’époque de problématique pour reconstruire la Bohême des Sudètes … Alors qu’on va reconstruire l’Ukraine. J’ai beaucoup de respect pour l’Ukraine, j’ai contribué à y installer de l’activité à l’époque où je travaillais pour Danone, et je suis persuadé que le pays est tout à fait capable de se relever. Il pourrait bénéficier de ce que l’UE sait faire de mieux : hisser un pays parmi les plus pauvres de tous les classements internationaux vers la prospérité, comme ce qui s’est passé pour l’Irlande par exemple. On va faire quelque chose qui ne ressemblera en rien à ce qui s’est produit en 1938 : une démonstration d’efficacité de l’UE pour une somme relativement modique comparée à notre richesse, et en s’appuyant sur des capacités de résilience extraordinaires. Rappelons qu’en trois ans de ce conflit extraordinairement difficile et dévastateur, le PIB ukrainien n’a baissé que de 10%. L’admirable résilience morale de la population a son exact pendant en matière économique.
Jean-Louis Bourlanges :
Je suis émerveillé d’entendre Lionel nous décrire comment le problème de la guerre en Ukraine sera résolu … par la paix. Mais je ne suis pas du tout sûr qu’on aille vers la paix, ni surtout des formes que cette paix pourrait revêtir.
Remettons les choses en perspective. D’abord, s’agissant de l’escalade actuelle, il n’y a pas d’escalade nucléaire de la part du président Poutine, mais un brouillard nucléaire, qu’il entretient soigneusement depuis 2022. Il s’agit de faire peur à tout le monde, mais dans la pratique, le comportement demeure très prudent, notamment parce qu’il n’est pas question de déplaire à Pékin. En revanche, il y a une escalade certaine dans le degré de la violence. On sait comment les Russes s’y sont pris pour « régler des problèmes » en Syrie, en Tchétchénie ou dans le Donbass : la destruction complète. Et à un moment où les Ukrainiens sont en état d’épuisement complet.
Comment réagir à cela ? Il me semble que nous faisons est trop peu, et trop tard. Nous avons toujours considéré que nous avions une obligation de moyens vis-à-vis des Ukrainiens, alors que nous avons une obligation de résultats. Le résultat n’étant pas la défaite de la Russie, mais la protection du territoire ukrainien, en faisant en sorte que les troupes russes ne puissent y progresser. Y compris en autorisant les Ukrainiens à frapper des cibles en territoire russe, dès lors que c’est de là que partent les envahisseurs. Nous n’avons aucune raison de ne pas relever le gant. L’Ukraine est épuisée, elle ne parvient pas à mobiliser à un taux suffisant (c’est-à-dire comparable à ce qu’avait été la mobilisation française en 1914), il faudrait des munitions et des armes en quantité bien plus grande … Autant d’efforts à fournir de la part des Européens et des Américains qui semblent des impératifs. Mais au-delà de tout cela, il y a la question évoquée par Lionel : celle de la paix.
Quelle paix ? Personnellement, je ne crois pas qu’il existe un accord entre les arrière-pensées de Vladimir Poutine et ce que nous considérons être nos lignes rouges ou nos valeurs. Je crois qu’au fond, Poutine se préoccupe très peu de gains territoriaux. Bien entendu, il veut garder la Crimée (et bien que ce soit tu, personne ne songe à ne pas la lui laisser). Quant au Donbass, je me souviens qu’à l’époque où Poutine l’évoquait avec François Hollande, il disait, avec la concision stylistique le caractérise : « le Donbass, c’est de la merde ». Autrement dit, il s’en fiche. Son objectif, c’est de transformer l’Ukraine en une autre Biélorussie : la contrôler sur le plan géopolitique et démocratique, d’empêcher son rattachement à l’OTAN (ce qui semble d’ores et déjà gagné étant donné que les USA ne veulent pas entendre parler d’une intégration de l’Ukraine dans le traité atlantique), et la couper de l’UE. Sur ce dernier point, nous sommes victimes d’attaques très habiles de la part de la Russie. Poutine est passé maître dans l’agit-prop et la manipulation : il a inversé le rapport de forces en Géorgie, il a insulté de très près la présidente moldave, il vient de remporter un succès important en Roumanie, il a poussé ses pions en Slovaquie, il garde un contact privilégié avec Viktor Orbán … Et la situation de la France est incertaine : il est tout à fait possible que dans deux ans et demi, elle bascule dans le camp Poutine. C’est sans doute l’élément le plus important dans toutes les querelles qui nous agitent sur le plan national et européen.
Quels sont les éléments positifs dans tout cela ? Vraisemblablement, le chancelier Schölz sera battu par Friedrich Merz aux prochaines élections. De quoi sera faite la prochaine coalition ? Il se peut que M. Boris Pistorius y occupe une place centrale, et les relations avec lui sont plus positives. Croisons les doigts. D’autre part, l’Europe du Nord se mobilise très fortement : les Etats baltes, la Finlande, la Suède, mais aussi la Pologne. Enfin, le niveau secrétaire général de l’OTAN, le Néerlandais Mark Rotte, est excellent. C’est un homme réfléchi, responsable, tout à fait déterminé à barrer la route à M. Poutine, et en bonnes relations avec les Américains.
Nicolas Baverez :
On a beaucoup utilisé le mot de paix, mais je crains qu’il ne soit très exagéré. Dans le meilleur des cas, on aura un cessez-le-feu, ce qui est très différent. Par ailleurs, la reconstruction de l‘Ukraine ne coûtera pas 100 milliards d’euros, mais bien plus vraisemblablement 500 milliards. Mais ce qui domine tout cela, c’est l’ombre porté de Donald Trump. Les Européens vont devoir répondre à trois questions très claires et très compliquées. D’abord, celle de la candidature de l‘Ukraine à l’UE, ensuite, celle de la sécurisation de la ligne de cessez-le-feu, et enfin celle du danger d’un lâche soulagement après un cessez-le-feu. C’est-à-dire que si les combats s’arrêtent, l’effort de réarmement risque fort d’être abandonné. Alors que la Russie, elle, ne cessera pas de pousser ses pions et d’être une menace existentielle pour les démocraties et la liberté en Europe.
Lionel Zinsou :
L’Ukraine est un pays bien plus puissant qu’on ne le croit. Et on ne rebâtit pas un pays en dépensant trois années de PIB, ce n’est pas vrai. Vous avez raison sur un point : il vaut mieux parler de cessez-le-feu que de paix. Mais un cessez-le-feu permet une reconstruction. Regardez ce qui vient de se passer au Liban : dès que le cessez-le-feu advient, les populations reviennent. Avec un cessez-le-feu, on aurait l’opportunité de rebâtir une Ukraine-puissance.
Jean-Louis Bourlanges :
Poutine ne peut se satisfaire d’un cessez-le-feu (même si stratégiquement, il peut souhaiter une pause). Mais le vrai problème, c’est qu’il n’est pas exclu que ce que veut Poutine soit accepté par Trump. C’est là où les Européens sont directement concernés. On sait déjà que Trump s’opposera à ce que l’OTAN soit une force de garantie. Et l’un des éléments essentiels de Poutine sera de mettre l’Ukraine dans une situation géopolitique de « non-sécurité ». A ce moment-là, la sécurité en question, ce sera nous : enverra-t-on des troupes européennes pour s’assurer du maintien du cessez-le-feu ? Là, le problème français risque de se poser fortement. Les deux variables les plus cruciales à l’avenir de l’Ukraine aujourd’hui, c’est ce que fera Trump, et ce que feront les Français.