Le nouveau gouvernement et nos institutions / Syrie : une crise partout expliquée mais jamais prévue / n°381 / 15 décembre 2024

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LE NOUVEAU GOUVERNEMENT ET NOS INSTITUTIONS

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Six mois après la dissolution de l’Assemblée nationale, la France, plongée dans une incertitude politique sans précédent, se trouve divisée en trois blocs. Pour l’historien Marc Lazare, nous nous trouvons dans « une crise politique claire et nette, […] mais pas une crise institutionnelle, « de régime », comme nous l'avons vécue en 1958 ».
La chute du gouvernement Barnier début décembre après une motion de censure votée à la fois par le Nouveau Front Populaire et par le Rassemblement National, a abouti à la nomination comme Premier ministre de François Bayrou, qui ne faisait pas mystère de sa conviction que son tour était venu d’occuper l’hôtel Matignon … Le chef de l’État, après avoir d’abord proposé par téléphone au président du MoDem la deuxième place du nouveau gouvernement l’a reçu et a cédé devant la possibilité d’un blocage et d’une rupture avec son principal allié.
Le centriste préconise un gouvernement « large et central », avec des « réformistes, de gauche, du centre et de droite, républicains, hors extrêmes ». Il pourrait bénéficier, du moins dans un premier temps, de la bienveillance de Marine Le Pen, qu’il a toujours traitée comme représentante d’un mouvement concourant à l’expression du suffrage, jusqu’à lui donner son parrainage pour la présidentielle de 2022, ou à prendre sa défense lors du procès des assistants du Front National (et du Rassemblement National) au Parlement européen.
Si de la gauche au RN, tout le monde loue sa capacité au « compromis », François Bayrou n’a qu’un groupe parlementaire plus restreint que celui de Michel Barnier (36 députés Modem contre 47 Les Républicains), un « socle commun » pas plus large (et même moindre si les LR se retirent), des Français qui ne veulent pas de lui (seuls 4% souhaitaient un Premier ministre issu du camp présidentiel) et un procès en appel prévu courant 2025 dans l’affaire des emplois fictifs au Parlement européen.
La France Insoumise a promis une nouvelle motion de censure immédiate, le Parti socialiste déclare rester dans l'opposition, le Rassemblement National affirme qu'il n'y aura « pas de censure a priori » et Les Républicains réclament des « garanties » pour rester au gouvernement. Selon le récent sondage Ipsos sur les fractures françaises, 86 % des Français n'ont pas confiance dans les partis politiques.
Alors que sa cote de popularité a chuté, Emmanuel Macron s’apprête à perdre son parti, Renaissance, au profit de Gabriel Attal. Si le Premier ministre qu’il vient de nommer tombe à nouveau, c’est lui qui se retrouvera en première ligne, seul.

Kontildondit ?

David Djaïz :
Plutôt que de faire du commentaire politique, j’aimerais replacer cette nomination d’un nouveau Premier ministre dans un contexte plus large. La France appartient à un bloc européen et occidental qui est en proie à de très grandes turbulences. D’abord parce que le monde occidental, qui ne représente plus que 700 à 800 millions d’êtres humains, est en train de perdre la confiance du reste de la planète, le récent sommet des BRICS a récemment montré comment les pays émergents et anciens pays colonisés étaient de plus en plus en train de creuser leur propre sillon. La Chine est engagée dans une course à l’innovation extrêmement puissante et longtemps sous-estimée. En réalité, le monde change à une vitesse dont nous n’avons pas conscience en France. Nous sommes dans une espèce de torpeur ouatée, chloroformée par un Etat social qui préserve un confort de vie de plus en plus fragile, et le fait grâce à de l’endettement.
Ajoutons à cela que l’Europe est en guerre, puisque Vladimir Poutine mène une guerre d’agression contre l’Ukraine, et que les Américains viennent d’élire pour la seconde fois Donald Trump, qui n’a aucune envie de faire de cadeaux aux Européens, qu’il s’agisse de la sécurité ou du commerce.
Le monde est donc profondément instable. Dans un monde instable, il est possible d’avoir un Etat fort, cela permet de survivre. Il est possible d’avoir un Etat ou un gouvernement faible, mais seulement dans un monde stable. Mais un gouvernement faible dans un monde instable est intenable. Nous avons un Etat affaibli par plusieurs mois de crise politique (confinant au vaudeville), dans un monde particulièrement instable.
La priorité numéro un doit donc être la stabilisation politique : il faut absolument rétablir un gouvernement et un Etat fort. Pour ce faire, il faut prendre garde à ce que les trois crises que traverse la France ne se muent pas en catastrophes.
La crise morale, d’abord. Un défiance très profonde sépare aujourd’hui les représentés de leurs représentants, et ce à tous les échelons, pas seulement au niveau national. Il y a également une crise morale du personnel politique : un manque profond de tenue, de capacité à sortir de sa condition, des équations de partis, des calculs politiciens à court terme, pour essayer à un moment de faire preuve de bonne volonté pour travailler dans l’intérêt de tout le pays. Il faut donc prendre garde à ce que cette crise morale ne se transforme pas en crise sociale.
La crise financière, ensuite. Le montant de la dette est gigantesque (3.200 milliards d’euros), et la note de la France sur les marchés financiers se dégrade. Et si le pays sort des classes d’actifs « sûrs », cette crise financière pourrait devenir une crise économique.
Enfin, une crise politique, déclenchée par la décision parfaitement stupide du président de la République de dissoudre l’Assemblée nationale. On est resté dans le flou tout l’été, puis on a espéré un peu de stabilité avec le gouvernement de Michel Barnier, mais on s’était trompés puisqu’il a été censuré au bout de trois mois. Prenons donc garde à ce que cette crise politique ne se mue pas en crise institutionnelle. Pour le moment, la Vème République a plutôt montré sa robustesse, sa plasticité et sa capacité d’adaptation. Elle est dotée d’une Constitution assez intelligente, même si elle a été un peu mise à mal ces dernières années par quelques innovations malheureuses comme le quinquennat.
François Bayrou sera-t-il l’homme de la situation ? Ce n’est pas impossible, car c’est un homme de dialogue et de réconciliation, il entretient des rapports cordiaux avec à peu près tout le spectre politique. Mais les circonstances sont particulièrement difficiles, il faudra faire preuve à la fois de fermeté et de dextérité. Comme d’habitude, ce seront les travaux pratiques qui seront déterminants, la confrontation des principes très hauts qu’il a toujours affirmés avec un réel chaotique et pour le moins hostile. Personnellement, j’espère qu’il réussira, car c’est un peu notre dernière carte.

Béatrice Giblin :
Il est en effet notre dernière carte ; espérons que David et moi ne soyons pas les seuls à le croire, et qu’un nombre suffisant de députés se dise aussi cela. On sait tous comment François Bayrou a obtenu sa nomination : il aurait forcé la main du président, lui disant à peu près : « vous me nommez, ou je vous lâche ». Qu’est-ce que cela signifie ? A minima que François Bayrou n’est pas un affidé d’Emmanuel Macron. C’est incontestablement l’un de ses alliés, et ce depuis 2017. M. Bayrou est peut-être le seul Premier ministre à pouvoir tenir tête au président de la République. Et si Emmanuel Macron a sans doute oublié ce qu’il doit à François Bayrou, la réciproque n’est pas vraie. M. Bayrou est un homme politique expérimenté, il était déjà une personnalité connue des Français bien avant l’arrivée d’Emmanuel Macron. Et au fond, cette connaissance du jeu politique manque au président de la République, l’énormité de certaines de ses erreurs le prouve. Sa confiance en lui-même est absolument à toute épreuve, au point qu’il voulait nommer Sébastien Lecornu, ce qui eut été une faute politique majeure, au moment où une grande majorité de Français sont hostiles à un Premier ministre obéissant à Emmanuel Macron.
Pour moi, le Nouveau Front Populaire n’a pas gagné les élections législatives, il s’agissait bien davantage d’un vote contre le RN que pour le programme du NFP. Pour autant, mettre un affidé de M. Macron à la tête d’un nouveau gouvernement aurait empêché la possibilité (pourtant déjà bien ténue) de trouver une voie permettant de sortir de l’impasse.
François Bayrou évoque sans cesse Henri IV. Ce dernier avait su réconcilier les Français en mettant fin aux guerres de religion. Pour ce faire, il avait dû se convertir, disant que « Paris vaut bien une messe ». A quoi va devoir consentir François Bayrou pour nous sortir de là ?

Richard Werly :
J’étais en Suisse cette semaine, et la réaction de l’étranger est intéressante. Jusqu’à la dissolution, malgré tous les problèmes, Emmanuel Macron continuait à bénéficier d’une bonne image. La Suisse fait partie de ces pays libéraux, attachés à l’attractivité économique, qui vote contre le rallongement des vacances et pour un départ à la retraite plus tardif, bref elle voyait Emmanuel Macron comme un président incompris des Français, mais intéressant. Mais surtout, comme un président très français : intelligent, complexe et arrogant.
Or cette semaine, au fil de mes entretiens avec des amis, des journalistes, et avec des gens qui s’intéressent à la politique française, j’ai constaté que même les Suisses ne comprennent plus Emmanuel Macron. C’est très frappant. Même ses plus fervents défenseurs pensent qu’il a perdu sa boussole. Sa « clientèle » à l’étranger, qu’on pourrait baptiser en schématisant un peu « le monde de Davos » ne le comprend plus.
C’est un point qui me rassure un peu : on sous-estime à quel point la personne même d’Emmanuel Macron est centrale dans la crise politique française actuelle. Cela signifie que le jour où il partira, les boussoles ont une chance d’indiquer à nouveau le nord, et que la vie politique du pays retrouvera un semblant de normalité. Car pour le moment, c’est le maître des horloges qui a lui-même déréglé toutes les horloges. La situation dans laquelle se trouve la France est directement le produit de la gestion du président, de sa manière de conduire les affaires de l’Etat, de nommer les Premiers ministres, etc.
Quant à François Bayrou, je ne sais pas s’il saura nous sortir de cette crise. Pendant sa première intervention hier à propos de Mayotte, il donnait l’impression d’être un peu perdu, dans le vague, ce qui contrastait nettement avec Bruno Retailleau qui connaissait visiblement très bien les détails du dossier. M. Bayrou va donc devoir très vite démontrer qu’il peut tenir le président à distance, qu’il a de l’autorité, et qu’il a quelques tours dans son sac, quelques offres aux différents camps politiques, pour les inciter à jouer le jeu avec lui.
La seule solution que j’entrevois pour calmer le jeu, rassurer, et faire le travail législatif, c’est une coalition de « ne pas ». Il faut que suffisamment de partis s’engagent à ne pas voter la censure (c’est le fameux pacte de non-censure) ; il faut d’autre part que François Bayrou s’engage à ne pas utiliser l’article 49.3, cela permettrait au Parlement de débattre, même si ce doit être long. Enfin, il faudrait qu’Emmanuel Macron s’engage à ne pas dissoudre. Si ces trois « ne pas » sont réunis, le donnant-donnant serait assez solide pour que ces trente prochains mois se passent de façon un peu plus stable. Bien évidemment, plus l’échéance de l’élection présidentielle s’approchera, plus les couteaux se tireront, mais on aurait a moins deux ans de cette stabilité dont la France a désespérément besoin.
Enfin, ce n’est pas tant le problème de la crise financière qui m’inquiète que celui de l’économie réelle, en train de s’asphyxier. Mais comme on est en France, où il est mal vu de faire des affaires et de l’argent, personne n’en parle.

Jean-Louis Bourlanges :
On attend deux choses de François Bayrou : qu’il redresse, et qu’il réconcilie. Je crois qu’il est bien placé pour y répondre. A mon avis, l’essentiel du message qu’il va devoir faire passer est celui d’un redressement économique absolument indispensable. C’est ce que doit être son programme. Pour que les « ne pas » que Richard vient d’énumérer se réalisent, il va falloir une perspective. Si les Français sont totalement déboussolés et qu’on ne leur explique pas la réalité des situations, on n’y arrivera pas.
À propos des aspects institutionnels de la crise que nous traversons : d’abord, elle a donné quelque chose qu’Emmanuel Macron refusait depuis 2022. Dans une situation sans majorité claire d’un côté ou de l’autre, la seule réponse consiste à repartir de la lettre des institutions de 1958, à savoir l’affirmation d’un pouvoir fort du Premier ministre. Évidemment, celui-ci ne doit pas remettre en cause les équilibres fondamentaux sur lesquels le président est élu, ni empêcher que le chef de l’Etat exerce les fonctions régaliennes qui lui sont dévolues. S’il faut une autonomie du pouvoir de Matignon, c’est parce que c’est forcément entre le Premier ministre et le Parlement que se jouera la solution, le compromis, le contrat et l’ambition. Et cela, Emmanuel Macron s’y est toujours refusé pendant deux ans. Comme le dit Béatrice, l’idée de nommer Sébastien Lecornu dans une situation aussi apocalyptique, au prix d’une humiliation totale du Modem, relève d’un aveuglement politique assez sidérant. Je n’ai rien contre M. Lecornu, je trouve même qu’il a été un excellent ministre, il a notamment réussi à faire passer la loi de programmation pour les armées. Mais sa nomination aurait été vécue comme la reprise en main de Matignon par l’Elysée. La dissolution avait privé le président de la maîtrise de la politique gouvernementale, et la censure n’aurait donc été qu’un moyen de revenir …? Si l’on en croit la presse, l’échange entre le président et M. Bayrou a été assez dur, mais toujours est-il qu’il s’est soldé par la nomination d’un Premier ministre autonome.
Là où je me distingue de Richard, c’est que je crois que ce retour à la Vème République « à la lettre » implique qu’on ne renonce pas au droit de dissolution ou à l’article 49.3. La dissolution ne fait envie à personne en ce moment, et même si tout le monde en parle, personne ne se risquerait à voter l’article le permettant. Emmanuel Macron sait bien que s’il dissout, il risque de perdre à nouveau, les socialistes savent que si une nouvelle censure entraîne une dissolution, ils seront obligés de se positionner et ne savent pas comment, le front républicain est donc difficilement reconstituable ; bref, une nouvelle dissolution ne profiterait sans doute qu’à un seul parti : le RN. Pour autant, l’idée d’une dissolution ne doit pas disparaître purement et simplement : c’est un élément de dissuasion qui a son utilité. Il faut donc se limiter à dire qu’on va tout faire pour l’éviter.
Quant au 49.3, c’est très intéressant. Les modalités actuelles (c’est à dire la question de confiance) ne sont pas bonnes. J’avais proposé dans le comité Balladur une autre méthode : supprimer la motion de censure : si la loi n’est pas votée, le gouvernement tombe. Cela évite un écueil politique : pour l’opinion publique, le 49.3 permet de faire passer une loi sans vote. Avec ma proposition, il restait un vote. En revanche, je pense qu’il y a une méconnaissance profonde de l’équilibre entre le gouvernement et le Parlement. René Capitant l’a très bien montré : l’erreur fondamentale consiste à croire que le gouvernement est un pouvoir exécutif. Mais comme son nom l’indique, le rôle du gouvernement, c’est d’orienter le mouvement législatif, budgétaire ou diplomatique (comme dans « gouvernail »). Le gouvernement propose les lois. Si, dans une assemblée fragmentée, vous n’avez pas ce pouvoir de cohérence du gouvernement, vous vous retrouvez avec une assemblée incohérente, sans tête ni direction. Un bateau ivre.
Selon moi (et je n’en ai pas parlé avec M. Bayrou), l’engagement du Premier ministre doit consister à dire qu’on va faire tout ce qui est possible pour éviter le 49.3, que ce n’est pas de cette façon qu’on entend gouverner, mais que la possibilité existe. Car c’est la seule façon d’avoir une politique nationale cohérente.

Richard Werly :
J’ai entendu l’objection de Jean-Louis, cette distinction entre « s’engager à ne pas » et « s’engager à tout faire pour éviter » existe effectivement. Mais le triplé demeure : censure, 49.3 et dissolution.

SYRIE : UNE CRISE PARTOUT EXPLIQUÉE MAIS JAMAIS PRÉVUE

Introduction

Philippe Meyer :
Tous les services de renseignement ont été pris par surprise par la rapidité de l'effondrement, en douze jours seulement, de la dictature syrienne au pouvoir depuis 1970. Bachar el-Assad et sa famille se trouvent désormais à Moscou où ils ont obtenu l’asile politique auprès des autorités russes. En 2015, c’est l’appui militaire de l’armée russe qui, face aux forces islamistes, avait permis à Damas de reprendre progressivement le contrôle d’une grande partie du pays. Cette année, malgré quelques interventions aériennes pour bombarder des rebelles dans le nord-ouest du pays, l’armée russe n’a presque pas agi pour sauver le régime de Damas.
Pour Téhéran, la chute d’Assad marque également un revers majeur : depuis la guerre civile, le pouvoir iranien avait dépêché sans relâche ses conseillers militaires et ses factions armées pour soutenir le pouvoir syrien, tandis que la Syrie jouait un rôle de relais décisif pour l’approvisionnement en armes du Hezbollah libanais, financé par l’Iran. En quatorze mois, depuis le 7 octobre 2023, l'Iran a perdu son « corridor d'influence » allant de Téhéran à Beyrouth, en passant par l'Irak, la Syrie et le sud d'Israël. Ne lui reste que les Houthis du Yémen.
Bien que voisine de la Syrie, la Turquie ne s’attendait pas non plus à la chute aussi rapide du président syrien. Partageant avec la Syrie plus de 900 kilomètres de frontière, la Turquie est devenue en 13 ans une terre d’asile pour 4 millions de réfugiés syriens et une partie de son opposition, comme l’Armée nationale syrienne. Entraînée par des conseillers militaires turcs durant les 10 dernières années, elle s’est jointe au Hayat Tahrir Al-Cham (HTC) pour faire tomber le régime syrien. Une occasion pour le président Erdogan de sécuriser sa frontière, de renvoyer le plus possible de réfugiés syriens chez eux et de neutraliser des factions kurdes syriennes, dominées par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK turc), ainsi que les milices de Daesh présentes dans le désert syrien.
Peu après l’annonce de la chute de Bachar el-Assad, le 8 décembre, l’armée israélienne s’est emparée sans résistance du versant syrien du Golan, une montagne située à cheval entre Israël, le sud de la Syrie et le Liban, ainsi que de la zone démilitarisée qui fait tampon avec la Syrie.
Au nord du pays, 900 soldats américains se trouvent toujours stationnés depuis la guerre contre l'État Islamique (EI). Ils y protègent notamment les Kurdes. Durant l’été 2024, les Nations-unies et le commandement central des Etats-Unis avaient alerté sur la montée en puissance de l’EI depuis les attaques du 7 octobre 2023 contre Israël, avec un niveau de violence jamais vu depuis la chute du « califat » en 2019. Les Etats-Unis et leurs alliés veulent empêcher que la prise de Damas par les rebelles de HTC renforce l’EI. L’ombre du jihadisme plane encore sur la Syrie et le risque existe que les Syriens aient échangé la proie pour l'ombre …

Kontildondit ?

Béatrice Giblin :
Avant tout, il y a la joie parfaitement légitime des Syriens de se libérer du joug d’un dictateur tel qu’Assad. On le savait sanguinaire, mais ce qu’on est en train de découvrir surpasse tout ce qu’on avait imaginé de pire … Et voilà qu’il a fui, comme un rat, se réfugiant à Moscou en n’ayant prévenu aucun de ses proches, qu’il a purement et simplement abandonnés (sa famille avait déjà quitté la Syrie avant lui).
Ceci étant dit, la situation syrienne a surpris tout le monde. Comment se fait-il que les différents services de renseignement, qu’ils soient turc, israélien, ou américain n’aient pas vu combien le parti d’Assad était vermoulu ? Je pense qu’il y a incontestablement eu une accélération très rapide de la dégradation ces derniers mois. L’essentiel des ressources de la Syrie était issu du Captagon (Ndr : « amphétaminothéophylline », drogue de synthèse circulant dans tout le monde arabe, et produite en Syrie), avec à la tête du trafic le frère de Bachar el-Assad. L’armée syrienne était en guenilles, personne n’était plus payé, aucune raison d’aller risquer sa vie dans des conditions pareilles.
Ce qu’on n’a pas non plus perçu, c’est la façon dont Abou Mohammad al-Joulani, le nouveau leader syrien (même si ce n’est pas lui le nouveau Premier ministre) a évolué dans sa conception du jihadisme et sa stratégie. Il a véritablement su organiser, discipliner et structurer une armée, ce qui n’avait jamais été le cas pendant les années 2010, où les groupes jihadistes étaient des cellules éparses et désorganisées. Il a pu structurer tout cela avec l’appui de la Turquie, qui a vu un avantage dans la maîtrise de tous ces groupes auparavant incontrôlables. La Turquie n’a qu’une obsession : les Kurdes ; ils sont sans doute la population la plus menacée du moment dans cette région. Erdogan voit le PKK comme des terroristes, il veut les éloigner le plus possible de la frontière turque, les repousser vers l’intérieur du territoire syrien. D’autant que sa situation interne n’est pas bonne, et que comme toujours, quelques succès à l’extérieur permettraient de faire avaler certaines pilules difficiles.
Al-Joulani est jihadiste, c’est un salafiste. La France s’accommode très bien du salafisme, certains de nos partenaires importants dans la péninsule arabe le sont, notamment le Qatar. La stratégie d’el-Joulani est la « syrianisation » du jihadisme. Il ne s’agit pas exactement d’un nationalisme, au sens de la ferveur pour un Etat-nation tel que nous le concevons en Occident. Il s’agit ici d’une ferveur religieuse, mais Joulani a compris qu’un Etat islamique « à la Daesh », avec des ambitions expansionnistes affichées, a donné des résultats catastrophiques. Il n’est donc pas près de recommencer. Très pragmatique, et héritant d’une situation économique catastrophique, il a absolument besoin d’investissements étrangers, et du retour des entrepreneurs syriens réfugiés en Turquie. Il lui faut donc à tout prix projeter une image rassurante, pour le moment au moins. La Syrie est extrêmement morcelée, c’est un patchwork de plusieurs confessions, : alaouites, chiites, sunnites, druzes, chrétiens … Même si ce n’est pas a priori dans son logiciel en tant que jihadiste, il ne pourra pas se permettre de réprimer toutes ces minorités, en tous cas pas trop tôt.
Ce qui s’est produit le 7 octobre 2023 a permis à Israël de rebattre toutes les cartes géopolitiques de la région.

Richard Werly :
Je ne suis pas spécialiste du Moyen-Orient, je ne suis allé en Syrie que deux fois, mais dire que la chute de Bachar s’est déroulée à la surprise générale des services de renseignement me laisse un peu sceptique. Mes doutes viennent notamment du fait qu’il y a eu très peu d’arrestations de dignitaires proches d’Assad, et notamment au sein de la sécurité militaire, les mukharabat, clef de voûte du régime syrien baasiste. Où sont ces gens ? A mon avis, ils ont été achetés. Cela contredit l’idée d’une chute survenue par surprise. Je pense qu’il y a eu un certain degré de préparation et de coopération avec divers services de renseignements (j’ignore lesquels) : on a dû offrir des asiles - certes moins ostentatoires que celui d’Assad à Moscou - et conclure des deals. Cela ne signifie pas que ces gens ne seront pas éliminés un jour, car c’est la loi de la jungle politique, mais dans un premier temps, il semble qu’un certain nombre de personnes ont été exfiltrées.
Dès lors, on comprend comment il a été possible pour Israël de tuer des généraux iraniens dans le locaux du consulat iranien à Damas : vraisemblablement, ils avaient été donnés. Une partie des services de renseignement syriens sur lesquels Assad se reposait avait déjà pactisé avec Israël, dans l’espoir de survivre. Je mettrai donc un bémol sur la « surprise générale ». Mais bien évidemment, aucun service de renseignement n’a intérêt à dire qu’il a contribué à l’arrivée au pouvoir à Damas d’un salafiste.
Ce qui se passe en Syrie est beaucoup plus important que l’Ukraine. Nous sommes focalisés sur l’Ukraine, et c’est bien légitime : la menace que Poutine fait poser sur l’Europe, la proximité géographique, tout cela est bien connu et je n’y reviens pas ici. Mais la Syrie est un nœud géopolitique bien plus global, avec des ramifications potentielles plus grandes pour l’économie mondiale. Les séquelles de ce conflit vont être immenses. Par exemple, le Hezbollah reconnaît aujourd’hui que leur couloir d’approvisionnement militaire est coupé. Mais c’est aussi le cas du couloir des milices Wagner en Russie, puisque toutes les opérations russes d’Afrique passaient par le port de Tartous, en Syrie. Quelles implications cela aura-t-il sur les conflits actuels, par exemple au Mali ou en Centrafrique ?
Ensuite, l’homme fort dans la région, c’est Benyamin Nétanyahou. Malgré les horreurs dont il est responsable à Gaza, il a gagné la guerre, il est en position de force, et il sait que Trump occupera le bureau ovale d’ici quelques semaines. La question que tout le monde se pose est donc : que fera le Premier ministre israélien ? Il a peut-être là une occasion de redorer son blason. C’est navrant mais c’est ainsi : les Etats sont vite oublieux de certaines exactions, si des gains géopolitiques les « rattrapent ». Bien évidemment, c’est la cause palestinienne qui paierait le prix de cette recomposition régionale.
Au fond, tout le monde rêve de faire d’al-Joulani un nouveau Qatari. On s’accommode très bien du salafisme quand il achète de beaux hôtels particuliers dans des arrondissements huppés de Paris ou des clubs de football. C’est le modèle dont rêve l’Occident : un salafiste à visage qatari à la tête de la Syrie, plutôt qu’un jihadiste issu de l’Etat islamique. Une partie de l’équation géopolitique de la nouvelle Syrie va se jouer entre le Qatar et les pays du Golfe (qui ont l’argent dont a besoin le nouveau régime syrien), et la Turquie, qui va tenter de repousser le plus possible les Kurdes.

David Djaïz :
D’abord, ce n’est pas parce que c’est stupéfiant pour beaucoup d’opinions occidentales (et peut-être de services de renseignements), que c’était imprévisible. Le régime d’Assad était tenu à bout de bras par une agrégation de forces militaires qui ont toutes été affaiblies ou redéployées ces dernières années. La Russie, pour des raisons évidentes de guerre en Ukraine, le Hezbollah, décimé ces derniers mois par l’armée israélienne, et l’Iran. Comme nous le disait Richard, il est tout de même étonnant de voir coup sur coup l’effondrement du Hezbollah (alors qu’il s’agissait d’un parti ultra-secret dont personne n’arrivait à localiser les dirigeants) puis du régime syrien. Il est donc bien légitime de faire l’hypothèse de fuites au sein des mukhabarat. On peut aussi se poser la question de ce qui se passe en Iran, pays qui est une boîte noire complète pour le moment. Car une partie de l’équation s’y joue, je ne pense pas qu’il y aurait eu ces deux effondrements coup sur coup si l’Iran n’avait joué aucun rôle.
Ensuite, ne cachons pas notre joie à voir partir le boucher de Damas. Sur la Syrie, tout a été écrit par le grand chercheur Michel Seurat (mort dans les geôles du Hezbollah) dans une série d’articles intitulée « Syrie, l’Etat de barbarie », dans laquelle il montre que le pouvoir syrien s’est construit sur la captation des ressources de l’Etat par une petite minorité, très longtemps opprimée, les alaouites, dont Hafez el-Assad (père de Bachar) était le leader. Et dès 1982 et les premières insurrections des Frères musulmans à Hama ou à Homs, la réponse de ce pouvoir syrien reste systématiquement la même : broyer la population pour maintenir son pouvoir. C’est quasiment sans équivalent : un régime qui n’hésitait jamais à massacrer sa propre population pour maintenir son pouvoir. Un Etat policier, mais aussi un narco-Etat, qui a vécu du trafic de Captagon, et un Etat de barbarie, comme l’ont montré les images des sous-sols de la prison de Sednaya ces derniers jours, véritable abattoir humain.
Je ne sais rien des nouveaux dirigeants syriens ; ce qui est certain en revanche, c’est que l’Occident a laissé Bachar broyer une partie de l’opposition laïque qui avait manifesté contre lui en 2011. Le risque pour la Syrie aujourd’hui, c’est de se retrouver dans la même situation que la Libye ou le Soudan : la politique des dépouilles. On y voit des puissances régionales, par un jeu d’alliances et de contre-alliances totalement anarchique, soutenir telle ou telle faction ou s’approprier tel ou tel territoire. Richard a raison de rappeler que la Syrie est un verrou absolument crucial pour la sécurité de l’Europe.
Dans toute cette région, les faillites de l‘Occident sont nombreuses. Avec Israël, on n’a pas su imposer de lignes rouges, et on a eu les atrocités commises à Gaza. En Syrie, cette faillite a eu lieu en 2013, après que Bachar a massacré un faubourg de Damas avec du gaz Sarin, et que le président Obama a reculé. Connaissant ces précédents, comment l’Occident peut-il jouer un rôle dans ce contexte ? Je l’ignore.

Jean-Louis Bourlanges :
La chutez d’Assad était-elle prévue ? Je ne sais pas si les services de renseignement avaient des informations, ou si des accords avaient été conclus, mais en tous cas personne n’avait émis d’hypothèse ou attiré l’attention là-dessus. Il se trouve que Béatrice et moi faisons partie du jury d’un prix littéraire, le prix du livre géopolitique, et qu’il a été décerné cette année à Fabrice Balanche, auteur d’un excellent livre, Les leçons de la crise syrienne. Dans son livre, Balanche montrait très bien l’illusion profonde des Occidentaux sur la force réelle de la contestation démocratique de Bachar el-Assad : on était là dans l’illusion complète. En revanche, il prenait acte d’un succès d’Assad et d’une certaine stabilité du régime syrien. Or les événements de ces derniers jours lui ont donné tort sur le second point. Mais qu’un spécialiste de ce calibre se soit trompé ainsi doit tout de même nous faire réfléchir. Autre exemple, plus personnel : j’avais accompagné le ministre des Affaires étrangères, M. Le Drian, en Arabie Saoudite, où nous nous étions entretenus avec son homologue saoudien, et l’une des questions posées par la diplomatie saoudienne était : « maintenant que Bachar a gagné, qu’il est réintégré dans la ligue arabe, quel genre de relations adopter avec lui ? » Même des observateurs aussi attentifs aux réalités du terrain que les Saoudiens étaient donc convaincus de la solidité du régime d’Assad.
Ce qu’a révélé cette affaire, c’est la faiblesse du camp occidental, qui n’a rien réussi dans ses interventions. La guerre d’Irak n’a fait qu’installer les chiites que l’on prétendait combattre. En Afghanistan, la lutte contre les talibans (c’est-à-dire quelques loqueteux armés d’armes légères) a coûté des sommes astronomiques, et s’est soldée par l’échec que l’on sait. Même le cœur du printemps arabe, la Tunisie est saisie d’un autoritarisme à tendance islamique. Partout, on a échoué. Je suis tout de même sceptique sur qu’il aurait été possible de faire, si M. Obama n’avait pas lâché la rampe au mauvais moment (il n’en reste pas moins que c’était tout à fait affreux de sa part de poser des lignes rouges et de ne pas les tenir). Aurions-nous pu changer le cours des choses à Damas ? Ce n’est pas sûr. Certes, peut-être aurions-nous pu faire reculer la Russie, et ç’aurait été bienvenu. Car là encore, si M. Poutine s’est senti pousser des ailes ces dernières années, c’est en raison des carences occidentales.
En revanche on a vu la force d’une révolte à caractère religieux. Il y a désormais dans la région un rééquilibrage des sunnites par rapport aux chiites, alors que la guerre d’Irak avait créé un déséquilibre total : les chiites gagnaient partout alors que l’essentiel de la population du Moyen-Orient est sunnite.
Je ne sais pas si le terme de surprise est celui qui convient à propos de la situation en Syrie, mais il faut reconnaître que quelque chose nous a échappé, et que nous ne pouvons que regarder, sans la moindre idée des conséquences.
Les vainqueurs de la situation actuelle sont incontestablement les Israéliens et les Turcs. Il est tout de même intéressant de constater que ces deux alliés de l’Occident sont précisément ceux qui sont les plus problématiques. La Turquie joue ses cartes sans se soucier de ses alliés de l’OTAN, ce qui pose un problème à court terme, celui des Kurdes, et un problème à moyen terme, celui des Arméniens (dont le seul soutien est l’Iran). Quant à l’Etat hébreu, il a changé de nature. Israël dispose d’une puissance militaire hors du commun, un matériel technologique de pointe qui en fait la première puissance militaire du Moyen-Orient, mais se fiche désormais totalement des bases humanistes sur lesquelles l’Etat hébreu a été constitué. Les Israéliens ne font plus que défendre leur population et l’identité nationale, à l’intérieur comme à l’extérieur, au mépris des droits humains.

Les brèves

La Mouette

Philippe Meyer

"Pourquoi faut-il aller voir La Mouette d’Anton Tchekhov mise en scène par Stéphane Braunschweig au théâtre de l'Odéon où elle sera donnée jusqu'au 22 décembre ? Pour la traduction d'André Markowicz et Françoise Morvan, fluide, naturelle, précise. Pour la mise en scène et la direction d’une petite troupe sans faiblesse, avec des actrices et des acteurs qui jouent dense et dépouillé et qui rendent jusqu'au creux et aux non-dits de leurs échanges. Et puis bien sûr, pour la pièce, pour la manière dont son atmosphère nous enveloppe, pour cette visite à un monde borné et finissant, pour tout ce qu'il a de semblable au nôtre, pour tous les vains soupirs et toutes les vaines prétentions d'hommes et de femmes qui ont renoncé à être les acteurs de leur propre destin et qui ne se privent pas d’empêcher les autres d’être les leurs. Pour plus d’arguments, voir la critique de Catherine Robert dans la Terrasse (en lien avec cette brève)."

Textes retrouvés : essais, portraits, articles, conférences

David Djaïz

"Je vous recommande ce très beau livre, composé de manuscrits retrouvés de Jorge Luis Borges. On y retrouve la quintessence de l’écriture borgésienne, et je ne résiste pas à l’envie de vous citer un extrait du « Bulletin de toute une nuit » : « Le temps, machinerie infatigable, fonctionne toujours (...) Je suis un mendiant de souvenirs pour un moment, que les montres ne commandent pas et qui s’élargit presque en éternité. Je me dépouille de mon nom, de mon passé, de mon avenir, je suis n’importe qui, la vision m’a déjà quitté, le rêve, le toucher, je ne suis plus personne, je suis comme une plante noire d’obscurité dans un jardin noir que le jour ne réveillera pas. Ce n’est pas dans la lumière du jour mais dans les ténèbres que je gis. Je suis estropié, aveugle, déchaîné, terrible dans ma disparition quotidienne. Je ne suis personne. »"

Gouverner au centre : la politique que nous n'aimons pas

Jean-Louis Bourlanges

"La passation de pouvoir entre Michel Barnier et François Bayrou a été décalée de quelques heures, pour permettre à M. Bayrou de se rendre aux obsèques de Jean-Pierre Rioux. Ce dernier était l’un des rares historiens à avoir écrit sur le centre, et j’avais beaucoup de respect pour lui. Je me suis donc replongé dans ce livre, avec ce très bon sous-titre, qui décrit si bien la relation des Français avec le centre : « la politique que nous n’aimons pas ». Ce que montre Rioux, à travers les biographies de douze personnalités centrales (et pas seulement centristes) dans l’Histoire du pays, de Mirabeau à Macron, c’est à quel point les figures centristes ont joué un rôle important. La douzième figure est donc Macron, la onzième c’est Bayrou, et le sous-titre est amusant : « Sans Elysée ». Au-delà de la galerie de portraits, Rioux rappelle trois choses fondamentales pour le centre : la volonté de réconcilier, la subsidiarité de l’Etat (qui ne doit étouffer ni les collectivités territoriales, ni interdire des choses à l’échelon européen), et le respect de l’Etat de droit et des procédures de démocratie représentative. "

La plus précieuse des marchandises

Béatrice Giblin

"Je vous conseille ce film d’animation, de Michel Hazanavicius qui l’a non seulement réalisé mais aussi dessiné. C’est l’adaptation d’un conte de Jean-Claude Grumberg, qui malgré l’horreur de son sujet, la Shoah, réussit à dérouler son récit de façon relativement apaisée. La barbarie est bien présente, mais aussi toute l’humanité des personnages, tout ce que les humains peuvent avoir de meilleur dans des situations tragiques. Le fait qu’il s’agisse d’un conte donne à cette histoire de seulement quelques personnages une ampleur universelle. Le dessin permet de toucher le réel d’une façon autre, décalée, mais très précieuse. "