LA SOCIAL-DÉMOCRATIE ET MICHEL ROCARD
Introduction
ISSN 2608-984X
Cette émission a été enregistrée le 13 décembre 2024. Eric Lombard était alors directeur général de la Caisse des Dépôts et Consignations. Le 23 décembre, il a été nommé ministre de l’Économie et des Finances.
Philippe Meyer :
La notion de social-démocratie fait l’objet de plusieurs interprétations contradictoires. Dans son acception large, le concept renvoie à une forme d’organisation politique qui trouve son origine dans les pays scandinaves, et dont l’essence serait d’accepter le cadre de l’économie de marché, tout en mettant l’accent sur la redistribution des richesses. Dans un sens plus étroit et plus polémique, le terme est assimilé au social-libéralisme et utilisé pour anathématiser une vision politique qui, sous couvert de défendre les travailleurs, se préoccuperait surtout de ne pas déranger les plus riches. En France, où il n’existe pas de parti se réclamant de la social-démocratie, cette ambiguïté est accentuée par l’attitude du Parti socialiste au sein duquel l’héritage de la « deuxième gauche » ne cesse de faire débat.
Si donc le concept de social-démocratie reste à préciser, l’un des hommes politiques s’en étant réclamé le plus est Michel Rocard. Premier ministre de 1988 à 1991, on lui doit notamment les accords de Matignon sur la Nouvelle-Calédonie, la mise en place du revenu minimum d’insertion, ou encore la contribution sociale généralisée. Son passage à Matignon est marqué par une attention portée à l’économie sociale et solidaire, aux négociations avec les syndicats, et par la mise en place d’un nouveau contrat salarial, reposant sur trois piliers : réorganisation et décentralisation des conditions de travail ; hausse maîtrisée des salaires, c’est-à-dire « politique des revenus » ; attention portée à la formation continue des salariés. En creux, transparaît ainsi dans son bilan une attention à la négociation et au compromis, ainsi qu’une tentative de décentraliser les relations économiques aussi bien que l’administration de l’État.
Dans Le Cœur à l’ouvrage, publié en 1987, il écrit que « dès l’instant qu’une force de gauche a des convictions communes assez fortes pour ne devoir son identité qu’à elle-même, et assez de puissance pour entraîner dans son sillage la mouvance communiste sans en dépendre, elle peut gagner et se révéler efficace et rayonnante ». D’emblée sont ainsi posés deux prérequis à toute victoire de la gauche : qu’elle soit unie, mais que cette union soit sous le leadership d’un parti non communiste, c’est-à-dire ouvert au compromis.
Nous nous interrogerons donc tout autant sur ce que signifie le concept de social-démocratie, sur sa conception de l’État, que sur son rapport avec sa gauche et sur sa vision des relations sociales. Mais d’abord, pourriez-vous, chacun d’entre vous nous partager quelque chose qui vous concerne particulièrement à propos de Michel Rocard ?
Kontildondit ?
Michel Winock :
Je suis de la génération de Mendès France, et mon éveil à la politique date de son arrivée au pouvoir, en 1954. Un moment formidable, puisque le pari de faire la paix en Indochine a été gagné. Et dans la filiation du mendésisme, je me suis retrouvé rocardien. Tant au sein du PSU (auquel j’ai appartenu) que du Parti socialiste, Michel Rocard était pour moi celui qui portait, par ses discours et par son action, l’espoir de la gauche en France. Je lui suis toujours resté fidèle en idées, tout en observant ses variations théoriques.
Éric Lombard :
Le grand souvenir que j’ai de Michel Rocard, qui a conduit mon engagement politique, est le discours qu’il a prononcé suite à la défaite de la gauche aux législatives de 1978. Il avait dit : « il n’y a pas de fatalité à la défaite de la gauche » et c’est à ce moment que je me suis engagé derrière lui. Cet engagement a pris une forme beaucoup plus active quand il a démissionné du ministère de l’Agriculture en 1985, parce que François Mitterrand avait introduit la proportionnelle à l’Assemblée nationale, ce qui allait y faire entrer des députés du Front National. Pendant trois ans, nous avons préparé ce qui devait être une campagne présidentielle, et ce travail a servi quand il s’est finalement retrouvé à Matignon, puisque nous avions traduit toutes les idées en projets de loi.
Ce sur quoi j’aimerais insister à son propos, c’est la méthode de gouvernement, car pour moi, Michel Rocard, c’est essentiellement cela. C’est précisément ce dont nous manquons terriblement aujourd’hui. Cette méthode est très simple. Elle repose sur le parler-vrai, c’est-à-dire le fait de dire les choses telles qu’elles sont. Pour y parvenir, il faut de l’écoute, et une vraie expertise. En partant des faits, en dialoguant avec l’ensemble des parties prenantes, arriver à une négociation, dont il dit dans le livre que vous avez cité qu’elle est « le contraire de la guerre ». C’est ainsi qu’il a réussi à forger des compromis. Rappelons que quand Michel Rocard était Premier ministre, lui non plus n’avait pas de majorité à l’Assemblée nationale. Les textes étaient donc votés tantôt avec les voix des communistes, tantôt avec celles des centristes (dirigés à l’époque par Jacques Barrot). Certes, il a utilisé l’article 49.3 fréquemment, mais à la fin, il y avait des accords, au point que le pays avançait de façon finalement plus consensuelle que dans les périodes de majorité parlementaire. C’est cette méthode faite d’écoute large et de respect de toutes les parties prenantes qui fait qu’encore aujourd’hui, on garde un bon souvenir de son action politique.
Laurent Berger :
Quand je suis arrivé aux responsabilités de la CFDT, le mandat de Rocard était déjà passé, mais sa proximité historique avec le syndicat était telle qu’en arrivant au secrétariat général, il était évident de le contacter, de l’inviter à intervenir, de déjeuner avec lui … Ce qui m’a frappé lors de notre première rencontre en tête-à-tête, c’est qu’il s’intéressait réellement à ce que travaillait la CFDT, aux propositions que nous portions, à ce que nous devenions, y compris dans le rapport avec la CGT. C’était l’époque où la CFDT était deuxième, et cet intérêt de Rocard pour les idées que nous portions était très marquant, et se distinguait assez nettement des autres hommes politiques, qui eux se demandaient comment nous pourrions être utiles à tel ou tel parti.
J’ai un moment précis en tête : nous l’avions fait intervenir dans des programmes de formation destinés aux jeunes militants. Son intervention était censée durer une heure et demie, en commençant à 11h. Il a fallu le faire taire à 14h, parce que personne dans la salle n’avait envie qu’il s’arrête. Il était déjà un vieil homme, mais il avait passionné son auditoire, et pas seulement en racontant ses péripéties gouvernementales, mais aussi en faisant entendre ce qu’était la vraie social-démocratie, c’est-à-dire cette méthode dont parlait Eric Lombard, une méthode démocratique, d’une certaine manière.
Philippe Meyer :
Une question pour l’historien : pourquoi n’y a-t-il pas de social-démocratie en France ?
Michel Winock :
La raison est très ancienne : parce qu’à la fin du XIXème siècle, en 1895 s’est d’abord constitué un mouvement syndical, la CGT. La SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière) n’est née que dix ans plus tard. Or la CGT était un syndicat révolutionnaire : il s’agissait d’arriver à la Révolution par la grève générale et par les syndicats. Et ce syndicat était allergique aux partis politiques, aux élections, au Parlement : c’était sur le terrain du travail que la Révolution allait advenir. Quand la SFIO est née en 1905, elle portait au contraire le projet d’une Révolution « par le haut ». Dans les débuts, il y a donc en France deux socialismes, mais ces deux mouvements ne s’articuleront jamais avant 1914. Arrive la Grande Guerre, mais aussi la naissance du Parti communiste, qui complique encore l’équation. Ce qu’on a vu naître en Allemagne, en Angleterre ou dans les pays scandinaves, cette unification des deux branches d’un mouvement ouvrier, ne s’est jamais produite en France. Parce que le syndicat était fermement attaché à son indépendance, non seulement structurelle mais idéologique.
C’est pourquoi parler de social-démocratie en France est approximatif. On entend généralement par là « socialisme réformiste », mais certainement pas la social-démocratie telle qu’elle a existé en Allemagne, en Angleterre ou en Scandinavie.
Philippe Meyer :
Combien de temps ce « poids » est-il resté présent ? Cette lancinante question : « est-on assez à gauche ? » À quel moment le syndicalisme s’est-il délivré de cette obsession ?
Laurent Berger :
Michel Winock a raison de rappeler cette base révolutionnaire du syndicalisme français. Et lorsqu’il a travaillé avec un parti politique, c’était le PCF. De plus, ce n’était pas une logique de coopération, mais plutôt une sorte du tutelle du parti sur le syndicat.
Quant à votre question, je ne saurais pas dater de moment précis, mais j’ai quelques anecdotes. Quand j’étais jeune militant syndical à Saint-Nazaire, la CGT appelait à une journée de mobilisation, et des militants venaient nous demander pourquoi la CFDT n’en faisait pas autant. Nous avons commencé à nous émanciper ce cette approche là en nous disant : si nous considérons que nous avons raison, que nos idées sont les bonnes, alors cessons le perpétuel regard vers notre gauche. Il y aura toujours quelqu’un de plus ou de mieux à gauche que soi, cessons de nous obséder avec cela et défendons nos idées. C’était il y a une vingtaine d’années environ. Mais il faut que cela vienne des militants eux-mêmes, et pas seulement des cadres du syndicat. Force est de constater que cela a mieux fonctionné dans le syndicalisme qu’en politique.
Éric Lombard :
Sans doute parce que le rêve de la gauche française est celui d’une rupture avec le capitalisme, d’une économie qui ne soit pas de marché. On le constate encore aujourd’hui, dans les divisions à l’intérieur du Nouveau Front Populaire. Dans les différents moments où la gauche a été au pouvoir, aussi. Les premières années de François Mitterrand ont été consacrées à la rupture avec le capitalisme, et c’est cet échec qui a permis une évolution, et conduit Michel Rocard au pouvoir.
Le début du mandat de François Hollande a aussi échoué à cause de cela. Le seul à tout de suite avoir été dans le compromis entre l’économie de marché et les idées de la gauche fut Lionel Jospin, dont le mandat de cinq ans a été un succès politique et économique, même s’il s’est soldé par un échec électoral. La gauche réussit au pouvoir quand elle maintient ses idéaux en assumant l’économie de marché comme cadre d’action. Personne n’a jamais réussi à sortir de l’économie de marché, pas même la Chine communiste … Mais cette rupture n’est toujours pas traitée à gauche en France, c’est ce qui explique pourquoi elle a tant de mal à accéder au pouvoir : parce que cela entraîne un compromis, et une volonté de tirer profit de l’économie de marché. Sous le mandant de Michel Rocard, il y a eu de la croissance, une augmentation du pouvoir d’achat, une extension des droits (droits syndicaux, droits à la formation). La social-démocratie, c’est cette synthèse. Pour moi elle est possible, mais elle nécessite une unité de la gauche, qui ne se produit que rarement …
Laurent Berger :
Quand j’étais en responsabilité, un fait m’avait marqué. Il y a une dizaine d’années, un débat totalement stérile avait pris une ampleur médiatique considérable : « Faut-il aimer ou non l’entreprise ? » À gauche, cela avait déchiré, au sein des parlementaires du PS et des équipes de François Hollande. Quand on demande à des travailleurs s’ils aiment ou non leur entreprise, une écrasante majorité répond « oui ». Cela traduisait une forme de déconnexion avec l’économie de la part de la gauche. Je pense que la gauche française n’a jamais réellement été travailliste, la question du travail n’a jamais été prépondérante. Quand vous vous dites « parti des travailleurs », mais ne travaillez ni à leur émancipation par le travail et la formation professionnelle, ni à une vision positive du travail, autrement dit quand le travail est - au mieux - une chose suspecte dont il faut se tenir à distance, que vous n’êtes pas capable de le théoriser et de l’améliorer, vous ne pouvez pas vraiment être social-démocrate, car vous laissez de côté tout un pan de la vie concrète des citoyens.
Michel Winock :
Je voudrais revenir un instant sur la définition de social-démocratie, car elle a évolué. Au départ, la social-démocratie était un mouvement ouvrier unifié, parti d’Allemagne, et elle était marxiste, c’est-à-dire pas ce que nous appelons aujourd’hui « social-démocrate ». La social-démocratie n’est pas seulement une théorie du compromis, c’est arrivé plus tard. C’est quand les socialistes allemands de la République de Weimar, ou les socialistes français du Front Populaire ont été amenés à gouverner ou à participer à un gouvernement, que la social-démocratie a pris un autre sens. La meilleure définition que je connaisse est la formule de Michel Rocard : « une société solidaire dans une économie de marché ». Je crois que c’est le meilleur résumé : nous bâtissons ensemble une économie de marché, parce que l’économie administrée a échoué partout, parce que la compétition c’est la vie, parce qu’il n’y a pas de progrès collectif sans initiative individuelle. Une société solidaire parce que le marché sans règle, c’est la jungle, parce que la compétition sans bornes, c’est l’exclusion, et parce que le progrès sans valeur se retourne contre celui qui l’a suscité. C’est ce qu’il a dit au congrès du PS de Cachan en 1991, à un moment où l’on a pu penser que derrière Michel Rocard, le PS allait peut-être devenir un parti social-démocrate.
Éric Lombard :
A côté de la dimension économique, il y a aussi la question de la décentralisation. Dans la social-démocratie, le dialogue avec les partenaires sociaux est capital, mais Michel Rocard a aussi commencé son parcours de haut-fonctionnaire par un livre qui s’intitulait Décoloniser la province : la vie régionale en France (1966). Pendant son mandat, il a développé les contrats de plan Etat Région (car Rocard était aussi un apôtre de la planification), il y avait l’idée de donner davantage d’initiative aux élus locaux et aux territoires. Cette idée s’est avérée fructueuse, même si elle va à l’encontre de tous les réflexes français depuis Hugues Capet. Cette dimension décentralisatrice est également porteuse de liberté, parce que c’est des territoires que viennent les initiatives.
Michel Winock :
Au congrès de Nantes, lorsque Michel Rocard fait son discours sur les deux gauches, il met en avant la décentralisation (alors que les autres sont pour le tout-Etat). Malheureusement, il est en minorité …
Laurent Berger :
Michel Rocard se faisait une haute idée du renvoi à la responsabilité, dans une notion de subsidiarité. C’est ce qu’il faisait avec les organisations syndicales et patronales. Parce qu’il existe d’autres conceptions de la décentalisation, qui mettent les acteurs sous contrainte, en quelque sorte. C’est en cela qu’il était profondément démocratique.
Et puis il y a une deuxième particularité que portait Michel Rocard, c’est un certain rapport à la complexité. Ce que j’appelle l’épaisseur de la société. On peut avoir des convictions profondes, et il en faut. Mais il faut tenir compte de cette épaisseur, de cette complexité qui met les choix en tension. Quand on a cette conception-là, elle s’accompagne souvent du courage qui lui est nécessaire. On l’a vu au moment de la CSG, quand il était question de trouver d’autres sources de financement plus justes, permettant de financer notre système social. C’est en quelque sorte une sortie des facilités, des slogans. C’est cela qui était intéressant, et c’est aussi ce qui a pu crisper à gauche, car le slogan est certes réducteur, mais il a l’avantage d’être confortable. Quand je pense à Michel Rocard, je pense également à Edmond Maire (NDLR : secrétaire général de la CFDT de 1971 à 1988) : tous deux étaient allergiques au simplisme.
Éric Lombard :
A l’origine, de la réflexion de Michel Rocard, il y a tout son travail au PSU, basé sur une logique auto-gestionnaire. Au fond, l’auto-gestion, c’est la démocratie à son terme, ainsi qu’une décentralisation. Et cela fonctionne très bien pour tous les groupes qui la pratiquent, mais il fait surmonter une réticence à faire confiance, à laisser jouer les acteurs. Quand on le fait, les résultats sont là.
Laurent a raison de parler de la complexité de Michel Rocard : il allait au fond des sujets. C’était passionnant de travailler avec lui, car il n’était pas avare de son temps, quand il ne comprenant pas quelque chose, il creusait, il interrogeait. Je me souviens de débats économiques absolument remarquables avec Daniel Cohen, grâce auxquels il a fait le Livre blanc sur les retraites, qui, s’il était lu plus souvent, aurait permis de traiter le problème de façon plus équitable, solidaire et démocratique, tout en ne cachant rien du problème aux Français. C’est cette méthode et elle seule qui permet de faire des choix difficiles. Si l’on n’est pas transparent vis-à-vis des problèmes et des enjeux face aux citoyens, on ne peut pas avancer ni trouver de majorité. Nous avons un besoin urgent de retrouver la méthode de Michel Rocard.
Philippe Meyer :
Où sont les nœuds ? Si je reprends ce thème du « surmoi de gauche » dont la CFDT a réussi à se débarrasser, il faut reconnaître que ce n’est absolument pas le cas du Parti socialiste. On a cru que ce serait possible quand le PCF s’est réduit, mais il est en réalité revenu sous d’autres avatars. En réalité, le problème est là depuis longtemps, car quand Léon Blum dit qu’il va « garder la vieille maison », il garde tout, y compris la dictature du prolétariat (dont on n’explique jamais quelle forme elle va prendre).
Éric Lombard :
Je crois que les nœuds sont dans la forme que prend le débat dans les sections du Parti socialiste. On y est considéré comme « de droite » (ce qui est une insulte) quand on fait une proposition qui aura un impact réel et immédiat. On est toujours confronté à quelqu’un ayant une autre proposition plus idéaliste, plus radicale, mais ne pouvant pas être réalisée à causes des circonstances. Dans la culture française où les considérations économiques sont très souvent reléguées au second plan, les débats de cette nature sont toujours perdus lors des congrès du PS. C’est ainsi que ce parti se retrouve au pouvoir avec une vision fausse de l’économie. Quand Michel Rocard s’est demandé où il fallait aller à sa sortie de l’ENA, ses mentors lui ont conseillé l’inspection des Finances, pour comprendre les mécanismes économiques. C’est cette connaissance même des mécanismes qui est encore critiquée dans le débat à gauche, alors que c’est le réel auquel nous devons nous coltiner …
Philippe Meyer :
J’ajouterai que la formation économique n’est pas non plus le point fort des journalistes …
Laurent Berger :
Pour moi, c’est le travail intellectuel qui permet à une organisation d’être « droit dans ses bottes » et de poursuivre sereinement son chemin. Ce travail intellectuel a existé au PS, mais il s’est petit à petit réduit à une espèce de course de chevaux : « qui va être le mieux placé pour devenir Premier secrétaire ? » Pendant longtemps, il y avait un vrai travail en amont (je pense par exemple à la période Jospin), des propositions fouillées. Mais à un moment donné, il y a eu un effondrement. Or quand vous ne travaillez pas, quand vous ne formez pas, vous vous rétrécissez, vous ne constituez plus un intellectuel collectif (alors que c’est la raison d’être d’une organisation politique). Quand en plus, vous considérez que l’organisation syndicale avec la quelle vous êtes compatible (la CFDT) n’est pas un partenaire de réflexion, mais seulement un outil vous permettant de gagner votre course au pouvoir, vous faites n’importe quoi … Tout cela aboutit à la pensée simple, au slogan.
Michel Winock :
Dans l’histoire du PS, je suis frappé par la continuité d’une aile gauche absolument allergique au compromis de gouvernement. Pour comprendre cela, il faut revenir à la naissance de la SFIO en 1905. Elle s’est fondée sur la base de la lutte des classes de la Révolution, sur l’interdiction à tout socialiste de participer à un gouvernement bourgeois. Après la première guerre mondiale, il faut voir les acrobaties intellectuelles de Léon Blum pour gouverner tout en conservant toute la doxa marxiste. Il y a une tension intellectuelle permanente entre la conquête du pouvoir et l’exercice du pouvoir, qui oblige à se justifier en permanence quand on gouverne. Cette mauvaise conscience marxiste a toujours existé, et elle empêche encore aujourd’hui les socialistes français de gouverner pleinement.
Éric Lombard :
Le travail est un sujet essentiel. J’évoquais plus haut la préparation de la campagne présidentielle (qui n’eut finalement pas lieu) entre 1985 et 1988. Pour faire ce travail, nous avions réuni tous les experts de gauche, interrogé tous ces sachants dans les domaines de l’économie, de la justice, du social, de la défense, de l’international, bref nous avions construit une réelle base programmatique. Et puis, dans Le Nouvel Obs, nous avions publié 20 pages détaillant ce que Michel Rocard pensait de l’action de Jacques Chirac Premier ministre. Vingt pages d’analyse ! Ce travail intellectuel est pour moi essentiel dans la construction politique. Et aujourd’hui, il ne se fait plus dans tous les partis, malheureusement.
Dans la dernière campagne présidentielle, en regardant par exemple qui pouvait s’intéresser à l‘expertise de la Caisse des dépôts en matière de logement social, d’aménagement du territoire, etc, nous avons cherché des interlocuteurs, et n’en avons pas trouvé beaucoup. Le seul appel que j’ai reçu m’invitait à venir parler de la cause animale, qui est certes importante, mais n’est pas exactement la spécialité de la Caisse des dépôts … Cette pauvreté de la réflexion de fond, argumentée, débattue, alimentée par des sachants, est l’une des raisons qui expliquent les difficultés de la pratique politique aujourd’hui.
Laurent Berger :
Et par rapport au reste de l’Europe, il y a une autre particularité : les personnes les plus modestes, notamment les ouvriers, ont été cantonnées à un rôle subalterne au Parti socialiste. Cela s’est vu à différentes élections, et je me rappelle, même quand j’étais enfant (issu d’une famille de militants CGT), et que nous allions mettre des tracts dans les boîtes aux lettres pendant les campagnes électorales, les postes à responsabilité n’étaient pas occupés par des ouvriers. Il y a eu quelques contre-exemples, heureusement, mais cela détonne avec le reste de l’Europe. Récemment, la Suède a eu un Premier ministre ancien ouvrier sidérurgiste, des ministres du travail en Allemagne qui étaient des ouvriers … C’est une indéniable déconnexion d’une partie de la réalité, et cela participe à l’impossibilité de la nuance. Quand vous ne faites que fantasmer le monde tel qu’il devrait être au lieu de le regarder tel qu’il est, vous n’êtes pas en capacité de proposer quelque chose qui soit à la fois ferme dans ses idéaux et ancré dans le réel. Je l’ai ressenti plusieurs fois pendant mon mandat de secrétaire national de la CFDT : on est vu au mieux comme une force d’appoint, mais jamais comme étant pleinement capables de participer à une construction politique. Un vrai éloignement s’est produit entre la réalité et l’idéologie, et dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que la parole se radicalise.
Michel Winock :
Le Parti socialiste n’a jamais eu une base ouvrière très importante. Il a plutôt été un parti de fonctionnaires et de classes moyennes. A l’exception de quelques départements (dans le Nord, par exemple), dans toute son histoire, l’importance du militantisme n’est pas énorme, et contrairement à ses homologues allemand ou suédois, ce n’est pas un grand parti ouvrier.
Tout ce que vous nous dites prend aussi sa source dans cette réalité historique : la base ouvrière n’a jamais été très large, et c’est en partie pourquoi elle n’a pas occupé beaucoup de responsabilités. Où sont les ouvriers parmi les leaders de la SFIO ?
Philippe Meyer :
J’ai envie de vous poser la même question du « nœud » par rapport à l’autogestion ; où est-ce que ça coince ? Dans les discours de Michel Rocard, il y avait cette idée que chacun est responsable de son propre destin, mais aussi de la collectivité à l’intérieur de laquelle il l’écrit. Et d’une certaine manière, il y a une espèce d’application de ce modèle d’autogestion dans les travaux de Michel Crozier, qui explique qu’il n’y a pas de réforme sans un certain état d’esprit, qu’on ne réforme pas par décret, qu’il faut partir de l’observation réelle et pas de l’idéologie … Mais cela ne passe pas.
Laurent Berger :
Ça peut passer, et d’ailleurs ça a passé quelques fois. Mais c’est toujours vu comme étant anecdotique. Vous avez mentionné mon activité d’éditeur, le prochain livre de la collection que je dirige concernera les actions démocratiques au coin de la rue. Dans la société d’aujourd’hui, il y a un réel besoin de reconnaissance, de sortir d’une forme d’invisibilité, de prendre une part active et concrète à ce qui nous concerne. Il y a aura évidemment toujours des éléments qui échapperont à l’échelle individuelle, mais il y en a d’autres où on peut être acteur. Mais cela ne peut fonctionner que si vous êtes capable considérer que les solutions ne seront pas partout les mêmes, que la décentralisation est essentielle, tout comme la confiance. Il n’y a qu’à regarder comment sont considérées aujourd’hui les collectivités territoriales. On peut évidemment les critiquer sur bien des points, mais tout de même : on a tendance à considérer qu’elles doivent être l’opérateur de l’Etat. Or, la réalité, ce n’est pas cela. Ce sont elles qui connaissent le mieux les réalités vécues, et les solutions à mettre en œuvre ne sont pas les mêmes partout. Par exemple, le moment de la sortie de Covid a été une période très particulière, où se sont exprimées beaucoup de solidarités … J’avais demandé à faire un recensement de tout cela, il me semblait qu’il y avait là un terreau sur lequel mener les politiques publiques de demain. La réponse qui m’a été faite : « c’est anecdotique, on a besoin de grandes politiques publiques ». Mais l’un n’empêche pas l’autre, nous avons aussi besoin de meilleures politiques locales, qui renvoient à des responsabilités. Je ne sais pas si c’est de l’autogestion, mais cela rend aux citoyens de la prise dans les choix qui les concernent. Le Parti socialiste n’a pas théorisé cela, et c’est d’autant plus incompréhensible qu’il exerce des responsabilités dans nombre de collectivités territoriales.
Philippe Meyer :
Ce problème de représentation peut être décliné dans d’autres domaines. On a par exemple besoin de micro-économistes, de sociologues de terrain, de reportages, alors que ceux qui tiennent le haut du pavé sont les macro-économistes, les sociologues théoriciens, et les journalistes éditorialistes …
Éric Lombard :
L’exemple des collectivités locales est absolument crucial, car elles jouent un rôle essentiel dans la démocratie. Les élus locaux sont des entrepreneurs, qu’ils soient de service public ou non. Il y a par exemple énormément de sociétés d’économie mixte qui développent des énergies renouvelables, des transports, des services publics, etc. Or qu’a-t-on fait aux collectivités locales ? On leur a ôté l’autonomie de leurs ressources, qui est la base de leur action politique, en remplaçant les ressources globales par des dotations globales, une part de la TVA, etc. Tout vient d’en haut, en fonction de critères qui n’ont plus rien à voir avec ce qui se passe sur le terrain. En termes démocratiques, c’est absolument tragique. En réalité, notre société fonctionne largement sur un modèle d’Ancien Régime, non plus avec les privilégiés et les non-privilégiés, mais avec les « sachants » et les autres. Les sachants décident de façon verticale, et appliquent strictement et indifféremment les mêmes règles à chaque cas.
Ce que Michel Rocard faisait, et qui est la base de l’autogestion, repose sur un principe humain, qui déborde du strict cadre de l’action politique : la confiance. Quand vous faites confiance à un être humain, le plus souvent il donne le meilleur, et contrairement à ce qu’on peut craindre, il ne profite pas automatiquement de cette confiance pour ses intérêts personnels. Retrouver une société de confiance, où l’on donne de l’autonomie et des responsabilités est très efficace. Mais cela nécessite de lâcher des bribes de pouvoir … Pour l’instant, nous sommes dans une organisation inverse, inefficace et produisant un empilement de règlementations dont tout le monde se plaint, mais qui sont un corollaire de la centralisation ; quand on fait confiance, on a besoin de moins de textes.
Michel Winock :
Cela me rappelle le grand débat au sein du mouvement socialiste international, entre ce qu’on appelait le socialisme « par en bas » et le socialisme « par en haut ». Le socialisme par en bas est un peu l’ancêtre du mouvement auto-gestionnaire, s’inscrivant dans la filiation de Proudhon : faire confiance aux gens, et organiser depuis la base un mouvement général. En face, une autre tradition: le jacobinisme, particulièrement forte en France, aussi bien à droite qu’à gauche. La Révolution française crée les départements, mais Napoléon leur ajoute les préfets, par conséquent, les départements ne sont rien de plus que des « morceaux » de France, commandés d’en haut. Cette tradition jacobine se retrouve aussi dans le marxisme. Pendant la Commune de Paris, il y a un grand débat sur ce que la Commune doit être, avec une minorité « d’auto-gestionnaires » (pardon pour l’anachronisme) comme Eugène Varlin, et une majorité blanquiste, jacobine. Mais la tradition de Varlin va se perpétuer, et le conflit demeure aujourd’hui, entre un Etat qui décide de tout, et une décentralisation proclamée mais bien peu effective. Quand vous parlez de décentralisation avec des présidents de région aujourd’hui, ils vous disent qu’ils l’attendent encore …
Laurent Berger :
Le rapport à l’Etat est une composante essentielle de l’équation, surtout en France, et surtout à gauche. L’Etat est encore perçu comme le seul vecteur possible du changement. Tant qu’on verra les choses de cette façon, nous serons piégés dans un monde schizophrène, où les femmes et les hommes politiques nous diront : « faites-moi confiance, je vais tout changer », et où les citoyens, quand ils crèveront un pneu sur une route de campagne, considèreront que c’est la faute du président de la République … Nous sommes en train d’éliminer tout ce qui fait l’épaisseur de la société dont je parlais. Pour le coup, la gauche n’est pas seule responsable.
Personnellement, je crois à la nécessité d’un Etat fort, qui planifie, qui donne des orientations, des cadres et des moyens, mais aussi qui fasse confiance et qui confie des responsabilités. C’est ce que nous ne parvenons pas à faire, et c’est ce que la gauche aurait pu incarner à la suite de Michel Rocard.
Vous vous souvenez de la « loi El Khomri » ? Elle était mal née, à cause d’une vision très libérale sur une partie des sujets, mais elle renvoyait de la responsabilité à la négociation d’entreprise. Aujourd’hui, quand vous parlez à la gauche, ils considèrent que cette loi est l’une de ses pires erreurs. Alors qu’elle déléguait de la responsabilité. Le sujet était la façon de donner de la contrainte aux acteurs pour qu’ils se saisissent des responsabilités, et sûrement pas de faire croire qu’on allait faire le bonheur des travailleurs seulement à coups de normes et de textes étatiques. Pour moi, il s’agissait d’un moment de bascule. On n’a pas réussi à considérer que les salariés n’étaient pas plus bêtes que quiconque et étaient capables de se saisir de leurs sujets et de les faire avancer. A condition que l’Etat donne à l’ensemble des parties prenantes une contrainte à agir. C’est ce qui n’est pas compris aujourd’hui : il faut redonner du pouvoir d’agir aux citoyens.
Éric Lombard :
Je nuancerai un peu le propos de Michel Winock : il faut aussi faire confiance aux préfets de la République, car nous sommes un pays qui ne tient pas sans l’Etat. Simplement, il y a un Etat normalisateur, régulateur, central, et de plus en plus en plus inefficace, avec des préfets assommés de circulaires. Il faut leur ficher la paix, les laisser travailler avec les élus locaux et les acteurs locaux, et ça fonctionne. L’Etat n’est pas capable d’organiser son propre allègement. L’entreprise n’est pas tout, mais celles qui fonctionnent le mieux sont les plus décentralisées, celles qui donnent de l‘autonomie aux acteurs et travaillent en permanence à l’allègement de leur fonctionnement. C’est ce que ne fait pas l‘Etat. C’est un peu le point obscur du fonctionnement de la social-démocratie : elle n’a pas réfléchi à ce que doit être le fonctionnement de l‘Etat moderne, qui doit s’occuper de l’essentiel et pas de tout, qui doit être décentralisé, et qui doit s’organiser. Quand vous examiner les services publics, il y a une marge d’amélioration dans leur organisation. La chaîne de commandement n’est pas toujours bien organisée, on l’a vu pendant la pandémie, avec des autorités indépendantes, jouant des rôles essentiels mais ne faisant pas partie des processus de décision, des services qui ne communiquaient pas entre eux, etc. Dans l’urgence, on a réussi à s’en sortir, mais il y a une réflexion de fond à mener, à froid.
Quand Michel Rocard lançait une nouvelle politique, comme avec le Revenu Minimum d’Insertion (prédécesseur du RSA), il a lancé une équipe d’évaluation des politiques publiques, pour vérifier que la nouvelle loi rendait le service attendu pour le prix qui était convenu. Cette question de l’évaluation des politiques publiques a complètement disparu, et c’est l’une des raisons pour lesquelles nos services publics coûtent de plus en plus en plus cher et donnent de moins en moins satisfaction.
Laurent Berger :
Et cela rend les citoyens malheureux, en leur donnant un sentiment d’impuissance et de dépossession. Pendant la pandémie, on a vu des gens faire leur devoir avec une abnégation admirable. Après coup on a réalisé que la crise avait été terrible et très difficile, mais qu’au moins, on n’avait pas une circulaire nouvelle chaque matin nous disant ce qu’il fallait faire. On avait redonné de la confiance et de la responsabilité parce que les circonstances ne permettaient pas de faire autrement.
Le rôle de l’Etat est primordial, et nous avons la chance d’avoir des fonctionnaires de qualité. Mais il faut leur redonner de la capacité à agir et de l’autonomie. Cette dernière est parfois vue comme de la désorganisation, voire la liberté de faire absolument n’importe quoi. Je ne sais pas s’il faut aller jusqu’à l’autogestion (de toutes façons, on en est très loin), mais c’est cela qui redonnera de l’air, et le sentiment de faire des choses en commun. L’Etat doit davantage être un facilitateur qu’un donneur d’ordres tâtillon. Dans toute l’action publique, si vous redonnez de la capacité à agir et de la marge d’autonomie aux salariés, il n’y a pas de raison que ça ne se passe pas bien. Même si ce n’est pas de la façon que les dirigeants avaient imaginée.
Éric Lombard :
Un exemple : le chantier de l‘Atlantique, à Saint-Nazaire, qui devait s’agrandir. Pour cela, il fallait déplacer une route nationale, l’exemple typique du truc impossible. Les élus se sont mis d’accord : le maire de Saint-Nazaire (PS), la présidente de région (LR), le préfet … Au bout de six mois, la nationale a été déplacée, le chantier étendu, et le bateau a pu être livré. Des miracles comme ceux-là se produisent sur le terrain, il faut veiller à les rendre possibles. Libérer les initiatives créera des emplois, de l’égalité sociale et territoriale.