De Barnier à Bayrou : un problème, deux réponses ? / La sécurité collective à l’heure du révisionnisme trumpiste / n°386 / 19 janvier 2025

DE BARNIER À BAYROU : UN PROBLÈME, DEUX RÉPONSES ?

Introduction

ISSN 2608-984X

Philippe Meyer :
Un mois après son arrivée à Matignon, François Bayrou s’est fixé « trois défis » : « Contenir » et « réduire » la dette publique, « mettre en place les conditions de la stabilité, qui impose de se réconcilier », et refondre l’action publique. Parmi les principales mesures annoncées, figure la remise en chantier de la réforme des retraites avec une ouverture majeure de la proposition du Premier ministre par rapport à celle de son prédécesseur Michel Barnier : il a fait sauter le tabou des 64 ans mais à condition de ne pas « dégrader l’équilibre financier » du système. Sur la base d'un « constat » chiffré, confié à la Cour des comptes pour une « mission flash », les partenaires sociaux auront trois mois pour dégager « un accord d'équilibre et de meilleure justice ». S’il émerge, il sera soumis au Parlement à l’automne. Sinon « c’est la réforme actuelle qui continuerait à s’appliquer ».
Un fonds spécial « entièrement dédié à la réforme de l’État », sera créé, financé en cédant une partie des actifs publics, notamment immobiliers. L’effort d’économie demandé aux collectivités territoriales sera réduit à 2,2 milliards d’euros au lieu des 5 milliards d’euros prévus par Michel Barnier. Le Premier ministre cherchera à protéger les entreprises de hausses d’impôts. Il est favorable au « principe proportionnel pour la représentation du peuple dans nos assemblées ». Un élément qui ouvre la porte à un « probable » retour du cumul des mandats. « L’étude des cahiers de doléances » présentés par les Gilets jaunes sera reprise. Le Premier ministre a abandonné « la mesure de déremboursement de certains médicaments et de consultations » prévue par son prédécesseur. La progression des dépenses de santé sera donc plus forte que prévu dans la copie Barnier. Elle devrait être relevé de +2,8% à +3,3 %. François Bayrou a également renoncé aux 4.000 suppressions de postes prévues dans l’éducation nationale ainsi qu’au passage d’un à trois jours de carence en cas d’arrêt maladie. Il maintient le projet de taxe sur les hauts revenus. Enfin, il a analysé l’immigration comme « d’abord une question de proportion ».
Jeudi, ni les lepénistes ni les socialistes n'ont voté la motion de censure déposée par les mélenchonistes, avec des écologistes et des communistes. Elle n’a donc pas été adoptée.

Kontildondit ?

Marc-Olivier Padis :
Étant donnée la nouveauté du contexte, l’exercice du discours de politique générale me semble devoir être resitué, avec un Parlement sans majorité. C’est une situation que nous n’avions pas connue depuis 1962, et elle change profondément les relations entre le gouvernement et l’Assemblée nationale. Après 1962, les concepteurs de la Vème République étaient surpris par le fait de disposer d’une majorité au Parlement, ce qui s’est toujours reproduit par la suite, jusqu’en 2022. Et quand un gouvernement dispose d’une majorité, et à l’exception d’une période de cohabitation, il y a un alignement entre le président, le gouvernement et le groupe parlementaire qui soutient ce gouvernement. Le travail parlementaire s’en trouvait par là fortement dévalorisé.
Aujourd’hui, l’expression du discours de politique générale a changé de nature, parce que les parlementaires sont en capacité de renverser le gouvernement, ce qui change le rapport de forces du tout au tout. Dans l’exercice de François Bayrou, on a pris conscience de certaines règles parlementaires un peu oubliées jusqu’ici. D’abord, le Premier ministre n’est pas obligé de demander un vote de confiance après son discours de politique générale. Il n’y en a donc pas eu, simplement des prises de parole des différents groupes parlementaires, exprimant leur distance par rapport au projet.
Malgré tout, on continue à beaucoup trop raisonner comme si on était dans l’ancienne logique, celle d’avant 2022. On devrait inverser les rôles, ce devrait être les parlementaires qui négocient entre eux une plate-forme de gouvernement sur la base de laquelle on pourrait former une équipe gouvernementale. Je pense que les parlementaires eux-mêmes n’ont pas encore pris la mesure de cette nouvelle donne. Ainsi, François Bayrou se présente devant le Parlement sans réellement savoir sur qui il va pouvoir s’appuyer, et négocie ponctuellement et au cas par cas. On peut naviguer de cette façon, mais cela ne permettra pas de faire face à l’énormité de certains défis, notamment ceux du déficit et de la dette, qui se sont rappelés à nous brutalement à la fin de l‘été. On est donc dans un entre-deux qui ne fonctionne pas vraiment, parce que M. Bayrou n’a pas l’assise politique nécessaire pour mener à bien le programme qu’il a présenté.
Son discours était de bonne facture, mais le programme m’a paru beaucoup trop large : tous les sujets y sont passés. Par exemple, « refondre l’action publique » me semble une perspective tout à fait hors de portée actuellement, parce que cela nécessiterait de négocier très longuement avec les groupes parlementaires pour dégager des priorités et des majorités.
Le seul sujet qui se pose avec une urgence incontournable est celui du budget. Si le Parlement n’a plus beaucoup de prérogatives dans les institutions de la Vème République, il en reste pourtant une sur laquelle son rôle est prépondérant : le vote du budget. Il existe tout un arsenal pour faire passer des textes sans majorité, mais s’agissant du budget, ce n’est pas possible, et aucun gouvernement ne pourra contourner cela. Dès lors, la mission primordiale du gouvernement Bayrou est de voter le budget. Pour le moment, on a reconduit le budget de l’année précédente, mais cela ne permet pas piloter la dépense publique et encore moins de réduire le déficit.
Par conséquent, la nouvelle règle, c’est d’apprendre à compter jusqu’à 289. C’est à dire soit avoir 289 députés pour soi, soit éviter d’avoir un front de censure de 289 députés. C’est un exercice pratiqué dans toutes les cultures parlementaires, mais auquel les députés français ne se sont pas encore vraiment prêtés.
Le discours de politique générale est un exercice auquel tous les gouvernements nous ont habitués, mais le véritable rendez-vous pour le gouvernement Bayrou sera le vote du budget. C’est là que les négociations seront les plus difficiles.

Nicole Gnesotto :
Entre Michel Barnier et François Bayrou, il y a une similitude : ils ont le même problème, celui d’avoir perdu les élections. C’est la première fois dans la Vème République qu’un Premier ministre n’est pas issu du parti majoritaire. Certes, la Constitution ne l’exige pas : il y est seulement dit que « le président nomme le Premier ministre », pas que celui -ci doit forcément être issu du parti arrivé en tête. Les Républicains, parti de Michel Barnier, ont 39 députés, et les Démocrates, groupe de M. Bayrou, en ont 35. Et qu’on le veuille ou non, c’est une faiblesse initiale majeure, en termes de crédibilité et de popularité, un handicap très pénalisant. On peut débattre à l’envi du réel vainqueur des dernières élections législatives, en revanche on ne peut nier que ces deux Premiers ministres sont issus des perdants.
Deuxième similitude, conséquence directe de cette situation : ces deux hommes, malgré toutes leurs qualités personnelles, vont passer le plus clair de leur temps et de leurs ressources à courir après une absence de censure. Autrement dit, à négocier entre deux portes avec untel ou untel, au lieu de bâtir ou défendre un projet politique, une vision de nature à rassembler les Français.
Pour moi, ces deux similitudes rendent les gouvernements de MM. Barnier et Bayrou pratiquement incapables de gouverner.
À présent, quelles sont les différences entre les deux ? Au-delà des caractères et des équipes gouvernementales, il y en a deux . D’abord, le choix de leur dépendance. Michel Barnier avait fait le choix de ménager les élus du Rassemblement National et d’éviter une censure de leur part. Pour ce faire, il leur a donné des gages, cela lui a été beaucoup reproché mais cela n’a pas fonctionné pour autant : il aura tenu 90 jours. François Bayrou a fait le choix inverse ; il a préféré tenter une dépendance vis-à-vis d’une partie du Nouveau Front Populaire, à savoir le Parti socialiste. Il semble que cela vient de payer, puisque le PS n’a pas voté la censure cette semaine.
Seconde différence : le style. Michel Barnier avait campé le rôle de « Monsieur la rigueur « , avec un discours pessimiste et alarmiste. François Bayrou a fait celui de la souplesse, de l’espoir : « on va s’en sortir tous ensemble ». Le choix du social plutôt que celui des chiffres. Ainsi, M. Barnier avait affiché l’objectif d’un déficit ramené à 5%, tandis que M. Bayrou se contente de 5,4% (rappelons que selon les critères de Maastricht, nous ne devrions pas dépasser 3%), ce qui lui a permis d’éviter une censure des socialistes.
Il semble que les concessions de M. Bayrou aux socialistes ne plaisent pas seulement à ce groupe parlementaire, mais aussi aux électeurs, qui sont soulagés à propos des jours de carence, de savoir que les baisses des budgets municipaux seront moins drastiques que ce qui avait été annoncé, etc. Je ne sais pas si M. Bayrou va réussir, mais pour le moment il paraît plus habile que son prédécesseur, et a tiré les leçons de son passage.

Jean-Louis Bourlanges :
Quel est le problème qui se pose à un chef de gouvernement dans la France d’aujourd’hui ? D’abord, une situation institutionnelle inédite. Nous avons connu à l’âge classique de la Vème République une concordance entre la majorité présidentielle et la majorité parlementaire. C’était le cas de de Gaulle à Mitterrand. Puis est venu l’époque des cohabitations : une majorité présidentielle d’un bord, et une majorité parlementaire d’un autre bord. On avait alors construit une sorte de cessez-le-feu entre les deux camps, avec un partage coopératif des responsabilités, d’une manière qui a à peu près fonctionné. Depuis 2022, et sous une forme aggravée depuis 2024, nous sommes confrontés à une situation où le président n’a plus la majorité au sein de l‘Assemblée nationale, et où aucune des oppositions n’est majoritaire non plus. C’est ce qu’on appelle la tripartition, avec dans notre cas un pôle RN d’un côté, un pôle LFI de l’autre, et un pôle central allant de LR à certains socialistes. Sur le plan institutionnel, cela a une conséquences précise, que le président de la République a tardé à tirer : la responsabilité de faire tourner la machine, de construire une majorité parlementaire, un pacte gouvernemental, et de gouverner la France, doit forcément se décaler de l’Élysée vers Matignon.
Certes, comme le président n’a pas été mis en minorité, l’inspiration globale de la politique générale doit être celle sur laquelle il a été élu, mais la construction concrète gouvernementale doit dépendre du Premier ministre. Ce que nous avons vécu entre 2022 et 2024, c’est un refus très clair du président de la République d’assumer cette évolution, qui s’oppose à sa conception très égocentrique de sa fonction, et d’accorder une autonomie au Premier ministre. Michel Barnier a conquis cette première autonomie, et il a été censuré. On a bien vu que l’inspiration première d’Emmanuel Macron a été de reprendre la main, puisque les journalistes disaient qu’il souhaitait d’abord nommer Sébastien Lecornu, c’est-à-dire un fidèle. Le 13 décembre dernier, Il semble que François Bayrou ait clairement exprimé au président qu’il n’était pas question de procéder ainsi, que c’est lui qui constituerait le gouvernement, et qu’il agirait dans le respect des grands principes, mais en autonomie. De ce point de vue, Barnier et Bayrou sont proches, et M. Bayrou a fait mentir la réputation de mollesse des centristes.
Deuxième élément de la crise, très important : il n’y a pas de majorité au Parlement. Les Français ont voté pour des partis qui semblent résolument incompatibles entre eux, aucun des trois pôles n’est prêt à faire de concessions. Au passage, un trait bien français s’exprime dans cette configuration parlementaire : faire porter la responsabilité de la situation à autrui, sans jamais reconnaître la sienne propre. Ainsi, le président, perdant les élections européennes, « punit » l’Assemblée nationale. Aujourd’hui, c’est l’inverse : les parlementaires n’arrivent pas à s’entendre, et ils blâment le président, qui n’y peut rien, car on ne saurait lui reprocher à la fois d’être jupitérien et de donner la parole au peuple. En réalité, le huis-clos est un rapport entre le Premier ministre et les parlementaires. Une démission du président de la République ne changerait strictement rien à l’impasse parlementaire de la tripartition.
Troisièmement, nous n’avons jamais connu un si grand écart entre les aspirations sociales des Français et les exigences du redressement national. Nous sommes dans une situation critique sur le plan budgétaire, très inquiétante sur le plan économique et technologique, le tout dans un contexte de fragilité géopolitique - très sérieuse depuis l’invasion de l‘Ukraine, et encore aggravée depuis l’élection de Trump. Sans compter les problèmes climatiques. Nous avons d’immenses investissements à faire et de grands efforts à réaliser. Nous ne pouvons répondre aux aspirations sociales des Français et aux multiples défis auxquels nous faisons face avec une production de biens et de services aussi limitée. Face à cela, la réponse rationnelle est de produire davantage, de travailler plus et plus longtemps, etc. Or, les attentes des Français ne correspondent pas du tout à cela, ils sont sur une tout autre ligne.
Face à cette équation, y a-t-il une différence d’approche entre MM. Barnier et Bayrou ? Première différence : Michel Barnier a essuyé les plâtres : les forces d’opposition l’ont censuré. Mais la censure ne peut pas se reproduire trop fréquemment ou indéfiniment, les Français s’en inquiètent. François Bayrou se trouve donc dans une situation plus favorable, et il a su l’exploiter. D’autant qu’au sein du Parti socialiste, M. Olivier Faure est soumis à un congrès, et qu’il est très menacé par l’aile droite et centriste du parti ; il a donc intérêt à montrer qu’il est raisonnable et peut entretenir une relation assouplie avec la majorité. Au point que Jérôme Jaffré a pu dire qu’Olivier Faure est devenu le porte-parole de sa propre opposition …
Je ne crois pas que l’alternative soit entre le RN et le PS. Le Rassemblement national n’en fait qu’à sa tête. Il change d’avis (sur la loi d’immigration, sur la censure …) parce qu’il se fiche totalement de ce que fait le gouvernement : la seul chose qui lui importe est de placer Mme Le Pen à la tête du pays en 2027. Ainsi, les gens les plus à droite, comme M. Retailleau, loin d’amadouer le RN, l’inquiètent au contraire : les lepénistes ont l’impression de se faire tondre la laine sur le dos. Par conséquent, il est impossible de compter sur le RN de façon stratégique. LFI est irrémédiablement contre, donc la seule variable qui reste, ce sont les socialistes. Mais François Bayrou n’a pas vraiment procédé différemment de Michel Barnier, il n’a en réalité que procrastiné, en reportant un ensemble de décisions à une date ultérieure. Mais quand les choix arriveront, celui du budget, celui des retraites, celui de la représentation proportionnelle, la situation sera tout aussi difficile, et l’opposition aura eu le temps de se « recharger » pour une nouvelle censure. Le problème fondamental de ce pays se pose ainsi : à partir de quand un gouvernement sera-t-il en mesure de dire clairement et franchement au pays ce que sont les exigences du redressement ? Manifestement, ce moment est encore lointain.

Marc-Olivier Padis :
Il y a deux modes de lecture possibles de la tripartition de l‘Assemblée. On peut se dire qu’il s’agit d’une situation temporaire et circonstancielle, ou considérer que c’est l’expression durable des rapports de force au sein de la société. On a vu que la tripartition est atypique par rapport à l’histoire de la Vème République, et surtout elle était censée être empêchée par notre mode de scrutin (uninominal majoritaire à deux tours) réputée pour créer un système bipartisan. Ceux qui considèrent que la tripartition est temporaire pensent que de nouvelles élections vont nous faire revenir à deux blocs traditionnels. Les autres, pour qui la tripartition est un reflet de la société, pensent qu’elle va rester longtemps dans notre paysage politique.

LA SÉCURITÉ COLLECTIVE À L’HEURE DU RÉVISIONNISME TRUMPISTE

Introduction

Philippe Meyer :
Avec le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, les puissances du Vieux Continent redoutent l'érosion, voire la dissolution, de leur principale alliance, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), au moment même où la Russie prend l'avantage en Ukraine. Au cours de sa précédente présidence, Trump avait envisagé de ne pas honorer l'article 5 du traité, qui prévoit que les pays signataires se portent au secours d'un allié attaqué. Or, toute la dissuasion de l'Alliance atlantique repose sur cet engagement.
Cette menace voilée du président américain marquait sa volonté d’un rééquilibrage des contributions au budget de l’Otan entre les alliés et les États-Unis. Seulement les deux tiers des trente membres européens de l'OTAN consacrent plus de 2 % de leur PIB à la défense. Sans les États-Unis, ils devront dépenser peut-être deux fois plus. Ce qui voudra dire accroître l'endettement, augmenter les impôts ou tailler dans certaines dépenses essentielles. Les Européens doivent aussi décider s'ils repensent ou non la base de leur défense collective. À l'heure actuelle, les forces armées européennes donnent priorité à l'OTAN tout en veillant à élargir leurs capacités de défense et de sécurité au travers d'autres institutions, comme l'Union européenne, et des blocs militaires régionaux comme la Force expéditionnaire conjointe sous direction britannique. La victoire de Trump relance aussi le débat sur le rôle dissuasif des armes nucléaires françaises et britanniques en cas d'éventuelles attaques ailleurs en Europe.
Aujourd’hui, l’Europe est bien plus vulnérable qu’elle ne l’était lorsque Trump a été élu pour la première fois en 2016. Elle est aux prises avec une guerre, une crise économique et une montée en puissance des mouvements nationalistes populistes. Actuellement, huit de ces mouvements dirigent des gouvernements ou participent à des coalitions à travers le continent. L’Europe doit se préparer, en filant la métaphore du Haut représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, à voir son « jardin » menacé par une « jungle » peuplée de « carnivores » sans états d'âme. Un récent Eurobaromètre, qui mesure l’opinion publique européenne à l’égard de l’Union, montre que celle-ci n’a jamais été aussi favorable à l’intégration européenne. Bien que beaucoup de citoyens soient insatisfaits de leur gouvernement, plus de six personnes sur dix estiment que l’avenir de l’Europe réside dans l’Union.

Kontildondit ?

Nicole Gnesotto :
On connaissait le révisionnisme russe : Vladimir Poutine ne cache pas vouloir remettre en cause l’ordre européen issu de la disparition de l’Union soviétique. On connaissait le révisionnisme chinois : Xi Jinping ne cache pas vouloir remettre en cause l’ordre asiatique, à savoir la présence militaire américaine en Asie. Nous allons découvrir le révisionnisme américain, qui me paraît global. Ce que veut le couple Trump-Musk (car il faut désormais raisonner sur la base de ce duo), c’est remettre en cause l’ordre mondial tel qu’il a été établi en 1945. Le libéralisme économique avec le protectionnisme à outrance, la démocratie avec les déclarations d’Elon Musk soutenant l’extrême-droite allemande ou invectivant le Premier ministre britannique, et enfin du droit comme fondement du système international. Donald Trump remet en cause le droit international, en particulier la souveraineté des Etats et l’intangibilité des frontières. Quand il parle de prendre le Groenland ou Panama, cela ne signifie pas qu’il va les annexer par la force, mais que les souverainetés nationales et l’intangibilité des frontières sont devenues des marchandises, sujettes à des négociations et des rapports de force.
Quand Elon Musk se voit confier la mission de déréguler autant que possible l’économie américaine, d’ôter le plus possible de contraintes à la liberté d’entreprise et d’innovation technologique, c’est exactement la même chose : une remise en cause du droit des affaires, du droit économique et du droit privé. Ce sont donc les fondements de nos démocraties qui sont attaqués. Ensemble, les deux hommes se complètent parfaitement, et nous mènent vers une révolution idéologique mondiale. On ne sait pas à quoi ressemblera le monde une fois qu’elle sera effectuée, mais on sait que l’ordre mondial tel que les Américains l’avaient créé changera du tout au tout.
Pour les Européens, la question de la sécurité doit être repensée dans la perspective de cette révolution idéologique. La stratégie de Trump est une stratégie de prédation douce, presque « familiale » : on s’attaque d’abord aux alliés, comme le Danemark, de façon à ce qu’ils donnent tout ce qu’ils peuvent au chef de famille pour accroître sa puissance, et ensuite on s’attaquera au vrai adversaire de Trump, la Chine. Aujourd’hui, la sécurité collective a pris la forme de « tous pour l’Amérique, l’Amérique pour personne ». Le nouveau statu quo est qu’elle est d’abord pour elle-même, et ne soutient untel ou untel qu’au cas par cas, en fonction de ses intérêts propres. C’est ce que signifie America first.
Les Européens sont dans une situation qui n’a rien à voir avec les crises transatlantiques du passé, ni même avec le premier mandat de Donald Trump, où nos inquiétudes sécuritaires se limitaient à devoir payer davantage pour l’OTAN. Désormais, la conditionalité de la protection de l’OTAN est globale : il ne s’agit plus seulement d’augmenter les cotisations, mais de faire tout ce qu’exige le chef pour que peut-être, il consente à vous défendre. C’est d’autant plus difficile pour les Européens que l’Union est dans une situation de grande vulnérabilité. C’est la première fois de son histoire que l’UE a une menace sécuritaire à l’Est, une menacece d’abandon à l’Ouest, et une menace de montée de l’extrême-droite à l’intérieur. Les autorités européennes sont donc dans une situation redoutablement difficile.
Trois scénarios sont possibles. Le premier est celui de l’acceptation (voire de la soumission) : c’est ce que font pour le moment les institutions de l’UE : Mme Von der Leyen consent à acheter davantage de gaz de schiste, Mme Lagarde à acheter des armes américaines (comme si cela relevait de ses compétences), et Mme Kallas a déclaré que l’Amérique restait notre plus grande alliée, autrement dit qu’il n’y avait aucun problème. Le deuxième est celui de la négociation bilatérale : certains pays vont aller à Washington négocier personnellement des relations privilégiées avec les USA. C’est déjà le cas de la Hongrie de M. Orbán et de l’Italie de Mme Meloni. Le troisième est celui d’une résistance. On en a vu des linéaments dans la déclaration commune du couple franco-allemand, qui rappelait que le principe de base de l’Union européenne et de la sécurité internationale était le respect de la souveraineté des Etats, mais c’est passé assez largement inaperçu. Nous avons la chance que la présidence tournante du conseil de l’UE passe ce semestre à la Pologne, cela permettra sans doute de prendre la mesure des enjeux. Donald Tusk présidait le conseil européen en 2016, quand Trump avait été élu, et il avait eu cette phrase extraordinaire : « avec un ami comme celui-là, pas besoin d’ennemis », on peut donc considérer qu’il a pris la mesure du personnage. Espérons que cette présidence polonaise permette de faire comprendre aux Européens ce qui est en train de se jouer, et les amène à réagir.

Marc-Olivier Padis :
Dans le système international qui a prévalu depuis 1945, il existait tout de même une équivoque : il était certes multilatéral et coopératif mais il était aussi garanti par une superpuissance, actrice majeure du système, qui en tirait un bénéfice considérable. Le simple rôle du dollar dans l’économie mondiale est à considérer : il était une responsabilité pour les Américains, mais aussi un avantage considérable, dont ils ont toujours usé. Aujourd’hui, les États-Unis ne veulent plus tenir ce rôle de garant d’institutions multilatérales. Que va-t-il se passer alors ? Sortir d’un tel système est très déstabilisant. Côté USA, on ne veut plus être contraint par des alliances ou des systèmes multilatéraux. Ce qui est perçu par l’opinion, c’est plutôt l’entrée dans un systèmes multilatéral multipolaire. Un sondage paru la semaine dernière d’un think tank européen, interrogeant des citoyens de 24 pays du monde, nous apprend que les gens interrogés ne sont pas particulièrement inquiets de voir Donald Trump arriver au pouvoir, mais paradoxalement, plus les personnes interrogées sont dans des pays de l’arc atlantique, plus les opinions sont inquiètes à l’arrivée de Trump. Vu d’Inde ou de Chine, en revanche, l’évènement n’a rien de particulièrement extraordinaire. Ce qui ressort de ce sondage, c’est à la fois que les Etats-Unis vont devoir laisser la place à la Chine, mais aussi à l’UE. En réalité, d’un point de vue international, l’image de l‘UE est bien plus positive que dans nos représentations ici : l’Europe est perçue comme une puissance régulatrice, à même de contrebalancer les écarts des uns des uns et des autres.
À quel problème international doit-on répondre de façon collective ? Et faut-il pour cela une puissance hégémonique ? C’est la question que pose l’économiste Jean Pisani-Ferry dans un livre qui vient de paraître, Les nouvelles règles du jeu, où de façon un peu contre-intuitive, il argue qu’il existe beaucoup de problèmes ne nécessitant pas le surplomb d’une superpuissance pour être réglés. Il y a les questions d’interdépendance économique, où les institutions multilatérales jouent encore un rôle prépondérant, il y a le changement climatique, où l’intérêt collectif permettra d’avancer, et il y a des questions techniques où la coordination est certes nécessaire, mais qui n’exige pas pour autant un système mondial intégré. J’ai trouvé l’argumentaire intéressant. Mais oui, les États-Unis vont sans doute renoncer à un rôle qu’ils ont tenu jusqu’à présent (et il semble qu’ils ne s’aperçoivent pas des avantages dont ils devront se passer quand ce sera fait). Et la Chine ne veut pas tenir ce même rôle, ce n’est pas dans sa vision politique actuelle.

Jean-Louis Bourlanges :
La sécurité collective est inhérente à un système, dans lequel la communauté internationale est constituée de 193 Etats qui ont des tailles, des objectifs, des intérêts et des moyens différents. En eux-mêmes, ils ne sont absolument pas porteurs d’un ordre juridique ou géopolitique. Avant la guerre de 1914-1918, les équilibres entre puissances étaient indépendants de toute réalité idéologique. Par exemple la République française, libérale, démocratique, progressiste, était l’alliée d’une Russie autocratique dont les valeurs étaient contraires. Cela ne fonctionnait pas trop mal, mais dans un système pareil, c’était l’ambition qui régissait les relations, et qui a fini par entraîner la guerre et rompre les alliances. Le second mouvement, après la seconde guerre mondiale, a consisté à fonder la sécurité collective sur une volonté de vaillance, une acceptation de la force militaire, s’appuyant sur un socle idéologique et moral commun entre alliés : les valeurs démocratiques. C’était en quelque sorte l’alliance de l’idéalisme démocratique et de la vaillance réaliste.
C’est cela qui est remis en cause par M. Trump, qui se fiche comme d’une guigne de la défense l’État de droit et de la démocratie. Il déclare n’avoir aucune solidarité idéologique avec ses alliés traditionnels. Sa seule préoccupation est de savoir où est son intérêt dans la relation avec telle ou telle puissance. C’est donc le fondement de l’alliance atlantique qui est remis en cause par ce refus d’ordonner notre solidarité politico-militaire sur le respect de principes fondamentaux. En cela, l’Amérique de Trump n’est absolument pas celle de Truman ou d’Eisenhower.
Dans une configuration pareille, comment bâtir un autre ordre ? La réponse spontanée, c’est de dire qu’un certain nombre de pays (notamment ceux d’Europe de l’Ouest) sont encore attachés à ces principes, et ont déjà mis en place une ébauche de solidarité et d’entraide réciproque. Mais ce faisant, il y a un aspect de l’alliance atlantique qu’on néglige. Car on postule généralement que l’OTAN repose sur deux piliers : le pilier américain et le pilier européen. On se dit que si le pilier américain fait défaut, on pourra se reposer sur le pilier européen. Mais en réalité, l’OTAN n’a jamais fonctionné comme cela. Après la guerre, quand les Français ont accepté le réarmement allemand, quand les Allemands ont accepté une certaine prééminence française à travers la dissuasion nucléaire, quand les Néerlandais ont accepté d’avoir une relation coopérative organisée avec leurs deux ennemis héréditaires (la France et l’Allemagne), cela reposait sur un principe : que les États-Unis étaient au cœur de ce débat. Les USA ne nous ont pas simplement apporté un supplément de moyens et de sécurité face au bloc soviétique, mais aussi la paix intérieure, au sein de l‘Europe occidentale. Au point que Richard Holbrooke avait pu écrire un article intitulé America as a european power(« l’Amérique en tant que puissance européenne »). D’où la difficulté considérable à laquelle nous faisons face : d’un côté, l’ambition française, qui espère organiser une défense européenne qui ne soit plus entièrement dépendante des USA ; de l’autre, les tentatives de « s’arranger ». Côté danois, avec des concessions sur le Groenland, côté allemand, on continue à acheter du matériel américain. Cette stratégie d’arrangements (ou de soumission, si on veut appeler un chat un chat) est la grande tentation de l‘Europe actuellement. Comme en politique intérieure, le moment est aussi difficile que crucial. Cela rappelle la situation de Churchill lors de son discours du 18 juin 1940, passé à la postérité sous le nom de the finest hour (« la plus belle heure »), quand il constate que le Royaume-Uni est seul à défendre certaines valeurs, mais qu’il compte résister et gagner, et que cette heure la plus sombre est aussi la plus belle. J’aimerais que l’Europe entende ce message, prenne conscience qu’elle est la dépositaire de valeurs fondamentales, et qu’elle doit se mobiliser pour que ce moment si difficile devienne la plus belle heure de son histoire. Mais je suis un peu sceptique.

Les brèves

Si Einstein avait su

Philippe Meyer

"Je voudrais recommander un livre récemment paru aux éditions Odile Jacob et intitulé, si Einstein avait su. Ce livre est signé du prix Nobel de physique Alain Aspect, dont nos auditeurs ont eu l'occasion d'apprécier le mélange de sérieux, de clarté et de bonhommie. Du jour où le prix Nobel lui a été attribué Alain Aspect a tenu à rendre hommage à son professeur de physique en classe terminale Mr Hirsch. Depuis que ce prix Nobel lui a été attribué Alain Aspect prolonge cet hommage en mettant les bouchées doubles pour faire connaître la physique, et pas seulement la physique quantique, pour susciter l'intérêt pour les études scientifiques en montrant - et c'est ce qu'il fait dans ce livre - à quel point peuvent être passionnantes les divergences de points de vue entre deux scientifiques, en l’occurrence Albert Einstein et Niels Bohr. Bien entendu, vous pouvez retrouver sur notre site l'émission thématique sur la physique quantique que nous avions enregistrée avec Alain Aspect au printemps 2023."

L’entretien d’embauche au KGB

Jean-Louis Bourlanges

"Churchill disait qu’en guerre, il arrivait toujours un moment où il fallait prendre en considération les intentions de l’adversaire. C’est pourquoi je vous recommande la lecture de ce livre de Iegor Gran. Il s’agit d’un document retrouvé dans des archives soviétiques, de la période Brejnev, décrivant toutes les méthodes et les attentes des autorités soviétiques concernant un agent. C’est évidemment un manuel de complet cynisme, puisque les ressorts sont la manipulation, le mensonge, la corruption, le meurtre … C’est cependant formidablement intéressant, parce que cela permet de cerner l’univers mental d’un officier supérieur du KGB de l’époque. Même quand cet officier supérieur devient par la suite le maître de toutes les Russies …"

Briller : récits

Nicole Gnesotto

"Je vous conseille le dernier roman de Laurence Cossé, paru chez Gallimard. Elle écrit toujours ses romans en fonction d’une certaine actualité, on se souvient de son livre sur la grande arche de La Défense, sur la mort de Lady Diana, etc. Celui-ci nous raconte l’histoire de la maison Chauvet, l’une des plus prestigieuses maisons de joaillerie françaises, née à la fin de la Révolution, et à qui Napoléon et Joséphine passaient régulièrement commande (on apprend par exemple que l’empereur était absolument féru de perles, et ne sortait jamais sans en porter). Il y a deux lignes directrices à l’ouvrage : d’abord Laurence Cossé s’interroge sur la fascination des grands de ce monde à l’égard de la haute joaillerie et des pierres d’exception. L’auteure nous révèle que cette fascination pour la haute joaillerie n’a rien d’esthétique, c’est plutôt un révélateur de ce qu’il y a de pire dans l’Homme : la cupidité, le vol, etc. Ensuite, elle fait toute une histoire des grandes pièces de haute joaillerie qui ont disparu dans l’Histoire. Une histoire de France à partir de ces objets d’exception. Passionnant. "

Notre homme à Washington : Trump dans la main des Russes

Marc-Olivier Padis

"En écho à la recommandation de Jean-Louis, le livre que je vous conseille contient en quelques sortes les travaux pratiques de l’entretien au KGB, puisqu’il s’agit de la façon dont les services russes ont traité Donald Trump. Il est écrit par Régis Genté, journaliste français installé en Géorgie à Tbilissi. L’auteur y fait la synthèse de ce tout ce que nous savons des relations entre Donald Trump et la Russie, et notamment les services secrets. L’histoire remonte à une quarantaine d’années, à l’époque où Donald Trump, promoteur immobilier, était en relation d’affaires avec des oligarques russes, notamment pour son projet de casino. Il a été sauvé de la faillite plusieurs fois par VTB, la deuxième banque russe (par l’intermédiaire de la Deutsche Bank, son partenaire principal). Si vous n’avez pas eu la patience de lire les 1000 pages du rapport sénatorial sur l’ingérence russe dans les élections de 2016 et le rapport Mueller, Régis Genté l’a fait pour vous, et en condense l’essentiel dans ce livre, alors que les nuages de fumée lancés par le camp Trump pour tenter d’en amoindrir les révélations ont été particulièrement opaques. Les ressorts psychologiques du personnage en font une cible de choix pour les services russes : vaniteux, il est très manipulable par la flatterie. L’ingérence russe est très bien documentée, quatre proches de Donald Trump ont d’ailleurs été condamnés, mais la collusion de Trump lui-même n’est pas établie. Les Russes ont été très déçus par son premier mandat présidentiel, nul doute qu’ils vont essayer de se rattraper sur le second. "