Introduction
Roselyne Bachelot, vous êtes docteur en pharmacie, vous avez exercé diverses responsabilités dans un laboratoire pharmaceutique, vous avez été élue conseillère générale, régionale, députée (française et européenne), secrétaire générale adjointe du RPR, puis nommée ministre de l'environnement, de l'écologie et du développement durable de 2002 à 2004. En 2007 vous êtes ministre de la santé, de la jeunesse et des sports, puis ministre des solidarités et de la cohésion sociale de 2010 à 2012. Depuis, vous animez diverses émissions de radio et de télévision et vous publiez des essais qui traduisent votre dilection pour la musique aussi bien que vos convictions féministes. Nos auditeurs peuvent en savoir davantage sur votre vie en écoutant le Kitafétoi dont vous êtes la protagoniste et qui est accessible sur notre site.
Comme députée, vous vous êtes consacrée aux questions de santé et de santé au travail, de protection sociale, d'exclusion, de bioéthique et de handicap. En 1991, vous avez voté la loi Evin sur le tabagisme et l'alcool, en opposition avec les consignes du RPR, comme vous vous aviez pris une position en rupture sur le Pacs en 1998. Ministre, vous avez travaillé sur la réforme des franchises médicales, la résorption du déficit de la sécurité sociale, les plans de lutte contre Alzheimer et contre le cancer, l'amélioration des conditions de travail à l'hôpital et la réorganisation des soins palliatifs. Vous avez défendu en 2009 la loi « hôpital, patients, santé et territoires ». Avec vous, nous allons donc tenter d’éclairer la question des déserts médicaux.
La France est l’un des pays de l'OCDE les plus dépensiers en matière de santé : elle y consacre 11,8 % de son PIB. Mais la question se pose de ces parties du territoire où il est de plus en plus difficile d'accéder aux soins et dont il a beaucoup été question lors du récent « grand débat national ».
L’expression « désert médical » recouvre une réalité complexe dont les chiffres rendent un compte insuffisant et contradictoire. Selon la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) du ministère de la Santé, 98 % de la population réside à moins de 10 minutes de route d'un cabinet de généraliste et trois quarts des Français sont à moins de 20 minutes du spécialiste le plus proche, quelle que soit la spécialité. Ces statistiques ne mesurent pas le temps d’attente avant d’obtenir un rendez-vous, or, il peut se monter à plusieurs mois. Elles s’opposent à d’autres statistiques établies par la même Drees selon laquelle le pays compte 11.329 communes dans des zones considérées comme "déserts médicaux" et 12% de la population réside dans une commune considérée comme "sous-dense" en médecins généralistes.
Si la situation actuelle est comparable à celle des années 80, une dégradation est à craindre face à une double évolution : l'augmentation de l'espérance de vie des Français et le vieillissement des médecins généralistes qui sont 8% de moins qu'en 2009 selon les données de la Drees et dont les rangs devraient continuer à s’éclaircir jusqu'en 2025, conséquence d’un numerus clausus que le gouvernement entend supprimer.
Le plan « Ma santé 2022 » visant notamment à résoudre les problèmes de disparité géographique des services de santé n'est pas le premier du genre. Qu'elles soient incitatives ou autoritaires, les actions publiques se sont révélées largement inopérantes jusqu'alors.
La médecine salariée prend le pas sur la médecine libérale. La précarité de l'équilibre financier du système de santé, dont le déficit vient d’augmenter à nouveau pose la question du mode de rémunération des actes autant que celle de leur limitation. Les réformes de l’hôpital doivent affronter l'inertie du système, avec ses structures mastodontes comme les CHU et remédier à des dégradations spectaculaires comme celle des services d’urgence.
Roselyne Bachelot si chacun reconnait qu’il faudra des années pour donner une solution à tous ces problèmes, par lequel l’ancienne ministre de la Santé que vous êtes pense qu’il faudrait commencer ?
Kontildondit ?
Roselyne Bachelot (RB) commence par réfuter le terme même de « désert médical ». Il n’y en a pas selon elle en France, qui est l’un des pays les plus dotés en médecins et en structures hospitalières. Elle préfère parler de « zones sous-denses ».
Pour parler de désert médical, il faut une offre de médecins généralistes inférieure à 2,5 consultations par an, il faut être à plus de 10 min d’un service pharmaceutique et à plus de 30 minutes d’un service d’urgences. Ces trois conditions réunies ne concernent que 0,5% de la population française, soit environ 35 000 personnes.
Les résultats des études multicentriques sont intéressants à ce sujet. Quand on interroge les gens sur leurs problèmes d’accès aux soins, ils évoquent très rarement la question spatiale, c’est pourquoi se focaliser sur cette dernière est gênant.
Les problèmes évoqués sont autres, et au premier rang d’entre eux vient la question matérielle. Lorsqu’on interroge les 20 à 25% de gens qui disent avoir renoncé à des soins, il s’agit de soins dentaires, optiques ou auditifs, pas de la consultation à un généraliste.
Le deuxième élément gênant dans la qualification spatiale du désert médical, c’est qu’on ne fait pas entrer en ligne de compte la disponibilité du praticien concerné. Celui-ci peut exercer en bas de chez vous, mais s’il ne peut pas vous recevoir, vous êtes dans un désert médical ...
Le troisième élément sur lequel il faudrait insister, ce sont les données culturelles de l’exclusion à l’accès aux soins. Un exemple : le dépistage du cancer du sein, dont la gratuité est totale ; et qui spatialement ne pose pas de problèmes d’accès. Des bus sont même mis en place dans les zones plus reculées. Malgré la gratuité et la proximité, on se rend compte que les personnes en difficulté matériellement sont exclus de ces soins.
Il y a également une polarisation de l’offre de soins, qui crée des zones sous-denses. Les politiques de maisons médicales pluridisciplinaires, qu’on a vanté comme étant la solution idéale, font que les professionnels de santé sont concentrés dans des chef-lieux, affaiblissant la densité du réseau autour de ces pôles. Cela crée aussi un grand problème pour l’accès à la pharmacie, aussi. Celle qui se trouve au pied de ces maisons de santé va capter toute la patientèle, et tout le maillage restant va se trouver en grande difficulté. Quatre pharmacies ferment par semaine dans ce pays, le problème est sérieux.
Philippe Meyer (PM) revient sur le ressenti de désert médical qu’évoquait RB avec l’exemple du médecin en bas de chez soi qui ne peut pas vous recevoir. Il le complète en évoquant un exemple personnel. Souffrant de maux de dos nécessitant la consultation d’un rhumatologue, il a appelé mi-juillet et s’est vu proposer un rendez-vous en novembre. Finissant par aller à l’hôpital, il fut finalement reçu par une praticienne voilée qui refusa qu’il enlève son pantalon.
Nicole Gnesotto (NG) :
Le problème d’accès aux soins est certes multiple, mais il a aussi une composante géographique. Paris compte 800 médecins pour 100 000 habitants, dans l’Eure, on n’en a que 180.
A propos des réponses à ces problèmes d’accès aux soins. Jusqu’aux années 2000, les gouvernements ont encouragé les collectivités locales à prendre des mesures incitatives. Bas loyers, suppressions de charges, indemnités d’installation, ou les fameuses Maisons de Santé Pluridisciplinaires (MSP), sur lesquelles on compte beaucoup, puisque Mme Buzyn dit qu’il y en aura 2000 à la fin de son mandat (il y en a actuellement un millier).
Le Sénat a proposé que les étudiants en médecine fassent obligatoirement leur 3ème année comme praticiens dans des terrains difficile, la levée de boucliers dans la profession a été massive. Dans l’Education Nationale, on est envoyé d’office dans des régions difficiles.
Pourquoi est-il si difficile de passer de mesures incitatives à des mesures un peu coercitives ? Est-ce que cela tient au statut libéral de la profession de médecin ? Ou s’agit-il d’autre chose ?
Lucile Schmid (LS) est interpellée par la question sociologique du côté des médecins. La profession se féminise, beaucoup de jeunes arrivent, et il y a chez ces jeunes femmes une demande de plus en plus forte pour être salariées, et plus globalement, une demande de l’ensemble des jeunes médecins à avoir plus de temps libre. Il y a chez eux une aspiration à une garantie de revenus et une vie privée, qui va un peu à contre-courant de ce qu’on entend sur l’immense besoin de liberté de tout le monde.
Lorsqu’Emmanuel Macron parle de l’évolution de la profession médicale, il fait clairement le lien avec l’aménagement du territoire. Il y a des « déserts médicaux » en Ile-de-France (ce qui là aussi surprend, on les imagine plutôt dans la Creuse ou en Lozère), ce qui illustre que cette notion est en partie psychologique.
Politiquement, on insiste sur les soins, et notamment les urgences. Que les services d’urgence soient constamment débordés ne montre-t-il pas que nous n’avons pas encore véritablement de politique de prévention ? Comment installer une culture de la prévention entre les médecins et la société ?
Béatrice Giblin (BG) :
Quand on regarde la carte des zones qui ne sont pas menacées qu’a publiée Le Figaro, on voit que les installations se font dans les lieux agréables. Tout le littoral est bien pourvu, on sait par exemple que vers Nice, le nombre de pédiatre disponibles est très élevé. Le Nord-Pas-de-Calais ne manque globalement pas de médecins (à part deux zones très circonscrites), mais son cas est intéressant : là sont les plus mauvais résultats en termes de qualité de santé.
Cela illustre que le terme de « désert médical » est une représentation. Elle est du même type que le soi-disant « abandon des territoires » par l’état (alors que l’état n’a jamais abandonné le moindre territoire). Cette représentation alimente un discours et une stratégie politique. Ce n’est pas parce qu’on a beaucoup de médecins qu’on est mieux soignés, l’exemple du Nord-Pas-de-Calais le prouve.
La Seine-Saint-Denis manque de médecins généralistes, et ceci pour des questions de sécurité. Être confronté à des formes de violence urbaine a par exemple transformé les pharmacies de ce département en forteresses. Il y a là un problème de société qu’il faut essayer de regarder en face.
Roselyne Bachelot :
La première question, posée par NG, est fondamentale ; elle agite les débats parlementaires et gouvernementaux de façon récurrente. Pourquoi ne pratique-t-on pas de politiques coercitives face à la répartition spatiale des médecins ? On l’a fait pour le réseau pharmaceutique, et avec succès.
RB en prend sa part de responsabilité. Dans la première mouture de la loi de juillet 2009 qui porte son nom, figuraient des mesures coercitives, du type « conventionnement sélectif », calquées sur le modèles des infirmiers : si les praticiens s’installent dans des zones sur-dotées, les patients ne bénéficient pas des mêmes remboursements. Cela n’a pas marché, en raison du lobby médical, très puissant en France. L’homme, qu’il soit ministre ou ouvrier, craint la maladie et la mort. Le médecin jouit donc d’une sorte d’aura, qui lui confère une influence très grande, y compris sur les décisionnaires politiques.
D’autre part, les mesures coercitives n’ont pas montré une efficacité très importante. Le manque de professionnels médicaux est un fait qui touche tous les pays occidentaux. Il en manque plusieurs millions à l’échelle mondiale. Le pays qui se livrera à des mesures coercitives sera donc immédiatement pénalisé dans un jeu de concurrence avec les pays voisins. Ces pays viendraient recruter ici, où la formation est de qualité, et payée par la collectivité. Il faut empêcher cela.
LS a pointé la différence d’appréhension de la profession médicale selon les générations. Il y a 50 ans, le médecin qui s’installait ne craignait qu’une chose : qu’un autre médecin vienne s’installer près de lui. Désormais, c’est l’inverse, il craint le départ de son confrère. Il y a désormais une volonté de travailler ensemble, d’avoir du temps pour soi, d’échanger avec d’autres professionnels. Un médecin s’installe en moyenne à 40 ans. Les années précédentes, il exerce au sein d’un groupe. Il répugne donc à se retrouver seul.
Une autre difficulté est que les gens qui représentent aujourd’hui la profession médicale ne correspondent plus à la réalité concrète des médecins tels qu’ils sont, au sortir de leurs études. La profession est aujourd’hui très féminisée, largement ouverte à des personnes issues de l’immigration. Or, pendant ses quatre années comme ministre, RB n’a eu affaire pratiquement qu’à des syndicats représentés par des hommes blancs de 60 ans. Quand il s’est agi de discuter la nouvelle convention médicale, RB a voulu que viennent des jeunes médecins (à titre purement consultatif, même pas délibératif) . Les responsables des syndicats médicaux s’y sont absolument opposés.
La façon de contourner ces difficultés passera très certainement par le salariat. Dans une commune du nord de la Sarthe, où le maire, inquiet de voir les deux médecins atteindre la limite d’âge, a tenté d’attirer de nouveaux praticiens en passant des annonces dans des journaux médicaux. Sans succès. Il a donc créé une maison médicale, avec deux postes salariés de médecins, il a aussitôt reçu plus de 50 candidatures.
BG a insisté sur les notions d’aménagement du territoire. RB ne ne nie pas, mais on s’aperçoit que cette notion d’aménagement du territoire, et notamment les cartographies, sont des outils très difficile à manier pour le politique qui souhaite effectivement aménager son territoire. Certes, le littoral méditerranéen est surdoté, mais si l’on s’éloigne ne serait-ce que de dix kilomètres du bord de mer, on retombe dans le « désert ».
Nicole Gnesotto s’interroge sur le désintérêt des étudiants en médecine pour la médecine générale. Celle-ci est, avec la psychiatrie, la discipline la plus délaissée des étudiants. C’est très curieux d’un point de vue culturel, car historiquement, la figure du médecin « notable », qu’on la prenne dans la littérature ou ailleurs, était un généraliste. Aujourd’hui en France, un généraliste sur deux a plus de 60 ans. Pensez-vous que la revalorisation de la médecine générale puisse venir des facultés et des professeurs ? D’autant que dans le circuit « normal », il faut passer par un généraliste avant d’être envoyé chez un spécialiste.
Philippe Meyer complète cette question : les spécialisations vont en s’affinant. On était spécialiste de la jambe, désormais on l’est de la jambe en dessous du genou uniquement, et à terme, on le sera exclusivement de l’orteil.
Roselyne Bachelot :
Pendant très longtemps, le médecin généraliste était celui qu’on appelait à 3 heures du matin, qui enfilait un pardessus et filait soigner ses patients. Cette image est encore vivace dans l’esprit des étudiants, et pour beaucoup d’entre eux, devenir généraliste, c’est faire une croix sur une vie privée et sociale relativement cloisonnée de leur profession ; ce n’est pas le cas s’ils se spécialisent.
Mais il n’y a pas que cela. Une anecdote est très éclairante à ce sujet, elle a été racontée à RB par un doyen d’université parisienne. Celui-ci fut très surpris, il y a quelques années, en voyant que le major de promotion choisissait la profession de sage-femme. Cet étudiant atypique expliqua ainsi son choix au doyen : « je ne veux pas voir les gens mourir ». Il y a là quelque chose de fondamental. S’entretenant récemment avec le responsable d’un funérarium, celui-ci confiait à RB que lors de funérailles, on ne voyait jamais d’enfants ni de jeunes, et que désormais même les gens d’âge moyen s’abstiennent de venir.
Cet éloignement de la société de la réalité biologique de la mort, et plus largement de la maladie, est de plus en plus prégnant. Étudiants et professeurs de médecine témoignent du choc de cette confrontation à la mort. Il explique sans doute en partie les ultra-spécialisations dont parlait PM : traiter le corps par appartements, c’est l’éloigner de cette finitude concrète de la mort.
En face d’une telle posture philosophique, RB se reconnaît démunie. Comment le politique peut-il traiter ces questions ?
Philippe Meyer :
NG a évoqué la psychiatrie, qui mérite qu’on s’y arrête. Une autre situation très difficile aujourd’hui est celle des urgences. Que pensez-vous qu’il soit possible de faire sur ces deux sujets ?
Roselyne Bachelot :
La situation de la psychiatrie ne peut pas être éloignée des décisions politiques des années 80 et 90 (gauche et droite confondues), où l’on a réduit drastiquement le numerus clausus de médecins, pour limiter les déficits.
On s’est ensuite aperçu que cela ne fonctionnait pas ; on l’a réaugmenté pour arriver à près de 9000 nouveaux médecins admis par an. La dernière hausse est de 13%, ce qui pose des difficultés, car on n’apprend pas la médecine en lisant des livres ou des écrans. A l’horizon de 2027, les augmentations d’effectifs dans certaines spécialités seront très importantes.
C’est le cas de la psychiatrie, où le manque de personnel se fait cruellement sentir. Le personnel devrait augmenter de 55%. Les ophtalmologistes verront leurs effectifs augmenter de 48%, les pédiatres de 71% et les gynécologues de 51%.
On sortira donc, à terme, de ces difficultés. Mais le cas de la psychiatrie est particulier. Les troubles psychiques sont très complexes, et il faut garder le principe de sectorisation psychiatrique, ainsi que les équipements hospitaliers. Et on ne rendra pas la profession de psychiatre attractive tant qu’on n’aura pas amélioré les hôpitaux psychiatriques, actuellement dans des états déplorables.
En ce qui concerne les urgences, là aussi, il est tout à fait dommageable que la question de l’accès aux soins soit la seule raison que l’on donne pour expliquer les situations d’engorgement et d’implosion dont les services d’urgences sont victimes. Là aussi les visions sont segmentées et caricaturales.
Étant donnée l’offre de soins, il n’y a aucune raison pour que le coût des services d’urgence soit passé de 18 millions à 23 millions en dix ans. Il y a là aussi des raisons variées.
Tout d’abord, l’accès aux urgences est un service gratuit, dispensé d’avance de frais. Il y a ensuite le sentiment, qu’à l’hôpital, on a tous les soins d’un coup ; tandis que si l’on passe par le généraliste, il va prescrire un examen, il faudra des rendez-vous, des déplacements, etc. Cette notion du « tout, tout de suite » pèse sur les services d’urgences. Troisièmement, le seuil d’alerte et de dangerosité est en baisse très nette chez nos concitoyens, bien souvent les gens se rendent aux urgences pour des choses tout à fait bénignes. Enfin, on est frappé quand on va dans les services d’urgence en région parisienne, par l’important nombre de personnes issues de l’immigration. Bien souvent, ces populations n’ont pas la culture du médecin généraliste : pour eux, fréquemment, les soins, c’est à l’hôpital. Quand on leur demande pourquoi ne pas aller voir le médecin près de chez eux plutôt que d’attendre des heures à l’hôpital, RB s’est entendu répondre « oh, les médecins, c’est pas fait pour des gens comme nous ».
Tous ces éléments sont largement sociétaux. Si l’on ne raisonne qu’en termes techniques, on ne résoudra rien.
Lucile Schmid :
On voit que le sujet qui nous occupe comporte des éléments assez techniques, dont certains sont financiers et comptables, mais on voit que mettre de l’argent ne suffit pas à régler tous les problèmes. D’autre part, on voit que les mesures incitatives sur l’installation des médecins ne montrent pas une efficacité évidente.
Quand le président Macron annonce la refondation du système de santé dans de grands discours, il veut replacer le médecin dans un système comprenant les professions paramédicales (il parle « d’assistants médicaux »). Qu’en pensez-vous ? Y a-t-il selon vous un « écosystème » possible pour surmonter ce problème des déserts médicaux ?
Sur la relation à la mort et à la finitude, il semble à LS que l’inquiétude qui grandit chez nos concitoyens est celle de la prise en charge des proches âgés ou malades ; elle génère une angoisse.
Roselyne Bachelot :
On pourrait évidemment se dire que la question sera résolue en 2027, où l’on passera à 80 000 médecins libéraux (contre 67 000 aujourd’hui). Pour autant, à cause du vieillissement de la population, nous ne serons toujours pas au niveau. Il faudrait repenser l’accès aux soins, et la mise en équipe des différents professionnels de santé.
Dans la loi de 2009, RB a ouvert certaines pistes, dont deux sont capitales. La télémédecine d’un côté, et la délégation de tâches de l’autre. La télémédecine est compliquée à mettre en place, et les changements de gouvernements n’aident pas (le côté politicien fait qu’on rechigne toujours à poursuivre une réforme entamée par son prédécesseur). Mais elle démarre tout de même.
La délégation de tâches est elle aussi très importante. On ne peut que regretter que ce soit les médecins qui freinent et ne lâchent rien, alors même qu’ils se disent complètement débordés. Il a par exemple fallu batailler bec et ongles pour que les pharmaciens puissent administrer les vaccins anti-grippe, alors que c’est un acte tout ce qu’il y a de plus banal. Pourquoi faut-il attendre parfois attendre un an un simple examen ophtalmologique pour des lunettes, alors qu’un opticien peut le faire aussi bien ?
Il y a, on le voit bien, une zone grise dans les professions médicales, entre le médecin et ses 9 ans d’études et d’autres professions à bac+3 ou +4. Il y a un secteur à remplir.
La question des urgences ne sera résolue ni en donnant 300 euros de plus au personnel qui y travaille, ni en recrutant 100 000 personnes (comme l’a réclamé un responsable CGT), mais en faisant le nécessaire pour que les 30 à 40% de gens qui n’ont rien à faire aux urgences ne s’y retrouvent pas. C’est à dire un filtrage, et celui-ci doit être effectué par des professionnels de santé, du genre infirmier spécialiste des urgences.
La médecine n’est pas que l’affaire des médecins.
Béatrice Giblin :
Pourquoi sommes-nous si en retard en France sur la prévention ? Et depuis toujours. C’est en France que Pasteur découvre le vaccin contre la rage, et nous sommes parmi les derniers pays de l’Europe a avoir imposé la vaccination. Ces réticences aux vaccins dans le pays de Descartes et de Pasteur sont aussi navrantes qu’incompréhensibles, y compris dans les discours tenus par certains médecins et professions paramédicales.
BG a été fonctionnaire pendant 40 ans, et elle n’a jamais passé la moindre visite médicale. Nous n’avons pas de culture de la prévention, pendant longtemps, les médecins du travail, scolaires, ou ceux employés à la sécurité sociale étaient considérés comme médiocres ou fainéants. Peut-être est-ce en train de changer, mais cette culture est bien implantée et elle est préoccupante.
Roselyne Bachelot voit deux choses assez différentes dans ce que dit BG. Il y a d’abord la question de la prévention, qui a effectivement été largement ignorée, même si des progrès sont faits et que tout n’est pas complètement noir, il suffit de regarder ce qui se passe ailleurs pour voir que nous avons en France un bon système de santé.
Mais nous avons bâti un système « d’assurance-maladie », et non « d’assurance-santé » ; et les termes ont un sens dans l’inconscient collectif. On estime que la solidarité nationale ne doit intervenir qu’à partir du moment où vous êtes malade, et non avant, pour vous empêcher de le devenir. C’est une culture prégnante partout, aussi bien chez le citoyen lambda que chez les responsables politiques ou les dirigeants de cette assurance-maladie. Bien sûr, cette dernière évolue, et finance des politiques de prévention, mais c’est encore trop timoré.
Les vaccins sont un autre problème, et on est légitimement étonné de voir la méfiance à leur égard. Elle est cependant tout à fait spécifique. RB la relie à la crise des Gilets Jaunes : nous sommes dans un pays où il s’agit de contester le sachant, le pouvoir, l’expert, etc. Or ce sont eux qui prônent la vaccination (à quelques exceptions près, certes). Mais les théories du complot et de méfiance vis-à-vis des élites sont si fortes chez nous qu’elles touchent aussi la médecine : « si un Bac +15 nous dit de nous vacciner, il doit être le complice d’un lobby pharmaceutique ».
Philippe Meyer se demande si le nombre de séries télévisées médicales n’y est pas pour quelque chose. D’une certaine façon, ne donnent-elles pas à n’importe qui l’idée qu’il est un peu médecin, et qu’il en sait autant qu’un « vrai » ?
Roselyne Bachelot revient sur les urgences.
Les solutions aux problèmes des urgences doivent être de trois types. Il faut d’abord se poser la question de l’amont des urgences, il y a des gens qui n’ont rien à y faire, et il faut traiter cela.
Il faut aussi s’interroger sur ce que sont nos services d’urgences. Ils sont les parents pauvres de l’hôpital, considérés par ses grands pontes comme les « soutiers de l’hôpital », une espèce de cour des miracles un peu méprisée.
RB a eu à gérer un programme d’investissement appelé « Hôpital 2012 », qui était très important, puisque son budget était de 10 milliards d’euros. Il s’agissait de les distribuer pour rénover des services ou des bâtiments. Or les projets qui concernaient les urgences étaient très rares (alors qu’on sait l’état de vétusté et de délabrement général des services d’urgences). Ce « mépris de caste » de la profession médicale pour les urgences est tout à fait réel et il y a un vrai travail à faire là dessus.
Enfin, il faut traiter l’aval des urgences. Il y a les « vraies » urgences : traumatologie, épisode infectieux aigu, accident vasculaire, etc. Mais parfois, on voit arriver aux urgences le vieillard en fin de vie. Il faut différencier ces services d’urgence. Ce vieillard qui meurt sur un brancard des urgences ne meurt pas parce qu’il est sur un brancard, il meurt parce qu’il est en fin de vie, et il a droit à des conditions dignes ; il n’a pas à être dans un service d’urgences. Il faut évidemment transformer ces lits d’aval en lits de gériatrie, mais là aussi le corps médical s’y oppose.
Une dernière anecdote est parlante à ce sujet :
RB visite un hôpital marseillais, où l’on a installé un système très performant appelé « CyberKnife », permettant des opérations de neurologie extrêmement précises et peu invasives : les patients passent moins d’une journée à l’hôpital, là où ils seraient restés six mois auparavant. Lors de cette visite, elle rencontre deux kinésithérapeutes-rééducateurs et leur exprime son enthousiasme, alors que les deux hommes affichent une mine très sombre : cette machine leur « vole leur travail ». RB leur fait remarquer qu’il y a de gros besoins dans leur spécialité, en gériatrie par exemple. Réponse : « ah non Mme la ministre ! Nous n’irons jamais dans un service de gériatrie ! Nous sommes dans un service de pointe ! »