Thématique : Les enjeux du Sahel, avec Louis Gautier / n°101

Introduction

Louis Gautier vous êtes conseiller maître à la Cour des comptes, professeur en Science politique à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, directeur de la Chaire "Grands enjeux stratégiques contemporains" et ancien Secrétaire général de la Défense nationale. Nous vous recevons aujourd’hui pour éclaircir la situation du Sahel, région marquée par un récent regain de violence.
          Le Sahel méridional, celui qui se situe au sud du Sahara, est une immense bande de terre aride s’étendant de l’océan Atlantique à la mer Rouge, qui traverse peu ou prou la Mauritanie, le Sénégal, le Mali, le Burkina Faso, le Niger, le Tchad, le Soudan et l’Érythrée. C’est une des régions les plus pauvres du monde, peuplée par une mosaïque d’ethnies.
          Au Mali, les massacres à caractère communautaire se multiplient dans un contexte de déflagration territoriale. Les groupes armés profitent du vide laissé par l’État et de l’incapacité du président Ibrahim Boubacar Keïta réélu en 2018 à rétablir la sécurité et le développement dans son pays. Par sa résolution 2423, le Conseil de sécurité de l’ONU avait jugé nécessaire, en 2018, de renouveler le mandat de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA). Le Mali n’est pas le seul pays du Sahel en proie à la violence. Vingt-huit soldats nigériens ont été tués en mai dernier dans une embuscade tendue par des terroristes.
         Face à cela, la Mauritanie le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad se sont rassemblés en 2014 dans un G5S et s’efforcent de lier étroitement développement économique et sécurité tout en impliquant les autres États du Sahel directement menacés par les différentes organisations djihadistes de la région car les groupes islamistes du Sahel migrent vers le sud, noyautant de plus en plus le Burkina Faso et les États côtiers pour ouvrir de nouveaux fronts. L'enlèvement le 1er mai 2019 d'un couple de Français dans une réserve animalière au nord du Bénin avait ainsi servi d'alarme.
           La France, avec l’opération « Barkhane » combat les djihadistes au Sahel. Depuis bientôt cinq ans, les soldats français traquent les groupes terroristes affiliés à l’organisation État islamique (EI) dans le Grand Sahara (EIGS) et à Al‐ Qaida au Maghreb islamique (AQMI), sur un territoire sahélien vaste comme l’Europe où, malgré leurs efforts, les djihadistes continuent de prospérer. Au cours des trois opérations menées dans la région, 28 militaires français ont perdu la vie.
       Louis Gautier, nous aimerions voir avec vous si le ou les conflit(s) dans le(s)quel(s) notre pays est engagé risque l’enlisement, si les pays du G5S ont les moyens de leurs ambitions affichées ou encore ce que l’on peut attendre des autres pays occidentaux dans cette région explosive…

Kontildondit ?

Louis Gautier (LG) commence par s’intéresser au risque d’enlisement. Le conflit débute en 2012 avec la 5ème rébellion touareg, et des mouvements djihadistes. La France intervient avec l’opération Serval en 2013. Aujourd’hui en 2019, l’instabilité demeure au Mali, et elle se propage vers le Niger et le Burkina Faso. Des affrontements ethniques ont toujours lieu, comprenant des massacres visant soit les Dogon, soit les Peuls.
Certains font la comparaison avec l’Afghanistan, où les Américains sont restés 14 ans pour finalement se retirer dans des conditions qui ne sont pas celles d’une réussite. Cette question de l’enlisement doit être mise dans la perspective du but politique poursuivi : la paix. Quand on regarde les conflits des Balkans, les Européens y sont restés longtemps, mais sont parvenus à trouver des débouchés politiques, ils avaient des choses à offrir à ces autres Européens en guerre (l’inclusion de certains pays dans l’union, par exemple).
Si nous restons au Mali, c’est parce que militairement parlant, il y a encore des choses à y faire, mais il est évident que le règlement du conflit ne sera pas militaire, mais politique.
Que peut faire ou offrir l’Europe cette fois ? Il s’agit d’un autre continent, et c’est à ces pays souverains qu’il revient de trouver des solutions à leurs problèmes communautaires, au poids qu’a pris l’Islam dans les questions politiques.
Dans un livre datant de 2006 (Face à la guerre éd. de la Table Ronde), LG avait formé le concept de « guerres en grappes », qui peut aujourd’hui concerner cette bande Sahélo-saharienne. Pourquoi y a-t-il des zones où l’on voit que le conflit perdure, en migrant un peu géographiquement ? Pour Raymons Aron, dans Les guerres en chaîne (un livre sur les guerres du XXème siècle), c’était les conditions de la paix qui étaient déclencheuses des guerres futures. Selon LG, ici il s’agit plutôt de l’impossibilité de la paix. En parlant de la guerre froide, R. Aron disait : « guerre improbable, paix impossible ». Dans ces conflits au Sahel, la guerre est probable. Elle l’est car ces conflits ne menacent pas la sécurité internationale.
Et enfin, ils se prolongeront car ils sont multifactoriels : s’y mêlent des tensions ethniques, la faillite des états et leurs difficultés à composer avec des frontières issues de la colonisation. Ce sont des états confrontés à des problèmes de corruption, de brigandage, de trafic. Le trafic a toujours été un élément présent au Mali ; avant que l’on y envisage la question sécuritaire sous l’angle djihadiste, le trafic de drogues et d’armes était déjà très présent.
Tous ces ingrédients rendent les solutions extrêmement difficiles. Que s’est-il passé entre le premier conflit de 2012, la crise Libyenne, la réunion de mouvements irrédentistes de l’Azawad ?
Il y a d’abord eu des opérations paramilitaires classiques : tentative de « libération » de l’Azawad de la part de ces mouvements d’inspiration djihadistes, pour obtenir l’indépendance. Puis une descente vers le sud, que la France bloque, en empêchant la chute de Bamako. A partir de là, les djihadistes sont largement défaits, et la France passe à l’opération Barkhane, qui a davantage pour but une stabilisation, en maintenant la pression contre les djihadistes, mais en confiant aux armées maliennes la responsabilité de la stabilisation et de la reconquête.
Pourquoi cette idée, selon laquelle la France contenait les risques d’incursion, tandis que la MINUSMA stabilisait, n’a-t-elle pas vraiment fonctionné ? Parce que l’adversaire a lui aussi changé de stratégie. Ces mouvements djihadistes sont passé de l’attaque frontale au harcèlement, aux enlèvements, aux attentats suicides, et ils ont commencé à jouer sur les oppositions ethniques entre Dogon, Peuls et Bambaras, en instrumentalisant des micro-tensions locales pour créer une insécurité générale qui déborde désormais sur les pays voisins du Mali.
La géographie des états diffère de celle des populations. Les Touaregs sont dispersés sur plusieurs états, c’est aussi le cas des Peuls, qui sont nomades.
Pour éviter l’enlisement, on a commencé par confier à la communauté internationale, et particulièrement aux pays africains, des responsabilités dans la stabilisation. Avec une perspective : celle de l’élection présidentielle de 2018, qui a vu la réélection de Boubacar Keïta. On s’est dit qu’on allait peut-être obtenir la reconfirmation d’un pouvoir et une consolidation politique. En réalité, cette réélection s’est quasiment faite sur le plus petit dénominateur commun, elle permet des compromis, mais pas vraiment de négociations ou d’accords politiques.
Nous avons donc deux pannes : l’absence de solutions politiques internes, et l’absence de médiation internationale (notamment le respect des accords d’Alger).

Béatrice Giblin (BG) :
Étant donnée cette complexité, l’armée française doit-elle continuer à rester aussi impliquée dans l’opération Barkhane ? Celle-ci compte 4500 hommes, sans compter la logistique nécessaire pour intervenir sur un territoire aussi grand, qui dépasse désormais le seul Mali. L’opération de départ de 2013 a aujourd’hui changé de nature.
L’intervention française au Tchad est problématique, puisqu’il s’agit de lutter contre des rebelles. Certes, la présence française est légale, puisque l’intervention répond à la demande du président tchadien, mais une question de légitimité se pose tout de même.
La situation au Niger est elle aussi très délicate. Le pays a désormais des contrôles stricts à ses frontières, ce qui pose de grands problèmes économiques au populations locales, qui tiraient quelques profits de « petits » trafics jusqu’à présent et se retrouvent désormais privés d’une précieuse ressource.
Le Burkina Faso, longtemps tranquille, est fortement déstabilisé. La Côte d’Ivoire a elle aussi connu des attentats. Les djihadistes étant considérés comme des terroristes, on ne négocie pas avec eux. Au vu de la complexité de la situation, on est en droit de se demander : « ne fait-on pas pire que mieux ? » La France est-elle sur une dynamique de sortie de conflit ? De surcroît, la longue présence française commence à créer du ressentiment de la part des populations locales, d’ici à ce qu’on soit considérés comme une armée d’occupation, il n’y a qu’un pas.

Louis Gautier :
C’est exact, la France court le risque d’apparaître comme une puissance menant un jeu post-colonial, certains le disent déjà. Mais considérons l’alternative : et si la France s’en va ? Toute l’architecture construite depuis 2013, d’implications internationales (et surtout africaines), d’implications du G5 Sahel, ou de l’Europe, s’écroulerait.
Encore une fois, il ne fait aucun doute que la solution n’est pas militaire. Mais la sécurité est l’élément de base pour que d’autres programmes puissent porter leurs fruits.
La première question qui se pose pour nous est en effet celle de la responsabilité. On ne doit évidemment pas tout assumer. La France n’a pas vocation à être la nation-cadre, ou la nation-mercenaire, de tous les conflits extérieurs. Nos alliés européens participent un peu, mais à peine, ils nous laissent nous en occuper.
L’issue viendra de solutions politiques. Pour les bâtir, il faut poser clairement que la présence française est de nature temporaire. Il faut faire ressentir le risque du « manque de France », mais si la France s’en va, la situation basculera très vite dans l’anarchie.
BG évoquait le Burkina Faso. Pourquoi celui-ci est-il ciblé ? Parce qu’il a été très actif, à travers le G5, dans la lutte contre le Djihâd.
Notre présence doit être conditionnée à un certain nombre de progrès dans la réconciliation des conflits internes au Mali, et dans l’accord international. Nous pensions que l’élection présidentielle de 2018 serait l’occasion de rebattre les cartes ; ça n’a pas été le cas. On est donc de nouveau confrontés à la même question : quelle est la conférence de réconciliation possible au Mali ? Et avec qui accepte-t-on de parler ? Les progrès dépendent très largement des Maliens : ils impliquent que les ethnies se parlent, qu’on désarme les milices, etc.

François Bujon de l’Estang (FBE) :
Il y a des facteurs endogènes et des facteurs exogènes dans cette affaire. La poussée djihadiste est bien analysée, il est vrai que certains pays environnants s’en accommodent, elle est une des conséquences de la situation libyenne, notamment de l’anarchie qui règne dans le sud du pays, c’est le facteur exogène.
Le facteur endogène, lui, est la faiblesse profonde des états sahéliens. C’est aussi à cela qu’il s’agit de faire face : comment consolider des états qui n’en sont pas vraiment ? Malgré des processus constitutionnels importés d’occident, et l’aide apportée dans la formation de leur armée, il faut admettre que cela ne fonctionne pas. Dans la poussée des conflits vers le Golfe de Guinée, quelle est la part des problèmes chroniques de ces états par rapport à la part de la poussée djihadiste ?
Cette question mène inévitablement à la comparaison avec l’Afghanistan, où les Américains doivent se résoudre, après 15 ans, à négocier avec les Talibans avant leur départ ; ce n’est pas le gouvernement de Kaboul qui le fera. Nous, que ferons-nous ? Aurons-nous des interlocuteurs ? Peut-on s’en remettre aux Maliens pour négocier avec leurs rebelles ?

Louis Gautier :
Ce que FBE appelle le facteur exogène, à savoir la poussée djihadiste, a une influence d’instrumentalisation sur d’autres mouvements qui avaient eux, une base ethnique. Le débat sur l’Islam est devenu une tension dans la société malienne, entre l’Islam wahhabite et l’Islam des marabouts. La réconciliation est difficile, et le débat religieux s’est politisé. On voit par exemple toute l’influence qu’a Mahmoud Dicko, président du haut conseil islamique malien. La France ne saurait résoudre ces questions, c’est aux Maliens de le faire. On a au Mali une société politique séculière (le pays est originellement laïque) qui est en risque de se confessionnaliser.
C’est pourquoi la classification exogène / endogène ne paraît pas la bonne à LG. Il y a désormais au Mali une mutation de l’Islam et de l’adhésion à un Islam sans doute importé (wahhabite) qui contribue à la tension du débat politique interne malien.

Nicole Gnesotto (NG) :
On a l’impression que la France est en proie aux contradictions habituelles des conflits modernes, c’est-à-dire des conflits qui ne prennent pas la forme d’un état contre un autre. Tout comme les Américains, les Français ont tendance à privilégier l’intervention militaire dans des conflits politiques complexes. Et évidemment, ça ne fonctionne pas.
Depuis 1991 et la première guerre d’Irak, aucune des interventions de ce type n’a eu de résultats satisfaisants. On a survalorisé l’intervention militaire comme solution aux crises, et même au terrorisme.
A propos des sorties de crise. NG convient que les solutions politiques appartiennent aux acteurs locaux. Mais il faut les aider à aller vers le dialogue et la réconciliation. Et deux voies semblent n’avoir pas été explorées.
La première est celle de la conditionnalité de notre aide. On a depuis le début aidé ces états, qui sont corrompus, dictatoriaux et autoritaires sans la moindre contrepartie politique. L’aide européenne pour le budget 2014-2020 aux états du G5 Sahel est de 8 milliards d’euros. Ce n’est tout de même pas rien. 100 millions d’euros par an pour la force militaire du G5. On est en droit de se demander si l’on n’est pas un peu responsables de la situation, dans la mesure où nous confortons des régimes qui sont de toute évidence incapables de régler le problème. Notre aide au développement devrait être un outil pour que ces régimes se réforment politiquement.
La seconde voie, c’est le dialogue avec toutes les parties. La question qui se pose est bien sûr celle des groupes terroristes. L’International Crisis Group, une ONG très respectée, qui n’a pas la réputation d’être composée de gauchistes rêveurs, dit depuis plus d’un an qu’il faut absolument entamer un dialogue avec les groupes terroristes, en tous cas avec certains d’entre eux. Étant donnée l’imbrication entre les différents mouvements, il est par exemple impossible de dire « on va négocier avec les Touaregs, mais pas avec les terroristes ». Que pensez-vous de ce conseil de l’International Crisis Group ?

Louis Gautier rappelle qu’il pense vraiment que le calendrier de la présence française doit être celui d’une sortie de crise, et cela peut éventuellement se faire en posant des conditions.
Mais il faut bien comprendre qu’une situation stable et sécurisée est la condition sine qua non d’un développement économique. On a besoin que s’arrêtent les massacres ethniques, il faut donc désarmer les milices. Ce conflit a commencé en partie à cause de l’afflux massif d’armes en provenance de la Libye, et aujourd’hui il se perpétue largement à cause de la distribution d’armes à des milices d’auto-défense : cela a enflammé le conflit ethnique, on est passé de rixes à des affrontements à l’arme de guerre. Et ce désarmement des milices passe par des discussions politiques et par la formation de l’armée malienne.
Quant au rapport de l’International Crisis Group, qui préconisait la négociation avec tous les acteurs en présence, il disait qu’il faut opérer une disjonction, c’est à dire choisir un interlocuteur, en l’occurrence Amadou Koufa et la katiba Macina. Mais est-ce à la France de décider d’ouvrir ce dialogue ? Pour LG, c’est aux autorités maliennes de décider.
On peut faire pression, mais il faut savoir avec qui l’on parle. Dans une négociation, il ne faut pas commencer par officialiser ou conforter quelqu’un dont le comportement ne s’est pas normalisé. Une négociation est nécessaire pour arriver à une réconciliation, mais il faut savoir quels sont les acteurs, quel jeu ils jouent, s’ils sont inscrits dans une logique de désescalade, et avoir fixé préalablement le cadre de la négociation, y poser des limites.
Nous sommes venus au Sahel dans un contexte très particulier, celui de vagues d’attentats djihadistes, ce qui fait que dans la période 2013 - 2016, on n’a peut-être pas suffisamment questionné la justification politique de nos interventions. On a trop misé sur la présidentielle de 2018 au Mali, mais la situation sécuritaire était telle que cette élection ne pouvait pas réaliser une plate-forme d’union nationale. Après celle-ci, on a pris conscience que la solution ne serait pas militaire, et il y a eu une forte mobilisation française et européenne, pour signifier qu’il fallait à la fois des programmes de sécurité et d’autres concernant le développement économique et l’éducation. Aujourd’hui, on constate que sans la sécurité, la situation politique de ces états ne s’améliorera pas.

Philippe Meyer (PM) a une question qui peut paraître marginale. On a évoqué l’Afghanistan, une attitude de la France qui peut être vécue par les populations comme post-coloniale. En tant qu’ancien secrétaire général de la défense nationale, que pouvez-vous nous dire de l’état d’esprit des acteurs du terrain, c’est-à-dire les militaires, et l’état-major ? Comment sentent-ils le rapport aux populations et son évolution ? Et quel est leur avis sur ce que doit être la présence française ?

Louis Gautier :
Les militaires sont les premiers à percevoir la difficulté de la situation. Il faut rendre hommage à l’efficacité du travail accompli : l’opération Serval a tout de même empêché que ce pays ne devienne un nouveau sanctuaire islamiste. Imaginons un pouvoir islamiste à Bamako, la situation serait autrement plus difficile aujourd’hui. Il y a aussi un travail permanent mené aujourd’hui contre des katibas, dans lesquels les français ne sont pas majoritaires. On ne saurait donc faire reposer l’intégralité du travail sécuritaire au Mali sur la France. Celle-ci a toujours voulu être accompagnée, et être davantage un appui pour la MINUSMA.
Il reste néanmoins des problèmes : celui du mandat de la MINUSMA d’abord, qui ne lui permet pas toujours d’intervenir avec la force nécessaire. Il y a aussi un problème de l’efficacité de l’armée malienne. Du côté du G5, les choses s’améliorent.
Les militaires français appuient tout cela, mais n’ont pas pour mission d’assumer la totalité de la sécurisation du pays. Mais sans cette force française, qui est la mieux équipée et la mieux aguerrie, que reste-t-il ? Trop peu.
Pour autant, LG partage une partie des interrogations de NG : cet interventionnisme occidental ne fait-il pas pire que mieux ? Seul le temps le dira, mais en ce qui concerne les interventions françaises, par exemple dans le cas du Kosovo ou de la Côte d’Ivoire, elles sont utiles parce qu’elles permettent de prendre le relais d’une solution politique. Tant que vous patinez politiquement, comme ce fut le cas en Afghanistan ou aujourd’hui au Mali, on peine à voir l’aboutissement possible. Dans le cas de la Côte d’Ivoire, où la France est intervenue avec des mandats et était assez exposée, cela a fonctionné.

Béatrice Giblin :
La faiblesse de l’armée malienne est préoccupante. Une partie des armes dont disposent les milices aujourd’hui ne viennent pas de Libye, mais aussi de la débandade de l’armée malienne, dont les casernes ont été ouvertes et où il n’y a eu qu’à se servir.
On a à un moment intégré des gens de l’Azawad dans une grande opération de réconciliation, mais certains d’entre eux ont changé de camp peu après, une fois bien armés et renseignés. Quand on dit que la force armée malienne compte 30 000 hommes, c’est une exagération, on ne dispose pas en réalité d’une armée efficace et structurée. Malgré les efforts considérables de la France, l’armée malienne est pour le moment incapable d’assurer la sécurité sur son territoire.
N’y aurait-il pas moyen de sécuriser au moins des couloirs entre les villes importantes, pour qu’on puisse s’attaquer à d’autres problèmes que la sécurité ? Ces populations, qu’elles soient Dogon, Peuls, Baoulées ou autres, se réfugient auprès de milices armées moins par conviction religieuse que pour des questions de survie.

Nicole Gnesotto :
A propos des interventions françaises, elles n’ont pas toutes été des réussites. La France paie aujourd’hui au Mali le prix de l’intervention en Libye en 2011, qui a été une erreur maximale.
A propos des sorties politiques. La France ne risque-t-elle pas de se trouver en contradiction avec les pays du G5 qui, essentiellement parce qu’ils sont financés par l’Union Européenne, ont une stratégie inverse de la nôtre ? Ils ont demandé récemment au conseil de sécurité des Nations-Unies de monter une coalition internationale, à la manière de ce qui s’est fait en Irak. Ils cherchent donc davantage de militarisation, tandis que nous espérons des solutions politiques. Comment gérer cette contradiction ?
Sur l’Union Européenne, enfin. Elle a trois opérations en cours de formation de l’armée malienne, dont le coût est tout de même élevé. L’Union européenne est sans cesse critiquée, mais si on s’abstient de le faire un instant, on peut se demander : que pouvons-nous attendre de l’Union Européenne ? Que peut-elle faire face à ce problème ?

François Bujon de l’Estang ne souhaite pas distribuer des blâmes et confirme ce qu’a dit LG : l’opération Serval était un succès, et d’une façon plus générale, le travail de nos militaires est exemplaire.
Ceci étant dit, le général Lecointre a récemment déclaré que la stabilisation de la situation au Mali prendrait entre 10 et 15 ans, et sous réserve qu’elle soit même possible. A entendre cela de la bouche du chef d’état-major des armées, il y a de quoi s’inquiéter.
Le G5 Sahel est nécessaire, il ne s’agit pas de le nier. Mais il est très disparate. Il compte des états qui ont une armée efficace, comme le Tchad. Mais il y a un autre état sur le quel on peut s’interroger : la Mauritanie. De tous les états fragiles du Sahel, et ayant vécu une poussée soudaine de l’Islam venant encore complexifier les choses, la Mauritanie a remarquablement réussi à contenir les djihadistes. Cet état est un peu le grand succès du G5 Sahel. Qu’ont fait les Mauritaniens que les autres n’ont pas fait ? Et quelle leçon peut-on en tirer ? Louis Gautier :
Sur les « couloirs ». Ils semblent être une solution de bon sens, et on a tenté d’en mettre en place. Mais il faut prendre conscience de l’immensité du territoire dont on parle : assurer une sécurité de façon continue sans aucun « trou » est tout bonnement impossible. Les routes sont d’ailleurs les cibles privilégiées des terroristes, qui veulent empêcher la liberté de circulation, et piègent régulièrement les voies de circulation, causant plusieurs décès parmi les forces françaises ou celle de la MINUSMA.
Sur la remarque de NG à propos de la Libye, c’est la mutation du conflit, que personne n’avait vue venir, qui a entraîné le changement de régime, puis la débandade. Oui, nous avons participé à l’intervention en Libye, puis avons été, comme tout le monde, aveugles à la mutation de ce conflit. Lorsqu’on intervient comme tiers dans un conflit, on croit toujours le faire en tant qu’élément neutre. Or ce n’est jamais le cas, on transforme toujours les conflits dans lesquels on intervient, y compris politiquement. On devient partie prenante à un certain moment, qu’on ne discerne qu’a posteriori.
C’est ce qui a incité François Hollande à arrêter Serval pour basculer vers Barkhane, il s’agissait de changer de phase. C’est la grande leçon que les occidentaux doivent tirer de ces conflits des 20 dernières années : soit on fait des interventions très courtes, soit quand une situation exige qu’on reste plus longtemps, on admet qu’il y aura toujours une instrumentalisation de la présence du pays qui intervient, et que celui-ci change de rôle : il ne peut plus être arbitre ou soutien, il devient un des acteurs du conflit.
La demande du G5 de former une coalition internationale ne doit pas selon LG être opposée à la stratégie française. Si une coalition internationale plus large permet de sécuriser la situation, tant mieux. Mais on l’a vu, si la France n’est pas là, le seul déploiement de cette coalition internationale devient problématique. Qui prendra la tête d’une telle coalition ? Qui apporte les soutiens logistiques ? Qui apporte les forces plastrons de sécurité ? Qui protège les ONG ? Toutes ces questions se poseront de la même manière.

Béatrice Giblin se demande si l’on n’a pas surestimé le risque que posait la situation malienne avant l’intervention.

D’après Louis Gautier, même si on ne refera pas l’histoire et que nous n’aurons jamais la réponse à cette question, le désordre de la situation malienne d’aujourd’hui suffit à prouver que si l’on n’avait rien fait, la situation serait pire. Aucune des factions combattues au Mali n’est en mesure de gouverner l’état à elle seule, ils auraient donc dû régner par la terreur et la division ethnique.
A propos de la déclaration du général Lecointre, elle reflète une interrogation légitime et nécessaire quant à la présence française et la stratégie internationale.
Quand aux Européens, ils apportent des ressources économiques, et dans une moindre mesure, militaires. C’est l’expression d’une solidarité sur le plan politique, mais c’est un soutien distancié. On ne peut pas dire que l’Europe soit fortement impliquée. Mais que serait une diplomatie européenne ? Quel est le poids de l’Europe dans cette zone ? Voilà la question que doivent se poser les Européens aujourd’hui. Sont-ils en situation de gérer une crise majeure sur leur sol (cyber-terrorisme, afflux de réfugiés ...) ? Non. Peuvent-ils participer à la stabilisation de conflits périphériques qui ont des conséquences sur leur territoire ? Non. Il y a de sérieuses raisons de s’interroger pour les Européens aujourd’hui.
Il est quelque part rassurant de se dire que la France peut intervenir, mais s’abonner à la France en tant que nation-cadre est une fausse idée : elle ne peut pas intervenir partout et n’est pas une nation mercenaire.

Nicole Gnesotto :
A propos du rôle des USA dans ce conflit. On sait qu’ils ont environ 800 militaires au Niger. Suivent-ils la situation de près ou non ? Y a-t-il des échanges fréquents ?

Louis Gautier :
Les Etats-Unis ne sont pas le seul pays à s’intéresser au continent africain aujourd’hui. La Chine, l’Inde, et même l’Allemagne au sein de l’UE. Tous réalisent que ce continent sera crucial au XXIème siècle et qu’il est nécessaire de s’y impliquer.
Les Américains sont en situation de veille. La situation ne présente pas d’enjeux stratégiques prioritaires pour eux, et cela renvoie encore une fois à la question de l’Europe.
Comment, étant donnés la proximité géographique et les phénomènes migratoires, l’Afrique est-elle perçue par l’Europe ? Pas seulement au niveau sécuritaire, mais plus globalement, comment l’Europe envisage-t-elle l’Afrique ? Peu de pays avaient une politique africaine : la France, le Portugal et le Royaume-Uni. Le silence britannique sur toutes ces questions est d’ailleurs très étonnant.
Les Européens ont-ils, sinon une politique, au moins un regard, sur l’Afrique ?

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