Le point sur les réformes ; les relations France-Russie / n°106

Le point sur les réformes

Introduction

En matière de réformes, le gouvernement a changé de ton et de rythme. Le mot avait d’ailleurs disparu au printemps dernier, et c’est une « loi de transformation (et non de réforme) du statut de la fonction publique » que la majorité a adoptée avec le soutien des Républicains avant que le Conseil constitutionnel la valide en août. Pour les chantiers de l’automne : retraites, santé, procréation médicalement assistée, le président et le gouvernement soulignent la nécessité de prendre le temps et (ou) de consulter largement.
A propos des retraites, pour la réforme (ou la transformation) desquelles le gouvernement dispose du rapport Delevoye qui préconise le remplacement des différents régimes actuels par un régime unique, à partir de 2025, l’exécutif met en avant la nécessite de recueillir tous les points de vue. Le Premier ministre a reçu les partenaires sociaux la semaine dernière et une consultation citoyenne a été lancée sur le sujet, tandis que le président de la République exprimait son souhait d’une négociation sur le nombre de trimestres de cotisations plutôt que sur l’âge du départ.
En matière de Santé publique, la loi adoptée en juillet prévoit notamment la fin du "numerus clausus" dès 2020, la labellisation de 500 à 600 hôpitaux, la création d'un espace numérique de santé et une obligation pour les internes de passer six mois dans les zones à faible densité médicale. Face à la grève des médecins urgentistes, Agnès Buzyn a présenté lundi 9 septembre un « plan d'action » qui prévoit notamment une admission directe pour les personnes âgées et une vidéo-assistance dans tous les Samu, ainsi qu’un recours à la médecine libérale afin de désengorger les urgences.
Emmanuel Macron avait choisi de retarder le vote de la loi sur la procréation médicale assistée afin de ménager les différentes sensibilités et d'éviter que ne se répètent des manifestations telles que lors de la loi sur le mariage pour tous. Un texte sera soumis au parlement en septembre.
Enfin, le 28 août dernier, la ministre de la justice Nicole Belloubet a présenté les trois projets de loi réformant les institutions. Ils prévoient une diminution de 25 % du nombre de parlementaires, (433 députés contre 577 et 261 sénateurs contre 348), une limitation à trois mandats successifs pour un certain nombre d'élus ainsi qu'une introduction de 20% de proportionnelle aux élections législatives, un élargissement des possibilités de convoquer un référendum et l’inscription dans la Constitution du service national et du soutien de toutes les actions en faveur de la biodiversité.
Loin des ambitions de campagne d'Emmanuel Macron, l'endettement public a continué d'augmenter rapidement pour frôler les 100 % du PIB, et la baisse du nombre de fonctionnaires devrait être de l'ordre de 15 000 contre 120 000 annoncés.

Kontildondit ?

Nicolas Baverez (NB) :
Contrairement à ce qui s’était passé en 1995 pour Jacques Chirac, Emmanuel Macron a réussi à garder le cap réformiste de son quinquennat, bien que la crise des Gilets Jaunes (GJ) ait laissé des traces très profondes. Les GJ ont perdu dans la rue, mais gagné politiquement : ils sont maintenant dans la tête du président et dans l’agenda du gouvernement.
C’est un nouveau temps du quinquennat qui s’ouvre, et non un simple acte II, et celui-ci est placé sous le signe de la revanche de l’ancien monde sur le nouveau. Sur le fond, on constate que la structure classique du pouvoir politique français se remet en place, pour camoufler le renoncement à réformer le modèle français.
Quelques exemples : le report des réformes, d’abord. En ce qui concerne celle des retraites, sous couvert d’ « unification », on voit que l’état va mettre la main sur les 140 milliards d’euros de réserve des régimes excédentaires, pour boucher les trous des régimes spéciaux et ceux de la fonction publique (autour de 5,5 millards par an). Ensuite, le recours à l’argent public pour acheter la paix sociale. Le procédé est spectaculaire, et il est facilité ces temps-ci par les taux négatifs, qui ont ôté tout frein à l’endettement public. A la fin du premier trimestre 2019, la dette publique a atteint 99,6% du PIB. Le plan GJ a coûté entre 22 et 25 milliards. On voit aujourd’hui que l’état déverse l’argent de son budget en « arrosant » la fonction publique, parfois avec de bonnes raisons, comme par exemple les hôpitaux ou les services d’urgences.
Un troisième exemple : la mise en scène de réformes sociétales, pour habiller l’échec économique et social. C’est évidemment ce qui se produit pour la PMA. Les échecs intérieurs sont compensés par l’activisme extérieur : le G7, le Brexit, la médiation avec l’Iran, la dénonciation de M. Bolsonaro à propos des feux en Amazonie ...
On constate aussi un changement de méthode : après le président autoritaire, nous sommes désormais dans le grand débat permanent. Rappelons qu’après 18 mois de concertation, nous avons en ce moment un grand débat sur les retraites, un autre sur le climat, un troisième sur l’insertion professionnelle, et un tout nouveau sur les pesticides.
Jupiter s’est transformé en une vaste cellule de soutien psychologique pour une nation éclatée.

Nicole Gnesotto (NG) trouve l’analyse de NB trop sévère. Elle remarque d’abord que la rentrée se présente sous des auspices plutôt favorables. La cote de popularité du président est en hausse (+8% en six mois), le moral des ménages monte depuis 8 mois, le chômage est à un taux historiquement bas (8,5%), les élections européennes de mai dernier n’ont pas été la sanction que l’on craignait, et enfin sur le plan de l’ambiance générale du pays, cette rentrée est bien plus paisible que la précédente, où l’affaire Benalla croisait la démission de Nicolas Hulot. On oublie souvent qu’Emmanuel Macron a mis en oeuvre deux réformes qui ont très bien fonctionné : le prélèvement de l’impôt à la source, et la réforme de l’enseignement.
Le contexte est donc plutôt favorable, il ne doit cependant pas faire oublier deux renoncements : un premier concernant l’assainissement des finances publiques, et un second par rapport aux directives de Maastricht, puisque la dette française frôle les 100% du PIB (au lieu des 60% demandés). Mais ce dernier est-il si scandaleux ? Ne faudrait-il pas un jour s’interroger sur la politique de rigueur et d’austérité imposée depuis 2008 à toute l’Europe ? Souhaitons que la nouvelle Commission Européenne se penche sur cette question. Il semble que l’Europe ne soit qu’un « tout monétaire » technocratique, un peu de place pour des considérations sociales serait bienvenue.
Sur le changement de méthode, NG l’applaudit. Il était temps que ce pays prenne un peu en compte l’avis de ses citoyens. Le débat permanent est certes un écueil à éviter, mais cette nouvelle méthode correspond à une gouvernance moderne, souhaitée par les citoyens, en particulier à propos des retraites, le prochain gros chantier du quinquennat. Le premier ministre a parlé de « co-construction ». Même chose en ce qui concerne le domaine de l’éthique, où même les cultes ont été consultés.
Il y a donc un effort notable pour faire du « consensus préventif », et c’est tant mieux. Il reste cependant une bombe à retardement : la question des fonctionnaires. Ces derniers sont touchés de deux façons : par la réforme du statut de la fonction publique d’une part, et ils vont d’autre part l’être bientôt par l’abandon de leur régime spécial de retraite. C’est ce qui explique d’ailleurs un autre renoncement du président : il ne supprimera plus 120 000 postes dans la fonction publique.

Marc-Olivier Padis (MOP) :
La bonne question à se poser est celle qu’a évoquée NB : où est le fil du quinquennat d’Emmanuel Macron ? Il ne l’a pas perdu, étant pourtant passé par des difficultés très grandes l’année dernière ; un blocage total était à craindre.
Sa principale difficulté aujourd’hui est de parvenir à montrer une véritable ambition réformatrice ; sa campagne électorale était menée sur ce thème, et il est convaincu de devoir sa victoire à un discours ambitieux, transformateur et volontaire.
Les projets de lois qui sont proposés sont très souvent accompagnés d’une multitude d’annexes, d’ajouts, d’exceptions, qui les rendent difficiles à appréhender et à critiquer.
MOP lui non plus ne partage pas la sévérité de l’analyse de NB, notamment en matière économique et sociale. On a été moins performants que certains de nos voisins ces dernières années, mais étant donné le ralentissement mondial (et notamment celui de l’Allemagne, quasiment en récession), nous ne nous en sortons pas si mal.
En ce qui concerne les retraites, le gouvernement peut-il mener une réforme ambitieuse ? Il faut rappeler qu’il ne s’agit pas de changer les paramètres financiers, plusieurs séries de réformes ont déjà consisté à rétablir un équilibre, lointain certes, mais en vue. Pendant sa campagne, Emmanuel Macron ne s’est pas engagé sur un tel retour à l’équilibre, mais sur l’organisation du système de retraites, son uniformisation, visant à garantir une universalité. Le tout pouvant se résumer par la formule suivante : « pour chaque euro cotisé, les mêmes droits pour tous ». Il y a un objectif de justice dans cette devise, mais il y a aussi un problème de lisibilité. Le risque qui pèse aujourd’hui sur notre système de retraites est moins un risque financier qu’un risque de confiance : les gens adhèrent-ils encore à l’idée de ce système ?
Le débat actuel est intéressant à ce sujet. Force Ouvrière, défendant l’organisation actuelle, soutient précisément que c’est la variété des 42 régimes actuels qui garantissent l’universalité des droits. Peut-être y a-t-il dans cet argument quelque chose qui correspond à tout le modèle social français : une universalité atteinte par une grande complexité dans le détail.
Dès lors, on peut se demander si le jeu en vaut la chandelle : doit-on risquer de mettre le pays en état de choc pour transformer un système qui ne marche finalement pas si mal ? Aujourd’hui le niveau de vie moyen des retraités est légèrement supérieur à celui des actifs, et c’est un accomplissement qui n’a aucun équivalent dans l’histoire française. Alors bien sûr, il y a de petites retraites, et il faut s’en occuper, mais il y a aussi de jeunes actifs pauvres, et si on ne corrige pas cela, on fabrique de futurs retraités pauvres.
Le système ne fonctionne donc pas trop mal, l’équilibre est en vue, et le niveau de vie moyen des retraités est satisfaisant. Alors, quel est le problème ? Que tout le monde est convaincu du contraire : que rien ne marche, et que le système est au bord de l’effondrement. C’est cette crise de confiance qui justifie la réforme : les Français doivent avoir le sentiment que le système fonctionnera à long terme. De ce point de vue, le temps de la concertation qui vient de s’ouvrir est lui aussi justifié.

Philippe Meyer (PM) :
Il y a quelques jours s’est éteint Marcel Ledun, marionnettiste de l’émission « Bonne nuit les petits ». PM repense à ce programme quand il entend les discours à propos de la concertation : comment peut-on croire à l’écoute et à la concertation quand on voit à quelle point la propre formation politique du président en est dénuée ? On l’a vu récemment à propos de la candidature LREM à la mairie de Paris.

En tant que Suisse, Richard Werly (RW) jouit d’un peu de recul sur la situation française, et à ce titre il s’étonne d’entendre MOP déclarer que le système de retraites français est robuste et ne va pas si mal. Il souffre tout de même de problèmes structurels, pouvant se résumer par ces questions (que les Français posent très peu, c’est vrai) : « qui paye ? Qui pourra continuer de payer ? Et pourra-t-on continuer de payer ? ». Il ne s’agit pas de dire qu’on ne pourra pas, mais avoir ces questions en tête est souhaitable. La réforme sur la convergence des régimes, sur laquelle s’est engagée le président pendant la campagne électorale, ne vise pas seulement à la justice. Elle contient aussi l’idée d’une optimisation économique : ça coûte moins cher, et dans un état aussi dépensier et endetté que la France, ce n’est pas négligeable.
Pour ce qui est des concertations à répétition, il semble qu’Emmanuel Macron s’adonne à la méthode Coué. Et ce n’est peut-être pas idiot. A force de répéter le même message, de plateau en débat, et de débat en concertation, l’idée que de toutes façons ce pays doit être réformé finit par infuser. Cela prend du temps, mais cela marche généralement assez bien en France. Le rythme a peut-être changé, E. Macron n’est plus le cavalier fou du début de quinquennat, mais la direction est toujours la même.
N’oublions pas que le système du quinquennat divise la présidence en deux. Le président l’avait d’ailleurs annoncé pendant sa campagne : « j’aurai 18 mois pour réformer ». Les 18 mois sont passés, avec leur lot d’obstacles. A présent, on entre dans le début de la campagne pour un prochain quinquennat. A moins de faire preuve d’un courage extraordinaire en annonçant qu’il ne se représentera pas et qu’il consacrera le reste de son mandat à réformer inlassablement, c’est presque la loi des institutions qui veut que le rythme des réformes change.
Cependant, deux éléments nuancent le côté négatif des reports de réformes. Tout d’abord, Macron est convaincu que le changement en France sera générationnel : les Français qui changeront ce pays sont ceux qui ont son âge, il ne faut pas compter sur les autres. Ensuite, il est tout aussi convaincu que la réforme passe par la responsabilisation des Français. NB a parlé de soutien psychologique, pour RW il s’agit même d’un accompagnement thérapeutique.

Nicolas Baverez :
Quelques observations et réponses. Sur l’économie française d’abord. D’un point de vue conjoncturel, il est vrai que cela ne va pas si mal. Mais cela s’explique par le fait que l’économie française est moins ouverte que celle de ses voisins. L’économie mondiale « freine » à cause de la guerre commerciale, tous les pays en ressentent les effets, la France un peu moins. Mais si l’on regarde les chiffres de fond, le modèle français reste insoutenable : 1,3% de croissance, 8,5% de chômage (il n’y a pas de quoi se réjouir de ce chiffre, seuls les Italiens font pire parmi les pays développés), 2,2% du PIB de déficit commercial, 3,2% du PIB de déficit public, et 99,6% du PIB de dette publique. Quand on fait 1% de croissance et 3% de déficit, de quelque manière que l’on regarde, on voit que c’est intenable. La réforme du modèle français reste donc totalement à faire.
Le régime des retraites non plus n’est pas soutenable en l’état. Sur la base de 1% de gain de productivité par an (c’est ce qu’on a depuis 20 ans, et c’est optimiste, puisqu’en ce moment c’est 0%), le système génère un besoin de financement (un déficit, donc) de 1% du PIB par an. C’est trop lourd.
Sur la dépense, même si les critères de Maastricht devraient en effet être questionnés, il s’agit tout de même aussi de savoir pourquoi on ne les respecte pas. D’abord, c’est aberrant de ne pas les respecter alors que la conjoncture est favorable. Ensuite, on ne dépense pas pour investir ou innover . La dépense vise uniquement à acheter de la paix sociale. Tant qu’on n’a pas réformé l’état, on ne peut pas redresser le pays.
Emmanuel Macron est en échec sur les deux axes majeurs de son quinquennat : la réforme du modèle français (qui reste fondamentalement inchangé), et la remise en route de l’Union Européenne et de la zone euro (sur ce plan, il faut admettre que l’Allemagne est plus à blâmer que le président). Le vrai fil conducteur du quinquennat reste l’extrême personnalisation du pouvoir, l’extrême solitude du président, et sa surexposition. Cette dernière pose d’ailleurs un grand risque politique, puisque la tactique de sortie de crise du président est à chaque fois sa surexposition.

Dire de notre système qu’il est insoutenable semble à Marc-Olivier Padis une dramatisation inutile de la situation. La grande question des retraites est l’équilibre démographique : y a-t-il suffisamment d’actifs pour payer les retraites des inactifs ? L’équilibre est difficile à trouver, il ne s’agit pas de le nier, mais il n’est pas pour autant impossible. Notre situation est préférable sur ce point à celle des Allemands, qui ne font plus assez d’enfants depuis 20 ans, et où le nombre d’actifs diminue à une vitesse effarante.
Pour répondre ensuite à RW, MOP avoue sa peine à comprendre ce dont on parle quand on évoque « un système très dépensier » à propos des retraites. Il s’agit d’une caisse à laquelle les gens cotisent pour recevoir un revenu. Le revenu va vers les retraités, où est le problème ?

Richard Werly :
Le problème est que le montant qui entre dans la caisse est inférieur à celui qui en sort. Le système est ainsi fait qu’il oblige à trouver de l’argent en plus de ce que produisent les actifs. Si l’on arrivait à établir de manière crédible que les revenus des actifs vont pouvoir financer les retraites, très bien. Mais aujourd’hui ce n’est pas le cas. Les questions demeurent : qui va payer, et où trouve-t-on l’argent ?

Les relations France-Russie

Introduction

Lundi 9 septembre, les ministres des affaires étrangères français et russe se sont rencontrés à Moscou, une première depuis l'annexion de la Crimée en 2014. Le 19 août dernier, Emmanuel Macron avait accueilli Vladimir Poutine au fort de Brégançon à la veille du G7 dont son pays est exclu depuis 2014. Bien qu'opposé à la réintégration de la Russie, Emmanuel Macron a semblé ces dernières semaines amorcer un réchauffement des relations diplomatiques avec elle, affirmant situer cette relation dans le « temps long ».
Les raisons de la mésentente diplomatique entre la France (et de manière générale l'Europe) et la Russie sont multiples, particulièrement depuis l'annexion de la Crimée en 2014 et le soutien aux séparatistes de l'est de l'Ukraine. Les tentatives d'assassinats russes et notamment l'affaire Skripal en 2018 sur le sol britannique ont contribué à détériorer ces relations.
Autre sujet de tension, la Russie soutient les opérations militaires de Bachar el-Assad contre l'opposition et sous couvert de lutte contre l’État Islamique.
Sur la scène intérieure, la Russie est régulièrement accusée de violer les droits de l'Homme et notamment les libertés politiques de ses opposants. Elle pointe à la 144ème place selon l'indice de démocratie de The economist group.
Au cours des dernières années, les sanctions économiques et diplomatiques de l'Union européenne approuvées par la France ont contribué à la diminution de 10 % du niveau de vie de la population.
Les relations avec les États Unis ont été marquées par une tentative de redémarrage décidée par le président Barack Obama au début de son premier mandat. Elle s'est heurtée à une opposition russe dans tous les dossiers internationaux.
L'élection de Volodymyr Zelensky en Ukraine en début d'année a contribué au réchauffement des relations diplomatiques de l'Ukraine avec son voisin russe et s'est concrétisée samedi 7 septembre par un échange de prisonniers. Du côté français, Emmanuel Macron a annoncé souhaiter une Europe allant de Lisbonne à Vladivostok et chercher un rapprochement avec la Russie afin d'améliorer la coopération et d'encourager une amélioration des droits de l'Homme. En juin dernier, la France a voté en faveur d'une réintégration de la Russie au sein du conseil de l'Europe. Cette réintégration a été accueillie comme une victoire diplomatique par Vladimir Poutine.

Kontildondit ?

Nicole Gnesotto : L’inflexion donnée par E. Macron à la politique russe de la France n’est pas une vraie surprise, et il n’est pas le seul à la donner, puisque le Conseil de l’Europe a levé toutes les sanctions en juin dernier, et que Donald Trump a publiquement regretté l’absence de la Russie au G7. Il y a donc un changement international plus favorable envers la Russie, en tous cas la volonté d’en finir avec l’immobilisme en place depuis 2014.
Ce n’est pas un virage à 180° de la politique française, mais au contraire sa tradition la plus exemplaire : à l’égard de la Russie, la France a toujours eu une politique de long terme, une vision globale de la Russie comme partenaire européen. « De l’Atlantique à l’Oural » pour De Gaulle, la « Confédération Européenne » pour Mitterrand. Pour sa part, Emmanuel Macron a évoqué « une architecture de sécurité et de confiance » avec la Russie. Cependant, cette politique de long terme a toujours été articulée à une autre de court terme, beaucoup plus dure, répondant par des sanctions à la politique pour le moins inamicale de la Russie envers l’Europe.
Le président rejoint donc la tradition française. Mais on est en droit de se demander : pourquoi le faire maintenant ?
Il y a d’abord une analyse inquiète de l’environnement stratégique de l’Europe, qui se dégrade : le Moyen-Orient, l’Iran, l’Afrique, Hong-Kong ... La Russie peut être utile sur certains dossiers, notamment celui de l’Iran.
Il y a ensuite la personnalité d’Emmanuel Macron. On imagine mal un président dont le slogan est « en marche » se satisfaire de l’immobilisme à l’égard de la Russie. En outre, la France jouit d’une opportunité institutionnelle puisqu’elle préside le G7 cette année et le Conseil de l’Europe l’an prochain.
Il y a aussi sans doute la volonté de rattraper les échecs diplomatiques français des débuts du quinquennat. Dans les premiers temps de son mandat, Macron avait tenté une politique d’envergure au Moyen-Orient, sur le conflit israélo-palestinien. Mais la grande conférence de Paris de décembre 2017 fut un fiasco total. Puis d’autres revers diplomatiques se sont accumulés : absence de la France sur la Syrie, et gêne à propos du conflit au Yémen. Il reste donc deux dossiers sur lesquels le président compte obtenir des résultats : l’Iran, en tentant de maintenir l’accord de 2015 ; et peut-être la Russie, s’il réussit à ramener les Européens à de meilleurs sentiments.
Il y a enfin un dernier argument, qu’on entend un peu partout : la Russie serait faible, et il faut éviter qu’elle ne se tourne vers la Chine. Il ne convainc guère NG, qui doute que la Russie veuille se mettre entre les mains de la Chine.
Il y a néanmoins deux problèmes : le premier est que M. Macron agit seul, et qu’il est contradictoire de revendiquer une souveraineté européenne, une politique étrangère pour l’Europe d’un côté, tandis que de l’autre il décide d’un changement de ton radical à l’égard de la Russie. Certes, l’Europe est pour le moment difficile à trouver : Mme Mogherini est en fin de mandat, les Italiens n’avaient pas de gouvernement au mois d’août, les Britanniques sont embourbés dans le Brexit, et Mme Merkel est très affaiblie. Il n’en reste pas moins qu’il y a là une vraie faute de la part de la France à l’égard des Européens : on ne les a même pas avertis ! Il ne manquerait plus que cette nouvelle politique de confiance avec la Russie ne s’accompagne d’une politique de défiance avec l’Europe ...
Le deuxième problème, enfin, est que cette stratégie est risquée : il se peut très bien qu’elle n’apporte aucun résultat, et que M. Poutine prenne sans rien donner en retour. On ne le verra que d’ici quelques mois.

Richard Werly :
On sait qu’Emmanuel Macron accorde une grande importance à la relation personnelle, on l’a vu avec Trump. Le président français a fait un constat : assis à une table avec Donal Trump, Vladimir Poutine ou Xi Jinping, c’est peut-être avec M. Poutine qu’il est le plus simple de travailler. On n’arrive pas à cerner Xi Jinping, qui affiche des objectifs nationalistes inquiétants, tandis que Trump est notoirement imprévisible.
RW émet l’hypothèse qu’Emmanuel Macron a moins une politique russe qu’une politique à l’égard de Vladimir Poutine. D’abord, Poutine est prévisible, ensuite, il est utile. Il l’a montré avec la Syrie, mais aussi, de manière moins visible, avec la Centrafrique, où des mercenaires russes se sont installés dans une arrière-cour traditionnellement française, et où, après des opérations confidentielles et sans doute brutales, les accords de paix avec les groupes armés ont pu progresser. Enfin, Vladimir Poutine peut être dangereux, et il vaut mieux l’avoir avec soi que contre soi.
Peut-être y a-t-il de la part d’Emmanuel Macron la conviction que Poutine pourrait lâcher les populistes européens. Le dirigeant russe est un pragmatique féroce, qui réalise que ses alliés européens, (Salvini, Le Pen ...) ne réussissent pas. Macron a donc décelé une ouverture, et croit lui aussi que le destin de la Russie est davantage tourné vers l’Europe que vers la Chine.

Marc-Olivier Padis souhaite se focaliser sur quatre questions.
La Russie cherche-t-elle des alliés ? Ce n’est pas évident. Nos ministres ont été reçus à Moscou avec une mauvaise volonté affichée ... Autrement dit : une puissance impériale a-t-elle des alliés ? Cette première question reste ouverte.
Deuxièmement, la Russie est-elle européenne ? C’est l’avis du président Macron. On sait que c’est un débat ancien en Russie entre occidentalistes et slavophiles, mais il faut dire que Poutine a déjà répondu quand il a déclaré : la Russie est Euro-asiatique. Il la voit comme un pont entre l’Europe et l’Asie, et il se refuse à privilégier l’une au détriment de l’autre. Le président français se leurre sans doute sur ce point. La stratégie russe est mondiale : Syrie, Centrafrique ... M. Poutine veut être de tous les dossiers.
Troisièmement, quelle est la stratégie de Poutine ? On l’a vu en Crimée ou en Syrie, Poutine est un tacticien, pas un stratège. Il joue des coups, mais n’a pas de vision à long terme. Il peut être très mobile et sait saisir les occasions. Quand Emmanuel Macron place son discours sur un plan civilisationnel et avec des échéances longues, il n’intéresse pas le président russe. Si demain une opportunité se présente à ce dernier pour rouler Macron dans la farine, il le fera sans hésiter, même si cela remet en cause des plans à long terme.
Quatrièmement, il s’agit de la question qu’a déjà soulevée NG : comment cette stratégie à l’égard de la Russie s’articule-t-elle avec le projet de souveraineté européenne ? De toute évidence, pas très bien. Le président Macron se pose en décideur étant donné que les autres voix de l’Union Européenne sont peu audibles en ce moment, mais ses positions seront à coup sûr mal reçues par des pays comme la Pologne ou les Etats Baltes, soucieux de l’activisme de leur voisin russe.

Nicolas Baverez :
Un long chemin a été parcouru. Le point de départ était l’intervention de la Russie dans la campagne présidentielle française, avec le financement de Marine Le Pen et le piratage du site de campagne d’Emmanuel Macron. Plus récemment, trois moments notables, dont deux récents : d’abord l’accueil de M. Poutine à Brégançon le 19 août, ensuite la visite de M. Le Drian et de Mme Parly à Moscou le 9 septembre ; il y aura enfin un sommet sur l’Ukraine à Paris avant la fin septembre.
Il faut regarder l’intérêt des deux dirigeants. Pour Macron, cela a été abondamment commenté : le problème des GJ, le blocage de la refondation de l’Europe, et la tentative (avortée) de relation particulière avec Trump. La Russie fait donc clairement partie des possibilités diplomatiques. On a en revanche moins analysé celui de Poutine.
Le pouvoir russe semble très solide : Poutine a été élu en 2018 avec 77% des voix, pour un quatrième mandat officiel (mais officieusement, c’est un cinquième, puisqu’il est au pouvoir depuis 1999). Le retour en force de la Russie sur la scène diplomatique internationale est impressionnant, de même que sur le plan militaire. Il y a en outre le projet d’un monde post-occidental, dans lequel la démocratie est obsolète. Cette idée a un écho qu’il ne faut pas sous-estimer.
Ceci étant dit, la Russie est un pays sinistré démographiquement, elle a perdu 7 millions d’actifs en 10 ans, et une économie complètement marginale, qui ne représente qu’un douzième de l’économie chinoise (c’est d’ailleurs pourquoi un partenariat Russie-Chine ne représenterait en réalité qu’une OPA de la Chine sur toute la partie asiatique de la Russie). La Russie compte 20 millions de pauvres, et il y a désormais aussi des mouvement sociaux et politiques, non seulement sur les retraites, mais aussi sur l’environnement. Les élections de la semaine dernière à Moscou ont montré qu’il existe désormais une opposition crédible, munie d’un leader et d’une stratégie, capable de récupérer la moitié des sièges de la capitale.
Il y a enfin une impasse stratégique : c’est bien beau de dénoncer l’occident et d’avoir une politique impériale, mais comment alors régler les problèmes économiques intérieurs, dès lors que la Chine est une impasse ? Rappelons que la Sibérie compte déjà davantage de Chinois que de Russes ...
Il y a donc des intérêts convergents : économiques si l’on arrive à sortir des sanctions, mais également sur la gestion des crises : Ukraine, Iran, Libye. Il y a aussi un problème de sécurité pour l’Europe, puisque la protection américaine n’est plus garantie. Le risque de ce vide sécuritaire est grand, la Russie et les USA étant tous deux sortis des traités concernant les armes intermédiaires.
L’environnement est favorable en Ukraine avec l’élection d’un nouveau président, en Allemagne où Mme Merkel semble paralysée par ses problèmes, ou au Royaume-Uni incapable de se dépêtrer du Brexit. Emmanuel Macron s’est engouffré dans cette ouverture. Mais les difficultés demeurent. Poutine veut-il vraiment faire autre chose qu’une politique de puissance ? Est-il prêt à cesser de soutenir les populistes ?
Enfin, nos voisins européens sont nombreux à désapprouver cette initiative française : la Pologne, les Pays-Bas, l’Allemagne, le Royaume-Uni et les Etats Baltes. La masse est sur le point de devenir critique.

Nicole Gnesotto :
Sur l’Allemagne, ce n’est pas certain : elle a soutenu la position française en juin au conseil de l’Europe, pour lever les sanctions et réintégrer la Russie.
Un mot sur la Pologne. Il est vrai que les Polonais ont toutes les raisons du monde de craindre la Russie, que ce soit historiquement ou aujourd’hui. Mais il devraient être « habitués » aux changements de ton envers la Russie : Barack Obama avait tenté un redémarrage des relations qui avait beaucoup surpris, et il est bien connu que Donald Trump est un admirateur de Vladimir Poutine. Par ailleurs, le gouvernement polonais est dans une position ambiguë : il a peur des Russes sur le plan stratégique, mais est fasciné par le modèle sociétal russe : autoritaire, personnalisé, fondé sur le leader.
Sur le débat franco-français enfin : l’initiative d’Emmanuel Macron prend le contre-pied des clivages habituels à propos de la Russie. Jusqu’à présent, le camp pro-Russe en France comptait des populistes comme Marine Le Pen, ainsi qu’une partie de la droite traditionnelle de François Fillon. Les autres, c’est à dire la gauche ou les libéraux, étaient ancrés sur les questions des droits de l’homme, contre l’annexion de la Crimée, et se refusaient à tisser des liens avec la Russie.
Macron a donc renversé la perspective en ouvrant une porte vers la Russie. Outre les avantages potentiels détaillés précédemment, cela lui permet aussi d’afficher une position originale par rapport aux USA, ce qui est important dans la perspective d’une souveraineté européenne (même s’il est regrettable que cet affichage soit solitaire).

Richard Werly :
Il reste un problème : Emmanuel Macron démontre que les droits de l’homme ne sont pas sa priorité ; il ne va pas les défendre face à la Russie. Il aime faire jeu égal avec les hommes forts, et c’est par ce prisme qu’il faut regarder son action diplomatique.

Les brèves

Le monde des hommes

Richard Werly

"Je voulais moi aussi parler de Thomas Piketty, m’étant plongé dans la lecture de ce très gros livre, mais c’est pour en sortir une perle, qui n’est ni statistique ni économique. Durant quelques pages, il parle d’un formidable livre de Pramoediya Ananta Toer, l’écrivain Indonésien, qui s’appelle « le monde des hommes ». Cet écrivain raconte comment une femme de très basse extraction en Indonésie, par son mariage, réussit sur le plan économique et devient une femme de pouvoir importante dans l’Indonésie alors dominée par les Pays-Bas. Je trouve formidable qu’un économiste qui fait 1000 pages sur les inégalités aille explorer cette référence littéraire. Rien que pour cela, ça vaut le coup de lire Piketty, et surtout Ananta Toer. "

Ceux que je suis

Philippe Meyer

"Un premier roman, signé par Olivier Dorchamps, qui s’intitule « ceux que je suis ». Auguste Comte disait que l’humanité se compose de davantage de morts que de vivants, je pense que c’est vrai aussi pour chacun d’entre nous. L’auteur, qui est un Français qui vit à Londres, ayant pris l’identité d’un Franco-Marocain, développe le roman de la découverte de ceux à qui nous devons d’être nous-mêmes. C’est en même temps une sorte de reconnaissance, dans tous les sens du mot. "

Kind of blue : le making-of du chef-d’œuvre de Miles Davis

Marc-Olivier Padis

"Un mot de musique, parce qu’on a fêté en août l’anniversaire du disque de Miles Davis Kind of blue, qui date de 1959. France Musiques a fait une série de quatre émissions très intéressantes sur ce disque, son contexte et son héritage, que l’on peut retrouver en podcast. J’en ai profité pour ressortir de ma bibliothèque un très bon livre d’un journaliste Américain, Ashley Kahn, sur l’histoire de ce disque, traduit en français chez un petit éditeur « le mot et le reste ». Au lieu de lire une histoire chronologique du jazz, ce livre sur un album permet de voir ce qui précède et ce qui suit, et c’est une très bonne façon, à travers un micro-examen, de comprendre toutes les influences et les courants, et de fait l’histoire du jazz."

Capital et idéologie

Nicolas Baverez

"Au risque de surprendre, je voudrais recommander la lecture de Thomas Piketty, de son livre sur le capital et l’idéologie. Marx disait que l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’était que l’histoire de la lutte des classes. Piketty pourrait de son côté dire qu’elle n’a été que la lutte des idéologies pour faire accepter les inégalités. On s’aperçoit que les données figurant dans le livre montrent que c’est faux, et qu’il y a une baisse spectaculaire de l’inégalité depuis les régimes féodaux. On s’aperçoit aussi que le socialisme participatif, censé dépasser le capitalisme et la propriété privée, reste assez largement dans les limbes. Mais l’exploitation des données fiscales, le travail de recherche est par ailleurs très utile. Finalement, il faut lire Piketty parce qu’on comprend encore mieux en le lisant pourquoi Tocqueville avait raison contre Marx, et pourquoi c’est la liberté politique qui prime sur les passions pour l’égalité. "

Fin du leadership Américain ?

Nicole Gnesotto

"La rentrée littéraire, ce sont évidemment 750 romans, c’est aussi traditionnellement le moment où quelques livres de géopolitique font le tour du monde et essaient d’en comprendre le nouvel ordre. Le premier en date est celui publié à la Découverte, sous la direction de Bertrand Badie et Dominique Vidal, c’est l’état du monde 2020, intitulé cette année « fin du leadership Américain ? » A un an des élections présidentielles américaines, ce livre fait le bilan des forces et des faiblesses de la puissance américaine dans le monde, en particulier de l’acceptabilité aujourd’hui et (de moins en moins) partout du leadership américain. Je voudrais insister sur l’introduction de Bertrand Badie, grand professeur de sciences politiques, qui est une parole tout à fait différente et iconoclaste. Il propose une lecture de l’évolution du leadership américain depuis 1945 qui fait réfléchir. Je ne suis pas sûre que ce leadership ne soit pas une contrainte pour les Etats-Unis. "