L’Arabie Saoudite bombardée ; Hong Kong dans l’attente / n°107

L’Arabie Saoudite bombardée

Introduction

Samedi 14 septembre, des bombardements revendiqués par les rebelles yéménites Houtis ont frappé des raffineries pétrolières saoudiennes, atteignant un régime dont 90 % des recettes proviennent de l'extraction de pétrole et qui a dû réduire temporairement sa production de moitié. L’incertitude plane sur leur point de lancement qui pourrait se trouver en Iran. Quoi qu’il en soit, la précision de ces frappes à longue portée laisse supposer l’aide d’un État tiers et, du fait du soutien affiché de Téhéran aux Houthis, Donald Trump et Riyad en ont accusé l'Iran.
L'Arabie Saoudite est engagée depuis 2015 dans une guerre au Yémen où elle est à la tête d'une coalition militaire soutenant le régime en place pro Riyad. Dans ce pays en guerre civile où 14 millions de personnes sont en situation de préfamine, les Houtis contrôlent de vastes zones de l'ouest et du nord du pays dont la capitale Sanaa. Isolée sur la scène internationale, l'Arabie Saoudite s'est enlisée dans cette guerre. Combattant officiellement les Houtis aux côtés de l'armée saoudienne, les Émirats Arabes Unis sont accusés de soutenir les rebelles pour faciliter une dislocation du Yémen qui leur serait favorable.
Le Président iranien Hassan Rohani a affirmé comprendre le bombardement des Houtis, et déclaré que les yéménites ne faisaient que se défendre contre les attaques Saoudiennes sans pour autant admettre en être à l'origine.
Ces événements s'inscrivent dans un climat de tension élevé entre l’Iran chiite et l’Arabie saoudite sunnite. Depuis la sortie des États Unis de l'accord sur le nucléaire iranien et la reprise des sanctions économiques, les relations entre Téhéran et Washington n'ont fait que se détériorer, jusqu'à la crise du détroit d'Ormuz cet été, lorsque les États Unis ont accusé l'Iran d'avoir attaqué des pétroliers avant que l'Iran ne détruise des drones américains qu'elle a accusés d'avoir violé son espace aérien. Du côté de l'Arabie Saoudite, l'affaire Khashoggi l'a isolé diplomatiquement à l'automne dernier. Mike Pompeo a déclaré vendredi dernier qu’il espérait une solution pacifique.

Kontildondit ?

François Bujon de l’Estang (FBE) :
Espérons que ce sera le cas. C’est très intéressant, car cela met le doigt sur les contradictions américaines. Il y a beaucoup à dire sur cette affaire, on parle des Yéménites, ils sont loin de la cible qui a été frappée cette fois-ci, et même si on ne trouve pas d’empreinte digitale sur les missiles de croisière qui ont accompagné les drones et ont frappé les installations saoudiennes avec une grande précision, il y a beaucoup de raisons de penser que tout vient d’Iran, c’est ce que disent en tous cas les Américains. A tout le moins de milices irakiennes commandées par les Pasdaran dans le sud de l’Irak. Le Yémen a bon dos, mais c’est vraiment du côté de l’Iran qu’il faut chercher.
Cet épisode met en lumière deux choses. La première est que Donald Trump, quand il décide le 8 mai 2018 de sortir de l’accord nucléaire de Vienne de 2015, a ouvert une épouvantable boîte de Pandore. Il a du même coup enfermé les Etats-Unis dans une contradiction apparemment sans issue. Il a remis en cause l’accord nucléaire pour de mauvaises raisons, bien connues de tous : l’influence funeste de M. Netanyahu et du Likoud tout d’abord, qui n’ont jamais toléré cet accord. Ensuite, la volonté de toujours se différencier de Barack Obama, en défaisant autant que possible tout ce que ce dernier a fait. Cet accord de Vienne n’était pas parfait, il ne concernait pas les missiles par exemple, mais il avait le mérite de geler le programme nucléaire iranien, et de l’avis de tous les inspecteurs sur place, il était respecté.
Trump veut exercer sur l’Iran une « pression maximale » (selon la formule consacrée), à travers les sanctions qui se durcissent semaine après semaine, mais cette pression s’arrête à un certain point : les militaires américains, et Trump lui-même, n’ont aucune envie d’engager une action militaire contre l’Iran. Ce qui donne le paradoxe suivant : d’un côté Trump veut défaire ce qu’a fait Obama, tandis que de l’autre il poursuit la stratégie de ce dernier : éviter à tout prix d’être embarqué dans une nouvelle aventure militaire dans le monde musulman. Le président américain fait figure de tigre de papier : il exerce sa pression maximale, mais il déclare ne vouloir ni un changement de régime à Téhéran, ni action militaire coercitive.
Son épée est donc en bois. Après avoir causé un dommage maximal, le voilà empêtré dans cette contradiction. Les administrations américaines qui se sont succédé depuis la première guerre du Golfe sont habituées à ce genre d’impasse : on a par exemple voulu désarmer l’Irak sans l’avoir occupé.
La seconde chose est qu’au regard de cette attitude américaine franchement inconséquente, la résilience du régime iranien force le respect. L’Iran est asphyxié, ne peut plus exporter son pétrole, la situation économique y est catastrophique. Cependant, le pays est actif sur tous les fronts. Il développe sa présence dans l’arc chiite, on le voit avec le Hezbollah ou la Syrie ; il fait feu de tout bois pour harceler l’Arabie Saoudite ; il entretient avec la Russie et la Chine des relations ambiguës mais complices ; il maintient dans le Golfe un climat permanent d’insécurité. L’Iran se livre à un jeu intelligent mais très dangereux, consistant à s’affranchir des contraintes de l’accord nucléaire, tout en déclarant que si l’Iran n’a pas le droit d’exporter son pétrole, alors personne d’autre ne pourra l’exporter.

Nicole Gnesotto (NG) souhaite enfoncer le clou sur la responsabilité américaine dans le déclenchement de cette crise. L’accord de 2015 s’inscrivait dans une dynamique de réinsertion progressive et prudente de l’Iran dans la communauté internationale, entamée en 2013. La levée progressive des sanctions était conditionnée à l’arrêt du programme nucléaire, assorti d’une inspection mensuelle. Donald Trump a cassé cette dynamique au profit d’une autre : la confrontation entre un bloc USA-Israël, et un autre Iran-Russie. On peut légitimement s’inquiéter des agissements de l’Iran, mais on devrait aussi s’inquiéter de la politique américaine, et la condamner bien davantage. Il ne s’est pas seulement agi d’une erreur, mais d’une faute.
D’autre part, les Américains sont piégés par leur propre stratégie. Leurs objectifs étaient d’affaiblir le régime des mollahs, et d’isoler le pays sur la scène internationale. Or, plus on attaque l’Iran, plus on y renforce le nationalisme ; en outre Téhéran a trouvé depuis 2015 des alliés en la Turquie, la Russie, et la Chine (qui continue à acheter son pétrole sans crainte puisqu’elle n’utilise pas le dollar). Surtout, les Américains pensaient qu’en affaiblissant les exportations de pétrole, ils allaient compenser le manque du marché mondial par leurs propres hydrocarbures. C’était sans compter qu’il y a aujourd’hui un embargo sur le Vénézuéla, et que la production de gaz de schiste n’est pas encore suffisante pour compenser le trou du marché, cette crise pétrolière va donc nuire à tout le monde. Et s’il y a deux choses que Donald Trump ne peut pas se permettre en période électorale, c’est une augmentation du prix du pétrole, et une guerre avec l’Iran. Les USA n’ont aucun autre choix que de négocier avec l’Iran.
Les Iraniens sont opportunistes, et ils le sont avec un grand succès. Mais la grande leçon de cette affaire est la disparition stratégique de l’Arabie Saoudite. Ce pays est incapable de se défendre, alors qu’il dépense 14 milliards de dollars par an pour acheter aux Américains des anti-missiles ; les Saoudiens ne sont plus pour les Etats-Unis des alliés ayant la moindre influence dans la région.

Lucile Schmid (LS) :
Qu’un producteur de pétrole aussi gigantesque que l’Arabie Saoudite soit aussi faible militairement est un fait nouveau qu’il nous faut assimiler. On découvre à travers cette récente attaque notre propre fragilité économique, et l’ampleur de notre dépendance aux hydrocarbures. On discute depuis 40 ans pour en sortir, mais au fond on dépend d’une poignée de grands producteurs d’or noir, dont nous sommes à la merci.
Il faut s’interroger sur la vulnérabilité de l’Arabie Saoudite à des drones. Cette récente opération était la plus destructrice, mais ce n’était pas la première. Il y en avait déjà eu deux autres depuis le printemps.
La question du commanditaire véritable de cette opération reste posée. Mais qu’il s’agisse des Houthis yéménites, de l’Iran, ou de milices pro-iraniennes en Irak, on découvre ce fait effrayant : l’alarmante vulnérabilité de l’Arabie Saoudite. Ces drones pourraient bien déclencher une guerre. Et la façon dont Trump se dégonfle est riche d’enseignements. On ne fait pas la guerre avec des tweets. La presse en Arabie Saoudite analyse le comportement du président américain de la façon suivante : c’est un homme qui ne veut pas faire la guerre, mais qui veut faire des deals.
Il y a pourtant une guerre en cours dans la région, c’est celle qui a lieu au Yémen, et elle est atroce sur le plan humanitaire, puisqu’on y utilise les famines ou les enfants-soldats.
Si l’Iran est responsable de la récente opération, pourquoi les Houthis l’ont-ils revendiquée ? Parce qu’ils veulent attirer l’attention sur leur situation humanitaire. Rappelons qu’un rapport accablant de l’ONU sur ce qui se passe au Yémen met en cause 3 puissances sur la vente d’armes : Les USA, la France et le Royaume-Uni. Nous sommes directement impliqués, et nous pourrions faire plus pour améliorer la situation de la région que de nier avoir vendu des armes, comme l’a fait Florence Parly récemment.
Marc-Olivier Padis (MOP) :
Les trois interventions précédentes montrent bien que ce que l’on a tendance à considérer comme un sujet plutôt lointain, voire exotique, nous touche en réalité de près, à propos des armes notamment.
Il est vrai que la réponse de la ministre de la défense a été pour le moins rapide, déclarant que la France avait des critères éthiques en matière de vente d’armes, et qu’il n’y avait donc pas à s’en faire. Or, l’Allemagne par exemple, autre grand exportateur d’armes, a débattu à ce sujet au Bundestag et conclu que les conditions n’étaient pas réunies pour vendre aujourd’hui des armes à l’Arabie Saoudite, en raison de l’usage qui en est fait au Yémen.
L’Iran est un empire millénaire, conscient de la place que sa riche histoire l’enjoint d’occuper, tandis que l’Arabie Saoudite est un pays si récent qu’il en paraît un peu artificiel. Certes, il jouit d’une ressource symbolique considérable : la Mecque est sur son territoire, et d’une ressource économique extraordinaire : le pétrole.
Le conflit qui les oppose pourrait donc nous paraître lointain, tant géographiquement que culturellement. Il n’en est rien. Il semble que la région soit au bord d’un basculement, et le monde entier est dans l’expectative, se demandant quelle sera l’étincelle qui mettra le feu aux poudres. Il suffira d’un rien pour que les marchés paniquent, on l’a vu cette semaine avec une flambée - temporaire mais significative - des cours du pétrole. Rien n’empêche que cela se reproduise, avec les importants effets politiques qu’a analysés NG.
Nous pourrions aussi être touchés par le modus operandi habituel des Iraniens : la guerre par procuration. Ils ont des milices un peu partout dans la région, du Yémen au Hezbollah en passant par la Syrie, et bien que n’étant pas ouvertement en guerre, et sont toujours impliqués dans des actes guerriers atypiques et indirects. On peut dire de ces drones qu’ils sont la nouvelle version de l’arme du pauvre, comme on le disait du suicide des terroristes autrefois.
La dernière raison pour laquelle ce sujet nous concerne, ce sont les Etats-Unis. L’interdiction faite à l’Iran de vendre son pétrole (rappelons que ce dernier constitue 80% des exportations du pays, et 50% du budget de l’état) n’a intimidé ni Chine ni la Turquie. L’autorité des USA est donc complètement bafouée et ridiculisée.
Quelle est la stratégie à Washington ? Le seul point positif dans tout cela est le récent départ de John Bolton, conseiller de Trump sur ces questions et vrai faucon, qui visait le changement de régime. On dit souvent qu’il y a deux courants aux Etats-Unis, les isolationnistes et les interventionnistes (tant chez les Démocrates que chez les Républicains d’ailleurs), mais John Bolton était en dehors des deux, il était un unilatéraliste qui ne croyait absolument pas que la situation pouvait être améliorée par l’instauration de règles internationales. Il était pour l’utilisation de la force afin d’entraîner un changement de régime à Téhéran.
Il est intéressant de constater que Trump n’est apparemment pas sur la même ligne. Sa stratégie consiste en deux choses : premièrement, comme l’a dit LS, conclure des deals. Or les Iraniens sont bien trop roués à la diplomatie internationale pour accorder au président américain le même type d’entretien en face-à-face qu’il a pu avoir avec le leader Nord-Coréen. Deuxièmement, des sanctions commerciales, pour affaiblir le régime. Or celles-ci ne font que le renforcer et surtout, les Iraniens ont décidé que s’ils ne pouvaient pas faire sortir leur pétrole, personne ne le pourrait, on l’a vu avec le récent blocage du détroit d’Ormuz. L’échec est donc complet sur les deux fronts.
L’Iran va faire monter le cours du pétrole, utiliser le Hezbollah, les Houthis ou on ne sait quelle autre milice pour perturber les exportations saoudiennes. Voilà la menace qui pèse sur l’ensemble du marché mondial de l’énergie.

François Bujon de l’Estang :
Les Américains n’ont pas de stratégie, en réalité. Une « pression maximale » dont on sait qu’elle ne sera jamais assortie de mesure coercitive militaire n’a aucun poids.
On est si occupé à opposer Trump et Obama qu’on oublie souvent de rappeler qu’il s’agit de la continuation de la même politique, même si les méthodes diffèrent. C’est bien Barack Obama qui a décidé le premier que les USA ne s’engageraient pas dans une aventure de plus au Moyen-Orient.
On ne saurait insister assez sur l’ineptitude de l’allié Saoudien. Ce pays richissime consacre des sommes faramineuses à son armement et se révèle incapable de défendre efficacement l’espace aérien autour de ses installations pétrolières principales. Il a perdu en une seule attaque la moitié de ses capacités d’exportation (qui se reconstitueront), diminuant du même coup de 5% l’approvisionnement mondial.
D’autre part, l’Arabie Saoudite est dans une impasse stratégique complète. Mohammed Ben Salmane, le prince héritier, a un programme de modernisation mirifique du pays, dont le financement dépend essentiellement de la mise en bourse de la compagnie Saudi Aramco (Saudi Arabian Oil Company), or celle-ci est déjà en retard, et des incidents comme l’attaque du 14 septembre ne peuvent que la différer davantage. Pendant ce temps, le pays continue de dépenser en armement des sommes invraisemblables, qui ne lui permettent ni de défendre efficacement ses installations, ni de gagner l’épouvantable guerre au Yémen dans laquelle il est embourbé depuis maintenant quatre ans.
Si une guerre devait se déclencher, à cause du blocage du détroit d’Ormuz par exemple, l’Arabie Saoudite serait en très mauvaise posture, car la protection des Etats-Unis est illusoire. Ils lui vendent des armes, mais rien de plus.

Nicole Gnesotto :
Il faut dire un mot de la stratégie française. Depuis les débuts, la France a été à l’avant-garde en Europe des négociations avec l’Iran, se montrant très dure pendant la négociation des traités : quand il s’est agi de négocier les clauses de surveillance des installations iraniennes, on accusait Laurent Fabius d’être plus néo-conservateur que les Neo-con américains. Là-dessus, Emmanuel Macron a opté pour une stratégie de mouvement depuis les sanctions américaines. Nous avons donc tenté d’inciter les Européens à créer un mécanisme de compensation pour les sociétés qui investiraient en Iran. Le ministre iranien des affaires étrangères a été invité à Biarritz à côté du G7, et le président français a proposé de créer un fonds de 15 milliards d’Euros en échange de pétrole, pour compenser les sanctions.
Cela ne fonctionne pas vraiment (la Banque de France ne veut pas risquer des sanctions américaines), mais il faut reconnaître que la France a raison sur cette affaire iranienne. On ne peut pas continuer à traiter ainsi un pays avec lequel on a signé un traité (que seule l’Amérique dénonce). Emmanuel Macron devrait tout faire pour que le premier geste de politique étrangère de la nouvelle administration européenne soit dirigé vers l’Iran, sinon il est à craindre que notre solitude extérieure se paie à l’intérieur : si le litre d’essence augmente de 10 centimes à la pompe, le mouvement des Gilets Jaunes sera revigoré.

Lucile Schmid :
Il faut aussi souligner l’asymétrie des situations européennes et américaines par rapport à la dépendance aux hydrocarbures. On sait que les USA, riches de la ressource du gaz de schiste, sont producteurs ; ils sont même en mesure d’être exportateurs. Ce n’est pas le cas de l’Europe, d’où notre intérêt à résoudre la crise par la voie diplomatique. La nouvelle Commission Européenne choisira-t-elle d’avoir une présence significative sur la scène diplomatique mondiale ? Espérons-le.
Cette crise aura au moins permis de remettre la géographie au premier plan des relations internationales. Grâce à elle, on sait où est le détroit d’Ormuz, où sont l’Iran, l’Irak et l’Arabie Saoudite les uns par rapport aux autres. La conscience géographique des territoires est cruciale pour la géopolitique, la diplomatie doit s’y enraciner, et non se faire dans des espaces virtuels ou en 140 caractères.

Hong Kong dans l’attente

Introduction

Hong Kong est toujours sous tension après plusieurs mois de manifestations tantôt pacifiques marquées par des affrontements avec la police. Initiées à la suite d'un projet de loi défendues par la dirigeante Carrie Lam visant à permettre des extraditions vers Pékin, les manifestations se sont poursuivies même après le retrait définitif mais tardif du projet de loi le 4 septembre dernier. Les manifestants, dont une majorité de jeunes, réclament un système plus démocratique tel que prévu par l'accord entre Pékin et Londres. Officiellement, Pékin s'est engagé à maintenir le statu quo « un pays deux systèmes » qui doit rester en vigueur jusqu'en 2047 pour le centenaire de la rétrocession de la colonie britannique à la Chine. Au-delà des revendications démocratiques, Hong Kong souffre de problèmes liés aux inégalités économiques, notamment le prix du logement (13.000 euros le mètre carré), justifiant en partie le maintien des manifestations.
En août, l'armée chinoise a procédé près de Hong Kong à des exercices militaires très médiatisés afin de faire pression sur la rue et d'afficher sa capacité à intervenir militairement. 30 ans après le massacre de Tiananmen, cette démonstration fait craindre une opération militaire de l'armée chinoise à Hong Kong. Une telle décision apparaîtrait dans la continuité pour Pékin qui n'a jamais cherché à établir un dialogue avec les manifestants. Les Hongkongais ayant bloqué l'aéroport en août ont été qualifié de terroriste par le pouvoir. En 2014, le mouvement des parapluies avait déjà montré l'inflexibilité de Pékin face aux manifestants.
Une intervention militaire de Pékin pourrait servir à neutraliser les tendances antirégime ou prodémocratiques ailleurs en Chine notamment au Xianjiang ou au Tibet, tout en envoyant un message fort alors qu'approchent les 70 ans de la fondation de la République Populaire. Son poids économique ainsi que les réticences du président Trump à condamner les violences policières à Hong Kong amènent à penser que la Chine n'a que peu à craindre de rétorsions internationales en cas d'intervention armée. Cependant, Pékin a à sa disposition de moyens plus modernes pour décourager les manifestations tels que l'usage des réseaux sociaux pour véhiculer de fausses informations discréditant les manifestants ou encore de la reconnaissance faciale des manifestants afin de les cibler.

Kontildondit ?

Nicole Gnesotto :
Il est frappant de constater à quel point l’occident est inexistant dans cette crise, le silence ou l’extrême prudence sont les deux seules attitudes. Tout le monde est muet, à l’exception de Mme Merkel, légitimiste, qui défend le principe : « un pays, deux systèmes ». Le Parlement Européen a voté une résolution de façade, interdisant la vente d’armes à destination des polices des dictatures, et Donald Trump s’est contenté d’appeler la Chine à plus d’humanité. Quant à la France, elle est totalement silencieuse , bien qu’Emmanuel Macron prépare un voyage en Chine au mois de novembre.
Hong Kong et Macao sont deux territoires rétrocédés à la Chine respectivement par le Royaume-Uni en 1997 et par le Portugal en 1999 ; une période de 50 ans de transition a fait suite à cette cession, au bout de laquelle ces territoires reviendront totalement à la Chine. La fin de la démocratie est donc programmée à Hong Kong en 2047 et à Macao en 2049. Les occidentaux sont donc pris dans un piège juridique : soit nous avons accepté cyniquement cette fin annoncée, soit nous avons été naïfs au point de croire qu’en 50 ans, la Chine serait devenue démocratique. Dans les deux cas, nous sommes très embarrassés pour protester aujourd’hui.
Que faire ? Nous pourrions compenser ce cynisme juridique par un cynisme financier. Aujourd’hui, Hong Kong est la troisième place financière mondiale. Elle pourrait bien devenir la deuxième si Londres, qui occupe actuellement cette place, subit les effets du Brexit. 60% des investissements étrangers vers la Chine vont à Hong Kong. L’interdépendance entre les deux économies est totale, la Chine ne peut s’en passer. Cela constitue un moyen de pression possible à l’encontre des Chinois, et cette crise pourrait être l’occasion d’atténuer l’échéance fatale de 2047. Sinon, on peut protester autant qu’on voudra contre les brutalités chinoises, mais de facto, nous sommes dans le camp de la Chine puisque nous avons accepté de livrer Hong Kong ...

François Bujon de l’Estang :
En réalité, l’accord sino-britannique de 1984 prévoyait qu’après les 50 ans de transition, Hong Kong retournerait à la Chine selon le principe « un pays, deux systèmes ». Or la situation d’aujourd’hui montre clairement que les Chinois n’entendent pas accepter un deuxième système. Derrière Hong Kong se profile Taïwan, à qui la même jurisprudence serait appliquée en cas de réunification.
C’est ce que réclament les manifestants hongkongais : le maintien de deux systèmes, même en cas de réunification. Autrement dit, l’application des libertés publiques et du suffrage universel au-delà de la date limite.
Les Chinois ne l’entendent pas ainsi. Pékin a utilisé cette maxime « d’un pays, deux systèmes » comme un subterfuge, mais la crise actuelle a fait tomber le masque. La Chine n’applique pas aujourd’hui les accords internationaux qu’elle a signés. C’est d’ailleurs valable dans d’autres cas (le droit de la mer, par exemple). Une espèce de nouvelle doctrine de Monroe tacite s’est instituée, qui pourrait se résumer à : « nous sommes l’empire du milieu, nous faisons ce que nous voulons chez nous, et vous êtes priés de ne pas vous en mêler ».

Lucile Schmid :
Le désaccord entre Pékin et les Hongkongais va jusqu’à la sémantique. Les manifestants se décrivent comme des démocrates, tandis que Pékin les appelle émeutiers ou terroristes. En tant qu’occidentaux, il nous faut choisir comment les qualifier, ce qui nous placera immédiatement dans un camp.
On a aujourd’hui des scènes nouvelles à Hong Kong, par exemple des batailles de parapluies. Rappelons que le parapluie fut l’instrument fétiche des manifestations de 2014. Il est toujours utilisé aujourd’hui, mais dans les deux camps, et les partisans de la Chine populaire s’en servent aussi bien que les défenseurs des droits démocratiques. On se sert aussi du drapeau chinois pour frapper les démocrates. Une étape a été franchie en termes de violences.
Twitter et Facebook ont dû fermer un millier de comptes hongkongais. Rappelons que Twitter est interdit en Chine, même si le régime sait particulièrement bien exploiter les réseaux sociaux à ses fins. Les affrontements ne font pas seulement rage dans la rue, mais aussi dans la sphère des réseaux sociaux.
Le lien entre économie et démocratie est un point essentiel. NG évoquait la pression financière comme outil possible de l’occident. Pour le moment, c’est l’inverse qui se produit, puisque ces dernières semaines, BNP Paribas et HSBC, les deux grandes banques les plus présentes à Hong Kong, ne cessent de s’excuser auprès du gouvernement chinois quand certains de leurs employés manifestent publiquement leur soutien aux manifestants. La couardise et la servilité des directeurs de ces établissements serait risible si elle n’était pas si tragique.
LS se souvient qu’en 1984, quand se préparait l’accord sino-britannique, elle était étudiante, et qu’on lui expliquait alors que la démocratie adviendrait en Chine grâce à l’économie. On voit bien que non seulement ce n’est pas le cas, mais qu’on se dirige vers le contraire : la pression économique chinoise est si forte que les démocraties se tiennent coites. Les manifestants hongkongais interpellent aujourd’hui directement le Royaume-Uni en réclamant des passeports britanniques.
Hong Kong, tout comme la péninsule Arabique évoquée plus haut, n’est pas loin de nous. Que ce soit sur le plan financier ou démocratique. Emmanuel Macron va devoir se demander s’il est président de la République Française ou chef de BNP Paribas. Voulons-nous exister internationalement sur le plan diplomatique, envisager le moyen ou le long terme, ou bien privilégier des intérêts économiques à court terme ? Il faut des PDG citoyens.
Marc-Olivier Padis :
On a tout de même assisté à un recul de la part du pouvoir chinois. Carrie Lam a retiré le projet de loi d’extradition qui a mis le feu aux poudres, c’est un fait sans précédent. Avant l’été, tout le monde craignait un nouveau Tian’anmen. Les manifestants avaient 5 revendications : le retrait du projet de loi, l’abandon des poursuites contre les manifestants, la libération des prisonniers, des enquêtes sur les violences policières, et enfin le suffrage universel. Les britanniques avaient négocié un accord d’une complexité inouïe, qui module le suffrage universel par des systèmes de circonscriptions électorales fonctionnelles qui permettent au pouvoir chinois de s’accommoder de n’importe quel résultat électoral.
Comment le mouvement se poursuivra-t-il ? Les manifestants ont obtenu le point qui les mobilisait le plus, il y a désormais le risque que les énergies se dispersent et que le mouvement s’étiole. L’objectif du suffrage universel semble lointain, mais après tout une victoire a déjà été obtenue, alors qu’elle paraissait totalement hors de portée, il est donc permis d’espérer.
Le calendrier dont on parle dans cette affaire est fascinant, car on est sur des durées très longues : on parle de 2047 et 2049 ! Il y a une autre échéance très importante en 2049 : le centenaire de la révolution communiste en Chine. L’objectif du président Xi Jinping est que la Chine s’affirme comme la première puissance mondiale civile dans tout les domaines pour cet anniversaire. Et il faut reconnaître que c’est bien parti, même si des contradictions demeurent. Au premier rang desquelles : « un pays deux systèmes ».
L’objectif politique et idéologique est la domination du parti, et il n’est pas question de transiger là-dessus. Mais il s’agit aussi de rechercher la puissance et la prospérité, or cette recherche se fait plutôt en dehors de l’idéologie : la Chine a déployé sa puissance avec un pragmatisme féroce. Comme l’a dit NG, Hong Kong représente l’accès de la Chine au marché mondial, ce qui suppose une autonomie administrative et juridique. Les gens font des affaires à Hong Kong précisément parce que le système n’est pas celui de Pékin. Les Chinois ne peuvent donc pas se passer de Hong Kong, c’est pourquoi les revendications démocratiques ne sont pas une pure rêverie « droit-de-l’hommiste ». Ce recul chinois montre que l’idéologie et la militarisation de la société (les progrès glaçants des programmes de reconnaissance faciale) ne font pas tout, et le match n’est pas encore joué.

Nicole Gnesotto :
Une brève réponse à FBE. Le cas de Taïwan est différent, il ne s’agit d’une ancienne colonie rétrocédée, il n’y a donc pas d’échéance pour Taïwan, comme il y en a une à Hong Kong et Macao. Pour NG, cette échéance de 2047 signifie la fin des deux systèmes. Il n’y en aura alors plus qu’un.
Les Chinois n’ont jamais accepté qu’il puisse y avoir deux systèmes, c’est vrai. Ils ont essayée rogner sur la démocratie à Hong Kong depuis le début, en suspendant le vote au suffrage universel. Par exemple Carrie Lam est nommée par un collège de grands électeurs contrôlé par Pékin ... Il y eut l’affaire des libraires disparus, qu’on a vu revenir après plusieurs mois en demandant pardon à Pékin. La Chine est le leader mondial des technologies de surveillance. Les Chinois ont toujours essayé d’anticiper l’échéance de 2047, ils ne supportent pas les 27 ans de démocratie restants ...

Lucile Schmid :
La Chine n’accepte pas « un pays, deux systèmes », mais la démocratie non plus. La démocratie est une conquête. Dans les publications des manifestants, on explique que ce qui n’est pas compris par les occidentaux, c’est que les Chinois n’acceptent pas les libertés. Nous avons donc aujourd’hui une situation où les libertés sont en conquête.

François Bujon de l’Estang :
Cette maxime a été utilisée comme subterfuge par les Chinois pour obtenir le retour de Hong Kong, et pour faire miroiter aux Taïwanais une possibilité pour l’avenir. Mais il ne s’agit que de cela : d’une ruse.
Le recul des Chinois sur le projet de loi d’extradition est tactique. Mais sur le fond, la tentation d’un nouveau Tian’anmen est là. Le 1er octobre sera l’anniversaire de la République populaire de Chine, et des troupes sont massées à la frontière. Mais elles sont inutilisées. Hong Kong n’est pas Tian’anmen, il y a 7 millions d’habitants, dont 2 millions dans la rue. Et la Chine d’aujourd’hui n’est pas celle de 1989. Même si la tentation est là, les difficultés qu’entraîneraient une répression armée seraient un prix que la Chine ne semble pas décidé à payer.

Les brèves

Rapport sur la cohésion des territoires

Marc-Olivier Padis

"Un des sujets d’indignation fréquents en France est ce qu’on appelle « la fracture territoriale », et on va en reparler à mesure que les échéances des élections municipales approcheront. Pour relativiser et s’informer un peu plus sur la situation des territoires, je vous recommande de lire sur le site du commissariat général à l’égalité des territoires le rapport sur la cohésion des territoires, discrètement publié en juillet 2018. Il montre deux choses : la première est que cette préoccupation pour l’égalité des territoires est une spécificité française, nous avons de nombreuses politiques y visant, en on n’y arrive pas si mal, car la deuxième chose mise en évidence est qu’il y a cinq dynamiques territoriales en cours, donc pas du tout une dynamique binaire, avec « les favorisés et les oubliés », mais la métropolisation, les communes périurbaines, l’armature des villes petites et moyennes, les territoires ruraux, et tout cela ne connaît pas de mouvement homogène, il y a des situations différenciées à l’intérieur de chacune de ces dynamiques. "

On ne peut pas tenir la mer entre ses mains

Lucile Schmid

"Un merveilleux roman, écrit par Laure Limongi, qui dirige aussi le master de création littéraire du Havre. C’est un roman qui nous porte, avec une héroïne certes Corse mais universelle, née en 1976 en même temps que le FLNC, qui nous porte à travers toute cette décennie des années 90 où la violence s’installe en Corse. C’est également un roman familial, où le secret de famille est lui aussi universel. La mer est là, mais les larmes le sont aussi. "

Les origines du populisme

Nicole Gnesotto

"Un petit ouvrage collectif, avec comme sous-titre « enquête sur un schisme politique et social ». Ce qui est intéressant, c’est que c’est vraiment un livre collectif. Il ne s’agit pas d’un chapitre par auteur, l’ensemble de l’ouvrage est conjointement signé par par Yann Algan, Elizabeth Beasley, (Daniel Cohen qui dirige le département d’économie à Normale Sup), et Martial Foucault (qui dirige le Cevipof). C’est une réflexion sur un temps long, qui montre notamment deux origines des mouvements populistes contemporains : premièrement, l’hyper-individualisation des rapports sociaux, qui fait qu’on ne pense plus en termes de classes, mais en termes de perdants-gagnants individuels, et deuxièmement, les échecs communs de la droite et de la gauche à compenser les excès du capitalisme financier, qui conduit les populistes à rejeter le système en général plutôt que telle ou telle de ses parties. C’est une lecture vraiment passionnante par les temps qui courent. "

Ballades

François Bujon de L’Estang

"Je voudrais renouer avec l’un de mes péchés mignons en vous recommandant l’écoute d’un disque de jazz de très grande qualité, du pianiste Ahmad Jamal, qui n’a jamais que 89 ans, et qui livre ici, très inhabituellement un album en solo, alors que c’est l’un des rois du trio. Ce disque s’appelle Ballades, il est extrêmement bien présenté, très réfléchi, très mûr, et assez émouvant puisqu’il va jusqu’à rendre hommage - sans le dire - à Bill Evans en jouant deux morceaux qui étaient des thèmes sur lesquels Bill Evans revenait toujours pendant les dernières années de sa vie : Your story, et Emily. Ahmad Jamal les interprète ici à sa façon, en utilisant le clavier avec une maestria et une profondeur tout à fait remarquables."

Journal d’un indigné

Philippe Meyer

"Je voudrais recommander aussi un livre qui m’a fait beaucoup rire, d’André Perrin qui avait autrefois publié « les scènes de la vie intellectuelle en France » également chez l’Artilleur. Il s’agit ici du « journal d’un indigné ; magnitude 7 sur l’échelle de Hessel » précise-t-il dans le sous-titre, avec une admirable préface de Pierre Manent. André Perrin, philosophe, a écouté la radio et regardé la télévision, et puis de temps en temps, il a noté quelque chose qui l’a frappé, et il est allé voir ce qu’il en était vraiment. Et il n’en est vraiment rien, ou tout à fait autre chose, plus exactement. Il faut prendre son parti du fait que le cléricalisme est maintenant dans les médias, et notamment dans les médias audiovisuels, et que par conséquent le meilleur moyen de le supporter c’est de pouvoir en rire, c’est pourquoi il faut être reconnaissant à André Perrin. "

Commentaire n°167

Philippe Meyer

"Je recommande le dernier numéro de la revue commentaire, et plus particulièrement sur un article remarquable de Jérôme Jaffré sur les rapports entre Rocard et Mitterrand. Il ne s’agit d’ailleurs pas tant des rapports personnels entre les deux hommes que de la manière dont l’ouverture a échoué, et des raisons pour lesquelles elle a échoué. C’est une analyse politique que je trouve extrêmement juste, fine, et pondérée. Il y a aussi, à propos de l’affaire Lambert, un article de Jean-Eric Schoettl, intitulé : « affaire Lambert : la guerre des juges n’a pas eu lieu », qui met l’accent sur la dernière décision de la cour d’appel, et qui éclaire également le comportement d’un certain nombre d’instances judiciaires."