Si près, si loin, la Suisse
Introduction
Le 20 octobre dernier, les Suisses ont renouvelé comme ils le font tous les 4 ans les 200 conseillers nationaux et les 46 conseillers aux États qui composent la Chambre basse et la Chambre haute de leur parlement. Les abstentionnistes sont largement sortis vainqueurs de ce scrutin comme des précédents et, dans la patrie des votations, ils représentent 54,88% du corps électoral. Si les conservateurs nationalistes de l’Union démocratique du centre (UDC) restent la première force du pays, les formations écologistes de droite et de gauche ont réalisé une percée qui va rebattre les cartes politiques au Parlement, où ils disposent désormais de 28 sièges, contre 54 pour l’UDC.
L’avenir politique des forces écologistes reste toutefois en suspens au niveau gouvernemental. En effet, depuis 1959, le système politique suisse repose sur la règle dite de la « formule magique » qui octroie deux ministres au PS, deux aux libéraux, deux à l’UDC et un aux chrétiens-démocrates. Une formule que l’ancien député et constituant genevois Pierre Kunz juge désuète et à réformer.
26 cantons qui comptent de 52.000 à 170.000 habitants et où l’on parle 4 langues composent la confédération et les élections nationales sont contrebalancées par une organisation de la démocratie directe. Les Suisses votent tous les trois mois pour répondre à 1, 2, 3 et parfois jusqu’à 9 questions simultanées. La date des scrutins est connue jusqu’en 2036. C’est par referendum que les Suisses ont refusé (de justesse) de faire partie de l’espace économique européen et c’est par referendum qu’ils ont institué une taxe sur les poids lourds et décidé une préférence pour le ferroutage. C’est par referendum qu’ils décideront ou on en 2020 d’inscrire dans leur code pénal le délit de discrimination et d’incitation à la haine en raison de l’orientation sexuelle. Depuis 1848, ils ont été appelés 311 fois aux urnes, au cours des dernières années, sur la promotion des voies cyclables, sur la facilitation de la naturalisation des étrangers de la 3ème génération, contre la suppression de la taxe radio-télévision ou contre le déremboursement de l’IVG.
La prévision de croissance officielle pour 2019 a été ramenée en septembre à 0,8%, contre 1,2% attendu en juin, du fait d’une progression plus lente que prévue de l’économie mondiale, en particulier en Allemagne qui reste le premier partenaire commercial de la Suisse. Le taux de chômage est à 2,1%, soit son plus bas niveau depuis fin 2001.
La Suisse demeure le numéro un mondial de la gestion de fortune. Sous la pression de Washington et de Bruxelles, elle a été contrainte, en 2009, d’annoncer la fin du secret bancaire et elle a été retirée en septembre de la liste grise des paradis fiscaux de l’Union européenne. Cependant, le secret bancaire n’a pas été aboli pour les personnes domiciliées en Suisse, qu’elles soient suisses ou étrangères et l’échange d’information n’existe toujours pas avec de nombreux pays en Europe de l’Est, Afrique, Asie et Amérique du Sud.
Hôte de conférences internationales, la Suisse exerce des mandats de représentation d’intérêts qui lui sont confiées par des puissances étrangères, comme la défense des intérêts américains en Iran. Très active sur les scènes du multilatéralisme, comme à l’ONU et dans les instances spécialisées.
Pour comprendre un peu mieux ce pays si proche et si lointain, nous avons réuni, Nina Belz, correspondante en France de la Neue Zürcher Zeitung, quotidien suisse germanophone basé à Zürich et Richard Werly, correspondant à Paris du Temps et directeur de la collection L’Âme des peuples aux éditions Nevicata qui publie un riche petit ouvrage sur la Suisse signé d’André Crettenand.
Je voudrais d’abord vous demander quelle est, à votre avis, l’erreur ou le malentendu le plus important dont la Suisse est l’objet de la part des Français ?
Kontildondit ?
Nina Belz (NB) :
Commençons par un cliché, auquel je suis moi-même très souvent confrontée, surtout en France : l’idée que tous les Suisses sont riches, et ont à peine besoin de travailler. Il ne s’agit pas de nier que la qualité de vie dans le pays est bonne, les services et les infrastructures y sont en bon état, mais il faut tout de même rappeler ce chiffre : en 2017, 8,2% de la population suisse ne gagnait pas assez pour mener une vie digne. C’est surtout les personnes âgées qui ont le plus de difficultés.
Richard Werly (RW) :
Je pense qu’il s’agit davantage d’une incompréhension que d’un malentendu. Non seulement entre la France et la Suisse, mais aussi entre les Français et les Suisses, y compris les Suisses francophones, qui sont absolument tournés vers la France culturellement. Cette incompréhension résulte de deux choses essentielles. Tout d’abord, les Français ne peuvent pas s’empêcher de penser que les Suisses (surtout les Suisses francophones) leur ressemblent. Il est vrai que si vous êtes à Genève ou à Lausanne, vous avez quasiment l’impression d’être en France. En revanche, le caractère des gens, les habitudes ou le système suisse diffèrent grandement.
La deuxième raison est que la Suisse a toujours cultivé une forme d’exception (elle n’est toujours pas membre de l’Union Européenne, et ce n’est sans doute pas près de changer).
On a du mal à comprendre comment un pays peut réunir des communautés linguistiques différentes sans confrontation permanente (la France a notamment l’exemple belge à l’esprit, où les antagonismes entre Flamands et Wallons sont forts). Il y en a en Suisse, mais pas à ce point. On ne comprend pas comment un système peut être aussi décentralisé, ce qui est très loin des habitudes françaises. Et on ne comprend pas non plus comment un pays aussi développé et commercialement intégré au monde peut souhaiter rester en dehors de l’UE.
Le mot qui résume finalement le mieux la Suisse est celui employé dans l’introduction : l’exotisme. Quand on se plonge dans la littérature du XIXème siècle, c’est absolument évident : se rendre en Suisse était pour les écrivains français aussi dépaysant qu’être aux Galapagos. Cette littérature met en évidence un vrai fonds de différence qu’on ne parvient jamais à expliciter entièrement.
Philippe Meyer (PM) :
A propos des tensions plutôt faibles, ou en tous cas peu graves, entre les différentes communautés linguistiques, je vois bien que des systèmes sont mis en place afin qu’elles se règlent. Mais il doit tout de même forcément y avoir des sujets récurrents de désaccords entre ces communautés. Quels sont-ils ? Nina Belz, germanophone, qu’avez-vous à reprocher à Richard Werly, francophone ?
Nina Belz :
Je crois que toutes les choses que je pourrais « reprocher » à Richard tiennent là aussi du cliché. Je dirais qu’entre germanophones, romands et tessinois (italophones), il y a une sorte de coexistence ignorante. Si vous demandez à l’un ce qu’il ne comprend pas chez l’autre, c’est d’abord souvent la langue. Récemment avec un groupe d’amis, des romands ont rencontré des germanophones, et bien que chaque groupe se débrouille dans la langue de l’autre, nous avons tous spontanément basculé vers l’anglais. Il en allait sans doute différemment dans la génération de mes parents, mais nous germanophones nous intéressons finalement assez peu aux romands, et l’absence de désaccords vient sans doute de notre attachement commun à nos institutions, qui assurent la cohésion de ce pays agréable et aisé.
Richard Werly :
Si je compare avec la Belgique où j’ai été correspondant plusieurs années, la grande différence est qu’en Suisse, il y a une écrasante majorité (les germanophones) et deux minorités : francophones et italophones. Et cela change tout. Il n’y a pas d’affrontement entre deux groupes de population à peu près identiques. Pour caricaturer, nous disons souvent qu’en Suisse, francophones et tessinois sont des espèces protégées.
On sait parfaitement que le pouvoir économique est à Zurich. Quand vous êtes dans l’administration fédérale, vous savez que les carrières importante se feront en Suisse alémanique. Personne ne conteste ces faits. La chance que nous avons est que nos institutions permettent à chacune de nos communautés de vivre, peut-être pas en ignorance de l’autre, mais dans une relative et aimable indifférence.
Incontestablement, la langue a souvent été une barrière, mais les institutions permettent une péréquation habile, qui prend la forme d’une redistribution financière : les romands s’endettent, et la confédération renfloue. C’est souvent à ce sujet que les conversations s’aigrissent.
Philippe Meyer :
Vous êtes tous deux journalistes. Quelle est la différence entre la presse française et la presse suisse ?
Richard Werly :
Je pense que la différence principale vient sans doute de la politisation. La presse française s’est construite comme une presse d’opinions, elle a toujours cela profondément ancré en elle : tel journal est de gauche ou de droite ... En Suisse, les différences sont moins marquées, en tous cas aujourd’hui. Elles l’étaient davantage jusque dans les années 80. Il est évident que la Neue Zürcher Zeitung est un journal libéral, économiquement à droite, le Temps est classé au centre droit, Le Courrier, un journal genevois, est à gauche, mais globalement le traitement de l’information n’est pas systématiquement abordé par le prisme de la politique.
Nina Belz :
Je suis d’accord avec Richard, et j’ajouterais que le choix des sujets traités diffère, mais cela est dû à la décentralisation suisse : en France, on a tendance à se focaliser sur les personnes.
Philippe Meyer :
Nous avons évoqué les institutions suisses ; il semble que celles-ci soient mises à l’épreuve après ces élections. Que va faire votre pays des deux sortes d’écologistes qui en ont émergé ?
Richard Werly :
En effet, nous avons des Verts de gauche, et d’autres libéraux, plutôt classés à droite. La grande question concerne la composition du conseil fédéral, c’est à dire le pouvoir exécutif, composé en Suisse de 7 ministres, actuellement un système de coalition permanente (en tous cas rarement renouvelée). Est-ce que, du fait de leur importance actuelle au parlement, les Verts vont pouvoir revendiquer un siège dans ce conseil fédéral ? J’ai pour ma part l’impression que cela prendra du temps ; il s’agira d’abord de voir s’ils confirment leur victoire électorale, ce n’est après tout que leur première, mais si la poussée verte se poursuit, il faudra que cette « formule magique » bouge à un moment donné pour respecter la composition du parlement. Il y a un premier coup de boutoir dans le système, mais je ne le crois pas encore décisif.
Lucile Schmid (LS) :
Après ces élections fédérales, on se demande effectivement si les choses vont changer en Suisse. Je voyais dans les commentaires de la presse à propos de ces résultats électoraux des revendications portées par certaines personnalités suisses, qui critiquaient le système actuel, la formule magique des 7 ministres désignés par le conseil national. Ce système date de 1959, et il doit refléter un rapport de forces, et non porter un projet. L’important est qu’il y ait une harmonie proportionnelle du nombre de ministres, mais on voit bien que les Verts, dont la poussée est importante puisqu’ils ont multiplié par deux le nombre de leurs élus, portent un projet radicalement différent de celui de l’UDC (le parti majoritaire). Il faut d’ailleurs rappeler que l’UDC est un parti populiste, qui a très bien su utiliser le système référendaire de vote permanent pour contourner très régulièrement les institutions fédérales.
Ce système de votation fréquent a été de plus en plus utilisé par les populistes, tandis que parallèlement les Verts ont fait une progression importante aux élections fédérales (28 sièges contre 54 pour l’UDC).
La poussée des Verts suisses rejoint celle des Verts du reste de l’Europe aux dernières élections européennes. N’y a-t-il pas là un facteur d’accélération du changement en Suisse ? On a entendu certains commentateurs dire qu’il faudrait 4 ans avant que ce résultat des Verts ne soit confirmé, un délai qui semble démesuré face aux défis que pose le réchauffement climatique. Cette poussée des Verts vient d’un réalisme des Suisses : c’est un pays où la fonte des glaciers se voit. Et ce réalisme va peut-être modifier la formule magique plus rapidement que prévu.
Nina Belz :
Je ne pense pas que les choses vont changer si rapidement. C’est une spécificité de la Suisse (et peut-être aussi un inconvénient de notre système) : les choses bougent très lentement. Il y a en Suisse une culture du compromis. Les Verts se félicitent de leur résultat, mais il ne revendiquent pas de siège au conseil fédéral. Cette poussée, qui est indéniablement forte, et portée par la jeunesse, ne suffira sans doute pas à bouleverser cette formule magique.
Richard Werly :
J’ajouterais qu’il ne faut pas regarder le changement politique en Suisse au prisme du seul conseil fédéral. Il faut aussi observer ce qui se passe dans les cantons. C’est un système extrêmement décentralisé, et c’est là que les changements peuvent se faire rapidement. La présence des écologistes dans les gouvernements cantonaux va devenir plus importante, certains en ont déjà.
Dans le système français, tout part d’en haut pour éventuellement arriver en bas (et le « éventuellement » s’avère souvent très compliqué). En Suisse, cela part d’en bas pour remonter (généralement plus automatiquement que cela ne descend en France).
Lucile Schmid :
Quelques questions complémentaires. Ces élections furent très intéressantes car surprenantes, du coup des débats structurels se posent pour la Suisse, et pas seulement à propos de l’écologie.
Il y en a notamment un sur la concordance, c’est à dire sur le projet politique. On peut imaginer que la formule magique perdure encore au moins quatre ans, mais le projet du futur gouvernement sera-t-il modifié par cette irruption des Verts ? Le conseil fédéral qui sera élu en décembre aura-t-il un projet plus explicite ?
Ensuite, on a pu lire dans différents commentaires, un problème pouvant se résumer à « certes, nous sommes heureux, mais personne ne sait ce que l’on pense ». Sur le plan international, la Suisse tient bon nombre de conférences, mais se contente du rôle d’hôtelier. La question du projet est posée, et par des Suisses cette fois.
Enfin, comment articule-t-on ces vies politiques parallèles ? On voit bien que le referendum permanent a permis la progression continue de l’UDC (jusqu’à ces élections). Certes, l’UDC n’a pas le visage du Rassemblement National, mais les idées portées sur les minarets, la naturalisation, le fait qu’il faut se protéger en permanence sont tout de même choquantes. Comment régule-t-on, et comment fait-on pour ne pas être sans cesse pris de court par l’utilisation du referendum par les populistes ?
Nina Belz :
Sur la dernière question, je suis réticente à parler de « contrôle » du referendum par un parti. Le referendum est tout de même l’occasion de catalyser les ressentiments de la population. La plupart des initiatives ont été rejetées, même si les celles qui ont été adoptées (sur les minarets, la naturalisation et l’immigration de masse) ont fait beaucoup parler d’elles. A mon sens, le referendum peut être un moyen de maîtriser les tensions et les ressentiments de la population suisse.
Richard Werly :
Sur la capacité du conseil fédéral suisse à exprimer un projet, et à le modifier en fonction de la poussée des Verts au parlement, je pense qu’il ne faut pas rêver. Il faudra d’abord que les Verts trouvent un moyen d’être unis, ensuite il leur faudra trouver des alliés. Enfin, certaines décisions ont déjà été prises, comme la sortie du nucléaire. Le conseil fédéral va sans doute gérer de son mieux la nouvelle situation politique, mais je ne pense pas qu’il faille s’attendre à des initiatives politiques majeures.
Ensuite, est-ce que le contentement des suisses à propos de leurs institutions peut s’essouffler ? Il y a eu des moments d’essoufflement, voire de colère. Le canton actuel du Jura (à l’époque dans le canton de Berne) s’est rebellé dans les années 70 et a exigé d’être un canton indépendant. On n’est jamais à l’abri de telles déflagrations, et il peut y en avoir d’autres. La vie politique suisse n’est pas obligatoirement un long fleuve tranquille, et le pays n’a pas trouvé l’antidote aux tensions, tout simplement parce qu’un tel antidote n’existe pas.
Enfin, à propos des populismes. Je pense pour ma part que l’UDC est indéniablement un parti populiste, qu’il est même le père des populismes européens. Son leader historique Christoph Blocher serait même sans doute fier de ce titre. Ce parti fait depuis à peu près 15 ans 30% des voix en Suisse. Cela dit, le système a réussi à le digérer et même à expulser Christoph Blocher. Il y a deux ministres UDC au gouvernement, et pourtant celui-ci fonctionne, même s’il penche bien entendu à droite. Et lorsque Christoph Blocher était lui-même au conseil, il n’a pu y rester car il avait enfreint la règle de compromis et de consensus. Cela prouve que le système à la capacité d’absorber les poussées populistes et à se protéger des excès de ces derniers.
Je vois pour ma part la Suisse comme un laboratoire. Ce qui se passe en Suisse reflète la situation européenne. La démocratie directe a tout de même une grande vertu, qui est de poser les problèmes sur la table. Parfois pas de la façon dont les politiques ont envie de l’entendre, certes. Récemment, lors d’un débat j’ai posé la question à des confrères français : le référendum suisse de 2009 sur l’interdiction de la construction de nouveaux minarets n’a-t-il pas au fond « calmé » la question et rassuré le peuple ? J’en pense qu’il y a de cela : une capacité de la démocratie directe à rassurer, parce qu’elle pose les questions que les politiciens ne posent pas, et je crois que c’est ce que les Gilets Jaunes demandaient avec le RIC.
Philippe Meyer :
Comment les musulmans installés en Suisse ont-ils vécu ce referendum et son résultat ?
Richard Werly :
Si on mesure l’attitude des musulmans en Suisse (qu’ils soient Suisses ou résidant en Suisse), il faut reconnaître que c’est resté très calme, et qu’il n’y a rien de particulier à signaler. Il y a sans doute eu un ressentiment, et une inquiétude sur la discrimination, d’autant plus que la campagne avait été très dure. Vous vous souvenez sans doute de cette affiche, copiée ensuite par le Front National, avec des minarets en forme de missiles dressés sur le drapeau suisse ... C’était effectivement tendu pendant la campagne, mais après le vote les autorités ont suffisamment calmé le jeu et expliqué, y compris à l’étranger, ce qui a sans doute fait baisser la tension générale.
Il n’y a pas à ma connaissance de cas de violences communautaires en Suisse, même si cela n’empêche pas que la Suisse soit aussi ciblée par les menaces djihadistes.
Philippe Meyer :
A propos du fonctionnement institutionnel. On peut noter trois niveaux : le fédéral, le cantonal, et le referendum d’initiative. Ce type de referendum « à la Suisse », c’est-à-dire sans qu’il soit nécessaire de rassembler un certain nombre de signatures, etc. fut d’ailleurs une des revendications des Gilets Jaunes. Pensez-vous qu’il fonctionne parce que vous êtes déjà décentralisés ? S’appuie-t-il sur la vitalité politique des cantons et leur autonomie politique, autrement dit, pensez-vous que cela fonctionnerait dans un pays centralisé comme la France ?
Nina Belz :
Je ne crois pas le succès de ce type de votation directement lié à la décentralisation, mais plutôt à une habitude, et une culture qui consiste à s’informer régulièrement. On a la possibilité de se pencher jusqu’à quatre fois par an sur des questions politiques, qui peuvent concerner le niveau communal, cantonal, ou fédéral. L’avantage de la décentralisation, c’est qu’on voit les résultats très vite. Par exemple, on peut proposer la rénovation d’une école dans l’un de ces referendums. Je dirais donc qu’en ce qui concerne ces votes, la décentralisation c’est bien, mais l’habitude, c’est mieux.
Personnellement, lors de ces décisions sur les minarets et l’immigration de masse, ce fut une expérience assez dure d’être « perdante ». Plus que quand il s’agit de voter pour quelqu’un, car dans une élection traditionnelle, le compromis est quasiment implicite avec cette « formule magique ». Quand il s’agit d’une mesure, voire d’une idée, la déception est plus directe.
Lucile Schmid :
Le côté binaire du referendum est en effet un peu traumatique. Nous vivons des choses semblables en France, celui de 2005 sur la constitution européenne est resté en travers de pas mal de gorges. J’ai personnellement voté « non », au milieu de gens qui votaient tous « oui », et s’apercevoir qu’on est en désaccord direct avec son entourage et ses amis peut être une expérience violente. On pense évidemment au Brexit, sujet devenu absolument tabou dans tous les repas de famille au Royaume-Uni.
Les Verts suisses ont organisé un referendum il y a peu sur la question de mettre la Suisse sur un scénario « 2 degrés » pour se conformer à l’accord de Paris. En apprenant cela, je me suis dit : ils ont du culot, si nous faisions cela en France, on serait immédiatement raillés. Au fond, la culture du referendum et la question de l’explicitation des questions qui fâchent peut aussi profiter aux non-populistes. Les résultats ont d’ailleurs varié sensiblement entre les villes et les campagnes. Il y a des clivages plutôt territoriaux en Suisse, entre grandes villes et population rurale. Vous racontiez cette coexistence pacifique et ignorante entre les communautés linguistiques, comment est-ce que cela se passe entre les villes et les campagnes ? Et par rapport à l’UE ? On se rappelle que l’entrée dans l’espace économique a été refusée en 1992, et l’entrée dans l’UE en 2001. On a l’impression que c’est devenu une question tabou, et que les Suisses vivent l’imbrication économique de leur pays avec l’Europe, mais qu’il ne faut pas parler de l’aspect politique du sujet. Cela a quelque chose de bizarre.
Richard Werly :
La question du Brexit évoquée plus haut met en lumière la différence fondamentale avec le Royaume-Uni quant à la façon dont le rapport avec l’Europe est envisagé. La Suisse n’a jamais « divorcé » de l’UE, elle n’y est pas entrée ; et cela change tout. Elle est aujourd’hui rattachée à l’UE par une centaine d’accords bilatéraux, très compliqués à gérer, que Bruxelles veut d’ailleurs simplifier et regrouper en un seul accord-cadre (qui servira sans doute de modèle pour la relation future avec les Britanniques).
Il existe un sentiment europhobe en Suisse, nourri par l’UDC, mais paradoxalement, le peuple a le sentiment que ça marche. Il y a la fois un antagonisme fort vis-à-vis de ce « machin » européen, exacerbé par le referendum de 1992, mais pourtant cela fonctionne au quotidien, les échanges commerciaux ont lieu et la Suisse est même entrée dans l’espace Schengen en 2008. Cela ne s’est pas fait sans heurts, mais cette entrée dans Schengen montre l’ambiguïté de cette relation à l’Europe.
Il faut reconnaître que les Suisses ont l’avantage de ne pas être dans l’UE tout en profitant de tous les avantages de celle-ci. La Suisse profite de manière éhontée de sa situation géographique, au centre de l’Europe. Cela énerve d’ailleurs beaucoup à Bruxelles. Il y a incontestablement une habileté helvétique qui a consisté à tirer le maximum d’avantages d’une situation donnée. Les Suisses n’aiment pas entendre cela, mais c’est vrai. Ceci étant dit, comparé au problème du Brexit, la Suisse est le cadet des soucis de l’UE actuellement.
Nina Belz :
Mais on ne sait jamais jusqu’où nous pouvons aller. Par exemple on va avoir un vote au printemps prochain pour savoir si nous allons sortir de l’espace Schengen. Je trouve personnellement que c’est hallucinant, et il ne fait pas de doute que nous allons vivre un autre moment tendu.
Philippe Meyer :
Une question sur l’Histoire. Comment les Suisses se sont-ils tirés de leur récente histoire, c’est-à-dire la seconde guerre mondiale, pendant laquelle ils ne se sont pas montrés très regardants quant à ce qui se passait à la frontière allemande. Y a-t-il eu un travail de mémoire, et si oui, en quoi a-t-il consisté ?
Ensuite, à propos de l’argent. Le pays a dû battre en retraite sur certaines gestions de comptes, à cause des pressions de l’UE et des USA. Jean Ziegler a par exemple beaucoup reproché à son pays son manque de scrupules quant à la provenance de l’argent qui lui était confié. Où en est le pays sur ces deux questions ?
Lucile Schmid :
Richard Ferrand a par exemple osé dire récemment que tous les referendums en Suisse étaient organisés par des lobbies. C’est très exagéré, mais deux lobbies ont été cités récemment dans les articles suisses : l’association suisse des banquiers, et l’union suisse du commerce et de l’industrie. Qu’en diriez-vous ?
Richard Werly :
Sur les lobbies, c’est incontestable. Dans le système suisse, le gouvernement à vocation à gérer le pays et à prendre le moins possible d’initiatives politiques. D’autre part, être parlementaire ne constitue pas un emploi à plein temps, il y a donc évidemment des influences. Et dans beaucoup de domaines, les lobbies tiennent le jeu parlementaire. C’est regrettable mais c’est une réalité. Je ne crois pas que les referendums soient manipulés par eux, mais les lobbies ont indéniablement un grand poids en Suisse. Et bien évidemment, les plus riches sont les plus influents.
Nina Belz :
Cela se voit aussi pendant les campagnes. On détecte tout de suite qui a les moyens de mettre des affiches partout, des encarts dans les journaux, etc.
Richard Werly :
Sur la seconde guerre mondiale, il y a eu un traumatisme dans l’opinion, notamment à partir des années 1950. Il y a eu un important travail d’historiens : la commission Bergier a rédigé un rapport très complet, en plusieurs volumes, sur le rôle de la Suisse pendant la guerre. Et tous les sujets y ont été abordés : l’argent des nazis, les compromissions éventuelles, les faits antisémites à l’égard des Juifs de Suisse. Il semble que le pays ait réussi à travers ce travail à s’approprier sa mémoire et à comprendre que nous avions failli. La Suisse est le seul pays d’Europe que cet abominable conflit ait épargné, et cela explique aussi notamment la reconstruction économique de l’après-guerre.
Sur les questions bancaires et fiscales, le paysage a radicalement changé. Pas par un désir d’honnêteté et d’intégrité des Suisses, mais parce que les États-Unis ont frappé fort. Les Européens se vantent d’avoir eu des résultats dans ce domaine, mais c’est illusoire, ce sont les USA qui au moment de la crise financière, ont sorti leur plus gros marteau et tapé sur la Suisse. Étant donné que les Suisses ne pouvaient pas se permettre de perdre le marché bancaire américain, ils ont dû changer leur politique et abandonner le secret bancaire (comme dans les autres pays de l’OCDE, où l’échange d’informations est devenu la norme). Nous sommes dans un nouveau monde.
Nina Belz :
Il y a quand même eu un changement d’esprit dans la population. On parlait au début du secret bancaire comme une tradition de la Suisse, mais la crise de 2008 a fait prendre conscience à la population, notamment aux jeunes, que ces pratiques étaient injustes.
Philippe Meyer :
N’y a-t-il d’ailleurs pas un canton dans lequel la votation populaire a abouti à ce qu’on ne puisse plus bénéficier d’un impôt très favorable quand on vient s’y installer depuis l’étranger ?
Richard Werly :
Il y a eu des corrections aux forfaits fiscaux, mais je n’ai pas le souvenir que le forfait fiscal ait été aboli dans un canton.
Mais à propos de cette question fiscale très sensible en France, vous savez que la banque suisse UBS a été récemment condamnée à une amende record de 3,7 milliards d’Euros pour avoir aidé à l’évasion fiscale et au blanchiment de cet argent évadé. N’oublions pas une chose. Contrairement aux Français, les Suisses aiment leurs institutions, mais se méfient de l’état. Le Suisse est libéral. Or l’impôt est la première force de frappe de l’état. Je suis assez effaré de voir qu’en France, la fiscalité est considérée bonne a priori. Imposer toujours plus serait automatiquement bien. Je ne le pense pas ; imposer, cela soulève des questions : où va l’argent, comment est-il utilisé ? Le débat mérite d’être sur la table. Sur l’évasion fiscale, beaucoup d’entrepreneurs français ont fait évader leur argent en Suisse, mais on aurait pu se montrer moins brutal dans la façon de les traiter, ce n’étaient tout de même pas des criminels de haut vol, je ne mettrais pas dans le même sac le dictateur ayant du sang sur les mains et le garagiste d’une province française voulant préserver sa fortune.