Réformes, le commencement de la fin ?
Introduction
Inquiet d’une résurgence des « gilets jaunes » - qui ont commémoré hier l’anniversaire du début de leur révolte – redoutant une défaite aux municipales de mars prochain, l’exécutif veut prendre son temps pour peaufiner ses réformes.
Concernant celle des retraites, le président Macron indique que rien n’est encore décidé. La question de l’âge pivot n’est pas tranchée et le gouvernement a promis fin août une concertation de près d’un an. Le projet consiste à remplacer les 42 régimes de retraite existants par un système par répartition universel, dans lequel chaque euro cotisé donnerait le même droit à pension pour tous. La réforme, assure le gouvernement, ne se fera pas au même rythme pour tous. Chaque secteur concerné aura droit à sa négociation. Le basculement est prévu pour 2025. Aujourd’hui aucune date n’est sûre, toutes les hypothèses sont sur la table, y compris l’application de la « clause du grand-père », qui consisterait à n’appliquer la retraite par point qu’aux nouveaux entrants sur le marché du travail. Emmanuel Macron et Édouard Philippe estiment qu’il faut l’étudier, tandis que le Haut-commissaire chargé de la réforme, Jean-Paul Delevoye s’est déclaré contre. Ce dernier s’est fait sèchement recadrer. Selon un sondage Elabe pour Les Échos, Radio Classique et l’Institut Montaigne : 47% des Français se disent opposés à cette réforme et 29% s’y déclarent favorables.
Autre front : l’hôpital. Le service public craque, après des années de restructurations mal digérées et de réductions d’effectifs mal calibrés. A Paris, ce sont des centaines de lits actuellement fermés en raison de difficultés de recrutement et de fidélisation chez les soignants. Des postes sont budgétés mais non pourvus. L’hôpital, « un sujet que je regarde avec énormément d’attention et qui me préoccupe beaucoup » a déclaré le président le 28 octobre sur RTL. « Il va falloir que l’on remette des moyens » assure-t-il. Après la mobilisation du personnel hospitalier le 14 novembre, des annonces devraient être faites lors du prochain conseil des ministres.
« Le problème qu’on a c’est qu’on fait une stratégie qui va mettre 5 à 10 ans à se déployer », rappelle le président. D’ici là, le 5 décembre la CGT, FO, FSU, Solidaires et plusieurs mouvements de jeunesse ont appelé à « une première journée de grève interprofessionnelle », dans le sillage de plusieurs syndicats de la RATP. L’exécutif craint un embrasement dans la fonction publique.
Kontildondit ?
Nicolas Baverez (NB) :
Pour Emmanuel Macron : « Winter is coming ». Nous avons d’un côté l’hiver des réformes, qui s’explique par le réchauffement du climat social et politique, avec l’anniversaire des Gilets Jaunes (GJ), le mouvement des hôpitaux, la grève du 5 décembre et des élections municipales qui pourraient ressusciter la gauche et/ou la droite républicaines.
Ce qui est frappant, c’est que les GJ n’ont ni leader, ni stratégie, ni programme, mais que politiquement ils ont gagné : ils sont dans la tête du président et ont « hollandisé » Emmanuel Macron. En politique intérieure, plus il oscille, moins il avance. Quelques exemples pratiques : la réforme des retraites d’abord, complètement à l’arrêt, à la fois illisible (puisque la clause du grand-père revient à faire la réforme en 42 ans et à créer un 43ème régime de retraite), injuste puisqu’on va confisquer les 140 milliards d’euros d’excédent de certains régimes pour combler les trous des autres, à savoir ceux de la fonction publique et des régimes spéciaux, et enfin inefficace puisque le nouveau système coûtera davantage que l’actuel, notamment parce qu’on interdit la baisse du point. Il faut y ajouter l’hôpital, dans un état d’urgence indéniable, et bien sûr le déficit des finances publiques. La France a désormais un déficit de 3,1%, une dette publique de 99,6% du PIB (la moyenne de la zone euro est un excédent de 0,5% du budget et une dette de 85% du PIB). Le projet de loi de finances 2020 supprime 47 postes de fonctionnaires sur 5,6 millions, ce qui est révélateur du sérieux de l’exercice ...
Comment expliquer cela en dehors du phénomène des GJ que personne n’avait vu venir ? Emmanuel Macron paye le caractère impromptu de sa campagne présidentielle. Son programme comportait trois éléments très préoccupants, qui ont fini par le rattraper. La suppression de la taxe d’habitation, qui explique ses problèmes fiscaux (en plus de couper les Français de la dépense locale), le reste à charge zéro pour la santé (qui nous fait entrer dans un système soviétique, où l’on ajuste par la pénurie des soins et la baisse de qualité), enfin le refus de toucher à l’âge de départ à la retraite.
Il y a deux autres raisons, que je mentionnerai rapidement. La stratégie du « en même temps », qui était géniale pour gagner une élection présidentielle, mais intenable dans une situation aussi difficile que celle-ci. Pierre Mendès-France disait que « gouverner c’est choisir », il faut que le président fasse des choix. Enfin, le pouvoir a été extrêmement autoritaire, centralisé et technocratique, coupé du pays et de la politique. Or quand on veut moderniser un pays, il faut d’abord le rassembler.
Lucile Schmid (LS) :
Emmanuel Macron et son gouvernement sont rattrapés sur des sujets sur lesquels ils ont commencé à réformer (parfois de manière très ambitieuse, comme dans l’éducation), où surgissent des questions imprévues, hors champ, comme la précarité des étudiants, le fait que l’un d’entre eux s’immole par le feu ... et bien sûr le phénomène des GJ. Il y a un facteur humain qui avait échappé aux modélisations.
Comment la société française reçoit-elle cette volonté de mise en mouvement que Macron a indéniablement su incarner pendant sa campagne ? Le président s’est lancé dans des dynamiques systémiques, ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait osé, mais ce facteur humain lui saute à la figure, d’une manière aussi bouleversante que cruelle avec l’immolation de ce jeune homme.
A propos de ce dernier, quoi qu’on pense de lui, on ne peut rester insensible à la gravité de ce qu’il s’est infligé. Et on constate que son discours anticapitaliste sur l’extrême précarité sociale, que l’on croyait relégué à l’ancien monde, a toujours un écho extraordinaire, et qu’il parle à tous ceux qui se sentent exclus.
Ces inégalités sociales et la montée de la précarité sont également dénoncés par le personnel hospitalier. Quand celui-ci a manifesté cette semaine, pour la première fois ont défilé ensemble des agents de service hospitalier, des aides-soignant, des infirmières, des médecins chefs de service mais aussi des généralistes n’exerçant pas à l’hôpital. Il y a là une réelle demande de défense d’un système.
La collision à laquelle nous assistons aujourd’hui est celle de la volonté de réformer qu’incarne le président, et les gens qui pensent que réformer ce système, c’est le tuer.
On ne saurait évidemment donner une réponse simple à une question d’une telle ampleur, mais certaines choses entendues sont symptomatiques : la revendication de l’hôpital public, c’est la fin de la tarification à l’acte (car ce dernier bénéficie aux cliniques privées et c’est le secteur public qui en pâtit) ; on a aussi pu entendre un chef de service de l’hôpital public déclarer qu’il aurait tout intérêt financièrement à exercer dans le privé (multipliant ainsi ses revenus par deux ou trois), on constate que la question qui est mise en jeu actuellement est celle d’un bien commun et de ce que l’on entend en faire.
Si l’on ajoute à cette situation déjà passablement complexe la réforme des indemnités du chômage, on a du mal à voir clair sur qui sont les gagnants et les perdants. Y gagnerons-nous tous à terme ? C’est ce que nous disent M. Macron et le gouvernement, mais de toute évidence, les Français ne sont pas rassurés sur cette question.
Béatrice Giblin (BG):
Ce président s’est lancé dans les réformes à peine élu, y compris par ordonnances. La première année, bénéficiant de l’aura de sa victoire électorale, indubitablement brillante, on a pu faire passer certaines choses, les réticences ayant été étouffées par la sidération. Ce qui semble confirmer une loi tacite de la politique : les réformes sont possibles en début de mandat, mais plus on avance dans le temps, plus il est difficile de changer les choses.
Les réformes réalisées par Muriel Pénicaud ont déjà ébranlé le climat général. S’y sont ajoutées celles de la SNCF (une entreprise réputée irréformable), qui n’a pas été complètement acceptée par la population, qui trouvait que l’on y allait trop fort. Les réformes de l’éducation sont celles qui ont provoqué le moins de désaccords, celles qui ont concerné l’école primaire ont même été bien accueillies. On vient d’avoir une réforme sur les indemnisations du chômage et on s’apprête à s’attaquer au vaste chantier des retraites. Si l’on examine ce qui a été fait en deux ans, force est de reconnaître que cela fait beaucoup. Trop de réformes tuent-elles la possibilité de faire de nouvelles réformes ? L’argument : « j’ai été élu pour cela, donc je continue » semble intenable dans un climat aussi tendu. Pour ma part, je ne déplore pas que Macron décide de prendre son temps, je trouve même cela plutôt sensé. Lancer une réforme des retraites après un an de manifestation des GJ est d’une audace dont on peut se dire qu’elle frise l’inconscience.
Sur la santé, il est évident que le gouvernement va céder, car comme le rappelait LS, la totalité de la profession est dans la rue, tous les échelons sont mobilisés. Cela va évidemment signifier beaucoup d’argent pour l’hôpital, c’est à dire moins ailleurs. Autrement dit, les déficits publics ne sont pas près de se résorber.
Lionel Zinsou (LZ) :
Après l’accusation, la défense. Il conviendrait peut-être d’abord de rappeler que les réformes portent leurs fruits, et que cela commence à se voir. Mais aussi qu’il n’y a pas de raisons d’être sidéré par les ordonnances, le général De Gaulle a passé son temps à réformer de cette façon toute la protection sociale, c’est un mode d’action législatif parfaitement légitime.
On attendait de grandes manifestations après les réformes du travail, cela n’a pas été le cas. Et on a créé 500 000 emplois, alors que le niveau de croissance n’est pas si élevé. Il semble que l’économie française parvienne désormais à créer assez d’emplois pour faire baisser le chômage à partir de 0,8% ou 1% de croissance. La croissance française est légèrement supérieure aux autres pays comparables, mais le contenu de cette dernière en emplois est nettement meilleur que chez les autres. On pourrait mettre ces 500 000 emplois en avant plutôt que d’évoquer la sidération devant les réformes.
Autre facteur expliquant cette meilleure croissance : il y a eu d’importants gains de pouvoir d’achat. Les GJ disent qu’ils n’en ont rien vu. On a envie de leur adresser les comptes de la sécurité sociale. La Caisse Nationale d’Assurance Maladie aurait dû être cette année en excédent pour la première fois depuis des décennies. Il se trouve qu’elle est toujours en déficit par l’effet direct de la distribution de pouvoir d’achat : la prime à l’emploi qu’ont réclamé 1 500 000 foyers qui ignoraient y avoir droit. La suppression de la taxe d’habitation est une autre façon de distribuer du pouvoir d’achat. Socialement, il y a des gens qui n’ont rien vu, mais tous les comptes révèlent que le modèle économique a changé.
Sur les méthodes de réformes, on pourrait constater que certaines sont très intéressantes, plutôt que d’être dans la déploration. Ainsi, on peut se demander ce qui sortira de la convention citoyenne sur la transition énergétique, c’est tout de même très original, et cela provoque un engouement très grand de la part des citoyens tirés au sort pour y participer. Par ailleurs, les liens avec les corps intermédiaires sont visiblement rétablis. Lors du grand débat, on a vu le président de la République des heures durant au milieu de centaines de maires. Quelque chose est rétabli en termes de dialogues avec les élus locaux. Il en va de même pour les concertations, qui sont multiples et profondes, on voit même poindre une embellie dans le dialogue avec la CFDT.
Les méthodes ont évolué, on est sorti du jupitérisme, mais surtout les premiers résultats sur le marché du travail, la croissance et les emplois sont là. Or personne ne le rappelle.
Les GJ ont fêté leur anniversaire. Ils étaient 28 000, et il faut le rappeler : c’est extrêmement peu, même en admettant que les 0,2% de leur score aux élections européennes ne rende pas compte correctement de leur représentativité. Ils sont donc que 28 000 à ne rien percevoir de ce qui change en France.
C’est tout à fait normal que la question des retraites nécessite un temps de concertation. Ce n’est pas un ralentissement, c’est une méthode de fonctionnement, car sur un sujet pareil, la concertation est nettement préférable à l’ordonnance.
Nicolas Baverez :
Quelques brèves réponses. Sur les résultats d’abord. On a créé 500 000 emplois et c’est très positif, certes. La raison de leur création l’est nettement moins : il n’y a plus de gain de productivité dans notre économie, et c’est très préoccupant à terme, même si cela permet de créer des emplois, et même si c’est un phénomène mondial et non spécifiquement français.
Ensuite, il est vrai qu’on a distribué du pouvoir d’achat, mais on est totalement dans l’ancien monde, car on a employé la méthode habituelle : on a creusé la dette publique (et les taux négatifs actuels ont facilité la manœuvre).
Il y a une contradiction terrible : Emmanuel Macron n’a de cesse de répéter aux Allemands qu’il faut investir, alors qu’il n’y a pas d’investissement en France en raison de la dette publique. De surcroît, les dépenses sociales que financent cette dette sont de plus en plus inefficaces puisque les gens n’en perçoivent même plus les effets.
Au delà de l’économie, je voudrais pointer la dégradation de la situation de notre nation, et la montée de la violence dans notre pays, et la dépravation morale très spectaculaires. Les gens n’étaient certes pas très nombreux samedi, mais la mise à sac du monument au maréchal Juin est absolument navrante quand on sait ce qu’a représenté la deuxième DB dans l’histoire de la libération de notre pays. Cette violence se retrouve dans tous les secteurs, et elle ne cesse de monter.
Sur la politique enfin. C’est de toute évidence le talon d’Achille de Macron, il n’y a qu’à voir le groupe parlementaire LREM qui tire à hue et à dia, et un parti présidentiel inexistant. Je vous renvoie à la carte des déplacements d’Emmanuel Macron, publiée dans Les Échos cette semaine. On y voit que la « diagonale des GJ » est totalement absente. Beaucoup de réformes étaient bienvenues, on a mentionné l’éducation et le travail, mais il n’y a jamais eu l’effort politique de faire comprendre ces réformes et de les inscrire dans un projet de redressement de la France. C’est ce qu’on paye aujourd’hui, et que l’on pourrait bien payer cher lors du prochain combat électoral contre l’extrême-droite.
Lucile Schmid :
Depuis l’élection de Macron, dont l’électorat était majoritairement de gauche, on se demande où est passé le versant de gauche du « en même temps ». C’est une réalité sociale dont il s’agit ici, et l’on n’y répondra pas avec des statistiques montrant que la France ne s’en sort pas si mal comparée à ses voisins.
On y répondra par la prise en considération de la question sociale, qui est très différente de la question sociétale. C’était déjà l’une des limites du quinquennat de François Hollande, Macron n’est pas responsable de tout, et il traîne ce boulet de l’absence de remise en mouvement des questions sociales. Du coup, on perd aussi le sens de ce qu’Emmanuel Macron peut nous apporter réellement. Par exemple, est-ce à lui qu’on doit les 500 000 emplois ? Personne n’y croit vraiment. Ce n’est le fait ni d’une personne, ni même d’un gouvernement.
En ce qui concerne les questions de santé, le sujet de l’hôpital ne doit pas être présenté comme une gouffre sans fond, mais comme un élément structurant de notre contrat social. Emmanuel Macron a l’intuition qu’il faut changer le système. Or, il veut le libéraliser, et cela va à l’encontre de ce que réclame le personnel soignant et les chefs de service.
Béatrice Giblin :
S’agissant de l’hôpital, je ne suis pas sûre que Macron soit convaincu qu’il faille libéraliser. Il est issu d’une famille de médecins, il se peut qu’il connaisse de près le sujet. Sa logique n’est donc pas forcément celle de la privatisation. Il ne s’agit pas de parler de gouffre, mais nous avons des problèmes importants : une population vieillissante, des soins onéreux, un personnel qui travaille souvent dans des conditions déplorables ... Mais sur cette question, il devrait y avoir un débat public et politique : quel système de santé voulons-nous, et combien sommes-nous prêts à payer pour l’avoir ? Un débat à l’Assemblée, médiatisé, semble indispensable.
A propos de « la dégradation de la nation » évoquée par NB, je serai moins alarmiste. Il y a indubitablement des lieux de grande tension et quelques cas de violences intolérables, mais je reste pour ma part convaincue qu’il y a dans la nation française un ciment fort, que ces incidents navrants ne parviendront pas à briser.
Enfin, en tant que géographe, je passe mon temps le nez dans les cartes, et je serais curieuse de voir la « diagonale des GJ », que je ne connaissais pas ...
Lionel Zinsou :
Il me semble tout de même très probable qu’il y ait un rapport entre la politique économique et la création d’emplois ... Sur la dépravation morale et la violence, il y a effectivement eu plusieurs faits désolants, mais si on compare la violence des manifestations actuelles (répression incluse) à celles de la 3ème ou de la 4ème Républiques, et même des débuts de la 5ème ... A l’époque, la répression d’une manifestation faisait des dizaines de morts. On est dans une théâtralisation de la violence, où les chaînes d’info en continu nous montrent des policiers réfugiés dans un pressing, et secourus par l’arrivée à point nommé de la cavalerie ... On est tout de même loin de Charonne et du putsch de 1961.
Quant aux grèves du 5 décembre qui tétanisent tout le monde, elle ne concerneront comme d’habitude que ceux qui ont la possibilité d’immobiliser le pays (transports, et possiblement chauffeurs routiers), le secteur privé n’y participera pas, ce ne sera donc pas un mouvement réellement interprofessionnel. Comme d’habitude, ils le feront jusqu’à ce que les gens s’énervent trop à cause des courses de Noël à faire. Et comme d’habitude, on ne verra pas le secteur privé défiler dans la rue (alors que les salariés sont aussi concernés par la réforme des retraites).
Ne nous obsédons pas pour des anecdotes. Nous ne sommes ni dans la dépravation morale, ni dans la violence sociale, mais dans un rituel bien connu.
Sur l’hôpital public, nous avons une réforme continue, ce n’est donc pas la peine de présenter le 14 novembre dernier comme le jour où s’est effondré l’hôpital. Il y eut une importante réforme quand Roselyne Bachelot était ministre de la santé, des efforts du temps de Marisol Touraine, un plan de 750 millions d’euros de Mme Buzyn. Il y a donc eu une succession d’améliorations très importantes, il y a des problèmes anciens d’organisation du travail à l’hôpital, mais nous sommes dans un continuum qui va s’accélérer.
Le président de la République a remis en cause les 3% du déficit budgétaire parce qu’il est probable que l’effort d’adaptation de l’économie suppose un peu plus de déficit. Rappelons qu’aux USA il est de 5% du PIB, et qu’en Chine il est à 10%. Là non plus tout n’est pas si noir.
OTAN, l’alliance en miettes ?
Introduction
Moins d’un mois avant le 70e anniversaire de l’Alliance atlantique qui sera célébré lors du prochain sommet de l’organisation à Londres les 2 et 4 décembre prochain, le président Emmanuel Macron a jugé le 7 novembre dans, The Economist que l’Otan était en « état de mort cérébrale ». Dans un long entretien avec l’hebdomadaire britannique, le président français explique cet état par le désengagement américain vis-à-vis de ses alliés et l’intervention militaire de la Turquie, membre de l’Alliance, dans le nord de la Syrie. « Il n’y a aucune coordination dans la prise de décision stratégique entre les États-Unis et ses alliés de l’Otan » regrette le président français qui se déclare également alarmé de la « fragilité extraordinaire de l’Europe » qui « disparaitra », si elle ne « se pense pas comme puissance dans ce monde ». Pour lui, le sursaut doit passer par deux chemins : le développement d’une véritable « souveraineté militaire » et la relance du dialogue avec la Russie.
Les coups contre l’Alliance atlantique ont été portés par Donald Trump, qui après avoir considérée qu’elle était « obsolète » pendant sa campagne électorale, a introduit le doute sur sa volonté d’honorer la solidarité militaire stipulée par l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord en cas d’attaque contre un de ses membres.
Les propos d’Emmanuel Macron ont suscité un tollé chez les alliés. Ils ont choqué en Allemagne où Angela Merkel a déclaré : « Je ne pense pas qu’un tel jugement intempestif soit nécessaire ». Les « termes radicaux » de M. Macron a ajouté la chancelière ne correspondent pas à « mon point de vue ».
Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’Otan a observé que « toute tentative d’instaurer une distance entre l’Europe et l’Amérique du Nord ne va pas seulement affaiblir l’Alliance transatlantique mais risque aussi de diviser l’Europe ». La présidente désignée de la Commission européenne, Ursula von der Leyen a défendu « la plus puissante alliance de défense dans le monde ». Le secrétaire d’Etat américain Mike Pompéo a jugé que l’Otan restait « historiquement un des partenaires stratégiques les plus important ». Le Premier ministre canadien, Justin Trudeau a souligné le « rôle extrêmement important » de l’organisation internationale notamment en Irak et en Lettonie. Le Premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki a estimé les propos d’Emmanuel Macron « dangereux » tandis que le président turc Recep Tayyiup Erdogan les a qualifiés d’« inacceptables » . Moscou, en revanche, a salué des « paroles en or » et « une définition précise de l’état actuel de l’Otan ».
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
La déclaration du président Macron était en effet de nature à susciter des commentaires nombreux. On a dit : « il met les pieds dans le plat ». Il faut bien reconnaître que la situation de l’Alliance est préoccupante : nous avons un allié, la Turquie, doté d’une armée importante, qui se permet d’intervenir en Syrie sans prévenir personne. D’autant plus que la Turquie a commandé en 2017 un système de défense livré en 2019, fait de missiles russes.
Or personne n’a vraiment réagi à tous ces mauvais signes, d’où la réflexion du président : si chacun peut faire ce qu’il veut comme bon lui semble au sein de cette organisation, alors à quoi sert-elle ?
L’OTAN avait été créée pour faire face à la menace du bloc soviétique. A partir du moment où celui-ci s’est effondré, certains ont considéré qu’il était temps de « toucher les dividendes de la paix ». L’OTAN a donc perdu sa raison d’être historique. Au moment où tout le monde pensait que l’OTAN était finie, il y eut le conflit des Balkans, qui montra que l’alliance n’était pas inutile.
L’OTANdivise. Et les voix discordantes se font entendre en Europe (sans même parler de l’attitude de Trump aux USA). La position des pays de l’est de l’UE est diamétralement opposée à celle de l’ouest. La Pologne et les états baltes, inquiets de la Russie, font confiance à l’OTAN pour les protéger. Du côté de la France, la distance envers l’OTAN est historique, même si nous avons réintégré son commandement avec Nicolas Sarkozy, il y a toujours eu une aspiration à l’autonomie militaire. On sait que nous n’y arriverons pas seuls, mais qu’en Europe, l’armée française compte. Les Allemands ne veulent pas se vivre comme puissance militaire, le discours de Macron sur la nécessité de construire une armée européenne est donc accueilli par un silence prudent des Allemands.
Pour nous Français, le danger vient davantage du sud que de l’est. Par conséquent, les visions stratégiques au sein des différents pays d’Europe diffèrent totalement, d’où les désaccords à propos de l’OTAN.
Lionel Zinsou :
La diplomatie française n’est jamais aussi rayonnante que lorsqu’elle est dans la rupture. Les réactions négatives aux déclarations de Macron font penser à celles qui avaient suivi la décision de Chirac de ne pas aller en Irak, où à celles de De Gaulle qui reconnut la République Populaire de Chine ou sortit du commandement militaire de l’OTAN. La France a une souveraineté diplomatique, et elle est fondée à défendre une position originale. De plus, les déclarations du président n’étaient pas toutes négatives, il a aussi appelé à une défense européenne, et c’est une demande très raisonnable, car l’Union Européenne est tout de même la première puissance mondiale.
Il y a un « club » de pays qui font environ 20 000 milliards de dollars de richesses créées chaque année. Il comprend les USA, l’UE et la Chine. C’est d’ailleurs tout nouveau pour la Chine. Il faut avoir en tête que le PIB de la Chine est actuellement de 13 000 milliards à taux de change courant, et plus de 20 000 milliards en parité de pouvoir d’achat (la parité de pouvoir d’achat consiste à corriger dans les calculs les monnaies sous-évaluées pour avoir une comparaison pertinente). Pour mémoire, quand le général De Gaulle reconnut la République Populaire de Chine en 1964, son PIB était de 50 milliards (il a donc été multiplié par 260 !).
Ces mesures de richesses sont très importantes pour comprendre les enjeux stratégiques. L’Inde d’aujourd’hui représente 10 000 milliards de dollars en parité de pouvoir d’achat, c’est à dire 4 fois la France. On est tentés de se dire qu’à taux de change courant, l’Inde et le Brésil talonnent la France. Mais en réalité économique (c’est à dire une fois les corrections de calcul appliquées), ces pays sont loin devant.
Le changement des sous-jacents économiques est donc considérable. Il faut absolument que l’UE en prenne la mesure, car l’OTAN ne le fait pas. Tout le monde a été étonné quand Trump a déclaré qu’il serait raisonnable que le Brésil rejoigne l’OTAN. Cela ne paraissait pas avoir grand sens, le Brésil étant dans la région Atlantique sud ... Certes, mais cette proposition tenait compte d’un remaniement complet de la géopolitique en termes des sous-jacents économiques.
D’autre part, l’UE quand elle s’unit connaît parfois des succès. L’OTAN en revanche, a subi de nombreux échecs dans l’Histoire récente. En Afghanistan, on ne peut pas dire 18 ans plus tard que les résultats soient franchement brillants ... 18 ans c’est très long, la temporalité des opérations a changé elle aussi, il faut faire face aujourd’hui à des conflits qui peuvent durer très longtemps, et ne ressemblent plus en rien à ceux qui avaient cours en 1949.
Le monde a changé, les temporalités ont changé, les espaces ont changé (le Sud, le Sahel et le Moyen Orient sont beaucoup plus importants), les sous-jacents économiques ont changé. Ce n’est pas le président français qui a déstabilisé l’OTAN, mais bien le président américain quand il a déclaré que c’était une institution obsolète. Quant à la Turquie, rappelons qu’il y a aujourd’hui des patrouilles turco-russes opérant en territoire syrien. Erdogan peut bien s’offusquer des remarques du président français sur l’OTAN, mais quel crédit lui accorder dès lors que c’est bien la Turquie qui a commencé à changer d’alliances. Elle est désormais très liée à la Russie et le prouve tous les jours : dans ses contrats de défense, dans ses opérations de terrain, dans le groupe d’Astana à propos du conflit syrien.
Lucile Schmid :
LZ a tout à fait raison de rappeler combien la donne géopolitique et les enjeux ont changé. Il faut également rappeler à quel point l’OTAN a changé quand elle s’est élargie. L’organisation comprend aujourd’hui des ex-républiques soviétiques, elle a changé de vocation. Elle a intégré des pays dont les intérêts sont parfois contradictoires, et dont certains sont des éléments déstabilisateurs, ce qui se passe autour de la Turquie est inadmissible.
Macron a vrai talent, celui de remettre les choses en mouvement ; il est de plus doté d’une forme de vision : dès son discours de la Sorbonne, en septembre 2017, il avait annoncé qu’il faudrait faire de l’UE une réelle puissance dotée d’une vision stratégique commune et d’une défense conséquente. Rappelons qu’il ne s’agit pas de constituer une « armée européenne », mais d’apprendre aux pays européens à avoir une vision commune et à planifier des opérations stratégiques ensemble. C’est là l’enjeu qui est posé.
BG évoquait les différences de points de vue entre l’Allemagne et la France vis-à-vis de l’OTAN, et le fait que les objectifs des deux pays n’étaient pas forcément complémentaires. Il faut aussi regarder comment les choses évoluent en Allemagne. Annegret Kramp-Karrenbauer, actuellement ministre de la défense allemande, a récemment surpris tout le monde en déclarant que d’ici les années 2030, l’Allemagne serait la troisième puissance mondiale en termes de budget militaire, juste derrière les USA et la Chine. L’Allemagne affiche donc une grande ambivalence : elle prend le contrepied de la France tout en reconnaissant en même temps que devenir une grande puissance stratégique dans le monde d’aujourd’hui (nettement moins multilatéral, et dont certains leaders peuvent se révérer très imprévisibles) est une nécessité qu’il faut prendre en compte.
Considérant tous ces points, je trouve qu’Emmanuel Macron a raison. Ceci étant dit, s’il a la vision et la capacité de mettre en mouvement, il est en revanche très déficient quand il s’agit de construire du collectif. On l’a vu au niveau européen, avec tout ce qui s’est passé récemment au parlement ... Saura-t-il construire du collectif ? Il a eu raison de mettre les pieds dans le plat, mais ce qui est désormais perçu comme « l’arrogance française » ne va-t-il pas compliquer encore les choses ? Peut-il désormais se trouver des alliés pour parvenir à faire évoluer le rôle de l’OTAN, et surtout mettre un chantier une vision stratégique au niveau européen ? Rappelons qu’Ursula von der Leyen était ministre de la défense allemande et est experte sur ces sujets.
Nicolas Baverez :
En 1965, le général De Gaulle déclarait déjà que l’Alliance disparaîtrait le jour où le rideau de fer tomberait. Il est vrai que la question se pose depuis la chute du mur avec une grande ambiguïté : on a cru que l’alliance avait gagné, alors que le bloc soviétique s’est effondré de l’intérieur.
La crise est incontestable. Elle est opérationnelle : une guerre sans fin (et perdue) en Afghanistan, qui voit le retour des talibans ; elle est politique avec la Turquie ; elle est enfin existentielle puisque Trump a déclaré en privé vouloir se retirer de l’OTAN, ce qui signifierait de facto la fin de l’alliance.
Cette alliance n’a-t-elle par conséquent plus de raison d’être ? Il semble au contraire qu’elle en ait de nouveau une, parce que la sécurité des démocraties est aujourd’hui gravement menacée : avec les démocratures (dont la Turquie, membre de l’alliance, est un bon exemple), mais aussiavec les menaces venues de la Russie, de la Chine, du djihadisme ... et enfin avec les menaces venues du cyberespace qui est en train de se militariser. Il est clair que les pays européens n’ont pas les moyens de faire face à ces menaces isolément.
On fait cependant exactement l’inverse de ce qu’il faudrait faire : on unifie les démocratures, on laisse du champ aux djihadistes en Syrie, et on divise les démocraties. C’est là que se pose le problème des déclarations de Macron. Il faut se préparer au retrait des USA, mais évidemment sans le dire, sans quoi l’on tétaniserait tous les pays qui ont confié leur sécurité aux États-Unis. Il faut réinvestir dans la défense (et la France est loin de le faire suffisamment), construire une autonomie stratégique mais sous la forme d’un prolongement de l’OTAN, et non comme une alternative à celle-ci. Un des points très importants et mal connu de l’OTAN est qu’elle est un vrai actif européen. En effet, quand on fait manœuvrer ensemble des armées européennes, c’est toujours avec des procédures OTAN. C’est là l’erreur de Macron : il a tétanisé tout le monde avec ses déclarations, or on ne fera pas d’Europe sans les Européens, et on ne refondera pas l’OTAN sans les alliés.
Macron a donc réussi à faire l’unanimité contre lui, à relégitimer Trump et Erdogan, et à afficher son impuissance. Sur l’aspect politique enfin, la différence avec le général De Gaulle, c’est qu’en 1958, De Gaulle refait la constitution, la politique économique, la dissuasion, sort de la guerre d’Algérie et remet la diplomatie en marche. A partir de 1963, il fait une grande politique européenne et réinscrit la place de la France entre Est et Ouest, entre Nord et Sud. Macron fait les choses à l’envers et en dépit du bon sens, il n’est donc tout simplement pas légitime, ni avec nos alliés, ni avec nos partenaires européens.