Le congrès des maires de France
Introduction
A quatre mois des municipales, le président Macron a ouvert mardi le 102e congrès des maires de France, à la Porte de Versailles à Paris devant plusieurs milliers d’élus locaux.
Depuis son élection, Emmanuel Macron entretient des relations tumultueuses avec les maires, avec en point d’orgue sa décision de ne pas participer au Congrès 2018, alors même qu’il s’était auparavant engagé à venir chaque année. Depuis, le Président a souhaité s’appuyer sur les 34 967 maires lors du Grand débat national pour sortir de la crise des gilets jaunes et il a multiplié les signes en direction des élus.
Parmi les sujets de friction figurent en particulier : les treize milliards d’euros d’économies réclamées aux territoires sur l’ensemble du quinquennat, la compensation de la suppression de la taxe d’habitation, ou encore la taille des intercommunalités jugée trop grande à force de regroupements. Plus largement, les édiles s’estiment dépossédés, abandonnés par le pouvoir central face à la disparition chronique des services publics, alors que, selon la dernière enquête du Cevipof, le maire est de loin le représentant politique en qui les Français ont le plus confiance (58% en décembre 2018, contre 31% de confiance envers les députés, et 23% pour le président).
Dans son long discours mardi aux élus, Emmanuel Macron a tenté de corriger son image de « Président des villes » ou président « hors sol » en martelant « J’ai besoin de vous », tout en évoquant notamment la hausse de la rémunération des maires, une nouvelle étape de la décentralisation qui sera présentée mi 2020 et en se prononçant contre l’interdiction des listes communautaires aux municipales.
A quatre mois du scrutin, les maires ne sont plus que 28% à ne plus souhaiter se représenter en 2020, contre environ un sur deux il y a un an, selon une enquête du Cevipof. C’est sensiblement la même proportion que lors des municipales de 2014.
Le Premier ministre Édouard Philippe est intervenu en clôture jeudi « sur le volet opérationnel », au moment où le parlement examine un projet de loi « Engagement et proximité » qui se veut une réponse aux attentes des élus locaux.
Kontildondit ?
Matthias Fekl (MF) :
Le congrès des maires est un moment assez paradoxal.
Pour les maires d’abord, parce qu’ils viennent à Paris pour échanger sur leurs pratiques, on y apprend énormément, et c’est l’occasion pour beaucoup de prendre un peu de recul par rapport à une activité qui provoque souvent une grande solitude. Mais ce voyage à Paris pour écouter le président est quasiment à chaque fois immédiatement suivi d’une phase de déception (quel que soit le président en exercice), les maires repartent la plupart du temps sans avoir entendu un discours à la hauteur de leurs attentes. Parce que les difficultés s’accumulent. J’ai été adjoint au maire à Marmande, et la position d’élu local est très difficile : on est en première ligne face à des demandes qui se multiplient, (« à portée de baffes » comme on dit). Ce qui est bien, ce sont des cordes de rappel très puissantes et formatrices, mais la tâche est souvent ardue, puisqu’il faut régler des problèmes en n’ayant souvent pas les moyens de le faire.
C’est aussi paradoxal pour le président de la République actuel. Dans sa phase de conquête, il a construit une partie de sa stratégie contre les élus. Je me souviens de phrases telles que : « les élus, c’est un parcours d’un autre temps », d’attaques contre le clientélisme, etc. Cela avait plu à l’opinion publique d’ailleurs. Mais on s’est très vite aperçu que sans ce maillage, l’exercice du pouvoir se révèle quasiment impossible. La crise de Gilets Jaunes (GJ) et le grand débat qui a suivi ont été un moment de retournement, avec la volonté de renouer la confiance. C’est l’objectif du congrès des maires. Ensuite se pose la question plus générale de l’exercice des mandats locaux. Y aura-t-il une crise des vocations ? Cela semble aller un peu mieux, mais on verra ce qu’il en est vraiment après les prochaines municipales. Enfin, que donneront les élections municipales en termes de lisibilité politique ? Personnellement, je pense qu’on sera dans un grand flou, avec sans doute beaucoup de reconductions de sortants. Il sera donc difficile d’en déduire un rapport de force politique.
Béatrice Giblin (BG) :
Je partage ce pronostic du « flou ». De toutes façons on ne parlera comme toujours que des plus grandes villes, et ce sont elles qui aiguilleront les commentaires sur qui a gagné et qui a perdu. La lecture sera faussée par ces quelques phares. On glosera sur la victoire d’untel ou la défaite de tel autre, mais on ne dira rien réellement du rapport de force.
Les maires n’arrivent pas à investir l’intercommunalité et c’est préoccupant. La plupart des maires qui ne veulent pas se représenter sont les élus de petites communes. De façon assez surprenante, ils se sont insurgés à propos de questions d’assainissement : ils protestent contre le passage de l’eau dans les intercommunalités, s’estimant dépossédés de leur pouvoir. Mais que veut dire gérer aujourd’hui l’assainissement à l’échelle d’une petite commune ? C’est pour le moins problématique ... Il n’y a aujourd’hui aucun investissement sur les intercommunalités, et cette campagne électorale va très certainement faire de nouveau l’impasse sur cette question. Les maires regrettent qu’on agrandisse les intercommunalités, mais il en reste une myriade de toutes petites.
On ne cesse de répéter combien les maires sont importants dans le maillage du territoire, mais ne nous leurrons pas : nous savons tous que ce maillage comporte d’énormes trous, et qu’il serait bon de se regrouper pour tenter de les combler.
Se pose le problème de la fiscalité des communes. Elle pourrait se poser bien davantage à l’échelle de l’intercommunalité elle aussi. Cet attachement des maires à toutes leurs prérogatives est un obstacle pour faire avancer certaines questions, et une vraie décentralisation.
Nicole Gnesotto (NG) :
Il y a un paradoxe chez les maires d’aujourd’hui : ils sont d’un côté les plus aimés des élus français, de l’autre ils subissent de plus en plus de violences verbales ou physiques personnelles. L’exemple atroce de la mort du maire de Signes, Jean-Mathieu Michel est très symptomatique. Dans une enquête du Sénat parue en septembre, 14% des maires interrogés disent subir des violences physiques dans l’exercice de leur mandat. Ils sont les plus aimés, mais ils sont les plus malheureux. Il y a un malaise indéniable. Il est vrai que les maires subissent des complexités grandissantes (de la dématérialisation liée au numérique par exemple), la disparition des services publics et le sentiment d’abandon qui l’accompagne.
On a ce tableau très contrasté d’élus qui sont le symbole de la proximité de la République, mais aussi de la déshérence des territoires. Il faut bien reconnaître que la position de maire d’une ville moyenne aujourd’hui paraît très difficile.
Qu’a fait le président Macron ? Il a d’abord considéré la France comme une start-up nation, avec une vision très dématérialisée du rapport aux Français (pas seulement aux maires, mais à toutes les instances représentatives, comme les syndicats par exemple). Les GJ ont dessillé les yeux du gouvernements radicaux-socialistes l’importance des relais territoriaux. Nous sommes depuis lors dans une deuxième phase de la relation présidentielle aux maires, celle d’une reconquête. Il y a certes une déception des maires suite à ce congrès, mais plusieurs annonces qui y ont été faites me semblent importantes. La revitalisation des centre-villes et des commerces de proximité, la création des « maisons France-service » regroupant la poste, la justice, la sécurité sociale, etc.). Quelque chose est également passé à peu près inaperçu au niveau des finances publiques : la secrétaire d’état aux affaires européennes a expliqué aux maires que la France qui reçoit 28 milliards d’euros en 5 ans des fonds européens n’en utilise que 75% à cause de l’empilement des contraintes et procédures bureaucratiques nécessaires pour obtenir ces fonds. Il y a par exemple une enveloppe de 500 millions d’euros pour que les pêcheurs s’adaptent au Brexit, dont seulement 19% sont utilisés. Donc les maires ne disposent pas de ressources potentielles qui pourraient les aider à compenser les baisses de dotations ...
Jean-Louis Bourlanges (JLB) :
Sur les fonds européens, l’Union Européenne a sa part de responsabilité, car les procédures mises en place à Bruxelles sont loin d’être parfaitement claires. Quand on adopte le programme financier pluriannuel, les sommes sont libérées, et on a une gestion « en chameau ». Il faut élaborer des dossiers, et cela prend du temps, on n’obtient pas 500 millions pour le Brexit instantanément. Il faut savoir ce qu’on en fait, c’est à dire qu’il faut bâtir des programmes, puis les instruire ... Il y a un décalage entre le temps d’exécution pour débloquer les fonds et les fonds réels, et il est à peu près de deux ans. Même s’il est certain que l’administration française complique encore davantage l’affaire.
La perspective des maires a été éclairée précédemment, aussi me placerai-je dans celle de l’exécutif. Ce qui me paraît caractéristique, c’est la façon dont Macron a choisi une gestion centralisée dans tous les domaines. C’est là un paradoxe : le centrisme centralisateur (alors que le centrisme est traditionnellement décentralisateur). C’est le même paradoxe qui a conduit à la quasi-disparition du parti Cuidadanos en Espagne. On vient bien que vis-à-vis du pouvoir municipal, on a eu un triple discours de méfiance. A l’égard des élus d’abord, réputés clientélistes. A l’égard d’un pouvoir pluriel ensuite, car la logique d’unité fondamentale du pouvoir est technocratique et bonapartiste. Elle ne concerne pas seulement le président mais aussi l’Assemblée Nationale d’ailleurs. A l’égard de la décentralisation enfin, qui est refusée. L’insistance sur la déconcentration est révélatrice. La déconcentration, c’est raccourcir le manche du marteau, tandis que la décentralisation, c’est donner le marteau à quelqu’un d’autre. Ici, c’est toujours l’état qui tient le manche ... La suppression de la taxe d’habitation fut là aussi très parlante.
J’ai personnellement été mal à l’aise pendant la campagne électorale sur deux choses : les retraites et la taxe d’habitation. Sur cette dernière, j’étais partisan d’une réforme, pas d’une suppression, car il me paraît légitime que des services de proximité soient financés par un impôt de proximité.
Tout cela compose un paysage assez dangereux pour le pouvoir central. Comme ce dernier a gagné politiquement lors des dernières élections européennes (à la suite desquelles les deux grands partis traditionnels ont été marginalisés), le besoin de pluralisme se réfugie ailleurs, à savoir dans la réaffirmation du pouvoir local. Il y a également une seconde revendication, sociale, qui se posera le 5 décembre prochain.
On a donc un grand besoin de pluralité (pas d’alternance) qui trouve difficilement à s’exercer. Il faudrait une nouvelle donne sur le plan des rapports entre le pouvoir local et le pouvoir central, pour ma part je pencherais pour la création d’un bloc de compétences en matière territoriale, qui serait cogéré par le Sénat (qui est l’émanation des collectivités territoriales) et l’Assemblée Nationale. On en est loin dans le discours de Macron. Comme d’habitude il fut brillant, mais les maires semblent avoir résisté à cette opération de séduction.
Philippe Meyer (PM) :
A propos de la violence contre les maires évoquée plus haut, elle est à l’image de la désinhibition de certains comportements, mais elle est aussi plus facile, car on sait où ils sont. Il est bien plus difficile de trouver son député.
Je ne partage pas cet amour des Français pour les maires. Les affaires de corruption sont très majoritairement des affaires municipales. Le clientélisme et même le népotisme existent, et je trouve frappant de voir l’importance grandissante qu’ont pris les directeurs municipaux des services au détriment des maires.
Matthias Fekl :
C’est bien d’être à portée de baffe, à condition que ce soit symbolique. Mais la montée de la violence contre les élus, et de la violence politique en général, ne cesse de croître et c’est très préoccupant. Il serait intéressant d’avoir de vrais chiffres là dessus, du nombre d’élus agressés, de dégradations de domiciles, de séquestrations.
On est passé de violences symboliques, admises comme faisant partie d’une espèce de règle du jeu (dépôt de fumier devant les permanences parlementaires ...), à des violences réelles et physiques. Les attaques sont dorénavant personnelles, à domicile, visant les familles, elles sont absolument inadmissibles et n’augurent rien de bon.
Pour en revenir au côté municipal, nous sommes à la fin d’un cycle. Je ne parle moins de la centralisation que de l’empilement. Au point qu’il est difficile désormais de porter des projets locaux, car ceux de l’un annulent ceux de l’autre, la difficile lisibilité administrative crée une inertie. Et enfin l’empilement fiscal. J’ai vu en tant qu’adjoint d’une commune de 18 000 habitants, l’illisibilité totale de la fiscalité locale (et même nationale) mais aussi son iniquité. Il s’agit presque d’une inversion de la redistribution . Certains barèmes n’ont pas été revus depuis des décennies, ce qui fait que vous pouvez payer de fortes taxes d’habitation pour des logements à présent vétustes ...
Mais à ce stade, et tous gouvernements confondus, on n’a pas encore trouvé la clef pour faire la réforme fiscale qui remettrait à plat le pacte social et républicain.
Béatrice Giblin :
La difficulté est en effet très grande, et on mesure bien la vacuité des « y a qu’à - faut qu’on ... ».
Mais revenons aux maires. Personne ne nie qu’ils ont le sens de l’intérêt général, et pourtant, ils sont incapables de penser à un autre niveau d’analyse. Le « chacun pour soi » ayant cours dans les intercommunalités où les projets se font concurrence en est le signe manifeste. C’est ce qui explique le rôle prépondérant des directeurs généraux, qui re retrouvent à la tête de zones très vastes, et ont une vraie expertise légale et juridique.
Même si je reconnais la difficulté de la tâche des maires, je ne leur voue pas non plus une admiration, précisément à cause de cette incapacité - spécifiquement française - de changer de niveau d’analyse, pour se placer à un niveau un peu plus large pour l’intérêt général.
Jean-Louis Bourlanges :
C’est le problème des compétences qui se pose le premier. On a trop de collectivités ayant des compétences générales. Autrement dit : tout le monde s’en mêle, et rien n’avance. J’avais personnellement eu l’idée d’une petite réforme, très simple : à chaque fois qu’il y a une réunion de plus de quatre personnes et durant plus d’une heure, instituer l’obligation d’en calculer le coût (étant donné les rémunérations de chacun). On s’apercevrait ainsi que la plupart de ces réunions inutiles et mal organisées sont de surcroît très coûteuses.
Les maires des petites communes ont leur « grand Albert » (le Grand Albert était un manuel de sorcellerie très en vogue au XVIIème siècle), dans lequel toutes les formules sont inscrites. Les projets sont donc construits en fonction des avantages financiers de la législation (un court de tennis plutôt qu’une piscine, etc.). C’est très humain, et cela explique la levée de boucliers quand on remet en cause ces prérogatives.
Sur les intercommunalités. Il y a trop de communes en France, mais on ne peut pas en supprimer car les gens y sont attachés. Donc on laisse le maire gérer des choses élémentaires (comme l’état civil, etc.) et on intercommunalités les grandes questions budgétaires. L’administration adore cela, tandis que les gens vivent ce phénomène comme une dépossession démocratique. Ce qui serait logique, c’est d’élire les intercommunalités au suffrage universel, mais là encore, celui qui proposera cela verra une levée de boucliers. Mais on ne pourra pas développer un pouvoir intercommunal fort si on le démocratise pas.
Sur les finances locales, l’exemple de l’Allemagne est intéressant. Outre-Rhin, l’essentiel des financements est composé de dotations. Notre constitution s’y oppose, car cela contreviendrait au principe de la libre administration des collectivités territoriales. Là encore, on pourrait imaginer que les dotations soient fixées conjointement entre l’Assemblée Nationale et le Sénat (tout en laissant une marge aux communes) ... Il existe donc de nombreuses pistes possibles, mais d’une part le pouvoir n’y est pas très ouvert, et d’autre part elles susciteraient de grandes difficultés politiques. Une fois encore, c’est l’impasse.
L’Amérique latine dans la rue
Introduction
Depuis deux mois, au Chili, en Argentine, en Équateur, au Pérou, en Bolivie, en Uruguay, ou bien les gouvernements sont congédiés dans les urnes ou bien ils sont contestés dans les rues. Au Chili, si l’élément déclencheur a été l’augmentation du ticket de métro, les revendications massivement soutenues par des manifestations qui ont rassemblé jusqu’à un million de personnes, ont rapidement porté sur une profonde rénovation de la répartition des richesses et d’un système politique organisé par une constitution qui date du général Pinochet.
En Argentine, ce sont les électeurs qui ont remercié dès le premier tour le président sortant, Mauricio Macri et son modèle d’austérité concocté avec le Fonds monétaire international. Ils ont confié aux péronistes le soin de venir à bout des maux qui rongent un pays dans lequel a été déclaré un état d’urgence alimentaire.
En Equateur, la suppression des subventions pour l’essence et le diesel, décidées conformément aux préconisations du FMI, ont embrasé les rues de Quito et contraint le président Lenin Moreno à se réfugier à Guayaquil, la plus grande ville du pays, avant de négocier une trêve avec les manifestants. Des troubles moins directement liés à l’austérité ont également eu lieu au Pérou, en Bolivie, et en Uruguay, où les élections se sont déroulées sur fond de revendications sociales. En Colombie, les jeunes, et plus particulièrement les étudiants, manifestent depuis septembre pour dénoncer les cas présumés de corruption et réclamer une éducation décente. Au Venezuela, la crise économique et humanitaire n’en finit pas de ne pas trouver d’issue. Pour Olivier Compagnon, directeur de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine, cette vague de protestations latino-américaines a pour cause première l’effondrement de la croissance économique, qui est passée de 4% en moyenne entre 2000 et 2012 à une prévision de 0,6% en 2019. Une croissance en berne, dans une région que la commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes de l’ONU décrivait en janvier comme « la plus inégalitaire du monde ».
Pour le sociologue chilien Manuel Antonio Garreton si les mouvements englobent les revendications économiques et sociales, ils les dépassent et portent très fortement sur les modes de représentation politique.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
La concomitance de ces mouvements est frappante, même si la situation vénézuélienne date deuil y a plus d’un an. Même si la situation de chaque pays est spécifique, il y a tout de même des points communs. Les inégalités sont particulièrement fortes en Amérique latine, mais ce n’est pas un phénomène nouveau, donc comment expliquer cet embrasement soudain ? La Bolivie d’Evo Morales avait considérablement amélioré cette situation inégalitaire. La situation des plus pauvres s’y est ainsi nettement améliorée. C’est une situation très différente au Chili par exemple.
Ce qu’il y a de commun, c’est le sentiment d’une corruption massive, ayant atteint un degré où elle n’est plus supportée. On connaît désormais l’ampleur des corruptions, et on la partage sur les réseaux sociaux. Cela a commencé avec une grande entreprise de bâtiment au Brésil, qui s’était permis de corrompre l’ensemble des pays d’Amérique latine. Si cette colère éclate maintenant, c’est que le cours des matières premières a longtemps été très élevé, créant une manne financière pouvant être redistribuée dans ces pays, garantissant la paix sociale. Les pays concernés sont tous des économies de rente, dont le plus grand bénéficiaire est la Chine. C’est Pékin qui met en coupe réglée toute la richesse de l’Amérique du Sud. Tous ces régimes, droite et gauche confondues, se sont livrés pieds et poings liés à la Chine. On est passé d’un impérialisme (américain) à un autre. On est aujourd’hui dans des situations de dépendance, se traduisant par des achats de terre importants. Quand on parle de déforestation, les cultures ainsi créées sont à destination de la Chine.
Nicole Gnesotto :
Je ne nie pas la spécificité de chacun des pays concernés, ni même la spécificité de l’Amérique latine en tant que continent, mais ce qui apparaît clairement aujourd’hui est que la crise en Amérique du Sud est une partie de la crise de la mondialisation. On ne saurait comprendre ce qui se passe sur ce continent sans le remettre dans une perspective plus large.
L’Amérique latine a connu une croissance fulgurante au début des années 2000, à cause de la hausse des cours du pétrole et de la demande chinoise. Depuis 2010, c’est l’inverse (le baril était à 100$ en 2000, il est aujourd’hui à 56$). Ensuite, c’est la croissance chinoise qui a baissé, ce qui a eu un impact non seulement sur l’Amérique latine, mais sur le reste du globe.
Tous ces pays connaissent une inégalité sociale qui explose : 63 millions d’habitants y sont en situation d’extrême pauvreté ; au Chili, 1% de la population possède 26% des richesses.
Quelles leçons tirer de la rue sud-américaine ? En premier lieu, il y a un double échec : celui de la gauche populiste, mais aussi celui de la droite libérale. Les deux sont incapables d’assurer la redistribution minimale des richesses. La gauche parce qu’elle n’a plus de rente (et qu’elle n’a jamais transformé l’économie), et la droite parce que ce n’est pas dans ses préoccupations. Les pays de droite comme l’Argentine ou l’Equateur ont passé des contrats avec le FMI qui sont d’une violence extrême, comparables à ce qui avait été imposé à la Grèce. Il est frappant de voir que quelque soit le continent, Afrique, Europe, et à présent Amérique du Sud, a une seule formule, et que celle-ci crée d’énormes colères. Un exemple en Équateur, où les salaires de la fonction publique ont été réduits de 20%, les jours de congé des fonctionnaires sont passés de 30 à 15 jours, une contribution d’une journée de salaire par mois au trésor public a été instituée. Quelle classe moyenne est capable d’accepter cela ?
Matthias Fekl :
On pourrait paraphraser Coluche qui disait qu’il faudrait expliquer aux pauvres qu’ils ont de la chance d’être pauvres dans un pays riche ... Il y a un peu de cela en Amérique latine. Les inégalités sont d’autant moins acceptables qu’elles sont visibles, et que par ailleurs les pays connaissent une croissance importante. Les investissements continuent à affluer ... Quand vous vous déplacez en Amérique latine, vous passez de bidonvilles à des quartiers riches emmurés ; c’est un modèle social qui ne peut pas fonctionner.
Il y a une certaine lutte d’impérialisme. On a parlé de la Chine mais les USA sont encore très présents. Dans les derniers mois, la timidité de la diplomatie européenne fut très frappante. Qu’il s’agisse de la France ou de l’Europe, on n’a pas trouvé la juste tonalité : soit totalement alignés sur Trump (ce qui est quand même un comble), soit totalement silencieuse. Or il y a une voix à trouver, il y a des liens d’amitié et de culture entre notre pays et ceux d’Amérique latine, on se souvient de la visite historique du général De Gaulle dont on parle aujourd’hui encore. Comment affirmer une voix européenne dans la mondialisation ? Il y a eu un manque important là dessus.
Jean-Louis Bourlanges :
Je ne suis pas tout à fait d’accord avec ce qu’a dit NG. Les inégalités sont indéniablement accablantes en Amérique latine, mais elles ne sont pas le fruit de la mondialisation, c’est une situation bien plus ancienne.
Mon slogan il y a dix ans pour l’Amérique latine était : « Chavez no ! Lula si ! » Chavez menait une politique qui mènerait de toute évidence le Vénézuela à la ruine complète, la famine, et la violence ; tandis que la politique de Lula ménageait certes les classes supérieures (dont la fortune était de toutes façons insaisissable car trop mobile) mais menait une redistribution intelligente des ressources des classes moyennes supérieures vers les plus défavorisés, liait l’aide alimentaire à l’obligation de scolarisation, etc. L’effort était extraordinaire, il se peut qu’il se soit servi au passage, mais l’instrumentalisation judiciaire a été telle que c’est très difficile à établir. Il faut rappeler que le pétrole n’était pas la seule ressource dont le cours se portait bien, cela concernait aussi le soja, le cuivre, etc. Nous sommes désormais dans une situation où toute la misère de la planète s’abat sur l’Amérique latine. C’est une crise de l’idéologie révolutionnaire, avec l’échec total de Chavez / Maduro, c’est une crise du populisme, avec l’échec total de Kirchner (à ce propos, l’Argentine n’est pas « à droite », le péronisme a largement plus à voir avec l’extrême-droite), à ceci s’ajoute une corruption généralisée, menant à une absence totale de services publics. Toutes les difficultés convergent.
Béatrice Giblin :
Un bémol sur la situation de la Bolivie, totalement différente. Morales s’est accroché au pouvoir de façon tout à fait déraisonnable, puisqu’il a au fond refusé le référendum lui interdisant d’exercer un quatrième mandat, a manipulé la constitution pour se maintenir en place, mais la situation politique du pays était totalement différente. Il n’est en rien comparable à Maduro ou Ortega.