Europe : la commission, enfin !
Introduction
Après un parcours semé d’embûches, le 27 novembre, le Parlement de Strasbourg a donné son aval au collège de 26 membres présenté par Ursula von der Leyen avec la plus large majorité enregistrée jusqu’à présent : 461 voix pour, 157 contre et 89 abstentions. Avec un mois de retard sur le calendrier, l’ancienne ministre allemande de la Défense devient aujourd’hui, la première femme présidente de la Commission européenne. Un retard dû au profil contesté de commissaires désignés, aux atermoiements du Brexit, à la polémique autour du nom d’un portefeuille devenu « Promotion du mode de vie européen » au lieu de « Protection » de ce mode de vie, aux équilibres fragiles du Parlement européen où pour la première fois depuis sa création en 1979, le Parti populaire européen (PPE) et celui des Socialistes et démocrates (SD) ne réunissent pas une majorité absolue et doivent composer avec Renew, constitué en juin 2019 et auquel La République en Marche est affilé, et enfin en raison de la dégradation des relations entre Paris et Berlin.
La France et l’Allemagne ont en effet eu bien du mal à se mettre d’accord sur le nom d’Ursula von der Leyen en tant que présidente de la Commission européenne. Ni Michel Barnier, ni Manfred Weber n’ont été choisis. Paris a consenti à accepter une allemande à condition de décrocher un portefeuille économique large. Entre-temps, Berlin a profité de la polémique sur la nomination de Sylvie Goulard pour contester via le Parti populaire européen le périmètre de son portefeuille jugé trop large. Au terme de son audition au Parlement européen, le 14 novembre, le Français Thierry Breton a hérité de ce poste qui englobe le marché intérieur, la politique industrielle, le marché unique numérique, ainsi que l’industrie de la défense et de l’espace.
Depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Elysée en 2017, les différends se sont accumulés entre Paris et Berlin. Fin octobre, le coup d’éclat du Président français qualifiant l’Otan d’institution en état de « mort cérébrale » avait été jugé inacceptable par la chancelière allemande. Auparavant, en août, le « virage russe », du chef de l’Etat a d’autant plus irrité l’Allemagne qu’il a été opéré sans concertation avec la chancellerie. Mais la décision française la plus préjudiciable, serait d’avoir fermé la porte, en octobre, à un élargissement de l’Union européenne à l’Albanie et la Macédoine du Nord. La mésentente concerne également les programmes communs d’armement, la réforme de la zone euro et l’avenir de l’Europe de la Défense. Finalement, ce que le président français reproche surtout à la chancelière allemande, c’est de ne pas avoir répondu à ses propositions de 2017. De ne pas avoir saisi la main tendue.
Kontildondit ?
Richard Werly (RW) :
La difficulté pour Macron au niveau européen est la même qu’au niveau national : il est tout seul. Il a avancé un certain nombre de thèmes dès 2016, alors qu’il était encore ministre, dont celui de la souveraineté européenne, notamment en matière économique et industrielle. Il les a répétés depuis, espérant une réponse positive de l’Allemagne, or celle-ci n’est pas arrivée. Depuis, il n’arrive pas à trouver les bons arguments pour convaincre les dirigeants allemands de l’aider. On est donc allé chercher une Allemande en la personne de Mme von der Leyen, avec guère plus de succès. Cet isolement français est aujourd’hui un obstacle à l’agenda d’Emmanuel Macron.
Ensuite, la manière de faire du président pose problème. Quand le président français avance un nom sans consulter, sans réfléchir, sans tenir compte des remarques qui lui sont adressées, il froisse de nouveau. C’est ce qui s’est passé avec Sylvie Goulard.
Des questions se posent. Par rapport à la nouvelle commission, dont le casting paraît plutôt bon, on se demande si elle va parvenir à travailler avec le Parlement européen tout en gardant son indépendance vis-à-vis des états membres. La deuxième difficulté concernera l’agenda. Cette commission est géopolitique, elle veut prétend assumer le fait que l’Europe veut être une puissance ; mais cela suppose des actes, de l’audace, et la capacité à traduire en actions les thèmes qu’on affiche. Cette première année sera décisive.
Michaela Wiegel (MW) :
Sur la relation d’Ursula von der Leyen aux pouvoirs français et allemand, d’abord, et comment cette nomination s’est faite. Ce sont en effet les conditions de cette nominations qui génèrent le plus de critiques en Allemagne, et l’on ne peut pas dire que le soutien à Mme von der Leyen soit franc et entier, même au sein de son parti, la CDU. Cela s’est senti dès les adieux de Mme von der Leyen lors du congrès de son parti à Leipzig, où son discours ne fut pas particulièrement applaudi.
Comment s’est fait cette nomination ? Pour ce que j’en sais, Angela Merkel, voyant que sa ministre de la défense était en mauvaise posture, avait proposé son nom en tant que représentante de la politique étrangère de l’UE. Son nom circulait donc déjà dans les couloirs européens, sans que personne côté allemand ne la soutienne comme présidente de la commission. Cela fut vraiment l’initiative d’Emmanuel Macron, et c’est désormais une espèce de fardeau que la nouvelle présidente doit porter. Cette solution a été adoptée aux dépens du parti européen auquel appartient Mme von der Leyen, puisqu’elle contrevient à tout le discours allemand sur le Spitzenkandidat. On avait dit aux électeurs allemands pendant toute la campagne européenne que le dirigeant choisi serait forcément un(e) Spizenkandidat. Que le président français refuse ce principe n’était pas entendu outre-Rhin.
Revenons aux sujets d’avenir pour cette commission. A mon avis, nous verrons assez rapidement des conflits se multiplier entre le président français et cette nouvelle commission. Je citerai trois points problématiques.
Tout d’abord l’élargissement. M. Macron a décidé de façon unilatérale de bloquer le processus de négociations avec la Macédoine du nord et l’Albanie, avec un bon argument, à savoir que ce processus d’élargissement devait être révisé, en raison de sa bureaucratie extrême, mais avec une très mauvaise manière, aux dépens des pays auxquels on avait fait des promesses, et en s’isolant des autres partenaires européens.
Deuxième source de désaccord avec la commission : la règle des 3% de déficit, que Macron a qualifié de débat d’un autre siècle, dans un entretien à The Economist. Aucun des pays de la zone euro n’est d’accord avec cette affirmation. Le débat est déjà en cours en Allemagne sur cette question, cette affirmation ne visait donc pas à le provoquer.
Enfin, le point le plus conflictuel concerne la défense européenne. C’est sur ce point que les Allemands étaient dans la plus mauvaise posture. Il s’avère que le président Macron veut une défense européenne de plus en plus extérieure à l’OTAN, ce qui créée la méfiance dans les pays baltes, en Scandinavie et dans l’Europe de l’Est. M. Macron a envoyé une lettre au président Poutine. Il s’adresse à lui au nom de l’Europe, en suggérant de reprendre des négociations suite à la fin du traité FNI. Une fois encore, il n’a averti ni consulté personne à ce sujet.
Nicolas Baverez (NB) :
Dans le couple franco-allemand, il y eut le temps du coup de foudre entre de Gaulle et Adenauer, puis les mariages de raison Mitterrand/Kohl et Chirac/Schröder. On a commencé à faire chambre à part entre Hollande et Merkel. Désormais avec Macron, c’est la phase de divorce, et il ne s’annonce pas forcément à l’amiable.
La liste des contentieux est en effet impressionnante, les deux pays ne sont d’accord ni sur le fonctionnement des institutions, ni sur l’élargissement, ni sur les modes de gestion de la zone euro (les 3%), ni sur la régulation des grands marchés (les GAFAM, Huawei), ni sur le budget de l’Union, ni sur les questions de sécurité et de défense, pour lesquelles le président a d’abord avancé l’idée improbable d’une armée européenne. A tous ces sujets de désaccord s’ajoute les derniers en date, la mort cérébrale présumée de l’OTAN, et l’ouverture vers la Russie.
On a de fait un déséquilibre entre deux pays de cultures politiques et sociales très différentes. Mais aujourd’hui on a surtout un président hyperactif d’un côté et une chancelière immobile de l’autre, un trop plein de propositions côté français auquel répond un vide de propositions côté allemand. A la moitié du quinquennat, il faut acter l’échec complet de la diplomatie d’Emmanuel Macron.
Il a échoué vis-à-vis des hommes forts, en n’établissant de lien de confiance ni avec Xi, ni avec Poutine, ni avec Erdogan. Il est coupé non seulement de l’Allemagne mais aussi des autres européens, or on ne fera pas d’Europe sans les Européens, pas plus qu’on ne redéfinira l’OTAN sans les alliés. Sur l’OTAN, le seul résultat pratique est atterrant : Trump va réussir à diminuer sa contribution de 22% à 16%, tandis que l’Allemagne augmentera la sienne de 15% à 16%. Macron va réussir à ce que le réinvestissement des Européens dans la défense se fasse dans l’OTAN, à savoir le contraire exact du but qu’il s’était fixé. Macron se conduit exactement comme Trump en définitive : de manière totalement unilatérale, avec une diplomatie qui se fait non dans les tweets mais en interview. Il est aujourd’hui devenu un problème et non une solution pour l’Europe et les Européens.
Nicole Gnesotto (NG) :
Je ne suis pas du tout d’accord. Je trouve que Macron a sans doute beaucoup de défauts, sa brutalité, son unilatéralisme ... Mais je trouve un peu facile de mettre le malaise franco-allemand sur le dos de l’absence de diplomatie de notre président. Il y a des raisons structurelles pour lesquelles ce couple franco-allemand ne fonctionne plus, et il ne faudrait pas les oublier. La France et l’Allemagne sont, pour des raisons très différentes, dans des périodes de transitions inversées. L’Allemagne est aujourd’hui plus conformiste et conservatrice que jamais, tandis que la France est obligée d’être dans un réformisme presque révolutionnaire.
L’Allemagne est le pays qui a le plus profité de la fin de la guerre froide et de la mondialisation. C’est un pays qui exporte brillamment son industrie, est la première puissance économique d’Europe, bref c’est un pays tranquille, riche, bourgeois et sûr. Et par conséquent viscéralement obsédé par l’idée de maintenir les conditions qui ont conduit à une telle prospérité, à savoir la protection américaine, le grand marché avec les Britanniques, et la rigueur économique. Elle est donc forcément conservatrice, elle rêve que le Brexit n’ait pas lieu (rappelons que Mme Merkel était prête à accorder un délai jusqu’à mars 2020), est très attachée à l’OTAN, qui est un problème de nature presque existentielle pour elle. Si la défense européenne devait remplacer l’OTAN, l’Allemagne devrait doubler le budget consacré à sa défense, et non l’augmenter de 1%. Elle est enfin pour les réformes structurelles (les fameux 3%), car elle pense que c’est le seul moyen de maintenir la croissance en Europe. La situation de l’Allemagne est donc obligatoirement celle d’un maintien du statu quo, alors même que celui-ci est en train de se déliter.
Pour la France, c’est exactement l’inverse : la pays a beaucoup perdu avec la fin de la guerre froide. Économiquement et politiquement affaiblie, doutant de son identité et de sa place dans le monde, le pays est obligé d’être réformiste, et est d’une certaine façon contente de voir que les trois pliers du monde vacillent : les Etats-Unis, le grand marché avec les Britanniques, et les conditions de la croissance, car cela va peut-être lui permettre de retrouver une marge de manœuvre dans le monde.
C’est pourquoi elle est contre l’élargissement, car elle voit une opportunité de faire de l’UE la puissance politique que les Britanniques ont cassé pendant 40 ans, elle souhaite renforcer la défense européenne, car elle voit la nécessité qu’il y a à tirer des leçons des incertitudes de l’OTAN. Et sur la Russie, la France a retrouvé son rôle diplomatique traditionnel depuis de Gaulle : une position de médiateur.
Ces initiatives ne sont pas toutes couronnées de succès, mais il y a en tous cas une grande cohérence dans la politique d’Emmanuel Macron, qui est de retrouver une place que seule la France peut avoir sur la scène internationale.
Je trouve incroyable que sur les FNI (les Forces Nucléaires Intermédiaires), l’Allemagne demande à être consultée alors même que la question nucléaire a toujours été évacuée par l’Allemagne de toutes les discussions, qu’elles soient européennes ou franco-allemandes. Chirac et Mitterrand avaient fait des ouvertures à ce sujet vers les Allemands, qui les ont toujours refusées.
Au delà de ce que vous avez dit sur la personnalité de Macron (beaucoup d’idées, mais très mauvais quand il s’agit de faire des coalitions pour les faire avancer), je suis d’accord avec MW : la mésentente va durer, mais aussi pour ces raisons structurelles.
Richard Werly :
Je suis toujours admiratif de la présentation cataclysmique de NB, parce qu’elle est juste et raisonne sur des constats qui en effet s’imposent. Elle ne tient ce pendant pas compte d’une chose : les lignes bougent, et les choses changent. Ce cataclysme peut se dessiner, mais il n’est pas obligatoire.
Reconnaissons qu’une partie du problème échappe à la responsabilité de Macron : ses interlocuteurs au Conseil Européen. Il a certes besoin d’alliés, mais étant donnée la situation actuelle de l’Italie, de l’Espagne, il se retrouve dans un face-à-face avec Angela Merkel dont il se serait bien passé. Espérons que cela pourra changer.
Ensuite, la difficulté de Macron n’est pas tant dans le fait de mettre les pieds dans le plat que de ne rien obtenir. Or Macron doit montrer à de potentiels alliés européens qu’il est capable d’obtenir des choses.
L’élargissement est une question plus compliquée. Il me paraît facile de dire que Macron a avancé seul ; il a en réalité fait connaître sa position à ses partenaires européens, ce n’est pas le jour du sommet qu’ils l’ont apprise. Il est difficile de nier l’évidence : le processus d’élargissement tel qu’il est aujourd’hui est quasiment automatique ; une fois la première porte poussée, toutes les autres s’ouvrent presque d’elles-mêmes. Il pose donc la question de la conditionalité. Dans des pays comme l’Albanie ou la Macédoine du nord, il ne suffit pas de passer des lois, il faut pouvoir les contrôler et s’assurer que les décisions prises soient suivies d’effet. Je suis donc sur ce point plutôt de l’avis français : ce processus ne correspond plus aux réalités du moment.
Michaela Wiegel :
Les arguments de la France sont pertinents sur le processus d’élargissement, même si je conteste cette idée de processus automatique : le cas turc prouve le contraire, et d’autres pays des Balkans déjà engagés dans le processus attendent toujours ... Mais ce processus est mené de façon juridique et non politique, c’est là que le bât blesse, et la France a raison de protester. En revanche, c’est la méthode qui pose problème : changer de système alors que certains pays sont engagés dans ce système est injuste et brutal. Il faudrait trouver un compromis pour les futurs candidats.
J’aimerais revenir à cette question des sources structurelles des désaccords entre France et Allemagne. On dit de Merkel qu’elle pense toujours les choses à partir de leur fin. Essayons-nous un instant à l’exercice, et poussons à leur fin les revendications de la France. L’Allemagne dépenserait donc 2% de son PIB pour sa défense. Elle deviendrait de fait la première puissance militaire européenne. La France veut-elle vraiment cela ? Pour ma part, je n’en suis pas sûre ...
Nicole Gnesotto :
Ce sont les Américains et Donald Trump qui demandent à l’Allemagne de passer à 2%, les Français se taisent sur cette affaire. Mais la question ne concerne pas un budget de défense, mais ce qui en sera fait. Si c’est pour avoir un budget de 50 milliards d’euros avec des armées qui restent à la maison et un Bundestag incapable de prendre des décisions risquées d’intervention à l’extérieur, quel intérêt ?
Nicolas Baverez :
Un des problèmes de Macron est qu’il a été élu -à juste titre- en liant une modernisation économique et sociale de la France à une refondation de l’Europe. Comme le premier point est bloqué, le second dysfonctionne. Quand on n’arrive pas à moderniser son pays, on n’est pas crédible en politique étrangère.
Il faut tenir compte de l’état du monde. Si les questions de sécurité se posent avec une telle acuité en Allemagne ou en France, c’est bien parce qu’entre la montée des démocratures, le djihadisme, la militarisation du cyberespace, la sécurité européenne est très dégradée. D’autant qu’il est vrai que la garantie de sécurité des Etats-Unis n’existe plus. Il est donc légitime d’y réfléchir, mais il faut le faire ensemble. Quand on dit par exemple que la France est seule au Sahel, c’est faux. Il y a des drones et des satellites américains, des hélicoptères britanniques, et des forces spéciales baltes. Il faut là encore comprendre les autres et relativiser certains éléments du discours français.
Tremblement de peuple en Iran
Introduction
En Iran, le 15 novembre, des manifestations ont éclaté dans une centaine de villes à l’annonce d’une hausse d’au moins 50% du prix des carburants à la pompe et malgré une réforme du mode de subvention de l’essence, censée bénéficier aux ménages les plus défavorisés. Le lendemain, sur ordre du Conseil suprême de sécurité nationale iranien l’accès à internet a été bloqué, pour n’être rétabli qu’une semaine plus tard. Durant cette période, une répression à huis clos s’est abattue sur le pays.
Les manifestants s’en sont pris aux bâtiments officiels, symboles de la corruption du régime, y compris les écoles religieuses, les municipalités et les banques publiques. Des stations-service ont été incendiées, des commissariats de police attaqués et des magasins vandalisés. Les forces de sécurité ont fait usage d’armes à feu. Amnesty International évoque un bilan de plus de 150 morts vérifiées. Plus d’un millier de personnes auraient été arrêtées. « La rapidité avec laquelle le régime a réagi d’une main de fer indique qu’il se sent assiégé, et ne tolérera aucune dissidence », estime Ali Vaez, directeur du programme Iran à l’International Crisis Group. Pour un sociologue qui préfère demeurer anonyme, « cette violence est sans doute le résultat de l’accumulation de frustrations à la fois politiques et économiques ».
Depuis le retrait unilatéral de Washington, en mai 2018, de l’accord sur le nucléaire iranien, les recettes du pays assurées à 40% par le pétrole ont chuté drastiquement. Selon le Fonds monétaire international, le produit intérieur brut de l’Iran, qui a chuté de 5% en 2018, devrait cette année baisser encore de 9,5%. La pénurie des biens de consommation entraîne une inflation qui atteint officiellement 40% et le taux de chômage des jeunes se situe autour de 30%. En outre, pour la première fois, l’influence iranienne dans le monde arabe est contestée. A Beyrouth et dans le reste du Liban, un mouvement populaire remet en cause depuis la mi-octobre le système confessionnel qui profite au Hezbollah, la puissante formation politique et militaire chiite, relais des intérêts de l’Iran dans le pays. Plus encore, à Bagdad et dans le sud chiite de l’Irak, des milliers de manifestants, depuis fin octobre, refusent la mainmise de Téhéran sur leur pays. A quelques mois des législatives de février, la République islamique est affaiblie à l’intérieur par les sanctions américaines et dénoncée à l’extérieur pour son ingérence dans son environnement proche, au premier chef en Irak.
Kontildondit ?
Nicolas Baverez :
Il me semble que l’Iran est un cas exemplaire de surexpansion impériale. A la suite de la révolution islamique, on a d’abord pensé que le retour d’une théocratie serait provisoire. Or, non seulement celle-ci est toujours là mais a étendu son influence sur un large territoire, allant de la bande de Gaza jusqu’à l’Afghanistan. Comment l’Iran a-t-il pu faire cela ? Avant tout suite à des erreurs des occidentaux, et notamment des Etats-Unis. L’Iran a pris le contrôle du Liban avec le Hezbollah lors de l’intervention d’Israël au Sud-Liban ; puis ce fut le Hamas qui s’installa à Gaza ; à l’occasion de la guerre en Syrie, ce sont les milices chiites et le Hezbollah qui ont sauvé le régime de Bachar el-Assad, enfin ce sont ces mêmes milices qui ont sauvé Bagdad en 2014, au moment de la plus grande expansion de l’Etat Islamique.
Depuis le retrait des Américains de l’accord de Vienne sur le nucléaire, il faut reconnaître que l’Iran a fait monter, en toute impunité, une contre-dissuasion : le pays a repris son programme nucléaire, arraisonne des pétroliers dans le Golfe, et a frappé l’Arabie Saoudite par des drones et des missiles de croisière.
C’est un chef-d’œuvre stratégique et diplomatique, mais il est en train de buter sur un obstacle non prévu : le peuple. L’étincelle qui mit le feu aux poudres fut l’augmentation du prix de l’essence, mais le fond de récession, de chômage et d’inflation était là. Le degré de violence est très haut, il s’agit véritablement de guérilla urbaine. Et la même chose est en train de se produire en Irak et au Liban. Les révoltes viennent de la population chiite. En Irak, contre un gouvernement corrompu et aux mains des Iraniens, et au Liban contre la mainmise du Hezbollah.
L’Iran a réagi avec un maximum de violence pour réinstaller la peur, mais cela ne saurait être que provisoire. Les révoltes reprendront tôt ou tard, à cause du sous-développement, du rejet de la corruption et de l’autoritarisme, mais aussi à cause de la force des sentiments nationaux, qui finiront par venir à bout du chiisme, comme ils sont venus à bout du communisme en union soviétique.
Nicole Gnesotto :
On ne saurait comprendre quoi que ce soit à la situation d’aujourd’hui si on ne la remet pas dans le contexte américano-iranien. Aujourd’hui la puissance iranienne, et la crise qui l’accompagne, sont à 90% des réponses à la politique américaine depuis 20 ans. Je trouve extraordinaire que les responsables occidentaux pointent le doigt -à juste titre- sur les infractions de l’Iran et l’atrocité de la répression, mais que personne ne mentionne que rien de tout cela n’aurait eu lieu si les Américains n’étaient pas sortis de l’accord de 2015. Donald Trump sort du traité, et on accuse l’Iran de mal se comporter, c’est le monde à l’envers.
Rappelons que dès 2003 les Américains veulent une solution militaire au risque de prolifération nucléaire en Iran, et que ce sont les Européens qui les convainquent d’accepter une négociation sur le nucléaire en échange d’une réintégration de l’Iran dans le commerce mondial. Obama accepte, le traité est signé en 2015, et voici qu’en 2018, Trump sort, ce qui fait immanquablement réagir les Iraniens, qui ont tout de même attendu un an avant de bouger. Entre mars 2018 et mars 2019, ils n’ont rien fait, espérant que les Européens convaincraient les Américains de revenir au traité. En mai 2019, ils commencent à enrichir l’uranium à 5%, se mettant effectivement en infraction avec les termes du traité. Ils menacent à présent de passer à 20%. Ils disent attendre la médiation française (que Macron a tenté au sommet du G7 à Biarritz). Et les Américains ont à présent le toupet de dire : « on vous l’avait bien dit, ce pays n’est pas fiable, et il nourrit le terrorisme ». Il s’agit d’une prophétie auto-réalisatrice.
Il ne s’agit bien évidemment pas d’excuser l’Iran et de louer le régime en place, mais il faut reconnaître notre aveuglement face à la responsabilité américaine.
Richard Werly :
Je voudrais compléter par quelques réflexions sur la société iranienne. En Iran aujourd’hui, les fidèles prient de moins en moins, voire plus du tout, car ce pays est confronté à un vieillissement, pour ne pas dire une sclérose. Elle est triple. De ses élites, d’abord, puisque la théocratie est dirigée par des vieillards, en décalage complet avec les aspirations de la population. C’est ce qui a donné la coupure d’internet et l’énorme protestation qui a suivi. La deuxième sclérose est celle du modèle économique, puisque l’Iran des ayatollahs n’était basé que sur le pétrole. Or la conjoncture est pour le moins troublée pour les pays producteurs de pétrole, et l’Iran est touché de plein fouet, d’autant qu’il n’y a aucune alternative, étant donnée que la république islamique n’a rien construit de nouveau. Dernière sclérose, celle du mantra diplomatique de l’Iran : « unissez-vous derrière nous, nous sommes l’étendard de cette révolution islamique ». Or, NB l’a bien analysé, les chiites irakiens qui manifestent se sentent irakiens avant de se dire chiites. Le consulat iranien de Najaf, ville sainte irakienne, a été brûlé il y a quelques jours. Le niveau d’antagonisme entre les deux sociétés est très élevé.
Face à ces trois scléroses, la résistance du régime prend tout naturellement la forme de la surenchère nucléaire. Ce chantage à l’arme atomique, largement provoqué par la politique américaine, est le seul recours dont dispose la république islamique. A part ce chantage et la répression violente, on ne voit pas par quel moyen l’Iran peut récupérer une population qui lui échappe.
Michaela Wiegel :
Le jeu Iran/USA est en effet central pour comprendre ce que traverse l’Iran aujourd’hui. Et je ne suis pas optimiste quant aux résultats de la diplomatie française, même si je loue les efforts qui sont faits. Ce cas iranien prouve l’impuissance des Européens ; sur ce dossier, les 3 grandes puissances européennes (France, Allemagne, Royaume-Uni) sont en phase et pourtant n’ont obtenu aucun résultat.
Il y eut aussi une tentative conjointe de la France et de l’Allemagne de contourner la politique de sanctions américaines, mais on n’en entend plus parler, l’agence mise en place n’existe plus que sur le papier.
Je trouve passionnante cette question d’un arc chiite de soulèvement. Alors que nous étions très bien informés pendant le printemps arabe, l’opacité et la maîtrise de l’information qui ont lieu aujourd’hui sont frappantes. L’Iran contrôle désormais l’accès de sa population au web mondial, les informations dont nous disposons sont très partielles, c’est là aussi une source d’inquiétude.
Nicole Gnesotto :
Prenons un instant le problème à l’envers, et imaginons le monde si Trump n’était pas sorti de l’accord de 2015. Nous aurions eu l’application d’une diplomatie qui aurait petit à petit réintégré l’Iran dans le commerce régional et mondial, et -qui sait ?- peut-être provoqué des changements à termes sur la politique intérieure du régime. Nous avons exactement l’inverse : la sortie des Américains s’est accompagnée d’un durcissement du régime iranien, ainsi que du risque accru d’une guerre.
Le régime iranien tel qu’il est peut-il durer ? Ce n’est pas la première fois qu’il y a des révoltes sociales violentes et sanglantes, il y en eut une en 2009, quand Ahmadinejad avait été reconduit après une triche électorale (une vingtaine de morts et 2000 arrestations), en 2017 suite à l’augmentation des prix agricoles. Et pourtant le régime perdure, c’est depuis 40 ans une des dictatures les plus résistantes de la planète. Les vieillards dont parlait RW n’ont pas véritablement le pouvoir. Celui-ci est en réalité aux mains des Pasdaran, véritable état dans l’état, bien plus difficilement identifiables et sanctionnables.
La seule nouveauté cette fois, c’est la coïncidence entre révolte intérieure et remise en cause extérieure. Elle est inédite, et peut-être est-ce là une fragilité, dont nous ne devrions pas nous réjouir trop vite, si l’on pense aux conséquences qui accompagneraient un vrai basculement de pouvoir.
Nicolas Baverez :
La responsabilité des Américains va au-delà de celle du seul Donald Trump. L’empire chiite a été constitué à cause de la folie de la stratégie américaine au Moyen-Orient. La déstabilisation de l’Irak, puis les incessants changements de cap, entre interventions et départs précipités. Tout n’est donc pas lié à Trump, même si son administration a atteint des sommets d’incohérences politiques concernant la région.
La symétrie entre l’Iran et l’Arabie Saoudite est intéressante. Ce sont deux états théocratiques, tous deux fondés sur la rente pétrolière, avec des sociétés en crise. En dépit du caractère déraisonnable et des activités criminelles du prince saoudien, les Saoudiens font bouger leur système.
L’aspiration à la liberté et aux droits de l’Homme, qui s’était manifesté de façon éclatante pendant le printemps arabe, n’est pas morte. Elle n’a pas gagné mais elle est toujours là, et on ne peut que s’en réjouir.
Richard Werly :
N’oublions pas enfin que si le régime iranien opprime sa population, il se montre aussi de plus en plus dur envers les étrangers. Actuellement deux chercheurs français sont toujours emprisonnés à Téhéran depuis le mois de juin : Farida Adelkhah et Roland Marchal. Cela prouve la paranoïa du régime, mais également sa fragilité.