La géopolitique des séries ou le triomphe de la peur
Introduction
Au lendemain du 11 septembre 2001, la géopolitique a envahi non seulement le réel mais aussi nos imaginaires. Les séries sont devenues des références politiques tout autant que culturelles. Par la force de leurs intuitions, les scénaristes ne sont-ils pas les meilleurs analystes du monde contemporain ? Que perçoivent-ils de nos sociétés ? Avant tout la peur, répond Dominique Moïsi dans son ouvrage « La géopolitique des séries ou le triomphe de la peur ». La peur de la barbarie et le triomphe du chaos avec Game of Thrones, (Le Trône de fer), la peur de la fin de la démocratie avec House of Cards, (Le Château de cartes) celle du terrorisme avec Homeland, celle d’un ordre du monde qui disparait dans Downton Abbey, enfin la peur de la menace russe avec Occupied (Envahis).
Foreign Policy s’était amusée à transposer le monde fantastique de Game of Thrones ou la fascination du chaos, dans le Moyen-Orient d’aujourd’hui. Ainsi les Lannister sont l’Arabie saoudite, la Maison Stark les mouvements d’opposition qui ont brièvement accédé au pouvoir au lendemain des « printemps arabes » ; la Maison Barathéon représente les autocrates… Après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, la réalité a dépassé la fiction. Ce n’est plus Winter is coming, mais Winter has come. Et comme dans la série, on peut craindre qu’il ne dure très longtemps.
Dans Downton Abbey, Dominique Moïsi analyse la nostalgie de l’ordre. La série débute en 1912. Un monde s’apprête à être bouleversé. Cette saga familiale aurait pu s’appeler « Le déclin de la famille Crawley».
La problématique de Homeland – et si l’ennemi venait de l’intérieur, et s’il était nous ? – a pris une crédibilité plus grande aux lendemains des attentats de Londres en 2005, des assassinats de Toulouse en 2012, de Paris en 2015, de Fort Hood et de San Bernardino aux Etats-Unis…
House of Cards, décrit la fin du rêve américain et la montée des populismes, avec à l’époque de la diffusion de la série, les premiers succès flatteurs de Donald Trump, lors de la campagne pour les primaires du Parti. House of Cards traduit une perte de confiance généralisée à l’égard des élites.
Dans Occupied, on retrouve croisées toutes les peurs de notre temps, du réchauffement climatique à la crise du modèle démocratique encouragée par des dirigeants médiocres. De la montée de la peur face à la Russie de Poutine, surtout depuis sa gestion de la crise ukrainienne, au discrédit relatif ou absolu dans lequel sont tombés l’Union européenne et les Etats-Unis d’Amérique au cours de ces dernières années.
Kontildondit ?
Dominique Moïsi (DM) :
J’avais écrit il y a 10 ans un livre intitulé La géopolitique de l’émotion, racontant comment les cultures de peur, d’humiliation et d’espoir façonnent le monde. Mes lecteurs et mes étudiants me réclamaient une suite. J’enseignais à l’époque au King’s Collège à Londres, et j’avais donné cette année-là un cours intitulé « le triomphe de la peur ». Ce sont mes (grands) enfants qui m’ont dit : « papa, tu ne peux pas parler de la peur si tu n’as pas vu Game of Thrones, ni de la démocratie si tu n’as pas vu House of cards ».
Je n’étais pas particulièrement amateur de séries quand je m’y suis plongé pour les besoins de ce livre, et je ne pense pas l’être totalement devenu depuis. Cela a été très chronophage ; c’est pendant un été, grâce à une météo normande très pluvieuse, que j’ai englouti les six premières saisons de Game of Thrones en deux semaines et demi.
Il y avait deux critères de choix pour les séries que je me proposais d’étudier dans le livre. D’abord, il ne devait pas y en avoir trop, sans quoi je serais devenu fou. Ensuite, je voulais les voir à fond. J’ai donc rigoureusement sélectionné des séries qui avaient une dimension géopolitique, qui soient d’une bonne qualité visuelle et intellectuelle, et qui aient un impact mondial, c’est à dire qu’elles soient vues partout et puissent être interprétées selon les différents biais culturels. C’est pourquoi mes choix portent surtout sur des séries anglo-saxonnes, même si je fais des références dans mon livre à deux séries françaises : Engrenages et Un village français.
Une autre série m’a passionné depuis, notamment au point de vue géopolitique, c’est The Crown, sur la vie d’Elizabeth II. Le contraste entre les deux premières saisons et la troisième est frappant : cette dernière est beaucoup plus sombre, le débat sur le Brexit se profile, et certains épisodes sont d’une extraordinaire actualité pour comprendre la crise identitaire et morale de la vie politique britannique. Enfin, Occupied un petit bijou norvégien qui connut un beau succès sur Arte.
Jean-Louis Bourlanges (JLB) :
J’ai un rapport assez particulier avec les séries télévisées, comparable à celui que j’entretiens avec le bridge. Ma mère et mes oncles étaient de très bons bridgeurs, et j’ai passé toute mon enfance à les voir jouer au bridge, tout en n’ayant moi-même jamais touché une carte. C’est la politique qui a satisfait mon besoin de jeu de société.
J’ai un temps été « accro » aux séries, et je ne le suis plus, car la réalité a rattrapé voire dépassé la fiction. Je reconnais la qualité indéniable des séries dont nous parlons, j’ai par exemple été aussi terrifié qu’impressionné par House of Cards et Homeland, mais je vis désormais l’effarement face au monde directement, sans y ajouter une dose de fiction.
J’aimerais demander à DM ce que ces séries produisent selon lui sur la conscience politique de leurs spectateurs, tant au plan international que personnel. En tant qu’élu, c’est très gênant, car les politiciens apparaissent toujours comme d’épouvantables canailles dans ces séries. Ces séries peuvent-elles provoquer un choc salutaire, ou nous enfoncent-elles au contraire dans un sentiment de déréliction générale ?
Dominique Moïsi :
Je répondrai avec House of Cards, une série qui m’a fasciné, mais que j’ai cessé de regarder quand Trump est entré à la Maison Blanche. Il n’y avait plus aucun intérêt, la réalité ayant de très loin dépassé la fiction. Frank Underwood (le personnage principal de la série) était peut-être le mal incarné, mais il avait en lui du Kissinger et du Machiavel. On ne saurait en dire autant de l’actuel président.
Je suis parti du principe que ce n’était pas neutre, si on était passé dans la fiction étasunienne du président de The West Wing à celui d’House of Cards. Cela traduit la crise de confiance des Américains dans toutes les instances de la politique, Cour Suprême incluse. On est passé du monde de Corneille, avec le président tel qu’il devait être, à celui de Racine, où la réalité était dépeinte telle quelle. Cela a-t-il un impact ? J’ai la faiblesse de penser que oui, et c’est pourquoi je tente de proposer à la fin du livre le scénario d’une série positive, intitulée Balance of Power (équilibre de puissances) qui tenterait de dire au spectateur que le pire n’était pas sûr, et que le monde pouvait être amélioré. Les lecteurs n’ont d’ailleurs pas tous compris que j’en étais l’inventeur, et s’étonnaient de ne pas la connaître ! J’y ai imaginé un monde où Américains et Chinois, bien que rivaux, collaboraient pour lutter contre la Corée du Nord, le terrorisme et même le réchauffement climatique.
Lucile Schmid (LS) :
Vous donnez des points communs dans votre livre entre cinq séries qui n’ont a priori rien à voir les unes avec les autres : Homeland et Downton Abbey par exemple ne sauraient être plus différentes, mais elles ont toutes les deux eu une portée mondiale. Comment expliquez-vous une telle universalité ?
Un mot à propos d’Occupied, une série plus confidentielle qui raconte l’invasion de la Norvège par la Russie (mais à la demande de l’Union Européenne, car le premier ministre norvégien écologiste veut sortir des énergies fossiles). La transformation psychologique d’un personnage est très brillamment racontée : le premier ministre en question passe de l’écolo bien intentionné au héros de guerre. Comment ces séries qui « psychologisent » et « héroïsent », étant parfois très loin de la réalité, nous aident-elles à l’appréhender ?
Dominique Moïsi :
House of Cards était, m’a-t-on dit, la série préférée des dirigeants chinois, qui la regardaient très attentivement, y voyant la confirmation de l’hypocrisie occidentale : nous ne cessons d’adopter un ton moralisateur alors qu’on y montre un président qui jette des journalistes sous le métro ...
A propos de Downton Abbey (série pour laquelle je plaide coupable : je l’adore), l’acteur qui interprète le majordome a raconté qu’il faisait du jogging dans un petit village du Cambodge, où tous les habitants ont voulu se faire photographier en sa compagnie. Cette série décrit un déclin, celui d’un empire et d’un monde, et c’est pourquoi elle est, elle aussi, assidûment suivie à Pékin.
Dans Occupied, on suit effectivement une espèce de « de Gaulle » vert (qui n’est plus vert du tout à la fin de la série). La revendication écologique du début de la série est balayée par le nationalisme que suscite l’invasion. Sur ce plan, la série est extraordinaire, puisqu’elle a été écrite avant l’invasion de la Crimée par la Russie.
Philippe Meyer :
Il n’y a pas dans ces séries un seul homme politique qui ne soit pas corrompu.
Dominique Moïsi :
C’est cela qui est nouveau. Dans The West Wing, le président est un prix Nobel, un bon père de famille, etc. Dans la réalité, l’homme politique n’est pas nécessairement corrompu ou corruptible. Dans Occupied, le protagoniste résiste à la corruption, les Russes tentent de l’acheter en vain ...
Philippe Meyer :
Il ne s’agit peut-être pas de corruption à strictement parler, mais il fait tout de même abattre un avion innocent. De quoi justifier ce que les Chinois pensent de nous ...
Jean-Louis Bourlanges :
J’ai le sentiment que The West Wing était vécu par les Américains comme un antidote à la période George W. Bush, qui leur apparaissait comme un crétin. La série donnait le sentiment qu’un président éclairé et intelligent était encore possible. On est passé avec House of Cards à une résignation : ce n’est plus possible.
Dominique Moïsi :
Sur un plan historique, le modèle du président de The West Wing est Bill Clinton. Il est effectivement lu comme un anti-Bush qui ouvre la voie à Barack Obama. Chaque personnage de fiction est un amalgame de plusieurs personnages réels.
Nicolas Baverez (NB) :
Lire le monde à travers la fiction filmée n’est pas nouveau, le cinéma s’en est déjà chargé, on pense à la guerre du Vietnam avec The Deer Hunter, Apocalypse Now, Rambo, Platoon ou Full Metal Jacket... Pour ce qui est des séries, on pourrait leur associer des grands auteurs et des thèmes commun : le changement de monde d’abord, avec Le Monde d’hier de Stefan Zweig. Les menaces sur la démocratie ensuite, qu’elles prennent la forme du terrorisme, des démocratures ... bref le retour du Léviathan de Hobbes. Troisièmement, la montée de la guerre et de la violence, on est ici chez Max Weber (La Guerre des Dieux). Enfin le retour de la politique pure, c’est à dire de Machiavel. Quand on regarde ces séries, la famille Borgia apparaît comme sympathique et modérée ...
Ma question porte sur l’espoir et l’optimisme, et donc sur votre invention, Balance of Power. Il s’agit ici du retour du Congrès de Vienne, mais cela ne porte pas sur la démocratie. Or ce qui est le plus menacé, ce n’est pas tellement l’ordre du monde, mais bien la survie de la démocratie, non ?
Dominique Moïsi :
Le point de départ de votre question est votre comparaison entre les séries et le cinéma et la littérature. Ce qui en fait la spécificité, c’est le temps long dont jouit la narration, ce qui donne une myriade de personnages principaux, comme pouvaient le faire Balzac, Dumas ou Dickens. Les séries sont au XXIème siècle ce que les feuilletons étaient pour le XIXème.
Me suis-je trompé en mettant l’accent dans Balance of Power, sur l’équilibre des puissances plutôt que sur la défense de la démocratie ? Là encore, il faut regarder le point de départ de mon analyse. En tant que spécialiste de géopolitique, j’essaie de transmettre des choses à un public large, pas forcément rompu à ce domaine. Pour me faire comprendre, j’emploie donc ce biais des séries, et il était donc logique dans ce contexte de me soucier du désordre du monde. J’ai en quelque sorte été guidé par Henry Kissinger, qui dans ses deux derniers livres, prévoyait un ordre bipolaire entre deux géants, la Chine et les Etats-Unis.
Nicolas Baverez :
Entre les USA et la Chine, le grand enjeu est précisément la liberté politique.
Matthias Fekl (MF) :
Je voudrais vous interroger moi aussi sur la dialectique entre la fiction et le réel : qui influence qui ? Le phénomène des séries en tant que tel n’est en effet pas nouveau, le premier scénariste me paraît être Alexandre Dumas, qui structure ses romans de cette façon. Des chapitres très courts et très intenses, finissant à chaque fois sur un cliffhanger qui vous donne envie de dévorer le suivant. Cette construction narrative n’est donc pas nouvelle, ce qui fait la spécificité des séries c’est leur dimensions mondiale d’une part, mais aussi leur portée bien plus large, puisque la télévision touche bien davantage de gens.
Les séries se contentent-elles de refléter le monde, ou ont-elles une influence sur celui-ci tant leur impact est grand ? Ce bombardement d’images de violence ou de corruption fictionnelles n’exacerbe-t-il pas leur pendant réel ?
Dominique Moïsi :
Je me suis à un moment demandé si les djihadistes de l’Etat Islamique n’avaient pas regardé Game of Thrones. Pendant ces affreuses périodes d’exécutions « publiques », ou en tous cas diffusées sur internet, on retrouvait un procédé de mise en scène de la série. Dans GoT, la caméra s’attarde sur un personnage qui s’apprête à disparaître brutalement dans l’épisode suivant. Les djihadistes exécutaient leurs victimes en amenant la suivante devant la caméra. C’est bien évidemment indémontrable, mais il est tout à fait possible qu’ils s’inspirent des séries télévisées. La série terrorise les spectateurs, les terroristes volent donc la recette.
Jean-Louis Bourlanges :
On rejoint Oscar Wilde, pour qui « la vie imite l’art » ... Dominique Moïsi :
En tant qu’enseignant, je suis tout à fait frappé par le poids émotionnel que peuvent charrier les images. Au début des années 2000, Jacques Delors m’avait demandé d’aller enseigner au Collège d’Europe à Natolin, pour préparer à l’élargissement à l’est de l’Europe. On sortait tout juste des guerres des Balkans, des étudiants venaient de tous les pays balkaniques, et je devais créer un jeu de rôle, par exemple demander au Serbe de se mettre dans la peau du Croate pour expliquer son point de vue, etc. Autant vous dire que ce n’était pas facile. Je me suis dit que j’allais les préparer émotionnellement en leur montrant cette série britannique, Warriors, consacrée à cette guerre dans les Balkans. Cela durait trois heures, et quand la lumière s’est rallumée, je me suis aperçu que mes étudiants étaient tous en larmes ; ils avaient revécu leur drame à travers la série. C’est à ce moment que j’ai réalisé que pour un cours de géopolitique, une préparation visuelle est redoutablement efficace. Quand j’enseignais à Harvard, je faisais systématiquement précéder mes cours de films ou de séries.
Philippe Meyer :
A propos de Downton Abbey, il est beaucoup question de nostalgie. On a tendance à regarder ce sentiment de haut, le confondant avec la réaction. Or elles n’ont rien à voir, la réaction est la volonté de ramener ou reproduire quelque chose de disparu, la nostalgie consiste à l’évoquer et à regretter sa perte.
Mais de quelle nostalgie s’agit-il dans Downton Abbey ? D’une certaine hiérarchie sociale ? D’une splendeur perdue ? Ou bien s’agit-il de la nostalgie d’un monde où tout le monde est proche de tout le monde, y compris dans les relations conflictuelles ? Un monde dans lequel il n’est pas besoin de taper sur X pour arriver à parler à Y.
Dominique Moïsi :
Cette série est particulière en ce qu’elle fait naître la nostalgie d’un monde qui n’a jamais existé. Les relations entre l’étage des maîtres et le sous-sol du personnel étaient beaucoup moins tendres et proches que ce qui est dépeint. La haute société britannique est d’une arrogance qui ne peut être comparée qu’à celle de la haute société française. L’élite britannique se considère meilleure par son essence.
Ce qui est frappant pour un français, c’est cette lecture très tocquevillienne de l’évolution de ce monde. On voit bien que Lord Crawley est l’un des premiers à sentir que l’évolution est inéluctable, et il est très vite résigné, même s’il regrette évidemment l’ancien monde, dans quelques scènes d’anthologie ...
Philippe Meyer :
Notamment ce moment où le smoking remplace l’habit pour le dîner, qui semble d’une portée comparable à la prise de la Bastille.
Jean-Louis Bourlanges :
Il y a des récits d’un voyage de Churchill en France, pendant lequel il est séparé de son majordome. Et ce dernier est désespéré, car son maître ne sait pas s’habiller seul ...
Nicolas Baverez :
Il y a une très grande différence entre la France et le Royaume-Uni, c’est que si le Royaume-Uni est une société d’ordre, c’est une vraie démocratie. Alors que la France est largement restée monarchique, son système est comparativement bien peu libéral et démocratique.
Tocqueville voit bien la disparition de l’ancien régime, mais il pense le monde d’après, celui de la société démocratique. C’est en cela qu’il est intéressant : c’est davantage un démocrate de cœur que de raison. Dans Downton Abbey, on voit très bien le monde qui disparaît, mais on peine à distinguer celui qui arrive.
Dominique Moïsi :
Pour moi, la supériorité du système britannique tient au fait que, quelles que soient les circonstances et leurs difficultés (et les Britanniques sont servis, ces temps-ci), ils auront à la fin de ce siècle un roi qui s’appellera George. Cette claire séparation du pouvoir symbolique et du pouvoir réel crée une grande stabilité. Le problème d’un Nicolas Sarkozy par exemple est qu’il aurait dans doute fait un bon Prime Minister, mais qu’en tant que reine, il était assez mauvais : il incarnait mal la République, et c’est un problème majeur. Nous avons mêlé les deux pouvoirs, c’est pourquoi trouver une personnalité qui concilie les deux est si difficile.
Lucile Schmid :
Il y a dans ces séries une conflictualité. Il s’agit à la fois de dépeindre un monde complexe, changeant, nouveau, et en même temps des psychologies simplifiées, en tous cas souvent manichéennes. Il s’est passé quelque chose d’intéressant au moment de la saison 8 de GoT, quand Daenerys, le personnage féminin principal, qui était jusqu’alors un des rares personnages plutôt bons et moraux, bascule vers le mal et la violence. Les fans se sont insurgés contre ce retournement qu’ils ont jugés injustifié.
Dans Homeland, c’est l’actrice principale, Claire Danes, qui porte la série à elle seule. Ici, comme dans Downton Abbey, on tire un peu à la ligne, la série se prolonge mais son intérêt original s’est grandement amenuisé ...
Comment associer complexité du monde et complexité psychologique des personnages ? Est-ce seulement possible ? Le public préfère-t-il des « bons » et des « méchants » bien tranchés ?
Dominique Moïsi :
Les séries jouent de la complexité et de l’ambiguïté, surtout quand elles sont de qualité. C’est par exemple extraordinaire que l’héroïne de Homeland soit une personnalité bipolaire. Pour ce qui est de la dernière saison de GoT et de ses mauvaises critiques, il faut bien voir qu’il s’agit d’un discours accéléré. Tout ce qui se passe dans cette dernière saison aurait dû se dérouler sur plusieurs saisons, si l’on avait suivi le rythme habituel. Cet accéléré tient cependant compte de la psychologie des héros, et réintroduit une complexité qui correspond au système international : personne n’est aussi noir qu’on le pensait, et personne n’est aussi bon qu’on l’espérait.
C’est l’une des spécificités du monde des séries actuel : le personnage le plus noir est souvent un peu sympathique quand même. Le président Underwood d’House of Cards est absolument méchant, et pourtant on ne peut s’empêcher de s’attacher à lui.
Nicolas Baverez :
N’a-t-on pas déjà cela chez Shakespeare ? Politique, violence et complexité mêlées ...
Dominique Moïsi :
Cela dépend des pièces. GoT est par exemple proche de Titus Andronicus : violence absolue, sang et chaos. Il y a des moments où les dialogues semblent sortis des meilleures pièces historiques du grand Will, ou de Machiavel. Les échanges entre les conseillers font penser à des dialogues entre Hobbes et Locke. L’auteur s’est d’ailleurs inspiré de la guerre des roses britannique. Nous y voyons un Moyen-Age teinté de Moyen-Orient d’aujourd’hui.
Matthias Fekl :
L’extrême violence des récits ne date pas d’aujourd’hui. Les tragédies grecques comptent déjà leur lot de scènes épouvantables ...
Il me semble que l’une des clefs du succès de Downton Abbey est tout simplement l’envie : tout le monde se verrait bien vivre au château des Crawley, sans imaginer pour autant faire partie du personnel ...
J’aimerais dire un mot sur les séries françaises, car il y en a de grande qualité, avec un rapport paradoxal à la chose publique. Baron Noir est par exemple une série fascinante, mais qui ne donne pas vraiment envie de faire de la politique, ni de côtoyer des politiciens ... Le bureau des légendes en revanche donne envie de participer à la lutte contre le terrorisme, de s’engager dans la défense de la République. La DGSE a d’ailleurs admis que la série avait un impact puissant sur l’attractivité de ce service, alors qu’il avait jusque là plutôt mauvaise réputation.
J’avais fait avec le réalisateur de la série et le directeur de la DGSE un amphi à Sciences Po pour parler antiterrorisme, et le grand amphithéâtre était plein à craquer de jeunes attirés dans cette voie directement à cause de la série. Y a-t-il selon vous des phénomènes comparables dans d’autres pays ?
Dominique Moïsi :
Je n’ai pas traité du bureau des légendes, car la série existait à peine quand j’ai écrit le livre. Mais il est vrai que les responsables haut placés de ces services s’en servent pour expliquer leur métier à leurs proches. Mais la réussite de cette série tient aussi au réalisme avec lequel ce monde de bureau est décrit : gris, terne, chichement doté ... l’anti James Bond, en somme, mais il attire les jeunes malgré tout.
Cela existe-t-il dans d’autres pays ? Très certainement oui, mais cela tient aussi au contexte international : la montée des menaces y a beaucoup contribué. Avant le 11 septembre 2001, les vocations à entrer dans ces services étaient moindres ...
Jean-Louis Bourlanges :
Il me semble que Downton Abbey tranche avec les autres séries étudiées dans le livre. Celle-là décrit une période antérieure, effectivement tocquevillienne, où les gens voyaient la démocratie progresser. Dans les autres, on a franchi une étape décisive sur la voie de la décomposition d’une politique civilisée.
Dominique Moïsi :
Ce qui m’amusait à propos du raffinement et des tasses de thé de Downton Abbey, c’était précisément à quel point l’écart était grand avec les décapitations de GoT ... Et il me semble que c’est aussi le cas des spectateurs qui suivaient les deux séries : l’une servait d’antidote à l’autre.
Philippe Meyer :
Parmi les séries récentes qui ont beaucoup fait parler d’elles figure Chernobyl, qui a valu de vigoureux reproches à ses auteurs de la part des autorités russes, qui ont même annoncé la mise en chantier d’une contre-série, qui montrerait que ce sont les Américains qui ont en réalité fait exploser la centrale ... A-t-on une chance de voir la guerre réelle se transformer en guerre des séries ?
Dominique Moïsi :
Dans le monde démocratique, la série met l’accent sur l’auto-critique. J’analyse dans mon livre le point suivant : plus les Etats-Unis perdent d’influence dans le monde, plus leurs séries dominent l’imaginaire mondial. L’une des raisons de ce phénomène est ce phénomène d’auto-critique, qui a par exemple permis de sortir par le haut d’épisodes comme la guerre du Vietnam, par des oeuvres telles que The deer hunter. Dans les systèmes non-démocratiques actuels, que ce soit en Chine ou en Russie, la série tend au contraire à flatter la société, et met l’accent sur des phénomènes historiques. Le nombre de séries consacrées à l’héroïsme soviétique pendant la deuxième guerre mondiale ou aux exploits de la Chine impériale est donc très grand. La série renforce l’ego dans le monde autoritaire, et l’autocritique dans le monde démocratique.
Nicolas Baverez :
La leçon que vous donnez à propos de ces séries est finalement que le Moyen-Orient est une sorte de modèle du XXIème siècle, avec l’effondrement des états, l’érosion de la démocratie, la mise en scène d’une violence absolument débridée ... Partagez-vous ce point de vue, ou voyez-vous l’avenir différemment ?
Dominique Moïsi :
C’est le sujet de mon prochain livre ! Je m’y interroge sur la place du Moyen-Orient : est-il notre passé ou notre avenir ? D’un point de vue climatique, vous êtes au Moyen-Orient à une latitude située à peu près au sud de l’Espagne. J’étais au Qatar fin octobre, où la température ressentie vers 21h avoisinait les 40°C. Ce monde ne sera peut-être plus vivable, et le problème n’est pas l’Arabie Saoudite ou la fin des énergies fossiles, mais bien la montée des températures.