Gouvernance mondiale et climat
Introduction
A l’heure où les mégafeux qui ont ravagé depuis septembre en Australie quelque 11 millions d’hectares, soit l’équivalent de la Bulgarie, tué au moins 26 personnes, détruit 2 300 maisons et brulé plus de 500 millions d’animaux, les scientifiques redoutent la multiplication de ces incendies sur la planète. Tout l’ouest des États-Unis, les pays méditerranéens, l’Afrique méridionale, une grande partie de l’Asie centrale pourraient être victimes d’événements similaires. L’ancien vice-président du GIEC, le climatologue Jean-Pascal van Ypersele observe que 2019 a été la plus chaude et la plus sèche depuis le début des enregistrements. Selon lui, « cela ne s’explique pas autrement que par le réchauffement climatique ». « Si les gouvernements et les populations n’agissent pas rapidement, les marchés financiers risquent de le faire », affirme l’hebdomadaire britannique The Economist. Dans la lutte contre le réchauffement climatique les signaux positifs peinent à compenser l’augmentation mécanique des émissions liées à la hausse de la population mondiale. Et cela, malgré les nombreuses initiatives internationales et nationales.
Aux Nations unies, en septembre dernier, lors du sommet Action Climat, le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres a rappelé aux dirigeants du monde, qu’ils avaient l’obligation « de tout faire pour mettre fin à la crise climatique ». Mais si le Fonds vert pour le climat – cet instrument financier abondé par les économies développées et mis en place il y a dix ans pour soutenir les pays en développement – a bouclé fin octobre 2019 une enveloppe de presque 10 milliards d’euros sur 2020-2023, les États-Unis manquent à l’appel. Après le succès enregistrés en décembre 2015, à Paris, lors de COP21 signé par les 195 États, la 25e édition en décembre dernier à Madrid s’est révélée décevante, n’enregistrant aucune avancée sensible.
Au plan européen, le Green Deal européen (pacte vert) destiné à faire de l’Europe « le premier continent neutre en carbone » dès 2050, a été présenté le 11 décembre dernier, par la nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Au moins 25% du budget de l’Union européenne devrait, à terme, être consacrés à la transition écologique. En France, le président Macron s’est adressé le 10 janvier aux 150 citoyens de la Convention sur le climat, cet outil inédit de démocratie participative né après le grand débat. La lettre de mission du gouvernement fixe pour objectif de réfléchir aux moyens de réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 40% d’ici 2030 « dans un esprit de justice sociale». Pour l’économiste du MIT, Andrew Mc Afee, ce qui motive les gouvernements comme les entreprises, c’est d’abord l’action de la société civile : c’est elle qui suscite la pression nécessaire à tous les changements.
Kontildondit ?
Lucile Schmid (LS) :
J’aimerais d’abord revenir sur cette question des incendies australiens, rebaptisés « the monster ». Ils ne sont d’ailleurs pas seulement australiens, puisqu’aujourd’hui les côtes des Etats-Unis, du Chili, de l’Argentine sont touchées elles aussi. On sait aussi que les glaciers néo-zélandais ont jauni, ce qui accélèrera le réchauffement (puisque le jaune réfracte moins de lumière que le blanc). On sait enfin que Scott Morrison, le premier ministre australien, ouvertement climatosceptique, subit une baisse drastique de popularité. Comment tout cela rejaillira-t-il sur Donald Trump ?
Les Etats-Unis viennent de sortir de l’accord de Paris (puisqu’il y avait un délai nécessaire de trois ans entre l’approbation du traité et une sortie), mais aujourd’hui tout se passe comme si la nature rattrapait les politiques climatosceptiques. Cependant dans une période aussi inquiétante que celle-ci, quelques signes positifs sont observables, notamment au niveau politique.
Il faut rappeler ces points, pour montrer qu’une amélioration est possible, et que l’on peut agir. Tout d’abord, Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU, avait dit très clairement, juste avant la décevante COP 25, qu’il était temps d’agir et de cesser les réunions et les concertations. Pour cela, il avait associé le secteur privé et public, pour montrer que le défi climatique n’est plus seulement une question de gouvernances, mais qu’il nécessitait des actions à toutes les échelles.
Il faut agir sur l’international, mais aussi sur le national. Il sera par exemple intéressant de voir la place que prendront les Verts australiens après une crise d’une telle ampleur, dans ce pays où la culture de l’extraction minière a fondé la culture politique.
En associant les secteurs privés et publics, Guterres a rappelé que si la question de l’argent était indéniablement essentielle, elle n’était cependant pas tout, il y a un véritable changement de valeurs en train de s’opérer dans les populations aujourd’hui. On le constate aussi à l’échelle européenne, où les ambitions affichées d’Ursula van der Leyen, le « green new deal », étaient vues il y encore quelques mois comme des rêveries gauchistes. On s’aperçoit que pour les institutions, retrouver des objectifs par l’écologie est en train de devenir possible. C’est certes très fort symboliquement, encore faudra-t-il que cela soit suivi d’effet. Mais c’est ce green new deal qui a permis à Mme van der Leyen d’emporter l’adhésion du Parlement Européen, alors même qu’elle était en difficulté politique. Il semble donc que l’écologie soit aujourd’hui devenue une plateforme politique ayant un réel impact. Il reste cependant à lui donner du contenu, et à faire le lien avec les différents acteurs.
Un mot sur Emmanuel Macron devant la convention citoyenne pour le climat. Il y a dit à la fois « je ne suis pas un spécialiste » et « vous avez la parole et vous trouverez un moyen d’agir ». Très bien. Mais il a aussi laissé entendre que la décision serait sans doute de l’ordre du referendum, sans que la question des contenus ne soit jamais abordée. Or ce qui est essentiel aujourd’hui sur la question de la gouvernance quant aux questions écologiques, c’est de transformer les contenus (et espérons que les propositions citoyennes seront à la hauteur, et qu’on n’aura pas des mesures de recyclage des déchets tandis que la planète brûle ...). Cette perspective référendaire pourrait bien n’être qu’une manière pour les politiques d’esquiver leurs responsabilités, en demandant à la société de trancher de manière binaire des problèmes d’une grande complexité.
Richard Werly (RW) :
L’isolement européen est inquiétant. LS a raison de souligner l’importance des propositions de Mme van der Leyen, nous verrons si elles sont suivies d’effet. Ce sera probablement le cas, car les Verts exercent une influence notable sur les différentes opinions publiques, qu’on ne peut en effet plus ignorer complètement. Mais si l’on prend un peu de recul, on s’aperçoit de l’isolement européen. Je reviens d’Asie, j’y ai vécu un pic de pollution à Bangkok et à Kuala Lumpur, et quand vous êtes en plein dedans et voyez les chantiers de construction avancer inexorablement, sans aucun contrôle ni réflexion de qui que ce soit, il y a de quoi être inquiet. Quand on considère d’autre part le retrait des USA des accords de Paris, ou le silence actuel des Chinois sur la question du climat (alors qu’ils étaient plutôt offensifs il y a quelques années encore), il n’y a guère de perspectives rassurantes.
Il me semble que l’instauration d’une mesure phare ne saurait tarder, et pour l’UE je pense qu’elle prendra la forme d’une taxe climat aux frontières. Il faut absolument en arriver là, j’ignore quelles en seront les conséquences économiques, cela pourra être discuté ailleurs, mais tant que l’UE n’aura pas clairement indiqué à ses partenaires commerciaux que l’entrée sur son marché (considéré comme l’un des plus lucratifs de la planète) est conditionnée à une taxe climat, les choses n’avanceront pas. On pourra discuter beaucoup et même faire quelques progrès à l’intérieur de l’Union, mais le problème demeurera à l’extérieur.
Nicole Gnesotto (NG) :
Je vais nuancer la conclusion de RW, mais j’aimerais commencer par souligner un paradoxe. La prise de conscience de la gravité et de l’urgence du risque est aujourd’hui quasiment unanime, même pour Davos ou les agences de notation économique, tandis que du côté des gouvernances, rien ou presque n’est effectivement accompli. Pourquoi est-il si difficile d’avoir une gouvernance mondiale sur le climat, alors même que nous en avons une sur la paix et la sécurité ? Imparfaite certes, mais elle existe. Or sur le climat, rien. J’y vois plusieurs raisons.
La première d’entre elles est que les acteurs ne sont pas les Etats. C’est la première menace mondiale où les Etats ne sont qu’un acteur parmi d’autres. LS l’a rappelé, il y a au moins trois acteurs majeurs : les Etats, les villes, et les entreprises multinationales. La grande difficulté est qu’il faudrait mettre autour d’une table tous ces acteurs, ce qui relève de l’impossibilité. La deuxième difficulté est que les victimes non plus ne sont pas forcément des Etats ou des peuples. Si vous prenez par exemple l’eau ou l’Amazonie, on ne sait pas qui pourra prendre la défense de ces enjeux. L’une des grandes problématiques actuelles du droit international est de doter ces entités d’une personnalité juridique, de façon à pouvoir les défendre. La troisième difficulté est que le droit international ignore complètement le risque climatique et le réfugié climatique. Ces derniers se comptent déjà en dizaines de millions sur la planète, or ils n’existent tout simplement pas dans le droit international.
En dehors de ces contraintes structurelles, il y a aussi des contraintes politiques majeures. Le new green deal est bien joli, mais la souveraineté nationale bloque tout. Prenons l’exemple des feux en Amazonie. Pourquoi Bolsonaro s’est-il à ce point énervé contre Macron en août dernier ? Parce que le Brésil est un pays souverain, et que cela nous plaise ou non, il a le droit d’axer sa politique économique sur la déforestation de l’Amazonie. De même la Malaisie, première productrice d’huile de palme, vient d’intenter une action en justice contre l’UE, qui a réduit considérablement l’huile de palme dans ses biocarburants, ce qui signifie la ruine du pays. Comment refuser l’ingérence dans des cas de génocide alors qu’on l’accepte sur des questions climatiques ? La deuxième contrainte politique est évidemment l’opposition frontale entre une vraie gouvernance du climat et le libéralisme économique tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, c’est pourquoi je doute pour ma part que les ambitions du new green deal soient suivies d’effet. On peut faire des ajustements à la marge, mais je pense qu’il y a deux fausses bonnes idées. La première est de faire du marché la solution aux problèmes climatiques (taxes carbone et autres) : charger le marché de corriger le marché ne fonctionne pas. La seconde est la contrainte politique, qui me fait apercevoir un autoritarisme écologique.
Marc-Olivier Padis (MOP) :
Je retiens deux choses de ce sujet. La première est que la catastrophe est là, il ne s’agit plus de protéger les générations futures, mais nous-mêmes. La seconde est que le cas de l’Australie fait un peu changer la nature du débat. NG rappelait le débat d’il y a quelques mois sur l’Amazonie, où Macron avait argué que la forêt amazonienne était un bien public mondial, ce que Bolsonaro avait qualifié de néocolonialisme. Avec l’Australie, cet argument du néocolonialisme ne tiendra pas : il ne s’agit pas d’un pays en développement, les Australiens ont en principe tous les moyens nécessaires, mais ils sont confrontés à une situation qui les dépasse.
La difficulté prend donc la forme de « biens publics mondiaux » à gérer, associés à un système de décisions clairement inadapté. Dans ce contexte, que faire ? Premièrement, et au contraire de NG, je ne pense pas que la prise de conscience soit globale et quasi-unanime, je suis au contraire fasciné par l’ampleur du déni. Voir les Australiens jouer leur open de tennis dans ces conditions a quelque chose de surréaliste : la qualité de l’air est évaluée entre « très malsaine » et « dangereuse », et des sportifs vont fournir un effort intense pendant près de cinq heures alors que la population est priée de rester chez elle ...
Tout le monde fait semblant, les discours s’adaptent légèrement, Trump préconise par exemple de meilleurs réfrigérateurs, le mot d’ordre semble être de faire comme si de rien n’était.
Intéressons-nous à l’option d’une gouvernance mondiale. Elle semble avoir échoué, c’’était un peu l’idée phare des années 90, c’est ce qui a donné les accords internationaux, notamment celui de Paris. Mais ces traités sont non-contraignants, et l’atmosphère du moment est plutôt au retour à la souveraineté : chacun fait ce qu’il veut dans son coin, qu’il s’agisse de Trump, du Royaume-Uni, de la Chine, de la Russie, du Brésil ... Les exemples sont légion.
Que peut-on faire ? De l’incitation, de la pression morale, de l’exemplarité. C’est bien, mais très limité. On peut aussi aider les pays les plus exposés, par des transferts financiers massifs. La Norvège avait par exemple mis en place un plan avec le Brésil, payant le pays pour qu’il préserve la forêt amazonienne, transférant en l’espace de quelques années un milliard au Brésil. L’initiative était louable, mais très insuffisante : le service écologique global rendu par l’Amazonie à la planète entière vaudrait des centaines de fois ce montant, une somme que nous ne sommes pas prêts à payer. Doit-on payer les Australiens pour qu’ils arrêtent leurs mines de charbon ? Les sommes à réunir seraient faramineuses, cela paraît donc très improbable.
Il y a tout de même quelques outils économiques. Je comprends l’argument de NG : « le libéralisme économique est incompatible avec la tâche à accomplir », mais pour le moment, c’est compliqué de faire sans, il vaut donc mieux impliquer les entreprises. Le marché ne sera sans doute pas la solution, mais il n’y aura pas non plus de solution sans le marché. De ce point de vue, les accords économiques sont tout de même un levier très fort pour l’Europe : conditionner les accords économiques à des engagements climatiques. RW évoquait la taxe carbone aux frontières. L’Europe a un impact carbone plutôt bon, mais simplement parce qu’on n’y fabrique pas grand chose, or ce sont les activités industrielles qui émettent le plus de gaz à effet de serre. L’idée est que les paires de basket fabriquées en Asie soient taxées à hauteur du coût carbone de leur fabrication lorsqu’elles arrivent en Europe, ce qui inciterait les fabricants à changer leur modèle de production pour le rendre plus vertueux.
C’est l’une des perspectives : un club de pays exemplaires qui montreront que l’on peut découpler la croissance économique des émissions de gaz à effet de serre. Cela implique de revoir tous nos processus de production, de chasser les gaspillages, de repenser nos modes de consommation. Une transformation générale du système, en somme.
Lucile Schmid :
Il faut d’abord avoir en tête que ces feux « monster » existent partout sur la planète. Y compris en Europe, où les premiers constatés furent au Portugal. Cela signifie que nous sommes dans une phase de phénomènes incontrôlables à l’échelle planétaire, et cela pose la question du dérèglement climatique différemment. Il ne s’agit plus de préserver les générations futures, mais de s’adapter à un nouveau contexte. Dans la négociation des différentes COP, il est toujours question de la diminution des émissions et de cette adaptation. On a longtemps pensé que cette adaptation concernait surtout l’Afrique, notamment le Sahel, on s’aperçoit à présent que nous sommes touchés nous aussi, et cela entraîne une remise en cause profonde de nos façons de penser. Il ne s’agit pas seulement de proclamer, il faut désormais agir pour survivre.
En prenant du recul, les questions posées par l’écologie sont plus générales, à la fois philosophiques et politiques, touchant à l’exercice de la démocratie. NG évoquait un « autoritarisme vert », la question se pose en effet aujourd’hui, mais elle s’accompagne de celle de l’expertise scientifique et de l’exercice de la démocratie.
Quand un milliardaire australien, Andrew Forest, qui a bâti sa fortune dans l’extraction, donne des millions pour lutter contre les feux, il accompagne son don d’un message climatosceptique : pour lui, ce sont les hommes qui sont responsables des feux, et non un dérèglement. Son message est : « on y arrivera par la technologie ». Au fond, l’écologie est un questionnement sur notre conception du progrès. Est-il technique ? Social ? Quelle est sa nature ?
Enfin, la question de la sociologie des dirigeants est elle aussi posée. Trump ou Bolsonaro sont bien connus, mais rappelons que Lula et Dilma Rousseff eux aussi étaient largement climatosceptiques. Sans le proclamer haut et fort, leur vision était tout de même très productiviste. Cette question de « croître autrement » est fondamentale. Dès 1989, le GIEC avait dit qu’il y aurait des mégafeux. Il y a donc le déni dont parlait MOP, mais aussi une espèce de réalité virtuelle, celle de ces rapports, qui devient de plus en plus concrets à mesure que les prédictions qu’ils contiennent se réalisent.
Nicole Gnesotto :
La notion de bien public qu’a évoquée MOP est une piste intéressante, qui pourrait donner de bons résultats. Si l’on arrive à définir précisément ce qu’ils sont (comme on a su le faire sur le plan culturel avec le patrimoine de l’humanité), et établir quelques priorités comme la forêt primaire ou l’eau, les avancées seront significatives. Et cela relève des gouvernances. Ce ne serait pas une mince affaire, mais cela permettrait à la communauté internationale d’établir quelques priorités sur lesquelles concentrer des moyens, au lieu de saupoudrer un peu de tout ça et là.
A propos de la COP 21. C’est l’illustration de l’incompatibilité que j’évoquais plus haut, entre les objectifs que l’on se fixe et le libéralisme économique tel qu’il est pratiqué aujourd’hui. La COP 21 a eu l’originalité d’associer différents acteurs (Etats, villes et entreprises), mais il y eut quelques grands absents : ni transport aérien, ni transport maritime, parce que les lobbies de ces secteurs l’ont empêché.
Sur les leviers économiques tels que la taxe carbone, les taxes aux frontières, etc. Oui, dans un monde idéal. Mais dans le nôtre, l’UE devrait, pour respecter le green new deal, renoncer au Mercosur signé en juillet dernier, ainsi qu’aux accords sur le coton bio avec les pays africains. Ce n’est pas crédible. Les effets d’annonce sont utiles, et l’UE est relativement exemplaire en termes d’émissions, mais elle n’a pas les leviers pour contraindre ses partenaires.
Philippe Meyer (PM) :
Vous avez mentionné cette assemblée de 150 personnes tirées au sort que le président est allé rencontrer la semaine dernière. Le Canard Enchaîné a attiré mon attention sur le site de cette commission, et sur les propositions qui y sont faites. Je n’ai pas encore vérifié, mais si on en croit le journal, il s’agit d’une liste d’interdictions, prohibitions, et malédictions en tous genres.
Marc-Olivier Padis :
Le Canard Enchaîné est allé un peu vite sur cette information, car la partie du site dont ils parlent est ouverte aux contributions libres de tous les internautes. Rien d’étonnant donc à ce que le niveau général ne soit pas brillant. Mais ce ne sont pas les propositions des citoyens tirés au sort, qui ne sont pas encore élaborées.
Je trouve intéressant ce défi posé aux citoyens, les gens tirés au sort ont des degrés de connaissance et de maturité très différents selon les sujets. Le premier réflexe était de dire : « il y a des mesures très simples à prendre, on va recycler les bouteilles en plastique et tout ira mieux ». Très vite, ils ont pris conscience que l’enjeu était à une hauteur tout autre. Le deuxième temps a consisté à dire : « il y a de l’argent caché, on va interdire les yachts, attaquer les niches fiscales et tout résoudre ainsi ». Là encore, la déconvenue a suivi, ces citoyens ont réalisé que ce raisonnement était largement fantasmatique, qu’il n’y a pas vraiment d’argent caché, ou en tous cas bien trop peu. Ils sont donc à présent confrontés à la réelle difficulté, et elle est très grande : il faut changer nos modes de vie. Vont-ils franchir l’obstacle ? Les propositions ne seront sans doute pas populaires.
Lucile Schmid :
Il n’y a pas eu que Le Canard Enchaîné, France Info aussi a fait un compte-rendu de l’audition de certains experts sur son site, et c’est assez intéressant. Ils mettent le doigt sur quelque chose d’assez symptomatique chez les écologistes : demandez à trois écolos de faire des propositions, et cela donnera invariablement quelque chose comme « on interdit de prendre l’avion, la voiture et de manger de la viande ». Il y a donc un vrai sujet sur la façon dont on peut rendre ce projet, sinon populaire, du moins pas immédiatement repoussant. Comment faire percevoir que l’écologie peut être une source de libertés, et pas seulement d’interdictions ?
France Info a par exemple reçu Valérie Cabanes, une chercheuse qui promeut la notion d’écocide. Cette idée qu’il faut donner au lien entre l’homme et la nature, notamment dans certaines sociétés primitives telles que les tribus amazoniennes, un statut juridique.
Ce qui est intéressant chez les citoyens de cette commission, c’est aussi la montée en généralité. Au début on se disait que le citoyen lambda s’intéressait au contenu de son assiette et à ses déchets. Mais on s’aperçoit qu’ils entrent dans une phase bien plus politique.
Richard Werly :
J’aimerais revenir sur les considérations économiques et cette taxe climat aux frontières. Je constate que lorsque Donald Trump tape du poing sur la table et taxe les produits chinois, in fine il obtient à peu près gain de cause. Pas entièrement, certes, mais tout de même, les résultats sont là. C’est pourquoi je pense qu’une telle taxe, même si elle n’est pas idéale, serait tout de même utile.
L’Europe a un levier : son marché, le plus lucratif de la planète. Utilisons-le, et obligeons nos partenaires commerciaux, notamment les entreprises, à prendre ce facteur climatique en considération. Il y aura évidemment des rétorsions, mais je ne vois pas comment on peut faire l’économie d’une mesure brutale, qui dans ce cas n’est pas une interdiction, mais simplement la prise en compte d’une nécessité. On ne peut plus continuer à importer en Europe des produits qui détruisent le climat là où ils sont fabriqués.
Lucile Schmid :
Les écologistes « historiques » ont rarement pensé le lien entre écologie et économie. Il ne suffit pas de prophétiser la naissance d’une économie écologique pour que celle-ci se produise. D’où le débat d’aujourd’hui sur la croissance verte, le capitalisme vert, etc. Le sujet ne doit pas être abordé strictement sous l’angle moral. Nous avons beaucoup parlé d’argent, et il y a quelques signes révélateurs : des millions de dollars sont donnés pour maîtriser les feux australiens, le fonds vert des COP va être alimenté.
Mais le vrai sujet n’est pas là. Il s’agit de savoir quelle valeur, et quel statut nous voulons donner à la nature. La question de l’argent ne saurait pour autant être écartée complètement. La façon dont la richesse circule, à quoi elle est affectée est cruciale. Dire que la transition écologique coûte trop cher est une manière commode de justifier l’inertie. Lors du grand débat national, les questions écologiques sont arrivées en tête, à la surprise générale, des préoccupations des Français. Les interrogations sur « que faire à l’échelle de mon petit budget » étaient légion. C’est là que commence la passage à l’acte et la fin des proclamations. Comment créer une dynamique écologique à partir de notre système actuel ? Le gouvernement a commencé à mettre en place des indicateurs verts, révélant comment telle ou telle dépense pouvait être écologique ou pas. Cela a été immédiatement critiqué, mais je trouve que c’est une bonne entrée en matière.
Philippe Meyer :
Vous avez tous évoqué les changements de comportements et de modes de vie. Dans le cas de la société française, cette question se pose dans un contexte d’incivisme qui me paraît croissant. Je l’ai observé à Paris pendant ces grèves, où le « muflisme » (comme disait Flaubert) a pris des proportions inégalées : jusqu’aux coups de poignards donnés par une automobiliste à deux piétonnes.
L’idée qu’un mode de vie puisse se transformer autrement que d’une manière autoritaire me paraît difficile à croire. L’alternative est sinistre : ou bien la guerre de tous contre tous et le muflisme, ou bien des caméras de surveillance et autres reconnaissances faciales.
Marc-Olivier Padis :
L’autoritarisme à la chinoise est en effet une voie possible pour effectuer la transition écologique. Certains y croient, même en Europe. Comment maintenir des délibérations et des choix démocratiques face à ces défis dont l’ampleur et l’urgence sont sans précédent ? D’où la question : que faut-il laisser aux mécanismes de marché ? Cela peut sembler cynique de parler de prix, mais si la nature avait un prix, quel serait-il ? On sait précisément le nombre de millions de dollars que coûterait l’annulation de l’Open d’Australie, en revanche le milliard d’animaux qui ont péri dans les incendies ne valent rien. Dire que la nature « n’a pas de prix », c’est aussi malheureusement faire en sorte qu’elle ne vaille rien ...
Si on mettait un prix, aurait-on une meilleure capacité d’évaluation des choses ? En Californie ces dernières années, les assureurs ont payé 24 milliards de dollars suite aux incendies. Cela donne une échelle du montant. Le premier ministre australien argue que fermer les mines de charbon coûterait trop cher. Admettons, mais trop cher par rapport à quoi ? C’est un débat qui est légitime.
Il y a quelques indicateurs. Comme le disait LS, le gouvernement vient de créer un compte qui permet de voir les investissements verts et les investissements bruns (émetteurs de carbone). Il a créé là un instrument pour alimenter le débat public. Les grands investisseurs internationaux réfléchissent déjà en ces termes de vert ou de brun. La grande compagnie pétrolière Saoudi Aramco a par exemple décidé de rentrer sur le marché, ce qui aurait dû être une opération d’une visibilité et d’une ampleur inédites. Or ni Londres ni New York n’en ont voulu, car cela faisait une trop mauvaise publicité. Cette entrée sur le marché n’a pas du tout été le succès escompté, car beaucoup aujourd’hui sont réticents à investir dans les hydrocarbures.
Le premier secteur émetteur de gaz à effet de serre est le transport. Au sein des transports, les avions représentent 4%, tandis que 51% viennent de l’automobile individuelle. C’est donc à cette échelle, celle de notre véhicule personnel, que le changement se joue. La voiture électrique commence à arriver, parce que les institutions européennes ont établi des normes plus sévères sur les émissions (sans parler du scandale du diesel). En Allemagne aujourd’hui, les industries automobiles changent toutes leurs lignes de production pour passer à l’électrique. France et Allemagne travaillent conjointement aux batteries. Il y a là des projets industriels européens cruciaux pour l’avenir.
Nicole Gnesotto :
Je suis pour le libéralisme économique et la démocratie politique qui va avec. Ceci étant dit, il y a une contradiction entre le fait de dire d’un côté : « la transition est nécessaire, mais elle sera lente » et de l’autre : « la catastrophe c’est maintenant ». Si la catastrophe est maintenant, il faut changer maintenant. Le véritable déni n’est pas de ne pas croire à la catastrophe environnementale qui s’accélère, il consiste à ne pas vouloir dire que le système d’économie libérale tel qu’il est en est responsable. Tant qu’on ne fait pas cela, on en restera à des mesurettes qui ne changeront rien.
Sur l’exemplarité européenne, enfin. C’est vrai qu’elle existe depuis le début. Mais à ce stade, elle est sans résultat : les Américains ne nous suivent pas, nos performances ne sont pas à la hauteur, je ne crois donc pas que le commerce sera le levier espéré.
Richard Werly :
Sur les questions de méthodologie. On s’interroge beaucoup sur ce que doit faire la Commission Européenne, sur les compétences respectives de la Commission et des gouvernements nationaux. Puisque le climat est une question essentielle et immédiate, je ne comprends pas pourquoi il n’y a pas trois, quatre, ou même cinq commissaires en charge du climat dans cette Commission. Voilà un dossier sur lequel tous les gouvernements européens pourraient s’entendre, pour dire qu’elle est désormais en charge du climat. Il faudrait véritablement que les gouvernements délèguent à la Commission un mandat de réflexion climatique, et cela suppose peut-être d’abandonner d’autres sujets. Le temps où la Commission Européenne devait réfléchir à tout est peut-être révolu. Le climat doit être une priorité, et pas seulement budgétaire.
Je finirai par une proposition. Le Parlement Européen est vide à Bruxelles une semaine par mois (quand les parlementaires sont à Strasbourg). Pourquoi ne pas faire une convention climatique citoyenne européenne qui se réunirait chaque mois dans cet hémicycle libre ?