La Libye au défi de la paix civile
Introduction
Le sommet de Berlin qui a réuni le 19 janvier des délégations de onze Etats et de quatre organisations internationales (Nations unies, Union européenne, Ligue arabe et Union africaine) concernées par voire engagées dans le chaos libyen, a marqué l’affirmation de l’Allemagne en tant que puissance diplomatique. Le sommet s’est conclu par l’adoption d’une déclaration commune appelant notamment à un « cessez-le-feu » permanent en Libye, à « s’abstenir de toute ingérence dans le conflit armé », à respecter l’embargo en vigueur sur les livraisons d’armes, à répartir équitablement les revenus pétroliers et à relancer le « processus politique » brisé par l’attaque de Tripoli, en avril 2019, par le maréchal dissident Khalifa Haftar.
Un « comité militaire mixte » - composé de cinq membres nommés par le Gouvernement d’accord national de Farez Sarraj et de cinq autres désignés par Haftar est appelé à se mettre en place. Cette entité devra fixer les modalités pratiques de l’hypothétique cessez-le-feu, et notamment le mécanisme de surveillance. Le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres a annoncé que ce comité devrait se réunir prochainement à Genève.
Les combats opposent depuis neuf mois le Gouvernement d’accord national de Farez Sarraj à l’Armée nationale libyenne du maréchal Haftar. Sarraj, reconnu internationalement, qui contrôle la capitale Tripoli et l’ouest du pays (la Tripolitaine). Fin décembre, le président turc Erdogan a annoncé une intervention militaire de la Turquie en Libye pour soutenir le gouvernement Sarraj. De son côté, Haftar bénéficie du soutien de la Russie qui lui fournit armes et mercenaires, ainsi que de l’appui de l’Egypte, de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis. Il règne sur l’est du pays (Benghazi et la Cyrénaïque), et en particulier sur les ports pétroliers.
L’Europe, proche des côtes libyennes, est la première concernée par le chaos d’un pays où combattent désormais des islamistes venus de Syrie et où vivent 700 000 migrants subsahariens, dont une partie rêve de traverser la Méditerranée. Entre le retrait américain de la région et l’irruption de la Turquie et de la Russie, les vingt-sept divisés sont menacés de marginalisation. L’interminable Brexit, la fragilité gouvernementale italienne, les préoccupations économiques allemandes et la position ambiguë de la France - entre soutien officiel à Sarraj et appui en sous-main à Haftar, qui prétend être le seul à pouvoir pacifier le sud Libyen, porte du Sahel pour le terrorisme islamiste que Paris combat – ainsi que les divisions européennes ont empêché la formation d’un front commun européen en Libye où se joue en partie, avec les djihadistes et la pression migratoire, la sécurité du continent.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin (BG) :
On ne peut que se réjouir que l’Allemagne ait proposé cette conférence à Berlin. Le pays a ainsi adopté la posture de puissance diplomatique, estimant qu’une forme de neutralité de sa part serait propice à l’ouverture d’un dialogue. Un des ministres allemands a même argué que le pays avait un avantage : n’avoir pas été une puissance coloniale. C’est passer un peu vite sur la Namibie, mais soit. Cette conférence fut effectivement importante, surtout après que la Russie a réuni Haftar et Sarraj à Moscou, où Khalifa Haftar avait refusé de signer un cessez-le-feu. Les deux leaders ne se sont pas rencontrés à Berlin davantage qu’à Moscou, mais la situation est extrêmement compliquée.
On présente habituellement la Libye avec ces deux camps : Haftar d’un côté, Sarraj de l’autre. Ce dernier a un atout : il a été reconnu au niveau international. Mais il est important de signaler qu’il n’a en revanche aucun ancrage local. Le soutien international est d’ailleurs très relatif : la Turquie s’est engagé auprès de Sarraj car l’Europe était absente alors qu’elle aurait théoriquement dû le soutenir. Mais l’homme fort, c’est Haftar. Les conflits tribaux en Libye étaient maîtrisés à l’époque de Khadafi, mais ils ont repris, il y a une trentaine de tribus qui s’affrontent en permanence. Le sud du pays, très important puisqu’il est le contact avec le Sahel, est une source d’instabilité majeure. Les problèmes libyens nous touchent directement à cause des réfugiés, mais le pays est aussi le lieu d’un important trafic d’armes, source de financement des milices, avec le trafic pétrolier.
La situation est aussi dangereuse que compliquée. Que peut-on faire ? Les réseaux transnationaux sont très importants, une grande partie de l’élite libyenne s’est dispersée dans la région à la chute de Khadafi. Il y a des Libyens à Istanbul, et ce n’est pas un hasard si c’est à Erdogan que Sarraj a demandé un appui. Pour Erdogan, en situation de néo-ottomanisme, reprendre pied en Libye est un enjeu important, puisqu’il lui confère un accès à la Méditerranée orientale et à des gisements de gaz colossaux auxquels il n’a pas accès pour le moment. La Turquie est un nœud où se croisent de nombreux pipelines, mais n’a pas elle-même accès aux gisements d’hydrocarbures ; la donne pourrait changer avec cette présence en Libye.
La Russie quant à elle, tente de profiter du vide laissé par les Etats-Unis. N’oublions pas cependant que ce sont les USA qui ont permis à Haftar de chasser les djihadistes, et que le leader y a longtemps été en exil, ses contacts y sont sans aucun doute nombreux. En Égypte, le maréchal al-Sissi, très opposé aux Frères Musulmans, soutient Haftar (parce que Sarraj soutient les Frères Musulmans). Les deux hommes sont assez semblables : des militaires autoritaires à la poigne de fer.
Richard Werly (RW) :
Sur un sujet aussi compliqué que la Lybie, examinons un peu l’unité de l’Union Européenne. Jusqu’à présent, on avait vu deux pays européens se disputer le dossier libyen, la France et l’Italie (l’ancienne puissance coloniale). Cela a beaucoup changé, notamment en raison de l’accord passé en décembre 2019 par le gouvernement Sarraj avec la Turquie, concernant la délimitation de zones en Méditerranée orientale. Cet accord est un coup très dur pour la Grèce, qui a fait savoir qu’elle opposerait son véto à tout accord de la Lybie avec l’UE si l’accord Lybie-Turquie était maintenu. Nous sommes à présent dans un vrai contexte de fracture européenne en ce qui concerne la Libye. Le sommet de Berlin a été vu par Athènes comme un moment difficile, voire une preuve de la non-solidarité de l’UE à l’égard de la Grèce.
En ce qui concerne la Libye, on n’est pas face à un pays, mais à une situation fragmentée. La ville de Misrata vit par exemple en toute indépendance du reste du territoire. On parle de la Lybie comme d’un pays, alors que ce terme ne saurait s’appliquer à ce qu’est cet endroit à l’heure actuelle. Comment gérer ces situations qui relèvent de la fiction politique ? C’est probablement là que se tient l’argument maître d’Haftar, puisqu’il se propose de rétablir une unité territoriale forte, avec des frontières, etc.
En ce qui concerne la France et sa position ambiguë (puisqu’en façade, elle approuve les résolutions de l’ONU et soutient Sarraj, alors qu’elle prête en sous-main un appui au maréchal Haftar), elle s’explique par le Sahel. La France y est dans une impasse, elle sait que c’est une guerre ingagnable. L’armée française n’en peut plus de voir déferler ses armes au Sahel depuis le sud de la Lybie, il lui faut absolument boucler cette zone, or le seul qui paraisse en mesure de le faire, c’est Haftar. La Lybie est un bourbier, dont les perspectives de sortie semblent toutes passer par un homme fort.
Michaela Wiegel (MW) :
Pour compléter le tableau, je reviendrai sur le réveil de la diplomatie allemande. Nous partons de la situation suivante : l’Allemagne s’était abstenue au Conseil de sécurité en 2011, et depuis, les divisions avec la France ont été très fortes. A l’époque, j’avais désapprouvé cette abstention, non parce que j’aimais l’idée d’une intervention française en Libye, mais parce qu’elle faisait exploser l’unité diplomatique européenne. Depuis cette abstention, l’Allemagne n’avait eu aucune implication dans le dossier libyen, et malheureusement, presque toutes ses sombres prédictions se sont réalisées depuis. La Libye a fait l’objet de deux tentatives diplomatiques du président Macron, en 2017 d’abord, puis en 2018 où le président déclara de façon très autoritaire qu’il y aurait des élections en Libye avant la fin de l’année, alors qu’il n’y avait aucun signe allant dans ce sens. L’Allemagne n’était que vaguement associée à ces deux initiatives, c’est surtout l’Italie qui a découvert à quel point elle était quantité négligeable pour la diplomatie française. Quelque chose de l’unité européenne s’est donc cassé lors de ces deux tentatives, par ailleurs infructueuses.
Je signalerai aussi le côté boudeur avec lequel M. Macron a accueilli la conférence de Berlin, qui s’est reflété dans le peu de couverture médiatique en France de cette conférence. On voit bien que la Libye est un cas exemplaire quant au manque d’unité franco-allemande, or sans cette unité, il est clair que les choses n’avanceront pas, et que d’autres pays comme la Grèce (mais aussi l’Italie, qui n’a pas dit son dernier mot) vont encore compliquer l’équation.
Angela Merkel a rencontré M. Erdogan ce vendredi. La prise en compte des intérêts turcs augmente, et l’Allemagne doit renouer avec ses partenaires traditionnels pour espérer peser sur la situation libyenne, et contrebalancer le double discours français (soutenir officiellement Sarraj tout en prêtant officieusement main-forte à Haftar).
Jean-Louis Bourlanges (JLB) :
L’intervention allemande rappelle vraiment l’initiative de Bismarck, qui avait organisé une conférence à Berlin pour favoriser la paix en Europe, estimant que le pays avait l’avantage de ne pas être une puissance coloniale. Il en va de même ici. En réalité, l’Allemagne n’est pas totalement extérieure à la situation, puisque ses liens avec la Turquie sont particuliers. Cela peut-il fonctionner ? Du temps de Bismarck, cela avait échoué, et pour le moment, on ne peut pas dire que les signes soient encourageants.
Cela m’évoque aussi une phrase du théoricien militaire Liddell Hart : « en cas de conflit dans une zone particulière où se produit une guerre civile, je recommanderais trois choses. Premièrement, n’y allez pas. Deuxièmement, si vous y allez quand même, intervenez clairement pour un camp et contre l’autre. Troisièmement, choisissez le camp qui va gagner. » Les conseils de Liddell Hart font état d’un pragmatisme et d’un cynisme tout ce qu’il y a de plus britannique, mais ne sont pas idiots. Il faut sortir de ce bourbier libyen, manifestement la voie légaliste internationale ne fonctionne pas. Ensuite, on a l’impression que nos amis ne sont pas les Frères Musulmans, par conséquent, soutenir Haftar a du sens. Entre le choix légal (Sarraj) et le choix efficace (Haftar), le bon sens et le cynisme semblent désigner le maréchal Haftar ...
Béatrice Giblin :
Je pense que c’est ce qui est en train de se faire, c’est pourquoi je rappelais combien la Libye n’était pas un état-nation, mais un regroupement de tribus qui s’affrontent depuis très longtemps.
J’insisterai sur un autre point : il y a beaucoup d’argent qui circule en Libye. Ajoutons à cela un nombre conséquent d’exilés libyens, qui ont monté des chaînes de télévision et jouent un rôle important. Il ne faudrait pas penser que nous sommes les seuls à tirer des ficelles extérieures à la Libye. Les Libyens eux-mêmes sont très actifs et influents.
Je comprends les critiques de l’Allemagne à l’égard de Macron, mais l’Allemagne a un problème : elle ne veut plus voir arriver de migrants. Tandis que la problématique de la France est tout autre : il s’agit de s’en sortir au Sahel. Or ces deux objectifs sont incompatibles. Ajoutons à cela l’Algérie, avec laquelle la France a des liens très particuliers, et qui est évidemment touchée de près par la situation de son voisin libyen. On parle beaucoup plus de la Syrie que de la Libye, mais à mon sens, la situation libyenne est désormais bien plus préoccupante. Enfin, la question des Frères Musulmans est évidemment un élément important dans le choix du soutien à Haftar pour un pays laïque comme le nôtre.
Michaela Wiegel :
Je pense qu’il est un peu difficile d’opposer le Sahel, donc la question de la lutte contre le terrorisme, à celle des flux migratoires, car les deux sont intimement liés. Je ne pense pas que l’Allemagne s’oppose à la France en ces termes. A mon avis, la question que se pose véritablement l’Allemagne est la suivante : quelle est la stratégie à long terme de la France ? Bien malin qui saurait le dire, tant sur la Libye que sur le Sahel. Par conséquent, face au constat que la France n’a rien à proposer en termes de maîtrise des flux migratoires, un accord de l’UE avec la Turquie semble être la seule voie possible pour Berlin.
L’ensauvagement des luttes sociales
Introduction
Avocats jetant leurs robes à terre, enseignants faisant de même avec leurs manuels scolaires, ballerines du corps de ballet de l’Opéra de Paris dansant un lac des cygnes protestataire sur le parvis du Palais Garnier, retraites aux flambeaux organisées par les syndicats : l’action contre la réforme des retraites a récemment pris de nouvelles formes. Mais depuis le 17 janvier, la contestation s’est traduite de manière moins souriante ; des militants CGT ont forcé l’accès au siège de la CFDT, favorable au principe d’un système de retraite par points. Les Bouffes du Nord où le président de la République assistait à une représentation de La Mouche ont connu une tentative d’intrusion suivie, après son échec, d’une manifestation improvisée devant le théâtre. Dans la nuit, un départ de feu criminel s’est déclaré à la brasserie La Rotonde, prisée du président Macron. « Nous condamnons toute forme de violence» a déclaré dimanche dernier le numéro un de la CGT, Philippe Martinez dont le syndicat revendique des coupures ciblées d’électricité.
Pour le spécialiste de l’histoire des mouvements sociaux Stéphane Sirot, depuis le début du quinquennat d’Emmanuel Macron, « l’ébullition sociale est permanente ». L’historien souligne que « face à un pouvoir politique qui joue le pourrissement, on voit surgir des formes d’intervention plus spontanées, dynamiques, moins contrôlables » qui donc « peuvent déraper, d’autant plus qu’elles ne sont pas encadrées stricto sensu par les syndicats ». Selon lui, « il y a une ‘’gilet-jaunisation’’ du mouvement social ».
Pour Eric Giuily, président du cabinet de conseil en communication CLAI, « le pourrissement de la grève est inévitable, compte-tenu de l’opposition irréductible d’une partie des syndicats et de leur base à l’encontre du régime universel par points ». L’inefficacité du mouvement syndical, prévoit-il « devrait conduire à une radicalisation croissante d’au moins une partie de la base, avec le risque d’une multiplication d’actions coup de poing qui peuvent toujours dégénérer ». Pour sa part, l’ancien sénateur et député européen socialiste Henri Weber, expert associé à la Fondation Jean-Jaurès observe que « le haut niveau de combativité du peuple français a permis de nombreuses conquêtes sociales et démocratiques. Mais aujourd’hui, notre culture d’affrontement est devenue un handicap » déplore-t-il.
La forme qu’ont pu prendre ces affrontements a pour contexte une mise en question du comportement des forces de l’ordre à qui il est reproché de ne pas respecter les trois obligations d’absolue nécessité, d’absolue proportionnalité et de simultanéité, tandis que leurs responsables mettent en avant une augmentation inédite des actes de violence contre police et gendarmerie, le tout dans une société où les chiffres de la délinquance pour 2019 ont nettement augmenté ainsi que les agressions antisémites.
Kontildondit ?
Richard Werly :
D’abord, il y a clairement une fracture syndicale entre les réformistes et les opposés à la réforme. Elle est bien connue et ancienne, mais il semble que la CGT et ses militants ne supportent plus d’être les numéros deux du paysage syndical français. C’est le tournant qui fut pris lors de élections interprofessionnelles, le leadership est de facto assuré par la CFDT en nombres de militants. Pour un certain nombre de fédérations au sein de la CGT, notamment celles où son pouvoir d’action est décisif (dans les transports notamment), les militants CGT ne supportent pas de perdre. Car ils perdent : Macron va faire voter cette réforme, il a choisi de le faire malgré la montée des colères. Sans doute estime-t-il que ces colères sont de toutes façon inévitables, il lui faut donc prendre les manifestants de vitesse.
Quand les militaires gagnent un conflit sur le papier alors qu’ils le perdent dans la réalité, ils disent toujours « s’il y a de plus en plus d’attentats, c’est parce que nous sommes en train de gagner ». C’est le discours qu’on a entendu en Afghanistan ou au Mali par exemple, et le discours actuel du gouvernement y fait penser, ce qui est inquiétant. Le gouvernement juge que la radicalisation est la preuve de sa victoire. Quand on en arrive là, alors que le mandat d’un gouvernement est tout de même d’améliorer la situation de toute sa population, il y a un problème. Problème que je résumerai pas cette question : y a-t-il de la part du gouvernement une forme de jouissance dans la colère ? Il semble qu’on se satisfasse de la violence des radicaux, qu’on instrumentalise pour dire qu’on a raison. C’est un raisonnement très grave, qui implique qu’on ne peut réformer que contre le peuple. Or dans une France dont la société ne cesse de se fragmenter, oublier qu’il faut construire des ponts entre les différentes îles de cet archipel français (pour reprendre la dénomination du livre de Jérôme Fourquet), ne s’intéresser qu’aux premiers de cordée est très risqué. A mes yeux cette réforme des retraites apporte un changement profond, il se peut qu’elle soit justifiée pour un horizon lointain, mais le risque est grand qu’Emmanuel Macron donne l’impression de ne réformer que pour quelques uns.
Michaela Wiegel :
Nous faisons ici face à une exception française. Je suis retombée sur un article d’Olivier Blanchard (ex-chef économiste au FMI) datant de quelques années, dans lequel il expliquait cette exception, par un mélange tout à fait unique de colbertisme et de marxisme dans la culture française. Colbertisme pour l’état très fort et interventionniste, mêlé à des restes de philosophie marxiste, qu’on repère dans des expressions telles que « président des riches », etc. Cette réforme des retraites part d’une intention d’accroissement de la justice sociale, elle est pourtant perçue comme une politique accroissant les inégalités.
Je suis moi aussi inquiète de la montée de la violence, dans le langage d’abord (on a entendu des chants « on a décapité le roi, on pourra le refaire ... »). Cela renforce malheureusement le cliché des irréductibles Gaulois réfractaires à tout, pour les Allemands au moins.
Béatrice Giblin :
A propos de la fracture au sein du syndicalisme français qu’a évoquée RW. Elle sépare les réformateurs des révolutionnaires. Idéologiquement, le Parti Communiste a perdu la main sur la CGT, tandis que la présence trotskyste est très importante (NPA, la ligue ...) qui sont des jusqu’au-boutistes voulant la mort du système actuel. Il y a une vraie volonté de révolution, admise par le leader syndical des cheminots. Il n’y a plus qu’en France qu’on entend cela, où l’extrême-gauche, dont la présence est résiduelle sur les listes électorales, mais peut avoir des leaders ou des militants absolument radicaux.
Cette tradition d’affrontement est très française. On parle beaucoup des attaques dont Macron fait l’objet, mais sous Sarkozy, on pendait déjà des effigies du président dans les manifestations. Le pari des barricades reste présent dans notre imaginaire collectif (1830, 1848, 1871). Mélenchon joue cette carte à fond, par exemple. A l’heure où nous enregistrons (vendredi 24 janvier au matin), il semble que la manifestation prévue ne soit pas si suivie que cela. On verra ce qu’il en est, mais un chiffre est révélateur. A la RATP, seuls 19 conducteurs de métro sont concernés par la réforme. Quand on voit l’impact sur la circulation parisienne, cela laisse rêveur.
Du côté du gouvernement, on aura peut-être une victoire à la Pyrrhus (nous le verrons aux municipales, mais cela s’annonce très compliqué pour LREM). Un bilan compte toujours moins que la façon dont il est perçu, et on ne gagne rien sans l’approbation des gens qui ont voté pour vous.
Philippe Meyer (PM) :
A ce propos, la circulaire Castaner ne changera pas le sens du vote. Pas plus qu’on ne change la température en cassant le thermomètre.
Jean-Louis Bourlanges :
Je suis mal à l’aise face à cette réforme en tant que député de la majorité, puisque je me sens en dissidence intellectuelle profonde par rapport à elle.
Je suis d’abord frappé par le point auquel les choses sont renversées. La droite soutient cette réforme (il n’y a qu’à lire Le Figaro pour s’en apercevoir) alors qu’elle est fondamentalement de gauche. Avec tout ce que cela implique de défauts au passage.
Elle est tout d’abord inutile. L’urgence était non seulement de financer les retraites, mais aussi de dégager des sommes importantes pour financer d’autres choses, comme l’éducation nationale, la formation ou l’université. Cela impliquait un ensemble de concessions, notamment de travailler plus longtemps, mais c’était le principe. Or celui-ci a changé du tout au tout. On fait à présent des choses que personne n’a demandées.
Ensuite, c’est une réforme vraiment ruineuse, alors qu’on a besoin de faire des économies. On a ouvert la boîte de Pandore et on ne sait absolument pas où on va, la preuve en est qu’on nous dit qu’on va voter d’abord, et financer ensuite. On est incapable de nous dire quel sera le nouvel équilibre entre particularité et universalité. On est parti d’un principe d’universalité qui est constamment réaffirmé dans le projet de loi, et en même temps, on nous dit qu’un couvreur ne doit pas partir en retraite au même âge qu’un comptable (ce qui est de bon sens), ce qui signifie que ce principe doit être ajusté. On ignore comment.
Troisièmement, cette réforme est despotique. On nationalise le système des retraites, et cela nie le rapport entre le contrat de travail et les retraites, alors qu’il est fondamental. On ignore tout cela, et on crée un grand lit de Procuste, dans lequel les plus grands doivent se couper les membres, tandis que les petits sont écartelés. Et la droite trouve ça très bien, alors qu’elle est censée défendre le contrat.
Pourquoi la gauche est-elle contre ? Historiquement, elle a toujours hésité entre les droits acquis et les aspirations à la justice, mais ici, la nature du problème est différente : la gauche se fiche de réformes de gauche, pour l’instant son enjeu est de déstabiliser le système.
Imposer un tel traumatisme à un corps social si fragilisé, juste après les Gilets Jaunes, me paraît extrêmement présomptueux de la part du président de la République. La réforme est systémique, c’est à dire qu’on modifie la modalité d’administration de ses paramètres. En réalité, au lieu d’avoir un âge de départ et des montants de pension connus, on se trouve ici face à de gigantesques inconnus. Tout cela est très anxiogène, et l’échec de la grève ne peut que renforcer les envies de violences des uns et des autres.
Tout cela va se développer, le système ne se stabilisera pas avant des mois. Nous n’avons pas ici affaire à un désordre d’alternance mais de pourrissement. Je crains que cela ne renforce les tendances autoritaires. La grande bénéficiaire de tout cela, c’est Mme Le Pen.
Richard Werly :
Je suis en désaccord avec JLB par rapport au texte présenté en conseil des ministres ce vendredi 24 janvier. Il me semble que Macron l’envisage comme une porte ouverte à de futurs changements sociaux en France, et en ce sens, les syndicats ont raison de dire que cette réforme est symptomatique de la volonté de ce gouvernement d’orienter les Français vers un système de retraites par capitalisation. Le message est en gros le suivant : « certes votre seuil sera garanti, mais si vous voulez une retraite plus confortable, allez plutôt voir ailleurs ». Ce qu’on reproche au gouvernement, à savoir aller vers un système plus hybride, est justifié.
Du côté politique, Macron est arrivé au pouvoir comme Bonaparte et va petit à petit se transformer en Adolphe Thiers. Quelqu’un pour qui ordre rime avec autoritarisme. Cela explique largement la colère et la haine à son endroit, qui deviennent très préoccupantes.
Michaela Wiegel :
Sur le fond de la réforme, je suis très partagée. En Allemagne, le système est universel, il n’y a qu’une une seule caisse étatique, et cela marche très bien, cela donne une visibilité et une mobilité très grandes. On peut changer de branche sans que cela nuise à la visibilité sur sa retraite. C’est cependant pondéré par des systèmes complémentaires, avec des assurances personnelles, et/ou des particularités selon les entreprises. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles l’Allemagne a critiqué si vivement la politique de taux d’intérêts de la Banque Centrale Européenne, qui pénalisait beaucoup de retraités dépendant d’un système par capitalisation.
J’ai pour ma part l’impression que cette réforme, comme beaucoup de choses en France, arrive trop tard, par rapport à la conjoncture en tous cas.
Béatrice Giblin :
La capitalisation existe déjà en France. On peut souscrire à une retraite complémentaire, y compris quand on est fonctionnaire de l’état, avec Préfon-retraite (un organisme d’ailleurs géré par Force Ouvrière).
Il y a quelque chose de positif dans cette réforme pour tous ceux dont l’essentiel de la carrière est à bas salaire. Agiter ce chiffon rouge de la capitalisation, en inquiétant les plus faibles n’est rien d’autre qu’une stratégie politique de la part des syndicats, pour stopper l’érosion du nombre de leurs militants.