La Macronie bat la campagne
Introduction
Depuis quelques jours, la macronie multiplie les bévues. Florilège : le Conseil d’Etat a étrillé le fin janvier les textes sur les retraites avant de retoquer la circulaire Castaner sur l’étiquetage politique aux municipales. Le président de la République a posé avec un t-shirt contre les violences policières, provoquant la colère des syndicats policiers.
Dans l’avion qui le ramenait le 23 janvier de Jérusalem, Emmanuel Macron a évoqué sa politique mémorielle, affirmant que la guerre d’Algérie pourrait avoir « à peu près le même statut que celui qu’avait la Shoah pour Chirac en 1995 ». Les réactions indignées ne se sont pas fait attendre et le président a procédé à un rétropédalage, niant avoir fait une équivalence mais seulement un parallèle dans le cadre d’une réflexion sur « les sujets mémoriels dans leur ensemble qui « disent quelque chose de ce que vous voulez faire de votre pays et de votre géopolitique ».
Pour avoir insulté l’Islam sur son compte Instagram, une lycéenne de 16 ans, Mila est menacée de mort, de viol et d’égorgement. « L’insulte à la religion, c’est évidemment une atteinte à la liberté de conscience, c’est grave » a déclaré la garde des Sceaux, Nicole Belloubet. Or, le délit de blasphème n’existe pas en France. La jurisprudence constante dans l’Hexagone et à la Cour européenne des droits de l’homme fait une distinction : insulter une religion est admis ; insulter les croyants non.
Le rejet, jeudi 30 janvier par la majorité La République En Marche, à l’Assemblée, d’une proposition de loi du groupe UDI-Agir qui visait à instaurer un congé de deuil de douze jours plutôt que cinq pour le décès d’un enfant, a provoqué un tollé dans les rangs de l’opposition et une vive agitation dans la majorité. C’est finalement l’Elysée qui est intervenu en faisant fuiter qu’Emmanuel Macron avait demandé au gouvernement « de faire preuve d’humanité ».
Depuis le début du quinquennat, près d’une vingtaine de députés ont rompu avec le groupe En marche à l’Assemblée.
Kontildondit ?
Richard Werly (RW) :
La difficulté pour les correspondants étrangers -dont je suis- à expliquer comment la mécanique Macron s’est déréglée est croissante. Vu de l’étranger, le président français bénéficie encore d’une excellente image de réformateur de la France. Mais le fossé se creuse entre cette image projetée (qui attire les investisseurs vers la France) et la réalité du terrain, qui donne l’impression d’un délitement généralisé.
J’attribue ce dérèglement à plusieurs facteurs. J’aimerais cependant mettre à part l’aspect mémoriel de ces bévues. C’est un élément sur lequel le président français était déjà intervenu durant sa campagne, en qualifiant par exemple la colonisation de crime contre l’humanité. Pour le coup, il y a là une cohérence de la part de Macron, qui veut rouvrir ce pan de l’Histoire, estimant sans doute que sa génération et les suivantes n’ont pas la même perspective que celles qui l’ont précédé. Si l’on met de côté ce sujet mémoriel, que voit-on ?
D’abord que la disruption Macronie devient impossible à comprendre ... Je fais ici référence à la photo prise avec le tee-shirt « LBD ». En quoi le président a-t-il besoin de s’afficher avec ce tee-shirt, qui ne pourra être pris que comme une provocation par les forces de l’ordre ? J’avoue ma perplexité.
Ensuite, le calendrier, déréglé lui aussi. Pourquoi une telle précipitation sur la réforme des retraites ? On veut aller vite à tous les niveaux, sur une réforme dont on voit que 1) elle est capitale pour la France, et 2) elle est rejetée par une majorité de Français qui ne la comprennent pas. Au lieu de prendre du temps pour expliquer et convaincre, le pouvoir veut passer quels que soient les obstacles.
Enfin, malgré l’indéniable réputation de sérieux de certains ténors du gouvernement (Mme Belloubet, garde des Sceaux, est une ancienne membre du Conseil Constitutionnel et une juriste aguerrie ; Mme Pénicaud la ministre du Travail a longtemps été à la tête de grands groupes industriels, elle a donc une expertise certaine elle aussi), il faut admettre que le monde accéléré de la communication d’aujourd’hui produit des gaffes à la chaîne. Et il faut bien admettre qu’elles sont navrantes : la déclaration de Mme Belloubet à propos de cette jeune adolescente qui a critiqué l’Islam et le congé pour les parents dont l’enfant décède pour Mme Pénicaud.
Cela aboutit à ce qu’Emmanuel Macron, présenté comme le maître des horloges, est à la tête d’un mécanisme qui se dérègle, au point que nous ne savons plus à quelle heure vit ce quinquennat. C’est très préoccupant à la veille des élections municipales, qui seront un vrai baromètre pour la Macronie. Le mouvement « en Marche » est-il encore un mouvement ou fait-il du sur place ? Ou recule-t-il ?
Béatrice Giblin (BG) :
Visiblement, il y a une perte de repères pour ce gouvernement de techniciens compétents et rationnels. Nous avons déjà eu des exemples de ce type de gouvernance très technique, se voulant « ni de droite ni de gauche », en Italie par exemple. En France aussi, juste avant 1968, un mouvement appelé « technique et démocratie » s’essaya également à cette posture. De beaux esprits qui avaient pensé pouvoir créer un gouvernement « au-dessus » des basses tendances politiciennes. L’illusion qui consiste à croire que l’on peut se passer de l’ancrage politique est donc ancienne.
Quels sont les ministres qui tiennent le mieux aujourd’hui ? Bruno Le Maire, qui est identifié politiquement, Darmanin, talentueux politicien lui aussi, ou Jean-Yves Le Drian, un vétéran. Ceci étant dit, quand on dirige un très grand nombre de députés au sein d’une majorité écrasante, qu’on a voulu y faire entrer de la société civile, avec des gens engagés par enthousiasme mais complètement inexpérimentés, le fait qu’une vingtaine d’entre eux s’en aille après presque trois ans n’est pas si surprenant que cela. Sans compter que bon nombre de membres de la Macronie avaient une sensibilité de gauche ...
Il me semble qu’on a tendance à blâmer la communication dans des erreurs qui traduisent à mon avis plutôt un éloignement avec l’ancrage local. On ne va pas mesurer grand chose aux élections municipales puisque LREM ne constitue pas l’essentiel des maires sortants. En Marche s’est fixé un objectif très modeste : obtenir 10 000 élus municipaux (sur 500 000 possibles), en se mettant sur des listes qui ont un pied à gauche et l’autre à droite, ou sur leurs propres couleurs dans un nombre très restreint de communes de plus de 9000 habitants (environ 700). Ce sera donc très difficilement lisible, même si les perspectives de conquêtes de villes sont minces.
Comme l’a rappelé RW, deux tiers des Français pensent aujourd’hui qu’il serait préférable de retirer le projet de réforme des retraites, ce qui est un échec retentissant. Le gouvernement risque donc de passer en force, peut-être au 49.3, ce qui sera évidemment un déni de démocratie, avec de potentielles conséquences dévastatrices pour les élections présidentielles qui approchent. La chance de la Macronie dans tout cela, est que personne ne semble pouvoir incarner une alternative crédible, ni à gauche ni à droite. Mais ce n’est qu’une victoire par défaut.
Nicolas Baverez (NB) :
Il est vrai que nous vivons un moment très important du quinquennat, une perte du contrôle du président sur la situation du pays et celle de sa majorité, sur le fond d’une situation générale très dégradée. Plusieurs plans me paraissent très préoccupants.
Le cardinal de Retz disait que pour un homme d’état, il sied moins de dire des sottises que d’en faire. Or ici, le florilège de bourdes rappelé en introduction est accablant. On assiste à un début de crise entre le président, sa majorité et le gouvernement, on a également des problèmes juridiques sérieux puisque le Conseil d’Etat, à qui on ne saurait reprocher d’être partisan, a critiqué sévèrement le projet de réforme des retraites. C’est tout de même aberrant qu’après deux ans et demi, on n’ait pas le moindre chiffrage ou étude d’impact sérieux sur cet élément fondamental du contrat social, qui représente 14% du PIB. Or on y touche sans savoir où on va ni combien cela va coûter.
Par ailleurs, la circulaire Castaner, qui vise à ne tirer aucune conséquence du vote de 53% des électeurs était passablement extravagante. Enfin, sur le plan social, deux mouvements s’éternisent : celui des Gilets Jaunes et les grèves actuelles. Il y a à présent en France des mouvements sans fin comme on parle de guerres sans fin. Ce qui entretient un climat de violence tout à fait délétère.
Cette perte de contrôle est impressionnante. Elle s’explique d’abord par le système de pouvoir mis en place par Macron : une pyramide inversée où tout dépend de la décision de deux hommes. C’est insupportable et cela ne peut pas marcher. Ce techno-populisme s’accompagne d’un grand mépris à l’égard du Parlement, des corps intermédiaires, de la société civile et des élus. La politique est en train de prendre sa revanche aujourd’hui. Ensuite, il y a une extrême faiblesse sur les fonctions régaliennes qui sont décisives en ces temps de crise. Or, on l’a vu avec Mme Belloubet et M. Castaner, personne n’est à la hauteur dans ce domaine. Enfin, on voit dans ces difficultés les limites du « en même temps ». C’est un slogan électoral génial, mais cela se heurte à une réalité parfaitement analysée par Mendès France : « gouverner c’est choisir ».
Enfin, je n’appellerai pas le fait de ne pas avoir d’opposition crédible une chance. C’est un très grand péril pour notre pays. On a un président qui se décrédibilise, un « parti » mort-vivant qui délaisse des pans entiers du territoire, une majorité qui se délite (il reste environ 300 députés En Marche, on nest donc plus très loin de la perte de la majorité absolue). Et la démocratie est asphyxiée par la montée de la violence.
Il y a eu deux grands malentendus. Un en 2017, qui a consisté à croire qu’avec Emmanuel Macron, la France était immunisée contre le populisme, alors qu’elle est avec l’Italie le pays le plus fragile, à cause de sa crise qui dure depuis 40 ans. Or la réponse de Macron a été ambiguë : la campagne était ouverte et participative, mais l’exercice du pouvoir a été techno-populiste. L’autre malentendu a été rappelé : on ne peut pas vouloir agir durablement, avoir une bonne image à l’étranger et ne pas tenir le pays politiquement. Aujourd’hui les conséquences extérieures de l’affaiblissement du président sont minimes, mais cela ne durera pas éternellement.
Jean-Louis Bourlanges (JLB) :
Le problème est totalement multiforme, et par conséquent très difficile à aborder. D’où qu’on le regarde, on est toujours confronté à des contradictions dont on a peine à déterminer si elles-mêmes forment un tout cohérent ou ne sont qu’un enchevêtrement disparate de choses sans rapport les unes avec les autres. On ne saurait dire si c’est la jeunesse et le côté un peu provocateur du président Macron qui polarisent toutes les tensions ou si c’est un problème idéologique plus transnational. Le populisme est un phénomène fort et il est présent partout. Il a tendance à se stabiliser cependant. Par exemple au Royaume-Uni derrière Boris Johnson, ou aux Etats-Unis avec une pulvérisation des Démocrates. On a donc des ensembles idéologiques très différents de ce que voudrait représenter Emmanuel Macron, et qui ne relèvent plus simplement d’une logique protestataire.
On a par ailleurs une Histoire spécifique française : l’allergie au libéralisme. Cette prépondérance de l’Etat est très profondément enracinée (jusqu’à Hugues Capet, pourrait-on dire). Cette identification à l’Etat est remise en cause par le capitalisme mondialisé, une grammaire totalement illisible pour les Français, et génératrice d’une grande angoisse.
Je ne suis pas d’accord pour imputer à Macron la disparition (ou la dissimulation) du clivage traditionnel droite-gauche. Cette disparition est certes dangereuse, mais je pense que Macron en est le produit, pas l’auteur. Les choix fondamentaux sont désormais : ouverture, respect du droit et de la démocratie, économie fondée sur l’initiative individuelle. Il y a des gens, de droite comme de gauche, partisans ces options, et c’est cela qui a provoqué le macronisme. Ce dernier est né du rassemblement de gens de sensibilités diverses, unis pour promouvoir ces choix-là.
Ce qui a été faux dès le début dans le macronisme en revanche, c’était l’idée qu’on pouvait renoncer à la politique, et lui substituer quelque chose de technique. Une chose qui m’avait fait tiquer pendant la campagne présidentielle, est que Macron invoquait l’efficacité comme argument pour récuser la droite et la gauche. L’efficacité est évidemment préférable à l’inefficacité, mais elle n’a rien à voir avec une sensibilité politique. On sait très bien que le jeu politique est d’une autre nature que le jeu technique. Max Weber disait à son propos qu’il était un incessant va-et-vient entre le réel et des valeurs. C’est cela la politique : être pour certaines valeurs, et les défendre tant bien que mal face à une réalité rarement favorable. Or ici, on a eu des gens certes bien intentionnés, venant de l’entreprise, et espérant que la politique allait fonctionner comme une entreprise : c’était idiot. Une entreprise est faite pour faire du profit, ce n’est pas le cas d’un parti politique, fait pour rallier des citoyens libres (et non des salariés) à des valeurs.
Au lendemain des Européennes, nous l’avons dit au Modem. Il était aberrant de considérer que le succès (relatif mais brillant) de LREM aux Européennes pouvait avoir une incidence sur les Municipales. N’importe quel novice de la politique l’aurait compris. Pas eux. On les voit aujourd’hui accrochés à la défense de leur bilan, et nous passons notre temps à leur expliquer que personne n’est jamais élu sur son bilan, mais toujours sur son projet.
L’un de mes amis dit toujours qu’il y a trois phases dans l’Histoire des gouvernements. Sachant qu’évidemment, cela ne va jamais. La première phase explique le fait que cela ne va pas de la façon suivante : « c’est la faute de mes prédécesseurs ». Deux ans plus tard, comme cela ne va toujours pas, on dit : « c’est parce qu’on explique mal ». La troisième et dernière phase consiste à déclarer : « l’Histoire me donnera raison ».
Richard Werly :
Je ne suis pas d’accord avec JLB à propos du bilan. Je pense qu’on peut être réélu sur un bilan (et c’est effectivement le pari de Macron), à condition évidemment que celui-ci soit bon. Il faut donner l’impression qu’on a eu raison de faire ce que l’on a fait. La difficulté aujourd’hui est que plus personne ne comprend le bilan du gouvernement. Ni en quoi celui-ci aidera la France pour la décennie qui commence.
Nicolas Baverez :
Pour revenir à la mauvaise nouvelle que constitue l’effondrement de l’affrontement droite-gauche : on a aujourd’hui une réelle possibilité de victoire du Rassemblement National en 2022, et c’est un changement fondamental.
Le nœud du problème que cherchait JLB existe, et c’est Emmanuel Macron lui-même. S’il ne change pas son comportement et son style d’exercice du pouvoir, il sera le président d’un seul mandat. Cela pose un impératif aux partis d’opposition républicains : faire renaître une offre politique crédible.
Béatrice Giblin :
Il ne reste plus en effet qu’une extrême-gauche et une extrême-droite, et toutes deux sont mal en point. Du côté du Rassemblement National, la santé financière du parti est mauvaise, entre les demandes de Jean-Marie Le Pen et celles des créanciers russes.
Ce qui prouve qu’il n’y a pas de valeurs au sein de LREM est par exemple l’incapacité du mouvement à tenir un congrès, où se discuteraient les projets, les idées, les tendances. Il ne se passe rien dans ce parti, et c’est très révélateur. Ils n’arrivent pas à se structurer parce qu’ils ne savent pas où ils vont.
Jean-Louis Bourlanges :
Je suis d’accord. Les partis ont mauvaise presse, mais ils sont irremplaçables. C’est là que s’élabore un projet national. Or le parti En Marche n’existe pas, rien ne mijote dans cette marmite.
On a en France une mise en cause de la démocratie représentative. La crise de cette dernière est mondiale, mais elle est particulièrement visible ici, où le rôle et les pouvoirs du parlement sont trop faibles.
L’Orient de l’Europe
Introduction
L’historien britannique Ian Kershaw s’inquiète de la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne, à l’heure où « la montée d’un national populisme dans tous les pays membres menace les fondements de la démocratie ». Il déplore « le retour de certaines formes de nationalisme, de xénophobie, de racisme et de tentations protectionnistes qui vont à l’encontre du projet européen tel qu’il s’est construit après la seconde guerre mondiale ».
Le 16 janvier, le Parlement européen a voté, à une large majorité, une résolution dénonçant la détérioration de l’état de droit en Pologne et en Hongrie. Le lendemain, le président polonais, Andrzej Duda, candidat, en mai, au nom du parti Droit et Justice (PiS) au pouvoir a lancé : « Ils ne vont pas nous dicter ici, en langues étrangères, quel régime nous devons avoir en Pologne et comment doivent être conduites les affaires polonaises ».
En visite en Pologne les 3 et 4 février, le Président Macron a laissé de côté les sujets de discorde entre les deux pays : travailleurs détachés, Otan, état de droit, Russie…, pour effectuer un rapprochement après des années de tensions. La France a besoin de la Pologne alors que le moteur franco-allemand est affaibli et que le Brexit a privé la France d’un partenaire géopolitique et militaire important. Le départ de l’allié britannique et l’éloignement des États-Unis forcent aussi la Pologne à revoir son approche et à considérer la France, rempart de l’islamisme en Afrique, comme un facteur clé de sécurité.
La Hongrie de Viktor Orban a dû répondre de graves entorses à l’état de droit, notamment d’entraves à la liberté de la presse et à l’indépendance de la justice. Après la suspension de son parti le Fidesz par le Parti populaire européen le Premier ministre hongrois a fait mine de quitter de lui-même cette formation, avant de préférer multiplier les contacts pour éviter l’isolement et trouver, peut-être, une autre famille européenne. Il sait que la transformation de la suspension du Fidesz en exclusion est bloquée par les droites françaises, espagnoles, italiennes, slovènes et par les conservateurs de la CSU bavaroise. Il se garde de provoquer l’Union européenne dont les fonds de cohésion lui sont indispensables. Il s’affiche avec Matteo Salvini, Giorgia Meloni du mouvement souverainiste et anti-immigration Fratelli d’Italia et Marion Maréchal. En politique étrangère, il renforce ses liens avec la Chine, la Russie et Boris Johnson.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
On s’inquiète beaucoup de l’Europe centrale et orientale en s’indignant sur un mode : « ils n’ont même pas la reconnaissance du ventre. L’Europe a beaucoup payé pour eux, et ils ne respectent pas les règles du jeu de l’UE ». Les deux attitudes, celles d’un certain nombre de dirigeants d’Europe centrale et orientale et celles des européens occidentaux, relèvent de la posture. C’est très net, tant chez Orbán que chez les Polonais du PiS ou le président Duda lui-même. Il y a dans ces pays des populations qui restent, en très grande majorité, favorables à l’Europe. Même le PiS ne réclame pas une sortie de l’UE. La configuration est donc très particulière parmi ces populismes européens. Le populisme britannique voulait franchement la sortie de l’Europe, ce n’est pas ou plus le cas ailleurs. Le Front National français réclamait cela à une époque, il se garde bien de le faire désormais ; il en va de même pour l’Italie.
Je ne veux pas dire par là qu’il n’y aura pas de délitement de l’UE, l’évolution du Brexit sera d’ailleurs un indicateur très important à ce sujet. Je rappellerai cependant que les électorats des grandes villes, qu’ils s’agisse de Budapest, de Varsovie ou de Cracovie s’opposent à leurs gouvernements respectifs. Ces derniers s’appuient sur une population rurale âgée, inquiète, à qui on agite la menace de l’Islam pour défendre une Europe chrétienne. Peut-être s’agit-il d’une bouffée d’optimisme, mais il me semble que l’on n’est pas dans une situation aussi grave que ce qu’on nous présente. Les sociétés de ces pays sont plus complexes qu’on veut bien le dire, la situation ne se résume pas à une Europe orientale qui s’éloigne idéologiquement des valeurs de l’Europe de l’ouest. On fait payer l’UE (un exercice auquel Orbán est rompu), on la blâme pour tous les maux, mais on prend bien garde de ne pas en sortir.
Avec la sortie du Royaume-Uni, il va falloir que les différents acteurs se repositionnent, on parle désormais d’un triangle Paris-Berlin-Varsovie, pour trouver une alternative au traditionnel couple franco-allemand, qui bat désormais de l’aile. Quand j’essaie d’examiner le tableau avec un peu de recul, je ne vois pas une fracture si irrémédiable entre est et ouest.
Richard Werly :
Il y a tout de même une vraie préoccupation lorsqu’on apprend (comme ce fut mon cas il y a quelques jours) que le Foreign Office du Royaume-Uni convie désormais les ambassadeurs du groupe de Visegrád (Hongrie, République Tchèque, Slovaquie, Pologne) à des briefings séparés de ceux des autres ambassadeurs de l’UE. Paris a commencé à signifier à ces pays que cela ne se faisait pas, mais on voit bien la brèche dans laquelle le Royaume-Uni va essayer s’engouffrer pour s’en prendre à l’UE.
D’autre part, il existe des paramètres que l’on peut difficilement écarter. D’abord les partis dont on parle sont au pouvoir, ils ont remporté les élections. Cela les met tout de même en position de force par rapport à un Macron fortement déstabilisé. Il y a cette conférence sur l’avenir de l’Europe qui va se mettre en place, censée penser l’après-Brexit, et on ne voit pas sur quel plan la rhétorique de Macron obtient des résultat. Le président français est donc de plus en plus mis dans la situation du « péroreur en chef » qui parle beaucoup mais n’obtient rien.
Enfin, il y a l’OTAN. Je suis sur ce point d’avis que l’entretien que Macron a donné à The Economist avant le sommet de l’organisation lui a en réalité beaucoup nui. Il a pensé que le moment était opportun pour exposer les divergences au sein de l’Alliance : que le parapluie américain est percé de toutes parts, fort cher, et peu adapté aux menaces du monde d’aujourd’hui. Sur le fond, il n’a pas peut-être pas tort, mais avoir déclaré cela à ce moment-là, face à des nations pour qui l’OTAN est un bouclier absolu, était une erreur stratégique, qui lui a aliéné beaucoup de monde. Cela s’est vu au sommet : aucun chef d’Etat européen ne l’a soutenu.
Nicolas Baverez :
Le dilemme européen est très compliqué. Première donnée : après le Brexit, l’unité est plus que jamais importante face aux empires du XXIème siècle. Deuxième élément : pour résister au Brexit, il faut repenser l’Europe, et en faire une véritable puissance, c’est à dire qu’il ne faut pas se contenter d’un marché, il faut faire de la souveraineté et de la sécurité. Par ailleurs, les difficultés sont réelles, et grandes : vieillissement de la population, japonisation de l’économie, guerre commerciale et technologique et polarisation des sociétés. Mais surtout, la troisième donnée du dilemme, qui explique l’importance du voyage en Pologne du président : le problème posé par les pays du groupe de Visegrád est moins un problème de subventions européennes que de principes.
C’est là qu’on voit à quel point on a changé de monde. Le populisme n’est pas une parenthèse, il est là pour durer. Il y a donc un vrai choc politique et idéologique entre la démocratie libérale et la démocratie illibérale. Du point de vue des idées, cette dernière prône le nationalisme, le protectionnisme et la xénophobie. Sur le plan de la gestion du pays, on a la suspension de l’état de droit et la prise de contrôle par des oligarques de l’université, des médias, et de toute forme d’opposition ou de pluralisme. C’est un vrai projet politique et institutionnel, et il est vraiment fatal pour l’Europe.
C’est dans ce contexte de guerre idéologique qu’apparaît l’importance de la Pologne : un pays de 38 millions d’habitants, tiraillé entre l’UE à qui elle doit son développement économique et un modèle plutôt russe pour ce qui est de la démocrature (même si la Pologne n’aime pas la Russie).
La partie à jouer est donc d’une complexité redoutable : on a besoin de ces pays pour sortir de la paralysie actuelle du couple franco-allemand, mais on bute immédiatement sur ces valeurs très opposées aux nôtres.
Comment faire ? D’abord, l’UE ne peut pas transiger sur ses valeurs. Ensuite, il y a une carte très peu jouée, et c’est celle des sociétés civiles. Or elles sont nombreuses en Europe de l’Est à avoir dû s’affranchir du joug soviétique, elles mesurent donc mieux que quiconque l’importance de la liberté politique. C’est davantage du côté de la politique que de l’économie que se trouvent les leviers permettant de surmonter ce dilemme européen.
Jean-Louis Bourlanges :
Je crois que NB a posé le problème correctement. L’approche qui consiste à se demander s’il faut prendre des sanctions contre la Pologne ou la Hongrie est en réalité très superficielle. Le respect de l’état de droit, et de ce qu’on appelle la démocratie libérale est l’ADN de l’Union Européenne. C’est là-dessus qu’on s’est construit dans les années 1950, et ce n’est pas pour rien que Franco, Tito, Salazar, ou les colonels grecs n’ont pas fait partie du marché commun. Exiger que ces valeurs soient respectées est faire preuve d’arrogance et se brouiller avec les nouveaux venus, mais y renoncer (ce que fait en ce moment Emmanuel Macron en parlant aux Polonais comme il le fait) c’est se contredire, et nous placer dans une situation où nous ne savons plus ce que nous défendons.
C’est donc un problème d’identité qui se joue dans cette affaire. Et à mon avis, on le joue mal. Déjà, on n’a pas fait la distinction entre le conservatisme de certains pays (qui est admissible), et le respect des principes démocratiques. On ne saurait par exemple reprocher à Orbán d’avoir une politique stricte en matière d’immigration, c’est après tout une option que la Hongrie est en droit de prendre. Le respect des principes démocratiques est une autre affaire, bien plus fondamentale pour fonctionner ensemble : la liberté de parole, la liberté de la presse, l’indépendance de la justice, etc.
Enfin, nous sommes très confus sur le plan géopolitique. Les Polonais par exemple participent à des conciliabules séparés avec le Royaume-Uni, alors même qu’un des grands thèmes de la campagne du Brexit était : « les Polonais dehors ». Ils sont incapables d’établir des priorités et n’ont que des ennemis. Mais la France ne s’en sort guère mieux : nos contradictions face à la Russie sont par exemple flagrantes. Géopolitiquement, il serait logique de nous rapprocher de la Russie si on considère que le grand danger est la Chine. En revanche sur le plan démocratique, ce que fait la Russie est intolérable. Du coup, on est pro-russes les jours pairs et anti-russes les jours impairs. Nous sommes vraiment très mal partis, je crains que la grande pieuvre européenne censée enserrer tous les citoyens ne soit qu’un calmar plat.