Sexe, mensonges et vidéotape
Introduction
Le 14 février, le candidat de la République en marche pour les élections municipales à Paris, Benjamin Grivaux jette l’éponge, après la diffusion sur le web de deux vidéos privées à caractère sexuel. Le 16, la ministre des Solidarités et de la Santé, Agnès Buzyn quitte le gouvernement pour le remplacer. L’opposition accuse le Président de la République de faire primer la conquête de Paris sur la bonne marche du pays, au moment où la planète fait face à une épidémie de coronavirus aux conséquences incertaines tandis que la France est confrontée à la crise de l’hôpital et à la réforme des retraites. La bataille des municipales à Paris va voir s’affronter trois femmes : la maire PS sortante, Anne Hidalgo, la maire du 7e arrondissement Rachida Dati pour Les Républicains et désormais Agnès Buzyn pour la République en marche. La classe politique a unanimement condamné la diffusion des vidéos et mis en garde contre les dangers que cette séquence recelait pour la démocratie. D’Anne Hidalgo à Jean-Luc Mélenchon, en passant par le dissident ex-LRM Cédric Villani, tous ont critiqué les méthodes « indignes » de ceux qui ont publié et participé à la propagation de ces contenus et appelé au « respect de la vie privée ». Pour le président les Républicains du Sénat, Gérard Larcher, « il est grand temps de réguler les torrents de boue qui se déversent sur les réseaux sociaux ». La diffusion des images doit « évidemment être poursuivie », a insisté le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, en référence au délit de pornodivulgation, passible de deux ans de prison et de 60 000 euros d’amende.
Piotr Pavlenski performeur russe réfugié politique en France et Alexandra de Taddeo, destinataire de la vidéo tournée par Benjamin Griveaux et aujourd’hui proche de l’activiste russe ont été mis en examen pour « atteinte à l'intimité de la vie privée » et « diffusion sans l'accord de la personne d'un enregistrement portant sur des paroles ou images à caractère sexuel et obtenues avec son consentement ou par elle-même ». Ils ont été placés sous contrôle judiciaire.
Kontildondit ?
Marc-Olivier Padis (MOP) :
Depuis le début de cette affaire, je ne cesse de me demander si l’on peut sourire tout en ayant la nausée. Il est en effet difficile d’expliquer à ses enfants l’actualité politique de la semaine sans ressentir un embarras certain, mais le sourire affleure tout de même, car il n’y a pas de victime directe, sinon le niveau général du débat public démocratique. Il n’y a ni harcèlement, ni viol, ni pédopornographie. Il n’y a pas de véritable victime, excepté Griveaux lui-même, mais il s’est placé dans une situation d’auto-compromission assez inédite. Il est victime, mais il s’est montré particulièrement imprudent en tant que porte-parole du gouvernement, et en utilisant une adresse officielle.
Toujours est-il que je lisais cette semaine un très bon roman de Laurence Cossé sur le duc de Choiseul, intitulé La femme du premier ministre et il est vrai que lorsqu’on pense au siècle de Louis XV, on peut se permettre de sourire. J’ai du coup ressorti de ma bibliothèque deux livres sur le XVIIIème siècle : celui d’Habermas sur la naissance de l’espace public, qui montre qu’il n’y a pas d’espace public sans une certaine éthique de la discussion publique, et celui de l’historien américain Robert Darnton, qui s’est intéressé aux Lumières françaises sous un jour un peu inhabituel : il a regardé les meilleures ventes des libraires au XVIIIème siècle, et constate qu’il s’agit de romans libertins comme le portier des Chartreux, Thérèse philosophe ou Justine ou les infortunes de la vertu, et que ce sont là les livres qu’on appelait à l’époque philosophiques. Les pamphlets pornographiques contre telle ou telle figure politique, ou les chansons grivoises de cabaret se sont en quelque sorte transposés dans l’internet d’aujourd’hui.
Ce qui est très préoccupant avec ces nouveaux outils numériques, c’est d’abord la facilité technique qu’ils procurent. On peut gratuitement et sans connaissance particulière toucher des millions de gens. Il y a un impact sidérant, et il faut rappeler qu’à cet égard la technique n’est pas neutre. Quand on a importé ces outils des Etats-Unis, on a pris en même temps le puritanisme accompagnant le free speech, on a donc importé aussi cette idéologie du règne de la transparence.
Dans cette affaire, il ne s’agit pas de fausse information, de fake news. L’anonymat des réseaux n’est absolument pas en cause ici. Ce qui est particulier, c’est la viralité, à savoir la facilité, la rapidité et l’impact sur l’opinion avec lesquels une information (de nature confidentielle) est diffusée.
Dans ce monde numérique, il est frappant de constater quelles alliances se nouent, qui seraient considérées contre-nature dans le monde réel. Dans cette affaire, on a dressé des piédestaux d’oracles à de navrants bouffons, et la confusion idéologique rendue possible par ce nouveau monde est sidérante.
Un mot sur le débat municipal. On a envie de faire deux colonnes, une pour l’inédit, l’autre pour le déjà vu. D’une certaine façon, une perturbation de l’élection par un aléa externe qui pousse un candidat à se retirer, cela n’a rien de nouveau, on l’a même déjà vécu lors de la présidentielle avec l’affaire Fillon. La nature de cet aléa, le revenge porn est en revanche inédit.
Ce qui est nouveau aussi, c’est que ce sont trois femmes qui feront la course en tête. Mais elles sont toutes trois des personnalités politiques importantes (une maire sortante, deux anciennes ministres), ce qui reste dans les schémas habituels. On a l’impression de se retrouver dans un duel entre les deux vieux partis (PS et LR), avec un élément nouveau toutefois : Anne Hidalgo ne clame pas haut et fort son appartenance au PS (qui le lui reproche), et Rachida Dati est une espèce de dissidente à l’intérieur de son parti.
Dernier point d’un classicisme absolu : les thèmes de la campagne. Propreté, sécurité, transports ... Alors que d’autres enjeux, comme la transition climatique, la métropolisation, le Grand Paris sont trop peu évoqués.
Nicolas Baverez (NB) :
Les scandales ont la vertu de jeter une lumière crue sur des éléments qui sont vrais. Pour ce qui est des faits de cette lamentable histoire, ils sont de natures différentes. D’un côté, M. Griveaux a eu un comportement d’une légèreté inouïe. De l’autre, un vrai délit, avec la diffusion de cette vidéo par M. Pavleski et Mme de Taddeo. Enfin, une autre légèreté de la part du ministre de l’Intérieur qui en a profité pour ajouter des commentaires sur la vie privée du dirigeant du Pari Socialiste, M. Faure.
Quels sont les impacts sur Paris et sur la vie politique ? Je commencerai par Paris. Le remplacement de M. Griveaux par Mme Buzyn est plutôt une bonne nouvelle pour le parti du président Macron. Paris est un gros enjeu, puisque ces élections municipales seront une énorme défaite pour LREM, et que la seule façon de la dissimuler est d’obtenir un score honorable à Paris. De ce point de vue, Mme Buzyn est une bonne candidate, surtout pour le 3ème tour, puisque l’élection à Paris est très compliquée, et qu’elle comprendra inévitablement des jeux d’alliances pour désigner la prochaine maire.
Sur les thématiques, elle a ramené la campagne à des questions de proximité, comme la propreté et la sécurité, a abandonné les propositions les plus extravagantes, comme un Central Park parisien ou un déménagement de la Gare de l’Est. Mais il est vrai que le projet qu’elle va porter sera nécessairement très proche de celui de son prédécesseur, et qu’y manquent les questions fondamentales que sont : que peut-on faire pour réconcilier Paris avec le monde et avec son environnement ?
Sur ce que cette affaire a produit sur le débat public et la démocratie, enfin. Il est indéniable que c’est une mauvaise nouvelle pour Emmanuel Macron et son parti. Cela souligne encore une fois la fragilité de l’entourage du président, ainsi que la pauvreté du vivier de talents qui l’accompagnent.
Mais à un niveau plus fondamental, on constate une nouvelle fois la fragilité de la démocratie par rapport aux réseaux sociaux. Cette interférence pose une vraie difficulté pour la démocratie. Elle est aussi un vecteur de promotion du populisme intellectuel et judiciaire. Il me semble qu’une solution raisonnable serait de considérer les réseaux sociaux comme des éditeurs, et de leur appliquer le même principe de responsabilité qu’aux différents médias. On obligerait ainsi ceux qui diffusent ce genre de vidéo à porter la responsabilité de leurs actes, au lieu de les laisser dire qu’ils ne sont que de simples canaux de transmission.
François Bujon de l’Estang (FBE) :
Il y a effectivement deux angles d’analyse sur cette triste histoire. Le premier concerne l’effet des réseaux sociaux sur la vie politique française et l’impossibilité manifeste de protéger ce qui relève de la sphère privée contre des intrusions politiques. J’ai lu avec beaucoup d’attention tous les éditoriaux et les commentaires, dont beaucoup enfoncent des portes ouvertes, mais il en ressort que cette sphère privée est vulnérable au point d’être totalement à la merci des réseaux sociaux. La seule solution est probablement celle indiquée par NB, que les plateformes fassent leur propre police, mais tous les cris d’orfraie réclamant une règlementation me laissent perplexe, car on devine les polémiques sur la liberté d’expression et sur la censure qui suivront aussitôt.
Je crains donc qu’il ne faille être fataliste. On peut essayer de discipliner ces réseaux sociaux, mais cela ne viendra que des réseaux eux-mêmes, pas de l’extérieur, il n’y a qu’à voir toutes les peines que connaît la Chine quand elle essaie. On se résignera donc à cette nouvelle donne, et on espérera que notre personnel politique se montre plus prudent et responsable que ne l’a été M. Griveaux. Si les candidats à de hautes fonctions ne prêtent pas attention à leurs propres vulnérabilités, ils sont davantage à blâmer que l’environnement qui va se jeter sur eux.
Un commentaire a particulièrement retenu mon attention, c’est celui concernant « l’américanisation de la politique française ». Tout le monde s’en offusque. L’américanisation politique qui m’effraierait davantage serait l’intronisation de l’argent dans la vie politique. Ici, il ne s’agit pas de cela, mais simplement de la découverte par la France de l’existence du scandale sexuel. Celui-ci nous vient évidemment des USA, où il découle de l’héritage puritain. Selon moi, chaque pays a son type de scandale, qui définit assez largement sa psyché profonde et collective. En France, c’est le scandale d’argent qui génère le plus d’horreur, et qui peut faire tomber les plus haut placés. Aux Etats-Unis, c’est le scandale sexuel, on pense à Gary Hart ou Anthony Weiner. Au Royaume-Uni, il faut de l’espionnage. En Allemagne, c’est une compromission avec l’extrême-droite.
Ce qu’il y a de nouveau dans l’affaire Griveaux c’est que rien d’illégal n’a été commis, tout se déroulait entre adultes consentants. On n’assiste pas à une américanisation, simplement à la fin d’une exception française. Les temps où M. Félix Faure pouvait « avoir sa connaissance » dans son bureau de l’Elysée ou M. Mitterrand entretenir un second ménage aux frais de la République sont révolus. Ces particularités nous valaient d’ailleurs une mauvaise image à l’étranger.
Jean-Louis Bourlanges (JLB) :
C’est effectivement l’image qui a changé. Il y a eu des tas de scandales sexuels. Je n’en n’évoquerai qu’un, assez comique et qui ne provoqua d’ailleurs pas de véritable scandale. Le président du Conseil Albert Sarraut, « occupé » dans son bureau avec sa secrétaire, avait oublié de verrouiller la porte. La secrétaire était à genoux sous le bureau, des gens entrent, et avec beaucoup de sang-froid, le président déclare : « mais enfin mademoiselle, vous la retrouvez cette petite gomme ? ».
J’ai été un peu choqué quand MOP a déclaré qu’il n’y avait pas de victime. Griveaux, qui a été d’une légèreté absolue, a tout de même été atteint très violemment. Il faut imaginer ce que c’est pour sa famille, pour ses enfants dans les cours d’école, etc.
Je ne sais pas s’il s’agit d’une auto-compromission, mais certains éléments sont troublants. La dame avec qui M. Griveaux s’est compromis avait apparemment déjà approché d’autres hommes politiques, on ne sait pas très bien qui a sollicité qui, mais comme disait Pompidou « il est clair que cette affaire est trouble ».
Sur le fond, on se demande « à qui profite le crime ». Je n’accuse évidemment pas Macron ni qui que ce soit, mais il faut reconnaître que LREM profite de la disparition de Griveaux de la campagne. Imaginez ce que cette affaire aurait pu être si cette vidéo s’était propagée après la date limite de dépôt des listes. La République En Marche aurait eu Griveaux et son appendice pour l’éternité. Ici, le calendrier est certes tardif, mais il restait une possibilité de réaction. Et la candidature d’Agnès Buzyn est la meilleure possible pour LREM, nous en sommes tous d’accord au Modem.
C’est donc plutôt une mauvaise nouvelle pour Mme Hidalgo. Agnès Buzyn semble avoir stoppé l’hémorragie qui frappait cruellement Griveaux. Celle de Villani se poursuit en revanche, et il faudra bien que ce problème entre les deux branches de la Macronie se résolve tôt ou tard. On a une situation très intéressante avec Rachida Dati, formidable candidate, à la Chirac (« sécurité, propreté »), qui dit exactement ce que les gens qui en ont marre d’Hidalgo ont envie d’entendre. Mais c’est pernicieux, car elle se met dans la situation droite-gauche de ses prédécesseurs, où la droite a la majorité en voix, mais pas en sièges. La droite est concentrée dans les quartiers ouest de la capitale, où elle fait entre 70% et 90% des voix, ce qui ne change pas le nombre de sièges de ces quartiers, tandis que la gauche gagne à l’est avec une majorité bien plus faible. On était parti pour une situation où Hidalgo serait minoritaire en voix mais majoritaire en sièges, et la candidature de Buzyn rebat les cartes, notamment dans les arrondissements dont le vote est incertain. La vraie question sera évidemment celle des désistements du second tour.
Philippe Meyer (PM) :
Ce ne sera pas une petite responsabilité du président de la République que d’avoir laissé cette loi « PLM » (Paris -Lyon-Marseille) qui est une iniquité absolue, et qui permet toutes les magouilles du vieux monde ...
Nicolas Baverez :
Deux brèves remarques pour répondre à FBE. Sur les scandales sexuels en France, d’abord, il y en eut tout de même quelques-uns très importants, je pense à l’affaire Marković, qui dégrada profondément les relations entre Pompidou et de Gaulle.
Sur le fatalisme à propos des réseaux sociaux ensuite. Je ne le partage absolument pas, Les GAFAM et les réseaux sociaux ont été construits comme une zone de non-droit, au point que c’est devenu insupportable aujourd’hui. Mais cela l’est aussi aux Etats-Unis, et il est intéressant de noter que le démantèlement des GAFAM est dans les campagnes des candidats Démocrates, que le fait de les soumettre au droit de la concurrence, à la fiscalité et à un principe de responsabilité sur les droits qu’ils diffusent font l’objet du débat politique là-bas aussi, et pas seulement en Europe.
Jean-Louis Bourlanges :
Je suis plutôt de l’avis de FBE. Quel que soit l’arsenal juridique, le mal est fait. Ce qui est arrivé à Griveaux sera toujours susceptible d’arriver à un autre, et l’auteur du méfait pourra s’en tirer s’il est en situation d’extraterritorialité. Le dommage est immense. La campagne de Paris est ruinée pour Griveaux, tout comme sa propre carrière politique, sa vie de famille est sans doute sérieusement atteinte. Tous les parfums d’Arabie et toutes les punitions de la Terre n’effaceront pas cette tache.
François Bujon de l’Estang :
Je comprends le point de vue de NB, mais je ne suis pas sûr que le débat aux Etats-Unis débouche sur quoi que ce soit. Je pense que bon nombre de constitutionnalistes américains vont brandir la liberté d’expression et que cela stoppera tout. Voyez par exemple les efforts pour interdire les armes à feu, qui ne connaissent aucun succès depuis des décennies.
Les désaccords de Munich
Introduction
Souvent décrite comme « le Davos de La Défense », la 56e conférence de Munich sur la sécurité a réuni chefs d’Etat et diplomates du 14 au 16 février, sur le thème de « Westlessness » comprendre « la fin ou la disparition de l’Occident », qui résumait bien l’état d’esprit d’une grande partie des participants. Dans le contexte d’une relation transatlantique dégradée, et alors que les Britanniques étaient absents cette année, deux semaines après le Brexit, plusieurs dirigeants européens en ont profité pour appeler à un sursaut européen.
En ouverture, le président de la République fédérale, Frank-Walter Steinmeier, a répondu positivement à l’appel du chef de l’Etat français, lancé au début du mois lors d’un discours à l’École de guerre, appel en faveur d’« un dialogue stratégique avec nos partenaires européens qui y sont prêts sur le rôle de la dissuasion nucléaire française dans notre sécurité collective ». Estimant qu’« il y a un affaiblissement de l’Occident, et une politique américaine qui est celle du repli relatif, en tout cas qui reconsidère sa relation avec l’Europe », Emmanuel Macron a exhorté les Allemands à « aller plus vite et plus fort » pour relancer « l’aventure européenne ». Il a soutenu que l’Europe doit réengager un « dialogue avec la Russie » sur les conflits gelés, le cyberespace et la maîtrise des armements, et il a indiqué : « Je ne suis pas pro-russe, je ne suis pas antirusse, je suis pro-européen ».
Le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo s’est montré optimiste sur le destin de l’Occident, affirmant « l’Ouest gagne et nous gagnons ensemble ». La Chine a concentré le flot de critiques américaines. Mike Pompeo a accusé la firme chinoise Huawei, qui a pour ambition de développer en Europe la 5G, d’agir comme « un cheval de Troie pour le renseignement chinois ». Le Royaume-Uni a ouvert un accès limité à Huawei et plusieurs pays européens semblent prêts à adopter la même position que Londres. Le secrétaire américain à la Défense, Mark Esper s’est même fait menaçant, laissant entendre que les divergences transatlantiques sur Huawei risquaient de « compromettre l’Alliance la plus efficace de l’histoire : l’Otan ».
Pour le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, « ces accusations américaines sont de purs mensonges basés sur aucun faits ». Le président du parlement allemand, Wolfgang Schäuble a déclaré pour sa part : « Nous sommes d’accord avec les Américains. Mais la liberté a besoin de diversité. Nous ne voulons dépendre ni de Shenzhen, sous contrôle de l’État chinois, ni de la Silicon Valley. L’Europe doit trouver sa propre voie ».
Kontildondit ?
François Bujon de l’Estang :
Cette conférence annuelle de Munich sur la sécurité, surnommée « Werkunde » peut en effet être comparée à Davos, puisqu’il s’agit en réalité d’un forum de discussions et non d’une conférence normative. Il ne s’agit pas d’y prendre des mesures, mais de sentir l’air du temps sur les différents sujets liés à la Défense.
J’en retiendrai quatre éléments.
Le premier est la mise en scène de cette édition, qui mettait le focus sur un constat sans complaisance d’une dissolution progressive du monde occidental. Ce titre de « Westlessness » d’ailleurs mal traduit dans la presse française, signifie en réalité « sans l’occident ». Il ne s’agit pas de disparition, mais d’absence. Le ton a été donné dès le discours introductif de M. Steinmeier, qui a effectué un diagnostic très pertinent en déclarant que les Etats-Unis rejetaient l’idée même d’une communauté internationale afin de mieux donner la priorité à leurs intérêts nationaux.
Le deuxième est que les Américains sont conscients des inquiétudes européennes, mais sont incapables d’y répondre. La taille de la délégation envoyée à la Werkunde témoigne du sérieux qu’ils accordent à l’affaire. Étaient présents le secrétaire d’Etat, le secrétaire à la Défense, la speaker de la Chambre des représentants et une délégation de 40 membres du Congrès. Mais c’est le président Trump qui a suscité cette inquiétude européenne, c’est pourquoi cette importante délégation n’a pas les moyens de l’apaiser. C’est en se retirant de la COP 21 et de l’accord sur l’Iran, et en déclarant dès sa prise de fonction que l’aide apportée à ses alliés en cas d’attaque serait proportionnée à leur participation à l’Alliance que M. Trump a perdu la co fiancé des Européens. Mike Pompeo a donc essayé de les rassurer, mais le silence qui régnait pendant sa prise de parole était assez révélateur. Il fut suivi par la démonstration inverse, faite par le secrétaire à la Défense, qui a focalisé son introduction sur la Chine, révélant par là le seul sujet qui préoccupe, voire obsède les USA. La confrontation avec la Chine a été vive, les Etats-Unis traitant les Chinois de voleurs, tandis que les Chinois les traitaient de menteurs ... Enfin, quand Mike Pompeo déclare que « l’Ouest est en train de gagner », il apparaît complètement à côté de la plaque.
Troisièmement, le président Macron est apparu isolé. Lui et M. Steinmeier étaient les deux seuls chefs d’Etat de grande envergure à être présents, les Britanniques notamment ont brillé par leur absence (j’en profite pour souligner que la diplomatie britannique entière a disparu de la scène internationale depuis maintenant plusieurs mois). La chancelière n’a pas honoré non plus la Werkunde de sa présence et a laissé sa ministre de la Défense démissionnaire essuyer le feu. Quelques leaders de la CDU étaient là, mais les principales personnalités politiques allemandes appartenaient au SPD. M. Macron est depuis quelques mois dans une séquence consacrée à la Défense et à la sécurité. On l’a vu lors de son fracassant entretien accordé à The Economist, en Pologne plus récemment, et la semaine dernière lors du discours à l’Ecole de Guerre. Il était sur un mode qui n’était pas disruptif, mais plus conciliant et ouvert, invitant à la prise de conscience et au dialogue avec les alliés européens ainsi qu’avec Moscou. Il a été réfléchi mais pressant.
Quatrième et dernier point, les Américains n’ont pas tout à fait tort lorsqu’ils considèrent que les Européens sont tout à fait irresponsables en matière de sécurité. Voilà des années qu’ils déplorent que les Européens ne consacrent pas les ressources nécessaires à leur propre défense et s’en remettent entièrement aux Etats-Unis, et là dessus ils ont raison, M. Macron est d’ailleurs de cet avis. D’autre part, quand ils accusent l’Europe de s’aveugler sur le danger chinois, d’être incapable d’y répondre, et d’être trop complaisante à l’égard de Moscou, l’argument est là aussi valide.
Nicolas Baverez :
Il est vrai que cette conférence a marqué un tournant, car elle a rendu publics et évidents de nombreux constats et analyses qui jusqu’alors ne s’exprimaient pas clairement.
Sur le système mondial, il y en a deux.
La désoccidentalisation du monde, d’abord. L’Occident n’a plus de leader, puisque les USA refusent désormais clairement de jouer ce rôle, il n’y a plus de valeurs, puisque les Etats-Unis ne cessent d’en récuser. Les institutions de l’Occident, notamment l’OTAN, sont très fortement fragilisées et risquent d’être emportées par un second mandat de Trump (l’hypothèse la plus probable aujourd’hui), et les sociétés sont en train de diverger de plus en plus clairement. Ce constat correspondait parfaitement au titre de la conférence, et le secrétaire d’Etat Mike Pompeo l’a encore renforcé en prétendant que l’Occident était en train de gagner, donnant l’impression d’un aveuglement total.
Ensuite, nous sommes désormais dans une confrontation globale entre la Chine et les USA. Commerciale, technologique, militaire et stratégique. Il faut souligner que c’est là un élément de consensus bipartisan aux Etats-Unis. Mme Pelosi a parlé d’autocratie numérique à propos de la Chine. Les Démocrates américains sont donc aussi durs sur la Chine que les Républicains.
Sur l’Europe à présent. On voit que le désarroi est complet, notamment chez les Allemands. Ce monde est effectivement beaucoup plus dangereux, on voit que les dépenses militaires explosent, et que par ailleurs, la sécurité de l’Europe était fondée sur l’OTAN, dont la situation actuelle de crise ne fait plus de doute.
Guerre commerciale, réchauffement climatique, Iran, Moyen-Orient, OTAN ... Les USA et l’Europe n’ont plus rien à se dire. Au sein même de l’Europe, les divisions sont manifestes, au-delà de l’absence des Britanniques (qui représentaient, rappelons-le, le tiers du potentiel militaire de l’Europe), le clivage entre les démocraties libérales et illibérales est grand.
De fait, la seule alternative crédible est celle proposée par Emmanuel Macron autour du pivot français, la notion d’autonomie stratégique, ou de conquête progressive par l’Europe de sa souveraineté. C’est là la seule solution, mais elle est pour le moment introuvable à cause de la paralysie allemande. Ce fut très frappant d’entendre le président Steinmeier soutenir ces idées, tout en constatant que rien dans les actes allemands ne correspond à ces paroles. Il faudra voir si les Européens acceptent cette main tendue du président français, qui est désormais sur le mode de la conviction (et plus celui de la provocation).
Marc-Olivier Padis :
Après ces deux exposés très complets, je voudrais proposer quelques éclairage latéraux, avec quatre remarques.
Parmi les invités, il n’y avait pas que des personnalités politiques, mais aussi le président et fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, qui selon le New York Times a eu plus de temps de paroles que certains chefs d’Etat. Cela nous ramène presque à notre premier sujet, il est frappant de constater que sur les questions de défense et de stratégie, le fondateur de Facebook est aujourd’hui un interlocuteur incontournable. Ensuite, à propos de la paralysie allemande. Angela Merkel était venue à Munich déclarer que le pays avait pris conscience qu’il ne pouvait plus se reposer uniquement sur les Etas-Unis, et qu’il allait consacrer les 2% de son PIB à sa défense. Ils ne l’ont toujours pas fait. Même sur un chantier plus simple que le nucléaire, comme le projet de char franco-allemand, rien n’avance car l’Allemagne freine des quatre fers.
Troisièmement, le changement de ton d’Emmanuel Macron est assez bienvenu. Le président français invite désormais à la discussion, au lieu de faire la leçon. Il a précisé certaines de ses positions, sur la Russie notamment, en disant clairement que le pays avait un objectif de déstabilisation des démocraties occidentales. L’appel au dialogue est donc exempt de toute naïveté. Sur l’autonomie stratégique, on commence à comprendre un peu mieux de quoi il veut parler. Il a dit : « pour construire l’Europe de demain, nos normes ne peuvent être sous contrôle américain, nos ports et aéroports sous capitaux chinois, et nos réseaux numériques sous pression russe ».
Enfin, je voudrais attirer votre attention sur l’un des discours entendus à Munich, celui de la nouvelle présidente slovaque, Zuzana Čaputová. Elle a très nettement démarqué la Slovaquie de son appartenance à ce qu’on appelle le groupe de Visegrád (qui compte aussi la République Tchèque, la Hongrie et la Pologne), notoirement eurosceptique. Elle a fait un discours sur les responsabilités des hommes politiques, en insistant sur trois points : le respect de l’état de droit, l’intégrité personnelle et le combat contre les extrémismes. Une façon très claire de se dissocier de Viktor Orbán.
Jean-Louis Bourlanges :
Jean Bodin définissait la souveraineté comme un pouvoir qui ne dépend que de lui-même, et c’est pourquoi j’ai toujours pensé que l’expression utilisée par le président Macron n’était pas la plus adéquate, parce qu’en aucun cas l’Union Européenne n’est souveraine. Ce sont les Etats qui le sont, et qui délèguent des compétences. Il serait beaucoup plus juste d’employer le vieux mot gaulliste d’indépendance.
FBE a évoqué la « communauté internationale ». Ce concept avait une réalité il y a trente ans : il y avait une communauté européenne, une communauté occidentale, qui avaient vaincu l’Union Soviétique et qui jetaient les bases de ce qu’ils espéraient être une communauté mondiale. Aujourd’hui, on voit que jamais le monde n’a été aussi multipolaire, et aussi peu multilatéral. On voit aussi que la communauté occidentale a été résolument mise en pièces par les déclarations du président Trump, qui alla même jusqu’à remettre en cause l’article 5 de solidarité au sein de l’OTAN (bien que ses conseillers l’en aient dissuadé). On voit enfin que la communauté européenne est travaillée en profondeur, à la fois par sa périphérie (le groupe de Visegrád) mais aussi en son cœur : le couple franco-allemand.
Sur le plan des valeurs, nous sommes dans une situation d’échec fondamental. Ce qui rend la déclaration de Pompeo (« West is winning ») assez surréaliste : non seulement il ne gagne pas, mais il n’y a plus de « West » ...
Emmanuel Macron est un très bon culbuto : il finit toujours par se remettre d’aplomb. Son diagnostic est juste, il appelle les Européens, particulièrement les Allemands, à considérer que l’Europe de demain ne ressemblera pas du tout à celle d’hier. Mais en bon culbuto, il commence par aller dans toutes les directions, ce qui donne le vertige à tout le monde. Je pense qu’il a raison sur le fond, mais qu’il serait bien inspiré de ne plus utiliser d’expressions provocatrices ; on a eu en quelques temps des passages anti-russes, puis pro-russes, on n’y voit pas très clair, et cela laisse les esprits assez carrés des Allemands passablement perplexes.
Du côté allemand, c’est le président social-démocrate qui dit les choses les plus raisonnables, mais la social-démocratie en Allemagne n’existe quasiment plus, tant sa crise est profonde. Eric Le Boucher vient d’écrire dans Les Échos un article au vitriol à propos d’Angela Merkel, montrant à quel point son attentisme a été coupable. Il est frappant de voir combien les Allemands restent englués dans la vision d’une Europe qui n’existe déjà plus.
J’ai eu l’occasion de m’entretenir avec la ministre de la Défense allemande, Annegret Kramp-Karrenbauer. Je lui ai dit que nous avions une situation euclidienne, avec des parallèles qui ne se rejoignent jamais : d’un côté l’autonomie au sein de l’OTAN, de l’autre, un développement de l’Union Européenne. Elle m’a répondu par de la langue de bois.
On voit bien que toute l’Europe attend un renouveau de l’Allemagne. Celui-ci ne peut venir que d’une alliance entre la CDU-CSU et les Verts. Sur ce plan, on aura probablement une meilleure convergence économique avec la France. Sur le plan de la sécurité en revanche, les Verts allemands ont beaucoup de chemin à faire. Les Allemands doivent cesser de craindre les problèmes de sécurité, et de considérer que la force équivaut à la brutalité ou la haine de leur passé d’avant 1945.