Les Syriens entre le marteau et l’enclume
Introduction
Le 27 février, des bombes russes ont tué au moins 33 soldats turcs à Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie, marquant une escalade dans les combats qui opposent depuis 2016 la rébellion syrienne soutenue par la Turquie aux forces loyalistes de Bachar Al-Assad appuyées par l’aviation russe.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan s’est tourné vers ses alliés occidentaux, alternant appels à l’aide et menaces. Le Conseil de l’Alliance atlantique s’est contenté d’exprimer « ses sincères condoléances » à la Turquie et les alliés ont critiqué le cavalier seul d’Ankara et son offensive en Syrie. L’Otan avait été mise devant le fait accompli lorsqu’Ankara avait visé les milices kurdes en Syrie, celles qui ont combattu avec les Occidentaux les groupes jihadistes au Levant.
En annonçant, le 27 février, l’ouverture de sa frontière occidentale avec la Grèce, Ankara a non seulement donné implicitement le signal de la ruée vers l’Europe aux 3,6 millions de réfugiés du conflit syrien déjà présents en Turquie, mais a brandi la menace d’en faire éventuellement de même pour les 900 000 personnes qui, fuyant Idlib, se massent aux abords de la frontière turque. Un exode que l’ONU qualifie de plus grand drame humanitaire du moment.
Ces menaces n’ont pas abouti à ranger l’Union Européenne aux côtés de la Turquie dans son affrontement avec la Russie, et l’installation à Idlib d’une division mécanisée turque n’a pas fait plier Vladimir Poutine. Les deux présidents se sont rencontrés à Moscou et ont, selon les termes de Vladimir Poutine, « pris des décisions conjointes qui devraient aider à mettre un terme aux combats », tandis que Recep Tayyip Erdogan affirmait que son pays riposterait « de toutes ses forces » à toute attaque du régime syrien.
En 2016 la Turquie s’était engagée à héberger les réfugiés en échange d’une aide européenne de six milliards d’euros (dont un peu plus de la moitié a été versée). La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s’est rendue le 3 mars en Grèce à la frontière terrestre avec la Turquie. Elle promet 700 millions d’euros à Athènes pour que la Grèce maîtrise ses frontières. Le haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borell a promis à Ankara une aide d’urgence de 170 millions d’euros pour faire face à la situation humanitaire.
Les dirigeants russe et turc sont convenus de mettre en place un « corridor de sécurité » de six kilomètres de part et d’autre de l’axe stratégique traversant la région d’Idlib, et de mener à partir du 15 mars des patrouilles conjointes. Russes et Turcs ont aussi assuré qu’ils feraient en sorte que l’aide humanitaire parvienne aux personnes déplacées.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin (BG) :
Un cessez-le-feu a été déclaré le 5 mars, et il a un peu soulagé cette situation humanitaire très grave. Mais il est extrêmement fragile. Combien de temps durera-t-il ?
Il semble tout de même qu’Erdogan et Poutine ont décidé de contrôler l’escalade de tensions qui semblait inexorable. Tout le monde s’accorde à dire que la solution sera politique et non militaire. Mais quelle sera-t-elle ? Et qui pourra l’imposer ? Il faut revenir sur la situation particulière d’Idlib.
Il s’agit d’une province très importante pour la Syrie. Elle est traversée par la vallée de l’Oronte, et est très riche sur le plan agricole (coton, céréales). Par ailleurs, elle n’est pas si éloignée de la zone des alaouites, dont est originaire Bachar el-Assad. La Syrie veut impérativement récupérer cette province, et elle y consacrera tous les moyens et le temps nécessaires. Elle est soutenue par la Russie et par l’Iran. La Russie agit selon son principe : défendre les frontières des territoires nationaux souverains (même si l’exemple de l’Ukraine montre que ce principe peut être mis de côté). Pour ce faire, elle emploie la tactique déjà éprouvée à Grozny : les bombardements massifs, sans aucune précaution. Hôpitaux, écoles, aéroports, rien n’est épargné, et la présence de civils n’a aucune importance.
Cette offensive n’est pas récente, elle a commencé pendant l’été 2019. Cette zone d’Idlib est enclavée. Le nord est contrôlé par les Turcs, qui y ont même construit un mur. Le sud est tenu par les Syriens d’el-Assad, appuyés des Russes. Au sud-ouest, un massif montagneux rend difficile la circulation. On a donc affaire à une poche de territoire, dans laquelle sont arrivés énormément de réfugiés syriens fuyant la reconquête de Bachar. 3 500 000 réfugiés syriens y sont aujourd’hui coincés. Parmi eux, environ 50 000 combattants.
Pourquoi les choses se sont-elles dégradées à ce point ? La situation géopolitique est très particulière. La Turquie et la Russie, opposées en Libye et en Syrie, ont malgré tout d’excellentes relations économiques. Un gazoduc, le Turkstream vient d’être inauguré en grande pompe par les deux présidents, la première centrale nucléaire de Turquie a été construite par la Russie, et les missiles de défense S-400 dont s’est dotée la Turquie sont russes.
La Russie avait passé un accord avec la Turquie, pouvant se résumer à : « faire le ménage parmi les groupes rebelles de la province d’Idlib, dont certains sont affiliés à Al-Qaïda ou à l’Etat Islamique. » Or la Turquie ne l’a pas fait. A partir de là, la Russie s’est sentie légitime pour appuyer Bachar el-Assad et reconquérir à n’importe quel prix cette province.
La Turquie ne s’attendait pas à cela, et elle est dans une situation délicate. Car la population turque malgré le fort nationalisme encouragé par Erdogan, commence pourtant à s’opposer fortement à l’intervention turque en Syrie.
Erdogan est dans une impasse. Il joue du chantage avec l’UE, a parfaitement organisé les réfugiés et leur départ du pays vers la frontière grecque. Car il faut noter qu’aucun réfugié n’arrive à la frontière bulgare. Car cette dernière est l’indispensable point de passage de tout le commerce turc vers l’Europe, Erdogan veille donc à la laisser libre. On fait un cinéma (tragique) avec 15 000 réfugiés qu’on a mis là pour faire culpabiliser (et craquer) l’Union Européenne. Pour le moment cela n’a pas fonctionné.
Lionel Zinsou (LZ) :
Après cette perspective géographique, une perspective historique. La poche d’Idlib est au nord-est de Damas, elle nourrit la ville d’Alep, à 60 km de là. Lors du démembrement de l’Empire Ottoman en 1918, il s’agissait d’ailleurs d’une partie de l’Etat d’Alep. Cette province très riche est donc indispensable à l’alimentation d’Alep et de Damas, et on ne peut pas s’en passer.
On est aussi à 60 km de possessions turques, les villes d’Antioche et d’Alexandrette. C’est ce qu’on appelait dans les études secondaires « la question d’Orient ». Il y avait une rivalité permanente entre ces puissances et l’Empire Ottoman, et la province la plus sensible était constituée de ces deux préfectures, Antioche et Alexandrette. En 1918, on fabrique la république syrienne (qui sera indépendante en 1938), et la zone la plus sensible part de la mer (Alexandrette), et va jusqu’à Alep, en passant par Antioche et Idlib. Les Turcs obtiennent des Britanniques et des Français qu’on détache de la nouvelle Syrie ces deux préfectures d’Antioche et Alexandrette, toutes deux saturées d’histoire depuis l’Antiquité. Rappelons que le patriarcat d’Antioche est l’entité religieuse (grecque orthodoxe) très importante dans les nombreuses divisions des Églises orthodoxes. De son côté, Alexandrette était la troisième plus grande ville de l’Empire Ottoman.
Ces endroits sont donc extrêmement sensibles, tant pour les Turcs que pour les Syriens. Comment les Français ont-ils consenti sous Daladier à ce qu’ils ne soient plus syriens mais turcs ? En laissant les Turcs déplacer les arabophones (autrement dit, faire une purification ethnique), augmenter le nombre de turcophones et organiser un referendum dont le résultat fut favorable à un rattachement à la Turquie.
Tout cela se retrouve aujourd’hui. Notez qu’Antioche et Alexandrette, bien que turques, figurent sur les cartes en Syrie en tant que possessions syriennes ... Les cartes géographiques se contredisent selon les pays !
Si vous prolongez la zone Alexandrette-Antioche par Idlib, vous contrôlez complètement Alep, et par conséquent Damas, très proche au sud. Pire, au sud de cette poche Idlib-Antioche se trouve Lattaquié, région d’origine de la famille el-Assad, mais aussi base russe, maritime et aérienne. C’est le seul point d’appui russe en Méditerranée orientale. Si vous élargissez encore un peu la carte, vous comprendrez que si la Turquie est maîtresse d’Idlib, elle contrôle non seulement Alep, mais elle se trouve à 10 minutes de Lattaquié, et a donc cette base russe à sa merci. Ajoutez Chypre légèrement au large et vous constatez que cette région est entièrement sous contrôle turc.
On est en plein néo-ottomanisme, c’est la grande force d’Erdogan sur le plan politique. Cette région, bordurière de la Syrie, du Liban et d’Israël, va devenir le nouveau Qatar en termes de production de gaz naturel. Pour que la Russie soit une puissance en Méditerranée, il faut 1) que ses navires passent par les détroits du Bosphore (que la Turquie a le droit de fermer), et 2) qu’elle s’appuie sur Lattaquié, à condition que celle-ci ne soit pas sous contrôle turc. Sans ces deux éléments, la puissance russe en Méditerranée orientale ne dépend que du bon vouloir turc. C’est ce qui explique les 11 guerres russo-turques de ces deux derniers siècles.
Je ne crois pas que les relations soient bonnes entre les deux puissances, même sur le plan économique. Fondamentalement, la Turquie et la Russie sont les principaux joueurs dans cette région, et ils sont complètement opposés.
Matthias Fekl (MF) :
Je vais avancer un peu dans le temps pour revenir à l’histoire plus contemporaine, même si ce recul du temps long est indispensable.
Nous payons aujourd’hui les échecs de 2013, en particulier le renoncement américain à assurer son rôle de gendarme. Le président Obama avait fixé un certain nombre de lignes rouges au régime syrien, notamment sur l’usage des armes chimiques. Malgré l’utilisation avérée de ces armes, les USA n’ont pas bougé, ce qui peut se comprendre suite à leurs expériences malheureuses dans la région, mais le fait est qu’en 2013, il y avait une vraie possibilité (la France avait d’ailleurs fait savoir qu’elle était prête à appuyer les Etats-Unis), mais c’est l’inaction qui a prévalu.
Le deuxième échec auquel on a assisté ensuite fut celui de l’Union Européenne dans son ensemble à élaborer et à mettre en œuvre une position commune. Sur cette question syrienne, l’Europe est profondément divisée, y compris à propos du rapport à la Russie.
Toute l’Europe de l’Est est obsédée par le grand voisin russe, et tous ses choix stratégiques sont dictés par cela, y compris dans des domaines qui n’ont a priori rien à voir, comme la politique commerciale. On voit à quel point le fait de vouloir s’aligner sur les USA dicte parfois des décisions qui, observées avec un peu de distance, apparaissent clairement contraires aux intérêts mêmes des décisionnaires.
C’est dans cette incapacité de l’UE et des Etats qui la composent que nous avons assisté à la dérive qui a conduit à la situation actuelle, désastreuse. Cela donne les images insoutenables que nous découvrons tous les jours.
En 2016 on a tenté une première réponse sur la catastrophe humanitaire, en concluant un accord avec la Turquie. Insuffisant et imparfait, mais conclu dans l’urgence, et les évaluations qui ont été faites depuis semblent montrer qu’il fut relativement bien appliqué, et même que ses résultats ont été assez intéressants, surtout au vu du contexte particulièrement tragique.
Que faire ? Il n’y a pas de solution miracle, mais plusieurs grandes questions seront déterminantes. Au premier rang desquelles le dialogue avec la Russie, et l’attitude à adopter face à elle. Des formats ont été inventés, comme le « Format Normandie », où la France et l’Allemagne ont joué un rôle très important pour renouer un dialogue. Il y a ensuite la question de l’affirmation d’une entité européenne parlant d’une seule voix. Si l’Europe n’est pas en mesure de déterminer d’un commun accord une politique migratoire commune, une politique de Défense commune, alors nous serons tous condamnés aux genre d’images que nous voyons aujourd’hui, en nous donnant bonne conscience par l’indignation, mais en restant impuissants.
Jean-Louis Bourlanges (JLB) :
Il y a effectivement tout ce qu’il faut d’horreur dans cette affaire. Au delà de cela, le désastre consiste aussi à voir des acteurs politiques majeurs incapables de hiérarchiser leurs priorités et d’avoir une attitude précise et constante. Quand les gens savent ce qu’ils veulent, on peut agir, même quand le cynisme est à son comble. Ici, rien n’est solide, aucun socle permettant quoi que ce soit. Cette affaire fait penser à la pièce de Pirandello, nous avons ici quatre acteurs en quête d’auteur, hésitant tous sur le rôle qu’ils doivent jouer.
Le premier, c’est Trump. Pourquoi a-t-il à un moment « lâché les chiens » et autorisé Erdogan à s’en prendre aux Kurdes ? Cela a évidemment entraîné une déstabilisation profonde de la zone, compromis la liquidation de Daech, et donné les clefs de la solution à Poutine. Quel était son objectif ? On sait que le Pentagone et le Département d’Etat étaient très réservés sur une politique qui ne leur paraissait pas conforme aux intérêts des USA.
Le deuxième acteur est la Russie. Elle a dans un premier temps cautionné les manœuvres d’Erdogan, car cela confortait son alliée syrien, et éloignait la Turquie des Occidentaux. Mais à plus long terme, les intérêts fondamentaux de la Russie étaient fondamentalement remis en cause par la présence turque dans la zone, comme l’a montré LZ précédemment.
Troisième acteur : les Turcs. Se débarrasser des Kurdes est un plaisir historique auquel la Turquie ne peut pas résister. Mais cela entraîne un déséquilibre de la région, et une intensification de la présence russe.
Le dernier acteur est l’Europe. Cette affaire confronte l’UE à son problème identitaire. L’Union Européenne est-elle organisée autour de la défense de certaines valeurs ? Si oui, elle ne peut pas refuser l’asile aux réfugiés sans se renier elle-même, et se trouve ainsi à la merci d’Erdogan et de son chantage. Ou alors, elle considère qu’elle est un ensemble de puissance particulières, autonomes, avec des intérêts et des influences distinctes, et n’a par conséquent aucun intérêt à faire des concessions à la Turquie.
On est dans une situation où personne n’a hiérarchisé ses attentes, la seule réponse de la diplomatie française est die dire : « on ne bouge pas, on revient aux accords de Sotchi et d’Astana ». Mais la situation est véritablement impossible.
Béatrice Giblin :
Je reviens un instant sur l’opposition que LZ a mise en place entre Empire Ottoman et Empire russe, ou entre Russie et Turquie. Il faut noter que la Turquie n’a pas fermé le Bosphore alors qu’elle l’aurait pu. Ensuite, la Russie a laissé la Turquie riposter, alors qu’elle aurait pu s’y opposer étant donné son contrôle aérien de la zone. Enfin, il y a un autre terrain d’opposition très important entre les deux puissances : la Libye. Pour la Turquie, soutenir le gouvernement reconnu de Libye est peut-être une possibilité de mettre la main sur une partie de la Méditerranée orientale.
Lionel Zinsou :
Cette région est la frontière sud de l’OTAN. Erdogan n’est pas éternel, il y aura d’autres dirigeants turcs et la Turquie sera dans l’OTAN. Si vous complétez par Idlib la zone Antioche-Alexandrette, il n’y a plus de Syrie indépendante. Et ce n’est pas parce que la Turquie n’a pas fermé le Bosphore la semaine dernière qu’elle ne peut pas le faire dans les prochains jours. Si les Turcs s’y opposent, les Russes n’ont plus d’accès aux mers chaudes. Cela a toujours été une source de conflit, et cela le restera pour longtemps encore.
La Russie ne manque pas de gaz, mais ce n’est pas une bonne nouvelle pour elle que d’avoir un concurrent en Méditerranée orientale, dont les royalties iront au régime syrien, au régime libanais et à Israël. Quant à Chypre, c’est un porte-avions.
Quant aux excellentes relations économiques, elles tiennent largement de l’effet d’annonce : la centrale nucléaire n’a pas encore été construite, pas plus que les missiles sol-air n’ont été livrés. En Libye et plus généralement dans toute l’Afrique du Nord, le néo-ottomanisme existe bel et bien. Cela s’est traduit par exemple par les soutiens aux Frères Musulmans pendant les printemps Arabes et ensuite.
Du point de vue américain, il est raisonnable de laisser les Turcs (donc l’OTAN) avoir une zone tampon du côté du Kurdistan, d’entrer dans la Syrie et d’en contrôler toute la partie est, et de garder Idlib. Il y a deux milles blindés dans la poche d’Idlib, et un territoire ne se conquiert pas par des frappes aériennes, il faut une présence sur le terrain. Malraux disait : « on n’assemble pas treize divisions sur les bords du Rubicon pour pêcher à la ligne ». Ces blindés sont à une demi-heure de Lattaquié, à une heure d’Alep et à trois heures de Damas. C’est toute la frontière sud de l’OTAN qui est en jeu.
49.3, la fièvre monte
Introduction
Samedi 29 février au soir, le Premier ministre Edouard Philippe a annoncé à l’Assemblée nationale qu’il recourrait à l’article 49.3 pour adopter la réforme des retraites. Une décision formellement actée le matin à l’occasion d’un Conseil des ministres convoqué sur le coronavirus. Gauche et droite ont dénoncé ce recours au 49.3 : « Coup de force du gouvernement » pour le communiste Fabien Roussel, « pulsions totalitaires » d’Emmanuel Macron pour le chef des Insoumis Jean-Luc Mélenchon, « pire des solutions », pour l’Ecologiste Yannick Jadot, « cynisme le plus total » pour le patron des députés Les Républicains Damien Abad. L’opposition a déposé deux motions de censure, la première par Les Républicains, la seconde par le Parti socialiste, le Parti communiste et La France insoumise. Motions rejetées dans la nuit de mardi à mercredi.
A peine le recours au 49.3 annoncé samedi soir, des rassemblements militants se sont organisés, à Paris devant le Palais Bourbon, et dans plusieurs grandes villes de province. En signe de protestation deux députés macronistes ont claqué la porte et un sénateur a également annoncé qu’il abandonnait La République en Marche.
Les syndicats opposant à la réforme ont appelé à de nouvelles mobilisations. Mardi quelques milliers de personnes ont défilé à Paris (20 000 selon les syndicats) contre le gouvernement, comme à Lille, Rennes, Marseille, Bordeaux ou Dijon.
Pour le constitutionnaliste Dominique Rousseau, le 49.3 « ne tue pas le débat, mais l’obstruction » : 41 000 amendements ont été déposés, en grande partie par La France insoumise. Après 115 heures d’une discussion quasiment non-stop jour et nuit, les députés étaient seulement parvenus à la lecture de l’article 8 du projet de loi qui en compte 65. Plus de 29 000 amendements restaient à examiner.
Depuis 1958, l’article 49.3 de la Constitution a été utilisé 89 fois : 56 fois par la gauche, 32 fois par la droite et une fois sous Emmanuel Macron. Avec un record de 28 recours par Michel Rocard. Plusieurs textes symboliques comme l’arme nucléaire, la CSG, la loi Savary ont ainsi été adoptés.
Le projet de loi sera présenté dans les prochaines semaines au Sénat, où des débats auront lieu puisque le 49.3 n’y est pas applicable. Il reviendra à l’Assemblée en seconde lecture. Le gouvernement aura alors le choix de laisser les députés débattre ou, une nouvelle fois, de passer en force. A l’issue, le texte sera transmis au Conseil constitutionnel.
Kontildondit ?
Matthias Fekl :
L’article 49.3 est l’une des armes du parlementarisme rationalisé. On sait que la 5ème République se caractérise par une large subordination du Parlement à l’exécutif, et que l’exécutif gouvernemental est lui-même subordonné au président de la République. Il y a d’autres outils, comme par exemple le vote bloqué, la maîtrise de l’ordre du jour par le gouvernement, et en dernier recours, la possibilité de dissoudre l’Assemblée Nationale.
Ce qui me semble original et intellectuellement intéressant dans la pratique du 49.3 cette fois-ci, c’est qu’il est utilisé alors que le gouvernement dispose d’une majorité, ce qui n’était pas le cas dans les cas précédents évoqués en introduction, notamment quand Michel Rocard était premier ministre.
Or, jusqu’à preuve du contraire, ce projet de réforme des retraites a une majorité à l’Assemblée (même si dans le pays, c’est une autre affaire). On peut s’interroger sur l’absence de recours au temps programmé pour discuter ce texte. C’est l’outil qui permet habituellement aux gouvernements d’encadrer les discussions dans une durée précise, mais il lui est souvent reproché d’étouffer le débat en l’enserrant dans des délais trop courts (c’est ce qui s’était produit lors de la discussion sur le mariage pour tous).
La principale question que cet emploi de l’article 49.3 pose aujourd’hui est celle de l’absence d’un lieu d’appropriation des réformes dans la 5ème République, et ce quels que soient les gouvernements. J’ai moi-même appartenu à des gouvernements qui y ont eu recours, je serais donc mal venu à dire « il ne faut jamais le faire » ou « il faut toujours le faire » ; il s’agit d’un outil constitutionnel, mais il est un peu particulier dans ce sens où il révèle la faiblesse de nos institutions démocratiques.
Sur la réforme des retraites, les concertations ont été nombreuses, mais on est bien obligé d’admettre qu’aujourd’hui, peu de monde se retrouve dans ce texte, qu’il s’agisse des grands partenaires sociaux, des salariés comme des patrons (c’était très frappant d’entendre le patron du MEDEF dire qu’il n’était pas favorable à l’emploi du 49.3). Il y a peu d’adhésion dans l’opinion publique, pour employer une litote, le Conseil d’Etat a émis des réserves, et on entend des protestations jusque dans la majorité.
Nous sommes à mon avis au bout d’un système. J’avais déjà éprouvé cette sensation quand j’étais à un poste exécutif : le problème de la 5ème République est le suivant : quelle que soit la décision qui est prise, tout se fait dans le bureau présidentiel (et je le répète : qui que soit le président). Il n’y a aucun lieu d’appropriation. Une fois élu, vous pouvez faire tout et son contraire sans que rien ne soit soumis à un débat contradictoire. Et cela crée inévitablement de la colère ou de la violence. Dans une démocratie, un Parlement a aussi un rôle de médiation. Les débats peuvent y être très vifs, mais cela sert à ce que chacun puisse s’approprier la chose débattue. Aujourd’hui cela n’existe pas.
Cela n’existe pas dans le dialogue syndical, puisque les syndicats ne sont pas représentatifs de la réalité de notre vie économique. Cela n’existe pas non plus au Parlement, où la représentativité est en crise (les députés sont élus avec un taux d’abstention très fort).
Ce 49.3 arrive au bout d’un cycle institutionnel, il me semble qu’on est à la fin de la 5ème République telle qu’on l’a connue, hyperprésidentielle, et que nous devons nous poser la question d’une refonte institutionnelle démocratique.
Béatrice Giblin :
Cette réforme a été discutée à huis clos pendant près de deux ans, sous l’autorité de Jean-Paul Delevoye, avec des consultations des syndicats. Tout le monde s’extasiait alors sur la méthode, et sur Delevoye qui écoutait tout le monde. Aucune sonnette d’alarme n’était tirée par les syndicalistes (qui auraient pu pointer des cas comme celui des fonctionnaires sans primes, ou des congés de maternité, etc.). On a donc eu des palabres, dont il n’est visiblement pas sorti grand chose.
Cela suscite de ma part une grande interrogation. Tout se passe comme s’il n’était rien sorti de ces discussions, et qu’on avait découvert tous les problèmes en novembre dernier, où tous les syndicats se sont mobilisés. A quoi tout ce temps préparatoire a-t-il donc servi ?
Ensuite, pourquoi faut-il se presser autant avec cette réforme ? On sait qu’elle ne sera vraiment effective que vers 2035, voire plus tard. Dans le rapport de forces politique actuel, je parviens mal à comprendre pourquoi il faut fonctionner comme cela.
Lionel Zinsou :
Parce que l’obstruction, ce n’est pas la patience de débattre. Ce qui a servi d’instrument pour fabriquer les 41 000 amendements, c’est le dictionnaire des synonymes, c’est à dire qu’on a remplacé chaque mot par un autre, en n’altérant rien du fond.
Une chose n’a pas été dite en introduction sur les dépositaires des motions de censure. Gauche et droite en ont chacune déposé une. Le Rassemblement National, ne pouvait pas le faire en son nom seul, n’ayant pas assez de députés. Il a donc dû choisir et a voté avec la France Insoumise. Un choix intéressant, révélateur d’une certaine logique, porteuse d’un avenir qui ne me paraît pas réjouissant.
Et puis, ce dépôt de plus de 40 000 amendements est-il approuvé des Français ? Si l’on regarde les cotes de popularité des partis, les deux les plus rejetés, avec le même score (75% d’opinions mauvaises et très mauvaises) sont la France Insoumise et le Rassemblement National. C’est une progression considérable dans la détestation pour le parti de Jean-Luc Mélenchon. Quant aux leaders des partis, si Mme Le Pen progresse légèrement dans l’opinion, tous les leaders de la gauche sont en baisse, à part les écologistes. M. Mélenchon subit l’une des plus importantes pertes de popularité, et donc de légitimité. Rien d’étonnant donc à ce qu’on fasse cesser cette obstruction à un moment donné.
Quand MF dit qu’on ne se sert pas habituellement du 49.3 contre sa majorité, il oublie que cela a été inventé pour mater les frondeurs. C’est là la rupture avec la 4ème République. Cet article sert à éviter le retour à un régime d’assemblée. Peut-être que les Français veulent le retour à ce type de régime, mais j’en doute. Un chercheur Américain a calculé que pendant la 4ème République, on était en crise ministérielle 1 jour sur 9. Au vu de la complexité des problèmes d’aujourd’hui et du besoin de réformes, je ne pense pas qu’on puisse se permettre des crises si fréquentes.
Jean-Louis Bourlanges :
L’exemple belge conduit à un peu de prudence, puisque moins il y a de gouvernement, plus les gens sont contents ... Mais chacun sait que la Belgique est un cas à part.
Sur le 49.3, je suis à l’aise, car j’ai fait un communiqué récemment, déclarant que la principale victime du passage au 49.3, c’était moi et les parlementaires comme moi, c’est à dire déterminés à voter contre ce projet de loi qui est à notre avis inopportun, ruineux, mal orienté, et inadéquat (et tous ces points sont aisément démontrables). Et comme cela a été dit, à peu près tout le monde est contre, des partenaires sociaux au patronat, en passant par le rapporteur général du budget, qui alla jusqu’à écrire au premier ministre pour lui détailler tous les points qui posaient problème.
J’aurais donc voté contre. Je tiens quand même à dire que je suis effaré par la rhétorique de l’opposition sur cette disposition du 49.3. Elle a été utilisée par tous les gouvernements précédents, gauche et droite confondues. Et il l’a été aussi pour lever des obstacles d’obstruction. Jean-Pierre Raffarin avait par exemple menacé les socialistes de s’en servir, et cela avait fonctionné en tant que moyen de dissuasion, ramenant le débat à un niveau normal.
Depuis toujours, un premier ministre est fondé à dire : « je vous propose quelque chose de si important pour mon projet que si vous ne le votez pas, je ne pourrai pas continuer mon travail, je démissionnerai donc et il appartiendra au président de la République de décider s’il dissout cette assemblée ou nomme un nouveau premier ministre ». Ce qui change tout par rapport à la 4ème République, c’est ce droit de dissolution du président. Pendant la 4ème République, les parlementaires se fichaient du gouvernement comme d’une guigne, et le renversaient quand bon leur semblait.
Michel Debré a introduit quelque chose de très précis, le second aspect du 49.3 : faire en sorte que la majorité qui conduirait à la censure dans le cas d’un 49.3 soit de même nature que la majorité conduisant à la non-investiture d’un gouvernement dans le cadre d’un 49.2 ; quand le gouvernement fait sa déclaration de politique générale, il est réputé légitime et légalement constitué, sauf si l’opposition dépose une motion de censure, pour laquelle il faut une majorité des membres. Le système du 49.3, c’est cette volonté d’accorder une majorité.
On pouvait éviter d’en arriver là, et on aurait pu utiliser le temps programmé. Comme aurait dit le président de la République : « ce sont des amateurs ».
Matthias Fekl :
Je voulais simplement répondre rapidement à LZ. Je ne souhaite pas pour ma part un régime d’assemblée, mais ce qui y a conduit sous les républiques précédentes, c’est qu’on était dans un régime des partis à cause des modes de scrutin. Ce qui faisait qu’à la fin, on arrivait à des situations totalement anti-démocratiques où le plus petit parti pouvait renverser des ministères.