Confinement quasi général, dépistage quasi exceptionnel
Introduction
En Europe, les autorités ont opté pour des stratégies différentes face à la propagation du coronavirus sur leur territoire, tout en surveillant ce qui se pratique chez le voisin. La Commission européenne a lancé, le 18 mars, un appel d'offres pour le compte de dix-huit États membres afin, notamment, d'acheter en commun des kits de tests. Toutefois, les industriels ont jusqu'à fin mars pour répondre à cet appel et Bruxelles ne décidera que début mai des candidatures retenues.
Certains pays ont choisi une politique de confinement qui prend appui sur la diminution des interactions sociales, et donc de la transmission. D’autres ont opté pour une stratégie d’immunité collective qui repose sur l’idée que plus les personnes sont infectées par une maladie, plus elles développent des anticorps contre ce virus, et moins l’épidémie se propage dans la population. La France, la Chine ou l’Italie ont choisi la distanciation sociale. Les Pays-Bas ont fait le choix de l’immunité collective. La Grande Bretagne, après avoir prôné cette solution, a finalement opté pour le confinement.
Le choix du confinement pose la question de son acceptation par la population et celui de sa durée. Il suppose une stratégie définie par l’OMS comme « agressive et ciblée ». L’OMS préconise un dépistage massif, qui permettrait de tester chaque cas suspect, d’isoler chaque cas confirmé et de retrouver puis de placer en quarantaine chacune des personnes avec qui ils ont été en contact proche.
Regardée comme un modèle, la Corée du Sud a pratiqué un grand nombre de tests et s’est servie de la technologie pour localiser les personnes contaminées (même celles avec peu de symptômes). En Europe, l’Espagne, deuxième foyer de contamination en Europe après l'Italie, ne réalise plus le dépistage que sur les malades présentant des symptômes graves, faute de kits disponibles. La Scandinavie réserve le dépistage aux patients acceptés à l'hôpital avec des troubles respiratoires. L’Allemagne a porté à 500 000 le nombre de dépistages hebdomadaires.
En France, face au nombre croissant de cas, les dirigeants s'interrogent sur la possibilité de suivre le modèle allemand de dépistage massif. Mais si le pays dispose d’assez de laboratoires équipés, il manque de réactifs et d’écouvillons, matériels fabriqués en Chine et aux États-Unis et pour lesquels la demande excède l’offre.
Kontildondit ?
Lucile Schmid (LS) :
Le ministre norvégien de la santé a déclaré : « c’est l’Histoire qui montrera si le résultat est très différent ». Et en effet, aujourd’hui, nous avons du mal à savoir quelle stratégie est efficace, il faudra du recul. Chaque gouvernement agit donc en fonctions des contraintes de son pays, en termes de système de santé, de capacités hospitalières, etc. La culture nationale, ainsi que les relations des peuples à leur gouvernement jouent évidemment un rôle très important, ainsi que le nombre de morts, évidemment. Cette question du pic de l’épidémie (est-il atteint ? Quand le sera-t-il ?) est elle aussi un élément déterminant des différentes stratégies nationales.
La stratégie préconisée par l’OMS est celle qui a été adoptée en Corée du Sud : agir vite, tester, tracer et isoler. Tout cela en obtenant la coopération des citoyens. Rappelons qu’il y a encore trois semaines, la contamination était extrêmement rapide en Corée du Sud, à cause d’une secte, « l’Eglise Shincheonji de Jésus » au fonctionnement très opaque, qui avait caché les débuts de la contagion. La réaction de l’Etat a été diamétralement opposée, toutes les mesures étant publiques. C’est l’extrême gravité de la crise qui a conduit à cette stratégie.
En Europe, nous disons avoir selon les différents pays des stratégies différenciées, mais n’est-ce pas simplement le calendrier qui est différent ? On dit à présent que le virus était présent en Italie dès le mois de novembre, où des cas d’une « étrange pneumonie » avaient été signalés. En Allemagne, le fait qu’Angela Merkel est la seule dirigeante à avoir une formation scientifique a cert ainement influé sur la stratégie du pays, et sa mise en œuvre. En France, il est essentiel d’étaler l’afflux de malades en état très grave dans les structures de réanimation, et Olivier Véran a déclaré qu’il faudrait massivement tester une fois le confinement terminé, signifiant par là que la stratégie ne se limitait pas au seul confinement, et que la lutte contre ce coronavirus s’envisageait sur le long terme.
Ces différence de stratégies s’expliquent donc par les différences des circonstances nationales. On peut cependant dire que la stratégie de l’immunité collective a aujourd’hui du plomb dans l’aile, au vu du nombre de morts et du revirement de Boris Johnson qui l’avait d’abord adoptée.
Nicole Gnesotto (NG) :
Il est vrai que le succès de la Corée du Sud dans la lutte contre l‘épidémie a quelque chose de fascinant pour nous Européens qui pataugeons. Je rappellerai simplement que les Coréens et Taïwan ont connu le SRAS en 2003 et qu’ils en ont tiré des leçons. Leurs stratégies de prévention et de tests sont bien plus développées qu’ici. Ajoutons à cela qu’il s’agit de sociétés très tournées vers la technologie, hyper connectées, habituées au contrôle de rue et à la vidéosurveillance. 95% des plus de 6 ans ont un téléphone et accèdent à internet en Corée du Sud. Ils ont donc pu utiliser ces technologies pour tracer et isoler les malades.
Entre les différents pays européens, le débat porte sur deux points : le traitement et la prévention.
Pour ce qui est de la prévention, la question majeure est celle des tests, encore plus préoccupante que celle des masques. Sur ce point, l’Allemagne fait comme la Corée du Sud, elle généralise les dépistages (500 000 par semaine contre 40 000 en France), dispose de « drives » pour des tests de dépistage gratuits. Pour ce qui est des masques, la pénurie est phénoménale (et incompréhensible), et elle ne concerne pas que la France, mais aussi les autres pays les plus durement atteints comme l’Italie et l’Espagne. On peut se demander s’il y a dans ces pays une vraie stratégie sanitaire, et non une stratégie des moyens, qui consisterait à minimiser l’importance des tests et des masques simplement parce que nous n’en avons pas. L’Histoire le dira. En tous cas, il apparaît que nos démocraties, en particulier la France, n’étaient absolument pas préparées à faire face à des menaces qui ne sont pas militaires.
Sur le traitement, le débat oppose les pays partisans de l’immunité collective comme la Suède ou les Pays-Bas, et ceux qui ont opté pour le confinement. La stratégie de l’immunité collective consiste à laisser le virus se répandre jusqu’à ce qu’une proportion suffisante de la population y ait survécue, et dispose des anticorps nécessaires pour stopper la propagation. Évidemment, compte tenu du taux de létalité, le nombre de morts est effrayant. En France par exemple, on en aurait au moins 400 000, ce qui est inacceptable politiquement. Peut-être que les pays qui ont fait ce choix l’acceptent car ce sont des petits pays, mais c’est impensable en France. Les autres États ont donc opté pour un confinement, plus ou moins brutal, qui concerne à présent 3 milliards de gens sur Terre.
Le taux de létalité suscite de vraies interrogations, tant il diffère selon les pays : 1,3% en Allemagne, 7% pour l’Espagne, 10% pour l’Italie et 4% pour la France.
Marc-Olivier Padis (MOP) :
Je voudrais apporter trois éclairages sur ce qui a déjà été dit.
D’abord : comment expliquer le décalage entre les pays ? Les écarts quant à la létalité que vient de rappeler NG sont frappants, mais ils doivent être considérés prudemment : on ne sait pas à quel point ces chiffres sont fiables, puisque le taux de létalité est un quotient du nombre de morts par rapport au nombre d’infectés, or le nombre précis d’infectés est inconnu, puisqu’on ne teste pas assez. En définitive, le seul chiffre fiable est celui du nombre de morts. Mais là encore les écarts surprennent, entre l’Allemagne et l’Italie par exemple, deux pays qui sont pourtant comparables du point de vue du taux de vieillesse de leur population. Autre bizarrerie : le décalage entre la France et l’Italie. L’Italie est réputée pour avoir une méfiance historique de la population envers l’Etat, tandis qu’en France, on se tourne volontiers vers un État fort. Or dans cette crise c’est l’inverse qui semble se produire : l’opinion italienne fait corps derrière son gouvernement, tandis qu’en France l’union sacrée (politique) est déjà terminée, les critiques fusent et le scepticisme est à son comble. Malgré ces décalages, l’objectif est le même : immuniser la population. En l’absence de vaccin et de remède, l’épidémie s’arrêtera quand une part suffisante de la population aura été atteinte et sera immunisée. Mais vu le taux de reproduction de cette maladie (où chaque infecté contamine en moyenne entre 2 et 3 personnes), on calcule qu’il faut qu’au moins 60% de la population soit infectée pour que ce soit efficace. Mais le décalage de stratégies entre immunité de groupe et confinement n’est au fond qu’une question de temps : Suédois et Néerlandais se disent que plus cela se propage vite, plus vite l’immunité collective sera atteinte (sans avoir à subir tous les problèmes que pose le confinement), tandis qu’en France, on s’efforce d’étaler dans le temps le nombre de cas graves, pour ne pas faire craquer le système hospitalier.
Ensuite : comment expliquer l’impréparation française ? C’est le troisième coronavirus auquel la planète fait face en 20 ans : le SRAS était apparu en 2003, puis le MERS en 2012. Dans tous les ouvrages sur la santé publique, le premier chapitre nous rappelle toujours que les maladies infectieuses sont en recul à l’échelle de l’Histoire et de la planète, par rapport aux maladies « civilisationnelles » (diabète, surpoids ...). On voit bien qu’il n’en est rien. Ces virus sont une espèce de retour de maladies très classiques historiquement, or elles nous prennent complètement au dépourvu. En France, où nous avons été peu touchés par le SRAS et le MERS, nous avons baissé notre garde, nous croyant à l’abri. Rappelons l’épisode assez calamiteux de la réaction française à la grippe H1N1, où l’on avait accusé les autorités sanitaires d’avoir surréagi, blâmant la ministre de la santé de l’époque, Roselyne Bachelot, d’avoir acheté trop de vaccins. Rétrospectivement, on voit bien qu’on n’avait pas du tout surréagi, mais simplement fait ce qu’il fallait faire.
En France, il va falloir passer d’une stratégie à l’italienne à une stratégie à la coréenne. Pour le moment nous sommes tous enfermés, mais cela ne pourra pas durer indéfiniment, nous devrons obligatoirement tester massivement la population à un moment donné, pour ne confiner que les personnes infectées. Encore faut-il disposer des kits de test nécessaires. Rappelons à ce propos qu’il y a deux types de tests. Le test PCR utilisé actuellement ne peut que dire si une personne a le virus ou non, il est donc insuffisant, il faut des tests sérologiques, permettant d’établir si une personne a développé les anticorps à la maladie. Les stratégies adoptées post-confinement vont de toutes façons poser des problèmes de libertés publiques, puisqu’elles impliquent un traçage numérique, et une surveillance étroite.
Philippe Meyer (PM) :
Il me semble que l’un des problèmes est l’incertitude que ressentent les gens quant à la stratégie adoptée. J’en ai trouvé une illustration, heureusement humoristique, dans la parodie d’annonce suivante : « le gouvernement annonce l’annulation du maintien de la suppression des mesures dont l’abandon de la confirmation avait été abrogé ».
Jean-Louis Bourlanges :
Nous sommes confrontés à une équation à trois inconnues. Première inconnue : les objectifs que nous poursuivons. Qui est l’ennemi à abattre ? Deuxième inconnue : les moyens dont nous disposons. Troisième inconnue : les mœurs des différentes sociétés face à ce type de menace.
On voit bien qu’il y a deux types de sociétés. Celles qui se concentrent sur la lutte sanitaire, coûte que coûte, mettant tout le reste de côté. C’est le cas de la France par exemple, où le maintien d’une vie économique (qui amortirait les énormes difficultés post-urgence sanitaire) n’est pas la priorité. Le confinement a un coût économique énorme, mais nous sommes prêts à le payer. D’autres pays, comme les USA, ont l’approche inverse. On voit bien la tempête sous le crâne de Trump en ce moment, reflet de tout le désarroi intellectuel de nos sociétés. Le président américain a fait une analyse parfaitement rationnelle, et complètement inhumaine : il considère que les perturbations économiques ont priorité sur les questions de santé. Boris Johnson a réagi de la même manière au Royaume-Uni. Et c’est un peu le cas aussi des Suédois et des Coréens, qui ont tout fait pour éviter un confinement ruineux. Cette stratégie bute immédiatement sur le taux de létalité, qui a conduit le Premier ministre britannique à un revirement. A propos du taux de létalité, je rappellerai que s’il est s’il est si difficile à établir, c’est aussi parce qu’on ne compte pas de la même façon selon les pays (les morts dans les EHPAD par exemple)
En ce qui concerne les moyens, nous avons des inégalités profondes. La stratégie tant vantée de la Corée n’a été possible que parce que le pays disposait des moyens pour la mettre en œuvre. En France, ne disposant pas de ces moyens, nous avons dans un premier temps à peu près rien fait, bafouillant et hésitant. Les scientifiques étaient profondément divisés sur la gravité de la situation et la stratégie à adopter. L’administration a fait preuve de son inertie et de sa lenteur habituelles, même si les personnels de santé ont été tout à fait admirables.
Mais maintenant que cette phase d’atermoiements est terminée, quelle est la stratégie française ? Le discours initial de M. Véran (« je gagne du temps »), consiste à tout faire pour libérer des lits et aplatir la courbe. Mais il y a une autre stratégie : attendre que la population frappée ne soit plus contagieuse pour reprendre la vie d’avant. C’est un beau calcul intellectuel, qui se heurte néanmoins à de nombreux inconvénients, le premier d’entre eux étant évidemment une rechute de la maladie. Nous découvrons à quel point nous sommes du mauvais coté de la force. Nous sommes très mauvais : faibles, attentistes et impuissants.
La réaction à l’épidémie est fondée sur trois choses : le degré de civisme, et nous ne sommes pas très bons là-dessus, la solidarité sociale, pour laquelle nous sommes bien meilleurs (nous avons des systèmes de partage des risques dont ne disposent pas par exemple les Américains), et le respect des libertés. Sur ce dernier point, il est important de répéter que les sociétés respectueuses des libertés ne s’en sortent pas plus mal que les régimes autoritaires face à cette crise.
Lucile Schmid :
Je ne pense pas que nous soyions très mauvais, simplement, on fait avec ce qu’on a, or on n’a pas ce qu’il faut. L’hôpital public souffre, et cela fait des mois qu’il le faisait savoir ; l’Etat a décidé de réduire la voilure des services publics et de mettre en avant des indicateurs budgétaires. Nous voyons un bouleversement profond et rapide de tous les référentiels de l’action publique, et personnellement je trouve cela assez salutaire, et j’espère que cela ne s’arrêtera pas en même temps que le confinement. J’espère que quand cette crise sera dernière nous, nous aurons un consensus national, voire international, sur le fait que la santé est un bien commun. On voit bien que la hiérarchie des priorités est bouleversée, et tant mieux.
La situation est très complexe et je pense que nous ne sommes ni les plus nuls, ni les meilleurs. Il y a cependant des inégalités sociales, et nous ne sommes pas à égalité devant le confinement. Il n’y a par exemple plus de places en réanimation en Seine-Saint-Denis ... L’inégalité territoriale, contre laquelle les politiques n’ont guère lutté, se voit très clairement pendant cette crise. Respecter le confinement suppose une adaptation au territoire, un suivi très fin des politiques publiques, une intelligence des préfets qui doivent adapter leurs actions selon les populations et les réalités sociales. Enfin la récession qui nous attend certainement à la sortie de cette crise a été choisie, dans le sens où nous l’avons admise pour sauver des vies, elle ne sera donc pas vécue de la même manière.
Je trouve qu’Olivier Véran a été intelligent en évoquant l’obligation de tester les gens après le confinement. Il nous a ainsi aidés à nous projeter dans le temps, et à considérer que cette épidémie ne sera pas terminée au moment où nous serons autorisés à sortir.
Jean-Louis Bourlanges :
Je ne voulais pas jeter la pierre à telle ou telle catégorie sociale, mais je maintiens que nous sommes très mauvais : nous avons été attentistes, on a fait des prières pour que la pluie tombe ... Quand on voit le nombre de tests disponibles en Allemagne, c’est scandaleux. Notre appareil public a été incapable de prévoir une stratégie, les raisons en sont profondes, anciennes, et complexes, et la responsabilité n’incombe pas seulement à la classe politique, mais il faut le reconnaître : nous sommes parmi les plus mauvais. Nous souffrons d’un défaut d’anticipation, d’un défaut d’investissement (la préférence pour le court terme prévaut presque toujours), et d’un défaut de solidarité, malgré quelques contre-exemples admirables.
Que les Allemands et les Néerlandais s’opposent à la mutualisation et des dettes était très prévisible : ils ne savent dire que cela depuis des années : « nous ne dépenserons pas un sou de plus », sans justifier pourquoi ni comment. Cela montre des faiblesses géopolitiques fondamentales de nos sociétés, refuser de le voir serait de l’aveuglement.
Marc-Olivier Padis :
Cette épreuve du virus teste nos systèmes sanitaires et notre solidarité. Le paradoxe de notre situation est que la France dépense énormément d’argent pour sa santé. Loin de moi l’idée de dire que nous avons fait suffisamment pour l’hôpital, on a évidemment le cœur serré de voir le personnel hospitalier se démener dans des conditions aussi insuffisantes. Et pourtant la difficulté ne consistera pas seulement à dépenser plus, nous sommes déjà l’un des États du monde qui dépense le plus pour la santé (pas tout pour l’hôpital, certes) : 11,5% de la richesse annuelle du pays y est consacrée. La Corée du Sud n’est elle qu’à 8%, or elle réagit beaucoup mieux à cette épidémie, cela prouve que le problème tient au moins autant à l’organisation qu’à l’argent. On n’a jamais dépensé autant pour l’hôpital en France. Contrairement à ce qu’on entend beaucoup, le budget n’a pas baissé, il n’a cessé de croître, mais moins vite que l’activité. De plus en plus de gens et de pathologies sont soignés, c’est ce qui explique les manques. On n’a pas « sacrifié » l’hôpital, mais l’augmentation des ressources qui lui sont allouées (entre 1% et 2% annuels) est trop faible pour accompagner l’augmentation des coûts.
Nicole Gnesotto :
L’absence de masques et de tests doit nous faire réfléchir. Il ne s’agit pas de distribuer des blâmes, mais la France est prisonnière de cette vision de la menace comme étant un phénomène essentiellement militaire. Nos investissements sont presque exclusivement dans la réflexion stratégique militaire, tout le reste de ce qui concerne la sécurité a été négligé, et nous le payons aujourd’hui.
Au niveau européen, ce n’est guère mieux. Les Européens, qui ont toujours rechigné à investir dans le militaire, sous prétexte que les risques les plus grands étaient environnementaux et sanitaires, n’ont pourtant jamais eu l’idée de constituer le moindre stock de vaccins, de masques, d’hôpitaux militaires, etc. Des propositions en matière de protection civile ont pourtant été faites (je me souviens de celles de Michel Barnier) mais jamais mises en œuvre.
Entre les différents pays européens, il y a un parallélisme entre les stratégies sanitaires et les stratégies économiques. La mutualisation des dettes a été refusée, il y a là un risque existentiel pour l’Europe.
Le virus, la loi, la société
Introduction
Publiée au JO du 24 mars, la loi d’urgence sanitaire pour faire face à l’épidémie de Covid-19 organise le report du second tour des élections municipales, donne un cadre à la notion d’état d’urgence sanitaire, débloque des moyens pour prévenir les faillites, donne aux entreprises la possibilité de déroger au Code du travail, restreint les libertés de déplacement, de réunion (et d’exercice des cultes) et la liberté d’entreprendre.
« Ce sera un test pour notre démocratie. Nous devons montrer que nous pouvons protéger le peuple des pandémies sans rien renier de nos principes », avait déclaré dimanche dernier au JDD Emmanuel Macron qui, mercredi à Mulhouse, a appelé à « se mobiliser dans l’unité » face aux « facteurs de division ». Patrice Spinosi, avocat à la Cour de Cassation et au Conseil d'État, explique dans un entretien à « l'Obs » : « Les mesures administratives prises (…) par le gouvernement s'appuient notamment sur le Code de la Santé publique, qui habilite le ministre de la Santé à prendre toute mesure proportionnée et appropriée pour répondre à une menace sanitaire grave telle qu'une épidémie » donnant raison à Montesquieu pour qui « il y a des cas où il faut mettre, pour un moment, un voile sur la liberté comme on cache les statues des dieux. »
« Proportionnée » et « appropriée » constituent matière à débat, tout comme la longueur et l’épaisseur du voile. Certains maires vont plus loin en instaurant le couvre-feu dans leur commune. Certains médecins en appellent au Conseil d’État pour imposer un confinement plus strict – voire absolu - à l’ensemble du pays. Des parlementaires d’opposition réclament une commission d’enquête ; ils ont obtenu une mission d’information. Un collectif de 600 médecins soutenu par 240 000 pétitionnaires a saisi la Cour de la République d’une plainte pour mensonge d’État contre Édouard Philippe et Agnès Buzyn. Le Canard enchaîné révèle que les déplacements de certaines personnes ont été retracés grâce au relevé des positions de leur portable. Le PDG d’Orange assure que ces données ont été anonymisées.
Depuis le maintien du 1er tour des élections municipales, le caractère contradictoire, voire incohérent de plusieurs préconisations gouvernementales ne facilite pas l’adhésion de la population. On s’étonne que le ministre de l’agriculture souhaite, dans un contexte où il n’y a pas de dépistage, que l’on s’affranchisse de l’obligation du confinement pour aller aider les agriculteurs et que la porte-parole du gouvernement ne sache pas que les professeurs travaillent à distance et ne sont donc pas disponibles pour les travaux des champs. On comprend mal quelle sorte de tour de France sera celui sans public le long des routes que préconise la ministre des sports. Enfin, les réseaux sociaux se remplissent d’exemples d’un mode très courtelinesque de vérification des attestations de déplacement dérogatoire par les forces de l’ordre.
Kontildondit ?
Marc-Olivier Padis :
A ce tableau des divisions de l’opinion, on peut ajouter la compétition entre les puissances, pour montrer comment chaque régime répond à la crise. La Chine met par exemple en scène la façon dont elle aide l’Italie, ce qui est choquant étant donnée qu’elle a demandé la plus grande discrétion quand il s’est agi de l’aider, elle. Nos démocraties européennes sont un peu livrées à la discorde et aux critiques.
Que peut-on attendre d’un gouvernement démocratique dans un contexte pareil ? Il doit informer, anticiper, et expliquer sur quelles bases scientifiques et juridiques il prend ses décisions. La fragilité du cadre éthique où nous nous trouvons est frappante. Il s’agit de trouver la bonne proportion entre l’efficacité et les atteintes aux libertés individuelles. C’est le confinement qui a prévalu, et le seul discours public est de dire qu’il est encore trop laxiste. Je suis un peu saisi de la façon dont, au moment de la crise, on adopte des mesures très discutables sans aucun vis-à-vis ni débat. On impose une décision et on met en place les sanctions qui l’accompagnent. Tout cet appareillage de discours juridico-éthique paraît bien fragile dans ces circonstances. Et l’opinion publique s’en aperçoit, puisque les interrogations se multiplient : faut-il accepter l’état d’exception ? Les mesures dérogatoires ? L’intervention de l’armée ?
Cela m’a rappelé les résultats d’une enquête d’opinion du CEVIPOF, parus il y a quelques semaines. Un tiers des Français trouvaient préférable d’avoir à la tête du pays un homme fort qui ne se préoccupait pas du Parlement et des élections. Au Royaume-Uni, on atteignait les 47% de la population, et 44% en Allemagne. Un quart des Britanniques étaient même favorables à ce que l’armée dirige leur pays.
Nicole Gnesotto :
Devant la panique actuelle, le vrai débat est : qui va l’emporter ? La loi, ou la loi de la jungle ? On voit que certains choisissent spontanément la loi de la jungle, comme la République Tchèque qui vole des masques destinés à l’Italie, comme au niveau individuel les pilleurs de pharmacie, etc. Notre pays se met du côté de la loi, même si c’est la loi d’urgence. Il est tout à fait normal que cela suscite un débat, mais les accusations de dictature me paraissent absurdes. La démocratie a le droit de prendre des mesures d’urgence et ce qui la tue actuellement, c’est bien le virus. La justice, par exemple ne peut plus faire son travail sauf dans quelques cas d’extrême-urgence.
Il est vrai cependant qu’il y a des domaines où il faut rester vigilants. Dans les atteintes au droit du travail par exemple : réquisition des salariés, refus de leur droit de retrait, augmentation du temps de travail à 60 heures hebdomadaires, travail le dimanche, etc.
Quant aux libertés publiques, il est vrai que les libertés de circulation et de réunion sont suspendues provisoirement, mais tant qu’on n’aura pas touché à la liberté de pensée et d’opinion, je ne serai pas inquiète outre-mesure.
La vraie interrogation demeure la sortie de crise. On l’avait déjà éprouvée lors de l’état d’urgence sur le terrorisme, qui avait duré deux ans. Soit on lève l’état d’urgence, au risque d’être accusé de négligence meurtrière si l’épidémie reprend, soit on fait passer dans la loi normale les mesures prises pendant la période d’urgence.
Ma vraie inquiétude pour l’avenir de nos démocraties est la violence sociale que je vois monter. Si un état d’urgence sécuritaire s’ajoute à l’état d’urgence sanitaire, je ne vois pas comment le contrôle démocratique pourra se faire, tant nos institutions sont paralysées par le confinement.
Lucile Schmid :
La démocratie n’est pas quelque chose d’abstrait qui flotte dans l’air. C’est structuré, il y a des institutions, des organes d’information, etc. Ce qui est important dans le moment que nous vivons, c’est que chacun trouve son rôle pour que la démocratie fonctionne. Il ne suffit pas de penser qu’en cette période d’urgence, tout ce qui importe est que le gouvernement décide. C’est bien sûr une priorité, mais la question des contre-pouvoirs demeure un point essentiel.
On voit bien que chacun cherche sa place, et si le débat démocratique au moment de l’adoption de cet état d’urgence sanitaire a été à la hauteur, on ne peut pas se contenter de compter sur un gouvernement. Particulièrement dans un moment aussi difficile, où les insuffisances se voient mieux. Il est essentiel que les journalistes, les parlementaires, les médecins s’expriment, pour que cette société démocratique émerge, et qu’on ne s’en remette pas exclusivement aux chefs.
Sur le front de l’économie, on est évidemment aussi dans l’urgence, et c’est un moment propice pour outrepasser les droits des travailleurs, notamment leurs droits sanitaires.
Enfin, la question judiciaire. La proportionnalité des mesures se fait sous l’œil du juge. Personnellement je fais confiance aux juges pour être les garants du respect des droits.
On sait qu’Agnès Buzyn et Edouard Philippe sont attaqués en justice par un collectif de médecins, qui les accusent d’avoir sciemment caché la vérité. J’ignore si c’est le cas, mais reconnaissons qu’il est permis d’être prudent quant au crédit qu’on accorde aux déclarations gouvernementales en ce moment. L’information doit circuler et le débat doit avoir lieu, même en cette période difficile, et justement parce que c’est une période difficile.
Jean-Louis Bourlanges :
Ce genre de situation est effectivement propice aux pulsions autoritaires. Il y a toujours une attente irrationnelle d’autorité, de la part des citoyens d’abord, qui ont besoin d’être rassurés, et de la part des autorités, qui ont besoin de compenser une certaine forme d’impuissance par un surcroît d’autoritarisme.
Par exemple, le renforcement des mesures de confinement ne me paraissait pas si nécessaire que cela. L’insistance devait être mise sur le respect des mesures de distanciation, davantage que sur l’interdiction de faire plus d’une heure de sport par jour.
Ceci étant dit, je trouve que les mesures préconisées jusqu’à présent sont appropriées et proportionnées, au moins dans le domaine économique. Les responsables économiques font ce qu’ils doivent faire, ainsi que les autorités monétaires. Christine Lagarde a d’abord cafouillé, mais elle s’est vite rattrapée. L’inertie inadmissible vient des Etats européens, et pas de l’Union Européenne. Les mesures qui rognent sur les droits du travail me paraissent acceptables dès lors qu’elles ont un caractère exceptionnel.
J’aimerais dire un mot de la judiciarisation. Nous sommes saisis par la folie anti-politique de ce pays. L’action judiciaire contre un gouvernant se justifie si celui-ci ne respecte pas la règle de droit, la trahit ou ne la met pas en œuvre alors qu’il le pourrait. Mais la responsabilité politique est d’une autre nature. La politique consiste à poursuivre des objectifs parfaitement légitimes avec des moyens qui ne permettent pas de les atteindre de façon satisfaisante. La politique, c’est cet écart entre ce à quoi les gens aspirent et ce que les circonstances permettent. Cet écart implique des hiérarchies, des priorités et des sacrifices. Et la sanction prévue, c’est le vote. Il n’est pas question du juge ni même du Conseil d’Etat : si les gens ne sont pas contents, ils chassent le gouvernement à la prochaine élection. Il faut rétablir la logique du pouvoir. Le pouvoir judiciaire est une chose, le pouvoir politique en est une autre.
Nous allons vers quelque chose de grave dans ce pays : un développement simultané de pulsions autoritaires très fortes d’un côté et, de l’autre, de pulsions anarchistes d’une force équivalentes pour y répondre. La maladie frappe très inégalement sur le plan social, ce qui crée un fort ressentiment. Nous allons vers une société déboussolée et très vindicative. Les mois à venir seront très durs pour la démocratie.